22 mai 1848, le jour où les esclaves de Martinique ont forcé l’Histoire

On croit souvent que l’esclavage a été aboli par décret. En Martinique, ce sont les esclaves eux-mêmes qui l’ont fait tomber. Le 22 mai 1848, après l’arrestation d’un tambourinaire nommé Romain, l’île bascule dans l’insurrection. Moins de 24 heures plus tard, la République se voit contrainte de proclamer une abolition immédiate. Voici l’histoire d’un soulèvement trop souvent effacé des récits officiels.

L’étincelle sous la canne : un tambour, un homme, un peuple

22 mai 1848, le jour où les esclaves de Martinique ont forcé l’Histoire

Saint-Pierre, 22 mai 1848.
Romain, un esclave de l’habitation Duchamp, est arrêté pour avoir joué du tambour. Un geste qui, à première vue, pourrait sembler anodin. Mais dans les colonies esclavagistes, le tambour n’est jamais neutre. C’est un instrument interdit, redouté, lourd de mémoire. Ce n’est pas seulement un son, c’est un signal. Le rythme parle. Il organise, il prévient, il réveille.

Dans le code colonial, battre le tambour, c’est frôler le crime d’insurrection. Et ce jour-là, ce battement va devenir une onde.

Car nous sommes dans une Martinique suspendue, dans un entre-deux plein de rumeurs et de tension. Depuis le 27 avril1, on murmure que Paris a aboli l’esclavage. Mais aucun décret n’est encore parvenu. Rien n’est appliqué. Et les esclaves, qui connaissent l’histoire et ses trahisons, se souviennent : déjà, en 1794, la liberté leur avait été promise. Et déjà, elle leur avait été reprise.

L’arrestation de Romain est vécue comme une provocation, une humiliation de trop. Mais surtout : un avertissement. Si l’on peut encore emprisonner un esclave pour avoir fait parler le tambour, alors la liberté n’est qu’un leurre.

Dans les heures qui suivent, ses compagnons s’agitent. Les rumeurs circulent plus vite que les messagers officiels : « On l’a enfermé », « c’est une injustice », « ils veulent reprendre ce qu’ils avaient promis ». Le silence n’est plus tenable.

Et Saint-Pierre s’embrase.

Ce ne sont pas des cris vains. Ce sont des cris de fin. Fin du silence. Fin de la peur. Fin de l’attente.

Les ateliers se révoltent. Des colonnes de Noirs quittent les plantations. Les cases fument. Les grands domaines sont pris pour cibles. Certains blancs fuient, d’autres résistent. Les esclaves arrachent ce qui leur a toujours été refusé : la parole, la dignité, la justice immédiate.

Le soulèvement se propage comme une traînée de poudre. Le tambour de Romain est devenu tocsin. Il n’annonce plus un simple rassemblement clandestin. Il appelle à l’histoire. Il dit :

« Nous ne voulons plus attendre d’être libres. Nous le sommes déjà. »

Ce que Romain déclenche, ce n’est pas un simple épisode de colère. C’est un renversement de souveraineté. La République n’a pas encore libéré les esclaves. Ce sont les esclaves qui libèrent la République de sa propre hypocrisie.

Pory-Papy et la libération de Romain

Dans les heures qui suivent l’arrestation de Romain, alors que la ville de Saint-Pierre vacille, un homme se dresse à contre-courant des automatismes coloniaux. Pierre-Marie Pory-Papy, juriste mulâtre, adjoint au maire, choisit la rupture. Là où d’autres tergiversent, temporisent, attendent l’aval de Paris ou la réaction du gouverneur, lui agit.

Il fait libérer Romain.

Ce geste, en apparence administratif, est en réalité un acte politique d’une portée considérable. En prenant cette décision contre la volonté du maire en poste, Pory-Papy ne se contente pas de calmer une foule : il reconnaît la légitimité d’un acte de rébellion. Il accepte que le tambour n’est pas un crime. Il dit, en filigrane : ce soulèvement a ses raisons, ses droits, sa dignité.

Il faut mesurer la portée de ce geste dans une société esclavagiste où le simple fait de parler, de contester, ou de se rassembler, est passible de mort. En faisant libérer Romain, Pory-Papy ne protège pas seulement un homme, il déclenche une chaîne de reconnaissance politique. Ce n’est pas le décret de Schœlcher que les esclaves voient appliqué ce jour-là ; c’est un acte de courage local, dans les rues, à hauteur d’homme.

Car l’histoire des abolitions ne se fait jamais d’en haut. Elle se joue dans les interstices, dans le regard d’un fonctionnaire qui refuse de devenir le bras d’une injustice. Pory-Papy, en cela, incarne une figure rare dans l’histoire coloniale : celle de l’homme de l’intérieur qui choisit le peuple, non l’ordre.

Cette libération devient le point de bascule du soulèvement. Elle ôte à l’administration locale sa façade de légitimité. Elle affirme que, désormais, l’autorité coloniale est nue. Et que le droit, s’il veut survivre, devra désormais courir après l’élan de la rue.

Dans l’histoire de la Martinique, Pory-Papy est souvent relégué à une note de bas de page. Mais son geste rappelle une vérité fondamentale : ce sont parfois les décisions locales, face au feu, qui font trembler les colonnes du pouvoir.

Le 23 mai : quand l’ordre républicain cède à l’insurrection noire

22 mai 1848, le jour où les esclaves de Martinique ont forcé l’Histoire

Saint-Pierre, matin du 23 mai 1848.
La ville n’appartient plus aux autorités. Elle appartient à ceux qui, hier encore, n’avaient pas de nom dans les registres civils. Les esclaves, aujourd’hui insurgés, tiennent les rues, les quartiers, les ateliers. Armés de machettes, de bâtons, de torches, ils ne réclament plus la liberté. Ils l’imposent.

Les habitations coloniales sont prises d’assaut. Certaines sont incendiées, d’autres pillées. Des affrontements violents éclatent entre esclaves révoltés et milices blanches. Le sang coule, mais il n’efface plus les chaînes : il les remplace. Saint-Pierre devient l’épicentre d’une subversion totale. La peur change de camp.

Face à ce soulèvement généralisé, l’ordre institutionnel vacille. Le conseil municipal, composé en majorité de notables blancs, convoque une session exceptionnelle en urgence. Le dilemme est simple : accepter l’abolition, ou risquer l’effondrement total du pouvoir colonial. Il ne s’agit plus de légiférer dans l’abstraction, mais de survivre.

Dans l’après-midi, la motion d’abolition immédiate de l’esclavage est votée. Le gouverneur Rostolan, en poste depuis à peine quelques semaines, n’a plus le choix : il ratifie la décision.

L’histoire retiendra parfois que l’esclavage fut aboli le 27 avril 1848, par décret républicain.
Mais la vérité martiniquaise dit autre chose :

  • Ce n’est pas un papier venu de Paris qui a brisé les chaînes.
  • C’est le feu, le tambour, et les cris de ceux qui n’attendaient plus qu’on daigne les libérer.

Le droit n’a pas précédé la révolte : il l’a suivie.
Ce 23 mai est un renversement complet du paradigme colonial. L’émancipation est conquise, non octroyée. Et cette inversion du récit est essentielle : elle rétablit les esclaves en sujets politiques, et non en objets d’un décret lointain.

La République, prise de vitesse, n’a plus qu’à ratifier ce que les insurgés ont arraché.

Une abolition par le bas, une leçon pour aujourd’hui

Le 22 mai 1848 n’est pas une simple date dans le calendrier martiniquais.
C’est un acte. Une fracture. Un soulèvement contre l’attente, contre le silence, contre le mensonge législatif. C’est l’instant où une population enchaînée a cessé de demander et a commencé à décider.

Car l’Histoire n’a pas toujours lieu dans les salons dorés ou les bibliothèques des juristes.

Elle se forge dans les champs brûlants, les ateliers étroits, les cases effondrées. Elle se déclenche parfois pour une arrestation, un tambour, un refus. Elle est faite de gestes minuscules devenus épopées.

Le 22 mai, les esclaves martiniquais n’ont pas attendu d’être libérés : ils ont libéré leur propre réalité. Le droit leur avait promis une chose, puis l’avait trahie.
Alors ils ont pris la loi de vitesse. Ils ont retourné la violence de l’institution contre elle-même. Et ils ont forcé l’Histoire à écrire leur nom.

Commémorer le 22 mai, ce n’est donc pas seulement raviver une mémoire. C’est refuser la version officielle où la République viendrait magnanimement « offrir » la liberté.
C’est rappeler que la justice ne descend pas toujours d’en haut. Parfois, elle jaillit d’en bas, de ceux qu’on pensait muselés, cassés, résignés.

C’est là que réside la leçon d’aujourd’hui. Dans un monde où les droits reculent souvent plus vite qu’ils n’avancent, le 22 mai rappelle une vérité subversive :

  • ce n’est pas l’autorité qui fait la légitimité,
  • c’est l’insoumission qui fonde les droits les plus essentiels.

Et tant que cette mémoire restera vive, les chaînes ne seront jamais tout à fait refermées.

Sources

Notes de bas de page

  1. Décret d’abolition du 27 avril 1848 : texte voté à Paris, signé par Victor Schœlcher, déclarant la fin officielle de l’esclavage dans les colonies françaises, avec un délai de mise en œuvre allant jusqu’à deux mois. ↩︎
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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