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La révolte de Stono, première fissure dans l’Amérique esclavagiste

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Le 9 septembre 1739, aux abords de la rivière Stono en Caroline du Sud, une soixantaine d’esclaves africains se soulevèrent contre leurs maîtres. Menés par Jemmy, dit « Cato », ils marchèrent vers la Floride espagnole, drapeaux levés et tambours battants, criant « Liberté ! ». Bien que réprimée dans le sang, cette insurrection fut l’un des premiers cris collectifs de liberté en Amérique du Nord, longtemps effacé des manuels mais toujours vivant dans la mémoire des descendants.

Le feu sous la cendre

En 1739, la Caroline du Sud se dresse comme l’une des colonies les plus riches d’Amérique du Nord. Ses champs de riz et d’indigo font la fortune des planteurs, mais cette prospérité repose sur une vérité brutale : l’asservissement massif des Africains. Depuis plusieurs décennies, des navires déversent sur ses côtes des captifs arrachés au golfe de Guinée, si bien que les esclaves forment désormais la majorité démographique. Une majorité silencieuse, mais bouillonnante, face à une minorité blanche crispée sur ses privilèges et obsédée par la peur d’un soulèvement.

Ce que craignaient les colons finit par advenir. Un matin de septembre 1739, aux abords de la rivière Stono, la braise jusque-là contenue s’embrasa. Des hommes enchaînés, des femmes réduites à l’état de biens meubles, décidèrent d’élever leur voix contre l’ordre établi. Leur cri fut simple, mais universel : Liberté.

Les racines africaines de la rébellion

Les insurgés du Stono n’étaient pas n’importe quels esclaves. Derrière les chaînes et les fers se cachaient des trajectoires complexes, venues de l’autre côté de l’Atlantique. La plupart d’entre eux provenaient du royaume du Kongo, un État africain anciennement christianisé, où le catholicisme et la langue portugaise avaient pénétré dès le XVe siècle. Cet héritage spirituel n’était pas anodin : il constituait un ciment culturel qui, au milieu de la plantation sud-carolinienne, soudait les captifs entre eux et leur offrait un langage commun, aussi bien religieux que politique.

Beaucoup de ces hommes n’étaient pas de simples paysans réduits au servage. Le Kongo du XVIIIᵉ siècle, ravagé par les guerres civiles et les luttes de succession, avait jeté sur le marché atlantique des combattants aguerris, des hommes habitués à la discipline militaire. Déportés vers les Amériques, ces guerriers devinrent des esclaves, mais ils n’oublièrent ni l’art de la guerre ni le sens de la résistance. C’est ce bagage africain, forgé dans le feu des conflits, qui allait transformer une poignée de captifs en stratèges capables d’ébranler la Caroline du Sud.

Les causes immédiates

Si le soulèvement éclata en septembre 1739, ce n’est pas un hasard mais la rencontre d’un faisceau de circonstances. À Charleston, une épidémie de malaria venait de décimer une partie de la population blanche. Fragilisés, les maîtres redoublaient d’inquiétude mais relâchaient aussi, involontairement, leur vigilance.

Le choix de la date n’était pas non plus innocent. La révolte éclata au lendemain de la fête de la Nativité de Marie, moment de ferveur religieuse pour les esclaves kongolais, dont la foi catholique, héritée d’Afrique, nourrissait une solidarité invisible. Cette coïncidence donna à l’entreprise une résonance sacrée : se soulever, c’était aussi accomplir une forme de mission spirituelle.

Mais le moteur principal restait l’horizon de la liberté. Depuis plusieurs années, l’Espagne, installée en Floride, promettait terres et protection aux fugitifs qui rejoindraient Saint-Augustin, à condition de se rallier à la couronne et de servir dans la milice locale. Pour des esclaves écrasés sous le joug des planteurs britanniques, l’appel sonnait comme une délivrance possible.

Enfin, la législation coloniale offrit une fenêtre d’opportunité. Le Security Act, adopté quelques semaines plus tôt, imposait à chaque Blanc de porter des armes, y compris le dimanche à l’église. Or, au moment de l’insurrection, la loi n’était pas encore appliquée. Les rebelles savaient qu’ils frappaient un jour où leurs maîtres, désarmés et distraits par la messe, étaient plus vulnérables que jamais.

Le soulèvement : chronique d’un incendie

Le dimanche 9 septembre 1739, avant même que les cloches des églises ne sonnent, une poignée d’hommes se retrouva près de la rivière Stono, à une vingtaine de kilomètres de Charleston. Leur chef s’appelait Jemmy ; certains l’appelaient « Cato ». Esclave lettré, probablement formé aux armes en Afrique, il n’était pas un meneur improvisé. Autour de lui, vingt à vingt-deux compagnons, tous résolus à briser leurs chaînes.

Le premier coup fut porté à Hutchinson’s Store, une boutique isolée. Deux colons furent abattus, les armes saisies, la poudre réquisitionnée. Pour les insurgés, il n’y avait plus de retour en arrière : le sang avait été versé.

Alors commença la marche. Drapeaux brandis, tambours battants, la colonne avançait vers le sud, en direction de la Floride espagnole. À chaque pas, leur cri résonnait comme un défi : « Liberty ! ». Le cortège grossissait : esclaves rejoints volontairement ou contraints, plantations incendiées dans leur sillage. Vingt à vingt-cinq colons furent tués, parfois sans pitié, parfois épargnés. L’incendie prenait, dans tous les sens du terme.

Mais la colonie ne tarda pas à réagir. Par hasard, le lieutenant-gouverneur William Bull croisa la troupe en chemin. Il sonna l’alerte et mobilisa les planteurs voisins. Une milice improvisée, mais déterminée, se lança à la poursuite des insurgés. La confrontation éclata au bord de la rivière Edisto. Armés et mieux organisés, les colons opposèrent une résistance farouche. La rébellion, malgré son souffle, se heurta là à la puissance de l’ordre colonial.

Répression et représailles

La bataille de l’Edisto fut brève mais sanglante. Les rebelles combattirent avec une rage farouche, tuant proportionnellement plus de colons qu’aucune autre révolte ultérieure. Mais l’infériorité numérique et matérielle eut raison d’eux. Près de la moitié des insurgés tombèrent sur place, tandis que les survivants tentaient de fuir dans les marais environnants.

La victoire des colons ne s’arrêta pas au champ de bataille. Elle se poursuivit dans une mise en scène calculée de la terreur. Les têtes tranchées des captifs furent plantées sur des piques, le long des routes menant à Charleston, comme autant d’avertissements. Quiconque songeait à relever la tête devait voir ce spectacle macabre : la liberté se payait du prix du supplice.

Les survivants n’eurent guère plus de chance. Beaucoup furent traqués, capturés, puis exécutés sommairement. D’autres, considérés comme moins dangereux, furent expédiés vers les Antilles, condamnés à disparaître dans l’anonymat du commerce esclavagiste. Au terme de cette répression impitoyable, la Caroline du Sud croyait avoir restauré l’ordre. En réalité, elle venait d’inscrire dans la mémoire des esclaves un récit de courage et de résistance que même la potence ne pouvait effacer.

Héritages et cicatrices

La révolte de Stono, première fissure dans l’Amérique esclavagiste
Emplacement de Stono Rebellion sur l’autoroute 17

La révolte de Stono, brutalement écrasée, laissa des traces profondes. La réponse législative fut immédiate : en 1740, l’Assemblée de Caroline du Sud adopta le Negro Act, un texte qui resserra l’étau autour de la population noire. Désormais, les esclaves n’avaient plus le droit de se réunir, d’apprendre à lire, de cultiver leurs propres vivres ou encore de gagner de l’argent par un travail indépendant. L’objectif était clair : étouffer à la racine toute velléité d’organisation ou de contestation.

Sur le plan social, les colons firent le choix du repli et de la suspicion. Les Africains nouvellement importés, souvent perçus comme plus « indomptables », furent jugés responsables des insurrections. Les planteurs s’orientèrent donc vers une politique visant à développer une population servile née sur place, supposée plus docile. Ce calcul marqua un tournant dans l’évolution du système esclavagiste en Amérique.

Mais au-delà des lois et des chiffres, Stono laissa une empreinte symbolique. Longtemps, les autorités et les manuels scolaires réduisirent au silence cet épisode, craignant que sa mémoire n’alimente de nouvelles révoltes. Pourtant, le 9 septembre 1739 reste l’un des tout premiers cris collectifs de liberté lancés sur le sol nord-américain. Bien avant les grandes révoltes du XIXᵉ siècle, les esclaves de Stono avaient affirmé, par les armes, qu’ils n’étaient pas de simples objets de commerce, mais des hommes capables de se lever ensemble.

Ainsi, si la répression avait pour but d’effacer toute trace de résistance, elle n’empêcha pas l’histoire de retenir le geste. Dans le silence imposé par les bourreaux, les tambours de Stono continuaient de battre, rappelant que l’Amérique ne s’est pas construite uniquement sur la liberté des colons, mais aussi sur les insurrections des opprimés.

La flamme sous la terreur

Le soulèvement de Stono, bien qu’écrasé dans le sang, fut bien plus qu’un épisode de violence coloniale. Il constitua une première fissure dans l’édifice esclavagiste, une preuve que la domination, si brutale soit-elle, ne pouvait jamais anéantir totalement l’aspiration à la liberté.

Les récits divergent selon le regard porté sur l’événement. Pour les colons du XVIIIᵉ siècle, Stono ne fut qu’un crime à réprimer avec la plus grande sévérité, une menace à l’ordre social qu’il fallait éradiquer. Mais pour les descendants africains et, plus largement, pour la mémoire afro-américaine, cette révolte résonne comme une proclamation d’humanité, un acte de dignité dans un monde qui refusait de les reconnaître comme hommes et femmes à part entière.

Au bout du compte, les tambours de Stono n’ont jamais cessé de battre. Ils rappellent que l’histoire des Amériques ne s’est pas écrite seulement dans la liberté proclamée par les colons, mais aussi dans les révoltes des opprimés. Les tambours de Stono résonnent encore, rappelant que l’histoire des Amériques s’est écrite autant en chaînes qu’en révoltes.

Notes et références

Musique: Empire contre-attaque avec Where We Come From, Vol.02

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« C’est…qui a fait le son ! », balance au début d’un couplet/son une voix-off comme si c’est maintenant le film allait commencer. Ainsi souvent relégués aux seconds plans, dans la musique, les beatmakers vivent souvent dans l’ombre d’artistes pour lesquels ils ont pourtant fait des miracles. Eux les hommes au doigté recherché. Bebi Philip likes this.

Mais ça c’était avant. Aujourd’hui, Empire contre-attaque avec des productions mises à disposition, en ligne, pour des artistes qui pourront les télécharger et ensuite poser dessus. Faites vos sons, rien ne va plus avec avec le projet Where We Come From, Vol. 02.

MUSIQUE : IL ÉTAIT UNE FOIS EMPIRE DISTRIBUTION

MUSIQUE : EMPIRE CONTRE-ATTAQUE AVEC WHERE COME FROM, VOL.02

Empire pour les uns, Empire Distribution pour les autres, le label fondé au début des années 2010 par l’américano-palestinien Ghazi Shami ; dont la carrière a été bâtie dans le milieu depuis des années maintenant sur sa capacité à (bien) connaître les genres musicaux divers et variés. Et dans ce label, celui qui prédomine le plus : c’est le hip-hop ; à chiper à choper. Baba Cool ah oui yeah ! Repose en paix !

Parmi les artistes distribués, figurent ainsi pêle-mêle, selon nos informations : feu Aaliyah, 50 Cent, mais aussi Lil Baby, Shaggy ou encore Fireboy. L’homme qui a mis le Peru sur la carte du monde.

Si la plupart du temps, maisons de distribution, agence de communication et/ou autres RP déploient un trésor de communication pour mettre en lumière les artistes phare. Changement d’ambiance, cette fois-ci.

EMPIRE PRESENTS : WHERE COME FROM, VOL.01

MUSIQUE : EMPIRE CONTRE-ATTAQUE AVEC WHERE COME FROM, VOL.02

Interrogé via WhatsApp, le réseau social préféré des tontons et tatas qui n’ont malheureusement pas attendu l’IA pour croire tout et n’importe quoi, le Territory Manager Francophone Cherif Hamza Salah explique : « On avait fait le volume, ça c’est le volume 2. […] Ça aura cette récurrence-là. »

C’est en 2022 qu’à la suite d’un intense week-end d’écriture, qui s’est tenu dans les quartiers généraux du label, situés à San Francisco, le premier volet naît : Empire Presents: Where We Come From, Vol.01.

De l’afrobeats, everyhting, à l’amapiano, diano, en passant par la drill, l’album est un savoureux mélange de genres multiples, une rencontre d’artistes qui connaissent leur travail sur le bout des platines. Et il a notamment été porté par le lead single : Cough (Odo) de Kizz Daniel.

DIS C’EST QUOI LE PROJET : WHERE WE COME FROM, VOL.02?

MUSIQUE : EMPIRE CONTRE-ATTAQUE AVEC WHERE COME FROM, VOL.02

« Les artistes auront la possibilité de télécharger les prods et puis de poser dessus. », poursuit Cherif Salah. Elle est là la particularité de Where We Come From, Vol.02 : permettre à des beatmakers de voir et surtout le fruit de leur travail valorisé par mille et un artistes.

Parmi eux, les beatmakers, figurent notamment : les Nigérians Blaise Beatz, Kukbeatz mais également Dunnie ou encore Nipkheys. Mais aussi le Sud-africain Kooldrink, etc.

PETIT CONCOURS, GRAND DESTIN

Rendez-vous sur : http://www.wherewecomefrom.africa/. Où un détour d’un couplet, écrit à l’encre et la sueur de ceux qui sont sur le front, matin/midi/soir, portés par la soif du succès, on entendra : « C’est…qui a fait le son ! ». En anglais dans le texte.

COMMENT Y PARTICPER ?

Afin d’y prendre part, vous devez procéder ainsi :

  • Inscription en ligne,
  • Session d’écoute de l’album,
  • Télécharger le beat que vous aurez kiffé,
  • Ensuite, mettre en ligne une vidéo (1 minute) via votre compte Instagram et/ou TikTok.
  • Enfin identifiez, sur Instagram, successivement : le producteur, @wherecomefrom, empire.africa et empire.publishing.

6 pays qui ont bâti leur richesse sur le dos des Africains

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Du Portugal aux États-Unis, six nations ont bâti empires, ports et industries sur l’asservissement des Africains. Aujourd’hui, monuments et banques en portent encore l’empreinte, rappelant la dette impayée de l’Histoire.

L’or noir de l’histoire

L’histoire mondiale n’est pas seulement faite de conquêtes militaires ou de découvertes scientifiques. Elle s’écrit aussi avec le sang et la sueur de millions d’êtres humains réduits en esclavage. Entre le XVIe et le XIXe siècle, l’Atlantique devint le théâtre d’un commerce inhumain, qui transforma l’Afrique en réservoir de main-d’œuvre contrainte, et l’Europe ainsi que le Nouveau Monde en puissances enrichies.

L’esclavage transatlantique ne fut pas un épisode marginal : il constitua l’un des socles économiques sur lesquels se sont édifiés les plus grands empires modernes. Les ports européens s’emplirent d’or, de sucre, de café et de coton, tandis que les champs des Amériques résonnaient des chants de douleur d’hommes et de femmes arrachés à leur terre natale. De cette exploitation naquirent des banques, des industries et des fortunes qui allaient peser durablement sur la hiérarchie mondiale.

Car derrière chaque façade de pierre à Nantes, Liverpool, La Havane ou Charleston, se cache la trace invisible du travail forcé. Derrière chaque université prestigieuse ou institution financière née au XVIIIe siècle, se devine l’ombre des plantations. L’or noir, ce n’était pas seulement le sucre ou le coton : c’était le corps des Africains eux-mêmes, transformés en marchandise, comptés en cargaisons, échangés contre du capital.

Dans cet article, nous proposons un tour d’horizon de six nations qui se sont enrichies de façon spectaculaire grâce à la traite et à l’esclavage : le Portugal, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et les États-Unis. Six puissances qui, chacune à sa manière, ont bâti leur prospérité et parfois leur suprématie mondiale sur l’asservissement des Noirs.

Le Portugal : pionnier et architecte de la traite

6 pays qui ont bâti leur richesse sur le dos des Africains

C’est au Portugal que s’ouvre le grand chapitre de la traite négrière transatlantique. Dès le XVe siècle, tandis que l’Europe occidentale émerge de son Moyen Âge, Lisbonne regarde vers la mer. Les caravelles portugaises, menées par les explorateurs mandatés par Henri le Navigateur, longent les côtes d’Afrique de l’Ouest. À l’origine, il s’agit de commerce d’or, d’ivoire et d’épices. Mais très vite, une autre marchandise, infiniment plus lucrative, prend le dessus : l’être humain.

Les archipels de São Tomé, du Cap-Vert et de Madère deviennent les premiers laboratoires d’un système qui sera bientôt appliqué à grande échelle dans les Amériques : des îles transformées en plantations, des esclaves africains arrachés à leur continent pour produire du sucre à destination de l’Europe. Ce modèle, éprouvé sur les rives atlantiques africaines, préfigure la mécanique implacable de l’économie coloniale.

Au XVIe siècle, l’expansion portugaise atteint son apogée avec le Brésil, joyau de l’empire lusitanien. Là, les forêts sont défrichées, les cannes à sucre s’élèvent, et bientôt le café s’ajoute comme nouvel or brun. Pour répondre à la demande croissante des marchés européens, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont déportés depuis l’Angola et le golfe de Guinée. Le Portugal invente ainsi la « ligne directe » entre l’Afrique et l’Amérique du Sud, une saignée humaine qui allait durer plus de trois siècles.

Les conséquences sont immédiates : Lisbonne devient l’une des capitales marchandes les plus prospères du monde moderne. Ses quais bruissent du va-et-vient incessant des navires chargés de sucre, de tabac, de bois précieux. Les fortunes s’accumulent dans les maisons de commerce, tandis que le royaume portugais, pourtant modeste en taille et en population, se hisse au rang de puissance globale.

Ce rôle de pionnier dans la traite transatlantique n’a pas seulement enrichi le Portugal : il a posé les bases d’un système mondial où l’Afrique fut vidée de ses forces vives, le Brésil transformé en atelier du sucre, et l’Europe, Lisbonne en tête, bâtie sur l’exploitation brutale des corps africains.

L’Espagne : empire colonial et or du Nouveau Monde

6 pays qui ont bâti leur richesse sur le dos des Africains

Lorsque Christophe Colomb atteint les Antilles en 1492, l’Espagne ouvre un empire immense, couvrant bientôt l’Amérique centrale, les Andes et les Caraïbes. Mais très tôt, la Couronne de Castille se heurte à un paradoxe : la mise en esclavage des peuples amérindiens, massivement pratiquée dans les premiers temps, est progressivement condamnée par l’Église et par certaines lois royales. La législation de 1542 (les « Nouvelles Lois ») interdit en principe la servitude directe des Indiens. Ce vide légal pousse alors les colons espagnols à se tourner vers une autre main-d’œuvre : les Africains réduits en esclavage.

Ainsi naît le système des Asientos, contrats accordés par la Couronne à des compagnies ou à des nations alliées, leur donnant le monopole du commerce des esclaves vers les colonies espagnoles. Les Portugais, puis les Britanniques, obtiennent à plusieurs reprises ces concessions, transformant la traite vers les Amériques espagnoles en un marché transnational, source d’immenses profits.

Dans les îles de Cuba, Porto Rico et Saint-Domingue, le travail servile structure l’économie coloniale. Le sucre devient l’or blanc de l’empire, suivi par le tabac et le café. Les ports caribéens expédient ces produits vers Séville et Cadix, transformant ces villes andalouses en plaques tournantes de la richesse impériale.

Parallèlement, l’or et l’argent extraits des mines du Mexique et du Pérou circulent dans les mêmes réseaux. Mais derrière les lingots qui emplissent les coffres de Madrid, derrière la splendeur de l’Escurial et la puissance militaire de l’Espagne impériale, il y a le travail brisé des esclaves africains, forcés de soutenir l’édifice colonial.

L’Espagne, en intégrant l’esclavage africain à son économie impériale, fit de ses possessions caribéennes des laboratoires de profit. Si la puissance ibérique déclina à partir du XVIIe siècle, ce n’est pas avant d’avoir construit une prospérité dont les bases reposaient sur l’exploitation systématique des Noirs réduits en servitude.

La France : Saint-Domingue, perle des Antilles

6 pays qui ont bâti leur richesse sur le dos des Africains

Au XVIIe siècle, la monarchie française s’impose tardivement dans la compétition coloniale, mais avec une redoutable efficacité. Les Antilles, conquises face aux Espagnols et aux Anglais, deviennent l’axe vital de sa puissance maritime et commerciale. Parmi elles, une île domine toutes les autres : Saint-Domingue, future Haïti.

À la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue est surnommée la « perle des Antilles ». Elle est alors la colonie la plus riche du monde, produisant à elle seule plus de la moitié du sucre et du café consommés en Europe. Dans les plaines du Nord, les plantations s’étendent à perte de vue, dévorant les corps et les vies de centaines de milliers d’esclaves africains. Le coton, le cacao et l’indigo viennent compléter ce triptyque colonial, alimentant les marchés mondiaux.

Ce système repose sur le commerce triangulaire. Depuis Nantes, Bordeaux, La Rochelle, des navires quittent la métropole chargés de pacotilles, d’armes et de textiles. Ils accostent sur les côtes africaines pour troquer ces marchandises contre des captifs. De là, direction Saint-Domingue : les esclaves sont vendus aux planteurs, et les cales se remplissent de sucre, de café et de rhum pour le voyage retour vers la France.

Les retombées économiques sont considérables. Les fortunes accumulées dans les ports atlantiques irriguent toute la société française. La bourgeoisie marchande investit dans les manufactures, finance des armées, dote des infrastructures portuaires et urbaines. Nantes et Bordeaux s’ornent de majestueux hôtels particuliers dont les pierres blanches racontent encore, silencieusement, l’origine sanglante de leur richesse.

L’impact est aussi intellectuel et culturel. Les Lumières, qui proclament l’universel et la liberté, s’épanouissent paradoxalement dans un pays dont la prospérité repose sur l’asservissement de plus d’un demi-million de Noirs dans les plantations caribéennes. Les profits de Saint-Domingue, en finançant une partie de l’essor économique français, préparent en coulisses les conditions matérielles de la Révolution industrielle du XIXe siècle.

En somme, la France du XVIIIe siècle, fière de sa grandeur et de son rayonnement, doit beaucoup à l’ombre de Saint-Domingue, où la sueur et le sang des esclaves africains faisaient briller les ors de Versailles et prospérer les quais de l’Atlantique.

La Grande-Bretagne : maîtresse des mers et de l’industrie

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Si le Portugal et l’Espagne furent les pionniers, c’est l’Angleterre qui fit de la traite négrière une véritable machine impériale. Dès le XVIIe siècle, la Royal African Company, fondée en 1672 sous l’impulsion de la monarchie, organise méthodiquement le commerce des captifs africains. Avec ses navires armés, ses comptoirs fortifiés sur les côtes du golfe de Guinée et sa logistique d’une redoutable efficacité, elle incarne l’industrialisation du commerce humain.

Le cœur battant de l’empire britannique se trouve dans les “sugar islands” des Caraïbes, notamment la Jamaïque et la Barbade. Ces îles deviennent de véritables usines à sucre, où des centaines de milliers d’Africains réduits en esclavage travaillent jusqu’à l’épuisement et la mort. Le sucre, plus précieux que l’or pour les marchés européens, alimente non seulement les tables mais aussi l’économie britannique tout entière.

L’impact de ce système dépasse largement les plantations. L’accumulation de capital issue de l’esclavage irrigue la Révolution industrielle. Le coton des Antilles et du Sud des États-Unis, travaillé dans les filatures de Manchester, fait naître l’industrie textile moderne. Les profits du commerce triangulaire financent la sidérurgie, la construction navale et le développement du transport ferroviaire. En d’autres termes, les fondations de la puissance industrielle britannique reposent sur l’exploitation servile des Africains.

Les villes portuaires témoignent encore de cette prospérité. Liverpool, Bristol et Londres s’enrichissent démesurément. Les docks de Liverpool deviennent le premier centre de la traite mondiale : au XVIIIe siècle, plus de la moitié des navires négriers européens partent de ses quais. Bristol se couvre de monuments, d’églises et de maisons patriciennes financées par le commerce triangulaire. Londres, capitale financière, voit croître les banques et les compagnies d’assurance, dont beaucoup prospèrent grâce à l’argent de l’esclavage.

Enfin, l’impériale suprématie maritime britannique s’adosse à ce système. La traite assure aux Anglais une flotte puissante, financée par les profits du commerce colonial. Les guerres navales contre la France et l’Espagne, qui marquent le XVIIIe siècle, sont soutenues par ces richesses. La domination des mers, clef de l’hégémonie mondiale britannique, trouve ainsi ses racines dans le sang et la sueur des esclaves africains.

Les Pays-Bas : la Compagnie et le commerce total

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Au XVIIe siècle, les Provinces-Unies se hissent au rang de puissance mondiale. Leur secret ? Une organisation marchande sans équivalent, portée par deux compagnies à la fois commerciales et militaires : la VOC (Compagnie des Indes orientales) et la WIC (Compagnie des Indes occidentales). Véritables multinationales avant l’heure, elles disposent du droit de lever des armées, de signer des traités, d’administrer des territoires et surtout d’exploiter le commerce triangulaire à une échelle systématique.

Leur empire colonial dans les Amériques et les Caraïbes illustre ce modèle. Le Suriname, Curaçao et la Guyane néerlandaise deviennent les piliers d’un système où le sucre et le café s’érigent en richesses mondiales. Dans ces territoires, les plantations reposent sur l’asservissement massif d’esclaves africains, acheminés depuis la côte ouest-africaine par les navires néerlandais.

Les Hollandais excellent dans le rôle logistique. Leurs navires, rapides et fiables, sillonnent l’Atlantique, transportant non seulement des captifs mais aussi les marchandises issues de la traite. Ils deviennent aussi des financiers de premier plan, offrant prêts et assurances à d’autres nations engagées dans le commerce des esclaves. Les Pays-Bas, bien que modestes en superficie, tirent parti de leur position stratégique pour contrôler routes et marchés.

Le résultat se lit à Amsterdam, alors surnommée la « nouvelle Venise du Nord ». La ville devient le centre bancaire mondial : ses bourses, ses institutions de crédit et ses compagnies d’assurance s’appuient directement sur les profits générés par le sucre et le travail servile. Les canaux d’Amsterdam, bordés de maisons patriciennes élégantes, sont les témoins silencieux d’une prospérité bâtie sur la souffrance africaine.

Ainsi, les Pays-Bas, grâce à la rationalisation de la traite et à la puissance de leurs compagnies, incarnèrent l’esclavage comme système global, reliant finance, commerce et empire colonial dans une mécanique redoutable qui fit de ce petit pays une grande puissance du XVIIe et XVIIIe siècle.

Les États-Unis : de la dépendance coloniale à l’empire industriel

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Nés d’un double héritage européen et colonial, les États-Unis furent d’emblée traversés par une contradiction fondamentale : proclamer la liberté comme idéal, tout en érigeant l’esclavage en socle économique. Dans les colonies du Sud, dès le XVIIe siècle, le tabac, le coton et le riz ne prospèrent que par l’exploitation totale d’une main-d’œuvre servile venue d’Afrique.

Au XIXe siècle, l’expression Cotton is King s’impose comme un constat implacable : le coton sudiste devient la matière première indispensable à l’industrie textile mondiale, notamment en Grande-Bretagne et en France. À lui seul, il représente plus de la moitié des exportations américaines avant la guerre de Sécession. Sans les champs de coton, il n’y aurait pas eu de Manchester industrielle, ni de filatures européennes prospères.

Mais l’esclavage ne nourrit pas seulement les plantations. Il structure aussi les institutions financières. Wall Street, cœur battant du capitalisme américain, voit ses premiers échanges fondés en partie sur des titres adossés à la propriété d’esclaves et sur les dettes contractées par les planteurs. De grandes banques new-yorkaises, encore existantes aujourd’hui, bâtissent leur fortune en finançant ce système.

L’argent de l’esclavage irrigue l’ensemble du pays. Des routes, des universités, des compagnies d’assurance et des industries naissantes se financent directement ou indirectement par le travail des esclaves. Le Nord industriel, souvent présenté comme opposé au Sud esclavagiste, profite lui aussi de cette manne : ses usines transforment le coton brut en produits finis, tandis que ses ports exportent les récoltes.

La contradiction reste béante : comment une nation qui se définit comme « terre de liberté » a-t-elle pu asservir plusieurs millions d’hommes et de femmes sur son sol ? C’est ce paradoxe fondateur qui explose lors de la guerre de Sécession (1861-1865), conflit où l’esclavage n’était pas seulement une question morale, mais surtout une lutte pour le contrôle économique et politique d’un empire en devenir.

Ainsi, l’essor des États-Unis, de la colonie dépendante au XIXe siècle à la puissance industrielle et financière du XXe, ne peut se comprendre sans mesurer le poids central de l’esclavage africain dans la construction de leur richesse nationale.

Un système mondialisé

Au-delà des particularismes nationaux, un même mécanisme relie le Portugal, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et les États-Unis : chacun a bâti une part essentielle de sa prospérité sur le sang africain. Ports, banques, compagnies d’assurance, manufactures et universités se sont édifiés sur les profits tirés du commerce triangulaire et du travail servile. Derrière les façades marchandes de Bordeaux, les canaux d’Amsterdam, les docks de Liverpool ou les banques de New York, se devine la même matrice : l’esclavage comme fondement invisible d’une modernité économique triomphante.

Pour l’Afrique, le prix fut terrible. La traite provoqua des saignées démographiques estimées à plusieurs dizaines de millions de vies perdues, entre déportés, morts lors des razzias, des traversées ou des révoltes. Les royaumes africains furent déstabilisés : certains prospérèrent un temps en alimentant la traite, mais au prix d’une militarisation permanente, de guerres tribales attisées par la demande européenne et d’une dépendance économique qui s’avéra fatale à long terme. Les sociétés rurales, vidées de leur jeunesse, furent durablement affaiblies.

À l’échelle mondiale, la conséquence fut une réorganisation hiérarchique : l’Europe, puis les États-Unis, prirent une avance décisive en accumulant capitaux, industries et suprématie navale, tandis que l’Afrique entrait dans un cycle de fragilisation et de dépendance. Ce déséquilibre, né de la traite et de l’esclavage, se pro

longea avec la colonisation du XIXe siècle, qui fut en grande partie le prolongement d’une domination déjà établie.

Ainsi, l’esclavage transatlantique n’a pas seulement enrichi quelques négociants : il a façonné la carte économique et géopolitique du monde moderne, plaçant les nations esclavagistes au sommet et enfermant l’Afrique dans une spirale d’appauvrissement dont les effets se ressentent encore aujourd’hui.

Héritages et dettes impayées

Du Portugal à l’Espagne, de la France à la Grande-Bretagne, des Pays-Bas aux États-Unis, six nations ont transformé la traite et l’esclavage en instruments de puissance. Elles y ont puisé des fortunes colossales, des flottes redoutables, des industries pionnières et une avance décisive dans la course à la modernité. Leur richesse collective s’est construite sur le travail forcé et la déshumanisation de millions d’Africains.

Le bilan est sans appel : ports, banques, universités, musées, infrastructures nationales portent encore la marque invisible de cette manne sanglante. Les façades élégantes de Bordeaux, les maisons patriciennes d’Amsterdam, les docks de Liverpool ou encore les campus prestigieux de la côte Est américaine sont les témoins muets d’une prospérité bâtie sur l’asservissement.

La mémoire demeure incomplète. Les plaques commémoratives, les musées ou les travaux d’historiens peinent encore à imposer cette vérité au cœur des récits nationaux. Trop souvent, l’histoire officielle continue de célébrer les grandes révolutions, les découvertes scientifiques ou les victoires militaires, en omettant que ces triomphes furent financés par le labeur contraint des captifs africains.

D’où la question brûlante des réparations. Non pas seulement au sens matériel, mais au sens d’une justice mémorielle : reconnaissance pleine, enseignement de l’histoire, restitution symbolique et économique des dettes impayées. Car si les nations esclavagistes sont devenues richissimes grâce à l’Afrique, il est juste que leurs descendants assument aujourd’hui cette part d’héritage.

L’esclavage transatlantique fut une plaie ouverte. Ses cicatrices sont visibles dans les déséquilibres mondiaux, dans les inégalités persistantes et dans le ressentiment des mémoires. Reconnaître cette vérité, c’est non seulement rendre justice aux ancêtres, mais aussi offrir aux générations futures la possibilité d’un dialogue équitable.

Car l’histoire ne se répare pas par l’oubli, mais par la reconnaissance. Et tant que ces dettes resteront impayées, l’ombre de l’esclavage continuera de hanter les empires qu’il a jadis enrichis.

Notes et références

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

Dorothy Dandridge, première actrice afro-américaine nommée aux Oscars pour Carmen Jones, fut une pionnière d’Hollywood. Icône brisée, son héritage demeure immortel.

Dorothy Dandridge : la beauté noire face au miroir d’Hollywood

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

Il y a des femmes qui ne vivent pas seulement dans leur temps, mais qui le défient, l’ouvrent, le fissurent pour y inscrire une vérité nouvelle. Dorothy Dandridge fut de celles-là.
Dans l’Amérique des années 40 et 50, où les écrans d’Hollywood reflétaient surtout des visages blancs et des destins fabriqués pour rassurer, elle apparut comme une dissonance éclatante : une femme noire, belle, fragile et puissante à la fois, décidée à s’imposer là où on ne voulait pas d’elle.

Son sourire fut une arme, sa voix un chant, son corps un champ de bataille. On la voulait domestique docile, elle s’imposa en héroïne tragique. On la rêvait silence, elle fit résonner un Oscar. Mais derrière les projecteurs, il y avait aussi les dettes, les humiliations, les promesses brisées et une solitude qui finit par l’engloutir.

Dorothy Dandridge ne fut pas qu’une actrice ou une chanteuse. Elle fut un symbole : celui de la beauté noire face à un monde qui ne savait pas la regarder sans trembler.

Une enfance façonnée par la route et le blues de la Grande Dépression

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

Dorothy Jean Dandridge naît le 9 novembre 1922 à Cleveland, Ohio. Sa mère, Ruby, est comédienne, rêveuse obstinée d’un destin artistique ; son père, Cyril, s’efface rapidement, laissant les sœurs Dandridge entre les mains d’une enfance cabossée. Très tôt, Ruby entraîne Dorothy et sa sœur Vivian dans les tournées d’un numéro chantant et dansant baptisé The Wonder Children.

Les petites filles, encore enfants, arpentent les routes du Sud ségrégué, offertes aux regards, aux applaudissements mais aussi aux humiliations. Leurs rires d’enfants se mêlent aux claquements secs de la ceinture de Geneva Williams, la compagne abusive de leur mère, qui gère la troupe avec une discipline féroce. Ainsi, l’enfance de Dorothy n’a jamais été vraiment innocente : elle est née sous les projecteurs, exposée à la fois aux ovations et à la brutalité du monde.

Cette errance, dans l’Amérique des années 30 marquée par la Grande Dépression, forme la trame invisible de la future star. Dorothy apprend très tôt que la survie passe par la performance : chanter, danser, sourire, même quand le cœur se brise.

Une beauté qui dérange

À Hollywood, où Ruby déménage avec ses filles au début des années 30, Dorothy fait ses débuts dans de petits rôles. Elle apparaît dans Mississippi (1935)A Day at the Races (1937), ou encore Sun Valley Serenade (1941), souvent reléguée à des rôles décoratifs de chanteuse ou danseuse exotique. Elle brille brièvement dans les Soundies, ces courts-métrages musicaux diffusés dans les jukeboxes cinématographiques de l’époque.

Mais les portes d’Hollywood restent closes aux femmes noires : les grands rôles sont réservés aux actrices blanches. À l’écran, on veut de Dorothy l’image d’une femme de chambre, d’une femme fatale stylisée mais muette, jamais d’une héroïne. Elle refuse pourtant de se contenter de ces stéréotypes. Sa beauté magnétique attire, mais inquiète. Pour les studios, une femme noire ne pouvait pas être à la fois désirée et respectée.

Le triomphe de Carmen Jones

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood
Affiche de cinéma pour le film Carmen Jones (1954).

Le destin de Dorothy bascule en 1954. Otto Preminger, réalisateur d’origine autrichienne, l’auditionne pour le rôle-titre de Carmen Jones, adaptation du classique de Bizet transposé dans une base militaire afro-américaine. Au départ, il ne la voit que comme Cindy Lou, personnage doux et effacé. Mais Dorothy, maquillée et habillée pour incarner la sensualité incandescente de Carmen, renverse ses attentes.

Le film est un succès mondial. Dorothy y est magnétique, charnelle, souveraine. Pour la première fois, une actrice noire n’est pas un accessoire : elle est le cœur battant du récit, l’objet du désir, mais aussi la tragédie. Sa performance lui vaut une nomination aux Oscars de la meilleure actrice ; une première historique pour une femme afro-américaine.

Cette reconnaissance aurait dû être l’aube d’une carrière fulgurante. Elle aurait dû être la Déesse noire d’Hollywood, une star au même rang que Grace Kelly ou Ava Gardner. Mais l’industrie n’était pas prête. Après Carmen Jones, les grands rôles ne suivent pas. Les studios hésitent, craignent d’effrayer un public blanc encore prisonnier de ses préjugés.

Icône de désir, prisonnière de préjugés

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

Dorothy devient malgré elle une icône ambivalente. Sur les couvertures d’Ebony et de Life, elle incarne l’élégance, la sensualité, la féminité noire sublimée. Mais derrière les flashs, la réalité est plus sombre. Les producteurs veulent exploiter son corps sans lui donner de substance. Les propositions de rôles tombent : esclaves soumises, maîtresses tragiques, clichés exotiques. Dorothy refuse, consciente que céder serait trahir l’image qu’elle a forgée.

Dans les coulisses, sa vie sentimentale se mêle à sa carrière. Elle entretient une liaison avec Otto Preminger, qui lui promet monts et merveilles mais ne lui offre finalement que des conseils toxiques et des illusions. Elle est mariée un temps au danseur Harold Nicholas, père de sa fille Harolyn, lourdement handicapée mentale, avant de divorcer. Plus tard, son union avec Jack Denison se brise sur fond de violences conjugales et de dettes.

Hollywood, avide de ses charmes, lui ferme pourtant les portes du pouvoir. On ne lui donne ni le temps ni la liberté de devenir la star qu’elle était.

L’épreuve des choix

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

Malgré les obstacles, Dorothy poursuit son chemin. Dans Island in the Sun (1957), elle ose un rôle qui aborde, à demi-mot, l’interdit des relations interraciales. Aux côtés de Harry Belafonte et Joan Collins, elle incarne une histoire d’amour marquée par la ségrégation raciale.

En 1958, elle choisit de jouer dans Tamango, film franco-italien qui raconte une révolte d’esclaves à bord d’un navire. Le rôle est audacieux, risqué, à une époque où les États-Unis refusent encore de montrer une femme noire embrassant un acteur blanc. Dorothy ose, mais paie le prix : ces films sont controversés, souvent marginalisés, et ne lui ouvrent pas les portes du succès qu’elle espérait.

Déclin, isolement et drame

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

À la fin des années 50, l’éclat commence à ternir. Ses finances s’effondrent, mal gérées par des conseillers peu scrupuleux. Elle est contrainte de vendre sa maison, de placer sa fille en institution. Ses apparitions se raréfient, son aura décline. Elle se retrouve à chanter dans des clubs de Las Vegas, loin des tapis rouges.

Elle tente des retours avec Porgy and Bess (1959) ou Malaga (1960), mais Hollywood l’a déjà rangée au rayon des curiosités. L’industrie qui l’a élevée l’abandonne, sans égard pour ses sacrifices.

Dorothy Dandridge, l’étoile noire d’Hollywood

Le 8 septembre 1965, Dorothy est retrouvée morte dans son appartement de West Hollywood. Elle avait 42 ans. Les causes officielles oscillent entre surdose accidentelle et embolie pulmonaire liée à une fracture. Peu importe : ce qui reste, c’est le sentiment d’une vie brisée trop tôt, d’un génie que le monde n’a pas su accueillir.

La mort de Dorothy ne fut pas la fin de son histoire. Au contraire, elle devint une légende. Halle Berry, en 1999, lui rend hommage dans le biopic Introducing Dorothy Dandridge, qui lui vaut un Emmy, un Golden Globe et un Screen Actors Guild Award. En 2002, lorsque Berry remporte l’Oscar de la meilleure actrice pour Monster’s Ball, elle dédie son prix à Dorothy, ainsi qu’à Lena Horne et Diahann Carroll.

Dorothy Dandridge a ouvert la voie à toutes celles qui viendront après : Cicely Tyson, Diana Ross, Angela Bassett, Viola Davis, Halle Berry, Lupita Nyong’o. Chaque fois qu’une actrice noire franchit les marches d’un festival ou brandit un trophée, c’est un peu de Dorothy qui resplendit.

Sa star brille aujourd’hui sur le Hollywood Walk of Fame. Ses traits ornent des fresques, ses films inspirent encore des générations. Dans les chansons de Janelle Monáe ou dans les références de la série Black-ish, son nom résonne. Elle est devenue ce qu’Hollywood avait refusé de lui donner : une icône éternelle.

Dorothy, le chant d’une femme noire

Écrire sur Dorothy Dandridge, c’est raconter plus qu’une carrière : c’est exhumer une mémoire. Celle d’une femme noire qui, dans l’Amérique ségréguée, osa rêver d’Hollywood comme d’un espace possible. Son corps, son sourire, ses larmes furent des champs de bataille où se rejouaient les contradictions d’un pays incapable de voir dans une femme noire autre chose qu’un fantasme ou un danger.

Mais Dorothy n’a pas seulement été victime : elle a été une pionnière, une combattante silencieuse. Elle a incarné Carmen Jones comme une prêtresse insoumise, elle a choisi des rôles risqués, elle a refusé de plier devant les stéréotypes. Elle n’a pas eu la reconnaissance qu’elle méritait de son vivant, mais elle a transmis une certitude : la beauté noire ne se quémande pas, elle s’impose.

Dorothy Dandridge n’a pas seulement joué dans des films. Elle a écrit, de sa vie même, un scénario de résistance et de désir. Une histoire de lumière et d’ombre, de triomphe et de tragédie. Une histoire américaine, mais surtout, une histoire noire.

Wu-Tang Clan Experience : quand le hip-hop s’élève au rang de symphonie

Plongée au cœur du mythe Wu-Tang : Wu-Tang Clan Experience révèle l’énergie brute du légendaire collectif new-yorkais, captée lors d’un concert symphonique unique au Red Rocks Amphitheatre. Entre coulisses, archives et flows intemporels, un documentaire signé RZA et Gerald K. Barclay qui célèbre la créativité noire et l’héritage universel du hip-hop.

Le hip-hop n’a jamais été qu’une affaire de beats et de rimes. C’est une culture, une mémoire et une énergie qui traversent les générations. Avec Wu-Tang Clan Experience, documentaire réalisé par RZA et Gerald K. Barclay, le mythe du Clan new-yorkais s’inscrit dans une nouvelle dimension : celle d’un dialogue entre les rues de Staten Island et la majesté du Red Rocks Amphitheatre du Colorado, accompagné par un orchestre symphonique.

Plus qu’un documentaire, une célébration

Wu-Tang Clan Experience : quand le hip-hop s’élève au rang de symphonie

Le film suit les membres du Wu-Tang Clan dans les coulisses d’un concert hors norme. Sur scène, les flows de Method ManRaekwonGhostface KillahGZA et leurs frères se mêlent à la puissance orchestrale du Colorado Symphony. À l’écran, les images alternent entre archives, confidences et instants bruts de fraternité. C’est tout l’esprit Wu-Tang qui s’y déploie : une alchimie de rage, de poésie et de sagesse populaire.

Pour Gerald K. Barclay, ce projet est avant tout une rencontre entre deux mondes :

« Wu-Tang Experience fusionne deux genres diamétralement opposés dans un film à la fois divertissant et approfondi, qui rend hommage aux esprits créatifs derrière le projet. »

Wu-Tang : la légende continue

Wu-Tang Clan Experience : quand le hip-hop s’élève au rang de symphonie

Trente ans après leur premier album culte Enter the Wu-Tang (36 Chambers), le Clan n’a rien perdu de sa force magnétique. Ce disque, rugueux et visionnaire, avait ouvert en 1993 une brèche dans l’histoire du rap : un univers où se mêlaient les samples de films de kung-fu, la crudité des rues de Staten Island et une philosophie populaire qui transformait la douleur en art. Aujourd’hui encore, il agit comme une boussole pour la culture urbaine mondiale.

Au centre de cette constellation, RZA, chef d’orchestre invisible et stratège hors pair, continue d’incarner la vision. C’est lui qui a bâti l’architecture sonore du Wu-Tang, et c’est lui encore qui guide cette nouvelle aventure symphonique. Son rôle dépasse la simple musique : il est à la fois penseur, mentor et gardien de l’esprit du Clan.

Mais le Wu-Tang ne vit pas que de son leader. Method Man, avec son flow tranchant et son charisme naturel, reste l’incarnation de l’énergie brute et solaire du groupe. Ghostface Killah, maître conteur au lyrisme émotionnel, donne chair aux récits urbains, comme si chaque couplet portait une cicatrice de vie. GZA, “The Genius”, élève le rap au rang de philosophie, maniant la science et les métaphores comme un professeur de rue. Raekwon, lui, conserve cette plume cinématographique qui a inspiré toute une génération, entre mafias imaginées et poésie des blocs.

Et puis, il y a l’absence-présence d’Ol’ Dirty Bastard. Décédé en 2004, il demeure pourtant l’âme indomptable du Clan. Sa voix, son excentricité et son imprévisibilité continuent de hanter l’imaginaire collectif. Son fils, Young Dirty Bastard, monte aujourd’hui sur scène comme un témoin vivant de cet héritage, rappelant que le Wu-Tang n’est pas seulement une histoire musicale, mais une lignée, une transmission.

Ainsi, chaque membre apporte sa pierre à l’édifice. Ensemble, ils forment une mosaïque de personnalités où l’individualité sert toujours le collectif. Le Wu-Tang n’est pas seulement un groupe : c’est une fraternité, une philosophie et une bannière sous laquelle des millions de fans, de New York à Dakar, de Paris à Tokyo, continuent de se reconnaître.

Le Red Rocks, une scène mythique

Wu-Tang Clan Experience : quand le hip-hop s’élève au rang de symphonie
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Lieu de passage des Beatles, de Bob Dylan ou de Daft Punk, le Red Rocks Amphitheatre est bien plus qu’un décor : c’est une cathédrale minérale où chaque note résonne comme une prière. Là, entre ciel, roche et micros, le Wu-Tang transforme son histoire en rituel collectif.

Quand le classique rencontre la rue

Wu-Tang Clan Experience : quand le hip-hop s’élève au rang de symphonie

L’audace de Wu-Tang Clan Experience réside dans cette fusion inattendue : cordes et cuivres se joignent aux beats et aux punchlines, pour un dialogue musical qui transcende les frontières. C’est un manifeste : le hip-hop n’est pas un genre périphérique, mais une force créative capable de dialoguer avec toutes les formes d’art.

Pourquoi il faut voir Wu-Tang Clan Experience

Parce que c’est un hommage vivant à la créativité noire. Parce que c’est un rappel que l’art, lorsqu’il est porté avec sincérité, peut franchir les barrières du temps et des genres. Parce que le Wu-Tang, fidèle à son mantra (« Wu-Tang is for the children ») continue d’inspirer les nouvelles générations.

Ce film est une invitation à revisiter une légende, à vibrer au rythme d’un collectif qui a fait du hip-hop un langage universel.

Wu-Tang Clan Experience : quand le hip-hop s’élève au rang de symphonie

👉🏾 Wu-Tang Clan Experience est disponible en VOSTFR.

Edward Jones, l’autre roi de Chicago

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À l’occasion de la sortie du documentaire King of Kings, Nofi retrace l’incroyable destin d’Edward Jones, magnat noir du Chicago des années 30. Entre loterie clandestine, mafia, ségrégation et philanthropie, découvrez l’histoire vraie de l’un des hommes les plus puissants (et oubliés) de l’Amérique noire.

L’histoire vraie d’un magnat afro-américain tombé dans l’oubli

Pendant que les films et séries multiplient les récits autour d’Al Capone, Lucky Luciano ou Bugsy Siegel, rares sont ceux qui ont entendu parler d’Edward Jones. Et pourtant, dans les années 30, cet homme noir originaire du Mississippi fut l’un des plus puissants entrepreneurs de Chicago. Il dirigeait un empire de plusieurs millions de dollars, comptait des milliers d’employés, et réinvestissait dans sa communauté à une époque où la ségrégation restait la norme.

Loin des clichés sur le crime organisé exclusivement blanc, Edward Jones fut l’un des « Policy Kings » les plus influents de l’histoire américaine. Le documentaire King of Kings, réalisé par Harriet Marin Jones, redonne vie à cette trajectoire spectaculaire, longtemps effacée des livres d’histoire.

Edward Jones, l’autre roi de Chicago

Né en 1893, Edward Jones monte à Chicago dans les années 1910, en pleine migration noire vers le Nord. Avec ses deux frères, il s’installe dans le quartier de Bronzeville, épicentre de la vie afro-américaine de la ville. C’est là qu’il entre dans le business du « policy », une forme de loterie clandestine très populaire dans les communautés noires.

Ce jeu, ancêtre direct du loto d’État, attire des milliers de parieurs chaque jour. En quelques années, les frères Jones construisent un réseau tentaculaire : agents de collecte, bureaux de traitement, systèmes de sécurité… L’organisation est professionnelle, efficace et incroyablement rentable. À son sommet, leur entreprise aurait généré l’équivalent de 400 millions de dollars actuels.

Mais Edward Jones ne se contente pas de faire fortune. Il investit dans l’immobilier, finance des écoles, soutient des églises, ouvre des clubs de jazz. Il devient une figure centrale du Bronzeville des années 30, surnommé alors la “Black Metropolis”.

Edward Jones ne reste pas dans l’ombre. Il fréquente les personnalités les plus influentes de son temps. Il dîne avec Louis Armstrong, Joe Louis, Billie Holiday. Il épouse une danseuse du Cotton Club, amie de Joséphine Baker. Sa maison devient un lieu de rencontres entre artistes, activistes, intellectuels et hommes politiques afro-américains.

Edward Jones, l’autre roi de Chicago

Son influence dépasse la seule sphère économique. Il soutient les campagnes de candidats noirs à la mairie, finance des campagnes démocrates, mobilise l’électorat afro-américain de Chicago bien avant les grandes heures du mouvement des droits civiques. Pour beaucoup, Edward Jones incarne un modèle de réussite noire autonome, indépendant du système blanc dominant.

Mais ce succès dérange. La mafia italienne, longtemps dominante dans les affaires illégales de Chicago, voit d’un mauvais œil la puissance des Policy Kings. Al Capone lui-même aurait tenté de prendre le contrôle du réseau, sans succès. Pire encore : l’État fédéral, sous pression politique, décide de s’en mêler.

À défaut de pouvoir prouver des crimes majeurs, le FBI l’accuse d’évasion fiscale – une stratégie déjà utilisée contre Capone. En parallèle, des tensions montent dans les rues : tentatives d’intimidation, sabotages, menaces de mort. Jones devient une cible pour deux adversaires à la fois : la pègre blanche et les institutions.

Un jour, il est même kidnappé par des hommes liés à la mafia. Un message clair : son temps est compté.

Edward Jones, l’autre roi de Chicago

En 1946, Edward Jones est condamné pour fraude fiscale. Il purge plusieurs années de prison, puis s’exile discrètement à Mexico. L’homme qui incarnait la réussite noire des années 30 disparaît presque totalement de la scène publique. À sa sortie, il n’a plus ni pouvoir, ni réseau.

Pendant ce temps, le gouvernement de l’Illinois légalise la loterie en 1974. Ironie de l’histoire : le système jadis diabolisé est désormais entre les mains de l’État, alors que les pionniers noirs du Policy, eux, ont été écartés, ruinés ou oubliés.

Edward Jones meurt dans l’anonymat. Pourtant, son influence est immense. Il a contribué à faire émerger une économie noire indépendante, à structurer une classe moyenne afro-américaine, à imposer une figure noire de pouvoir dans une ville gangrenée par le racisme institutionnel.

Même Quincy Jones, le célèbre musicien, a grandi dans cette atmosphère. Son père travaillait pour Edward Jones. Dans ses mémoires, il décrit une époque où les familles noires misaient sur le Policy pour échapper à la pauvreté, avec l’espoir fou de changer de destin.

Aujourd’hui, grâce au film King of Kings, ce pan oublié de l’histoire afro-américaine refait surface. Et rappelle que derrière chaque figure médiatique, il existe des dizaines de héros effacés. Edward Jones fut de ceux-là. Un roi sans royaume, mais dont l’héritage mérite enfin d’être reconnu.

King of Kings : A la poursuite d’Edward Jones

Sortie le 10 septembre

Edward Jones, l’autre roi de Chicago

10 techniques utilisées pour falsifier l’histoire africaine

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Découvrez les 10 techniques utilisées par archéologues, historiens et institutions pour falsifier l’histoire africaine et mondiale, et comprendre comment déconstruire ces récits biaisés.

Quand l’histoire devient un champ de bataille

« Qui écrit l’histoire décide du passé… et influence l’avenir. » Cette maxime illustre toute la puissance des récits historiques : ils ne se contentent pas de raconter, ils hiérarchisent, légitiment, parfois effacent. L’Afrique en a fait l’amère expérience. Depuis l’époque coloniale, son histoire est devenue un champ de bataille idéologique, où l’érudition s’est souvent mêlée à la propagande.

Car l’histoire africaine ne fut pas seulement négligée : elle fut sciemment remodelée. Des archéologues, historiens et institutions ont mobilisé outils scientifiques, classifications et musées pour imposer une image tronquée du continent. Derrière les discours académiques, il s’agissait de justifier la conquête, de valider la colonisation, et de maintenir l’idée d’une Afrique dépendante, sans civilisation propre. Les grandes réalisations (métallurgie ancienne, architectures monumentales, savoirs astronomiques, philosophies orales) furent minimisées ou attribuées à des « étrangers » supposément plus avancés.

La problématique est claire : comment des disciplines censées éclairer la vérité ont-elles servi à construire de faux récits qui continuent encore aujourd’hui d’influencer les représentations de l’Afrique et du monde ?

L’objectif de Nofi est donc double. D’abord, dévoiler dix techniques concrètes de manipulation historiographique ; de l’occultation des sources africaines à la falsification archéologique, en passant par la caricature muséale et le blanchiment des civilisations. Ensuite, montrer en quoi ces procédés ont façonné une mémoire mondiale où l’Afrique se retrouve marginalisée, réduite à un rôle secondaire dans la grande fresque de l’humanité.

Derrière cette déconstruction, il y a un enjeu vital : redonner à l’Afrique sa voix historique. Non pas par militantisme aveugle, mais par rigueur, en réhabilitant ses textes, ses sciences, ses langues et ses héritages matériels. Comprendre ces manipulations, c’est apprendre à les déconstruire. Et déconstruire, c’est ouvrir la voie à une histoire enfin partagée et rééquilibrée.

Technique 1 — Le silence des sources ou l’effacement volontaire

L’une des premières techniques utilisées pour marginaliser l’Afrique dans l’histoire mondiale a consisté à faire taire ses propres voix. Pendant longtemps, les chercheurs européens ont ignoré ou délibérément minimisé les sources africaines disponibles : manuscrits, chroniques, traditions orales, inscriptions ou archives locales.

Le cas le plus emblématique est celui de Tombouctou, dont les bibliothèques regorgeaient de milliers de manuscrits en arabe et en ajami (langues africaines transcrites en caractères arabes). Ces textes, traitant d’astronomie, de droit, de commerce ou de philosophie, constituaient la preuve éclatante d’une culture lettrée et savante en Afrique de l’Ouest dès le Moyen Âge. Pourtant, ces archives furent ignorées par des générations d’historiens occidentaux, qui préféraient parler d’un continent « sans écriture » ou d’une « tradition orale primitive ».

De la même manière, les annales swahilies, qui relatent l’histoire des cités de la côte est-africaine (Kilwa, Mombasa, Lamu), furent longtemps écartées. On privilégiait des récits de navigateurs arabes ou portugais, jugés plus « fiables », au détriment des chroniques locales. L’histoire de la côte swahilie fut ainsi réécrite en insistant sur l’apport extérieur (arabisation, islamisation), comme si les Africains eux-mêmes n’avaient pas eu de rôle central dans ces échanges.

Quant aux traditions orales, leur richesse a souvent été reléguée au rang de mythes ou de contes folkloriques. Or, elles constituent de véritables archives de la mémoire africaine, porteuses de généalogies, d’événements politiques, de savoirs techniques. En refusant de les considérer comme des sources historiques à part entière, les chercheurs ont longtemps contribué à véhiculer l’image d’une Afrique incapable de produire et de conserver son propre passé.

L’effet de ce silence orchestré est décisif : il a donné l’illusion d’un continent dépourvu d’histoire, figé hors du temps, attendant d’être « découvert » et raconté par d’autres. Une illusion utile à la colonisation, qui pouvait ainsi se présenter comme un projet de « civilisation » venant combler un vide.

Technique 2 — La falsification archéologique

La deuxième grande technique de manipulation historiographique a consisté à détourner l’archéologie de son rôle scientifique pour en faire un instrument idéologique. Lorsque les Européens commencèrent à explorer les sites monumentaux du continent africain, ils furent incapables (ou refusèrent) de reconnaître qu’ils étaient le fruit de sociétés locales.

Le cas le plus emblématique est celui du Grand Zimbabwe. Découvert par les Européens au XIXᵉ siècle, ce vaste complexe de pierres sèches (murs de plusieurs mètres de haut, tours, enclos royaux) témoignait d’un savoir architectural et politique sophistiqué. Mais au lieu d’attribuer l’ouvrage aux ancêtres des Shona, qui en revendiquaient la mémoire, les colons britanniques préférèrent inventer des explications exotiques. Certains affirmèrent qu’il s’agissait d’une colonie phénicienne, d’autres d’un comptoir arabe, voire d’une construction biblique liée à la reine de Saba. Pendant des décennies, toute interprétation reconnaissant une origine africaine fut rejetée, car elle contredisait le récit colonial de l’Afrique « primitive ».

Le même mécanisme se retrouve dans l’étude de la métallurgie africaine. En Afrique centrale et orientale, des fouilles ont révélé des traces très anciennes de travail du fer et de hauts fourneaux complexes, parfois plus anciens que ceux d’Europe. Mais longtemps, ces découvertes furent minimisées ou mal datées, soit par manque de moyens scientifiques, soit par volonté d’éviter de remettre en cause le dogme de la « supériorité technique » occidentale.

La falsification archéologique ne relevait donc pas seulement d’erreurs de méthode : elle s’inscrivait dans une logique politique. Reconnaître aux Africains la capacité de bâtir des cités de pierre, de maîtriser le feu du métal ou de développer des savoir-faire originaux revenait à contester la justification même de la colonisation.

L’effet fut lourd de conséquences : pendant des générations, l’Afrique fut représentée comme un espace sans monuments, sans techniques, sans innovations. Une vision biaisée, qui a servi à légitimer l’idée que seules des influences extérieures pouvaient « apporter la civilisation » au continent.

Technique 3 — L’appropriation des civilisations africaines

Une autre technique de falsification a consisté à arracher à l’Afrique ses propres civilisations en les attribuant à des peuples venus d’ailleurs. Cette méthode a été appliquée systématiquement aux cultures les plus prestigieuses, celles dont la grandeur contredisait trop ouvertement l’idée d’une Afrique « primitive ».

L’exemple le plus marquant est celui de l’Égypte pharaonique. Depuis l’Antiquité, ses pyramides, ses temples et ses textes fascinaient le monde. Pourtant, dès le XIXᵉ siècle, les savants européens s’efforcèrent de « blanchir » l’Égypte, en insistant sur ses liens supposés avec l’Orient ou la Méditerranée. Les pharaons furent représentés avec des traits caucasiens, et l’iconographie égyptienne fut relue à travers le prisme de l’Europe classique. On alla jusqu’à nier les évidences géographiques : l’Égypte, située au nord-est du continent africain, fut symboliquement « sortie » de l’Afrique pour être intégrée à un « Orient » imaginaire, plus compatible avec les récits eurocentriques.

La Nubie et la vallée du Nil furent victimes du même processus. Malgré l’archéologie qui révélait des pyramides nubiennes, des royaumes florissants comme Méroé ou Kerma, on continua à les expliquer par des influences « venues du Nord » ou de « peuples civilisateurs » extérieurs.

Ce biais était consolidé par ce que l’on a appelé l’hypothèse hamitique. Selon cette théorie raciale, les grandes réalisations africaines n’auraient pas été le fait des populations noires locales, mais d’un « peuple hamite », intermédiaire supposé entre Européens et Africains. Dans ce cadre, le Nil n’était pas vu comme le cœur africain d’une civilisation, mais comme le couloir par lequel des « étrangers civilisés » auraient pénétré le continent pour y laisser leur empreinte.

L’effet de cette appropriation est double. D’un côté, elle retire à l’Afrique ses propres réussites, niant aux peuples noirs la capacité d’avoir produit les premières grandes architectures, sciences et institutions. De l’autre, elle renforce l’idée que l’Afrique ne peut être que réceptrice, jamais créatrice, dépendante de l’apport d’autrui.

En procédant ainsi, l’historiographie coloniale a réussi à bâtir un récit où l’Afrique ne pouvait pas être sujet de sa propre histoire, mais seulement le décor passif d’influences étrangères.

Technique 4 — La pathologisation raciale

À partir du XIXᵉ siècle, l’idéologie coloniale s’est appuyée sur une nouvelle arme : la pseudo-science raciale. Sous couvert d’objectivité, certains savants ont mobilisé des disciplines naissantes – anthropologie physique, biologie évolutionniste, statistiques – pour bâtir une hiérarchie entre les peuples. L’Afrique et ses populations noires furent placées au bas de cette échelle, naturalisant ainsi leur prétendue incapacité historique.

La craniométrie, en vogue au XIXᵉ siècle, prétendait mesurer l’intelligence par la taille et la forme du crâne. Des chercheurs comme Samuel Morton aux États-Unis accumulèrent des centaines de crânes, établissant des moyennes censées prouver la « supériorité » des Blancs et la « faiblesse » des Noirs. Ces résultats, biaisés dès leur conception, furent largement diffusés et enseignés, donnant une légitimité scientifique à des préjugés racistes.

Le darwinisme social renforça cette vision. En détournant les théories de Darwin sur l’évolution, on affirma que les sociétés humaines suivaient la loi du plus fort. Les peuples européens étaient présentés comme l’avant-garde de l’humanité, tandis que les Africains incarnaient des « stades primitifs » voués à disparaître ou à être dominés. Cette lecture, simpliste et fallacieuse, fit de la colonisation un « devoir » : aider les « races inférieures » à évoluer, ou les remplacer.

Enfin, l’eugénisme, théorisé par Francis Galton, proposait de « purifier » l’humanité en contrôlant la reproduction. Si en Europe et aux États-Unis il fut d’abord appliqué aux pauvres, aux malades et aux « déviants », ses implications raciales étaient évidentes : éviter la « dégénérescence » en limitant les mariages mixtes, décourager la natalité des Africains et valoriser celle des Européens.

L’effet de cette pathologisation raciale fut dévastateur. Elle enferma les peuples noirs dans une « incapacité biologique » prétendument objective, expliquant leur absence supposée d’histoire, de civilisation et de progrès par leur nature même. Ainsi, l’esclavage, la colonisation et la ségrégation purent se justifier non plus seulement par des arguments religieux ou politiques, mais par la « science ».

En réalité, il s’agissait d’un détournement de la science à des fins idéologiques. Mais pendant des décennies, ces discours ont façonné les mentalités, renforçant l’image d’une Afrique éternellement figée dans un état d’infériorité.

Technique 5 — Le cadrage colonial dans les manuels

Si les laboratoires et les académies ont forgé des récits racialisés, l’école coloniale a été l’un des outils les plus puissants pour les diffuser. À travers les manuels scolaires imposés dans toute l’Afrique colonisée, l’histoire a été enseignée selon une grille de lecture strictement eurocentrée, façonnant des générations entières à penser leur passé à travers les yeux de l’occupant.

Le principe était simple : l’histoire de l’Afrique commençait avec l’Europe. Avant l’arrivée des explorateurs portugais, des missionnaires ou des administrateurs coloniaux, le continent était présenté comme plongé dans l’ombre, sans repères chronologiques ni « grands événements ». Les civilisations anciennes, comme le Ghana, le Mali, le Songhaï ou le royaume du Kongo, étaient à peine évoquées, ou réduites à des anecdotes périphériques.

Lorsque des figures africaines apparaissaient, c’était souvent sous des traits caricaturaux. Les résistances armées, qu’il s’agisse de Samory Touré, de Behanzin ou des Herero et Nama en Afrique australe, étaient décrites comme de simples « révoltes », irrationnelles et vouées à l’échec, face à la « modernité » européenne. L’héroïsme africain était minimisé, sa rationalité politique effacée.

Les manuels mettaient en avant les « bienfaits de la colonisation » : routes, écoles, hôpitaux, administration. La présence européenne apparaissait comme le point de départ du progrès. L’Afrique était donc placée dans une narration infantilisante, où elle n’existait pas par elle-même mais seulement à travers ce que l’Europe lui apportait.

Ce cadrage a eu des effets profonds. Pendant des décennies, les enfants africains ont appris une histoire dénuée de leurs propres héros, où la colonisation apparaissait comme une mission civilisatrice et non comme une domination brutale. Ce conditionnement a laissé des traces durables dans les mentalités, nourrissant un complexe d’infériorité et une méconnaissance de la richesse des trajectoires africaines avant l’Europe.

En institutionnalisant ce récit dans les écoles, le système colonial a réussi à faire de l’histoire une arme de domination psychologique : ce n’était pas seulement les terres et les corps qui étaient soumis, mais aussi les esprits.

Technique 6 — L’exotisation et la caricature

Une autre technique subtile mais redoutable a consisté à figer l’Afrique dans l’exotisme, en la réduisant à un décor pittoresque, « tribal » et intemporel. Plutôt que d’effacer totalement ses réalités, on les a représentées de manière caricaturale, dans une mise en scène qui servait les préjugés coloniaux.

Dans les expositions universelles du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle, des « villages africains » étaient reconstitués, peuplés d’hommes et de femmes exhibés comme des curiosités. L’Afrique y apparaissait comme un monde sauvage, archaïque, où rien ne changeait depuis des millénaires. L’ethnographie coloniale a prolongé cette image : catalogues de masques, de rituels et de « coutumes », souvent présentés sans contexte historique ni dynamique interne, comme si les sociétés africaines étaient incapables d’évolution.

L’archéologie a parfois participé de cette caricature. Plutôt que de montrer les continuités et les innovations, elle a insisté sur les aspects « mystérieux » ou « étranges », nourrissant l’idée que l’Afrique était un continent énigmatique, mais non acteur de l’histoire mondiale. Un masque devenait un objet « primitif », un outil de fer un « fossile » culturel, alors qu’ils témoignaient de systèmes sociaux et techniques complexes.

Cette exotisation s’est inscrite jusque dans le langage : on a parlé d’« Afrique tribale », d’« animisme primitif », de « coutumes figées ». Ces termes enfermaient des sociétés entières dans une immobilité imaginaire, les opposant à une Europe en marche vers le progrès.

L’effet est puissant : cette caricature a nourri le stéréotype d’une Afrique immobile et dépendante, incapable de se transformer par elle-même. Dans ce récit, si l’Afrique bougeait, c’était toujours sous l’impulsion d’autrui ; missionnaires, colons, marchands étrangers. En naturalisant cette vision, l’exotisation a fait de l’Afrique non pas un acteur, mais un « théâtre » passif de l’histoire.

Technique 7 — Le détournement des découvertes africaines

Lorsqu’il devenait impossible de nier l’existence de savoirs ou de technologies africaines, une autre stratégie s’est imposée : les attribuer à d’autres civilisations. Ainsi, les grandes découvertes africaines furent souvent interprétées comme le résultat d’influences venues d’ailleurs, plutôt que comme des inventions locales.

Un exemple majeur est celui du fer du Nok au Nigeria. Cette culture, datée de près de 1000 av. J.-C., maîtrisait déjà une métallurgie avancée. Pourtant, nombre de chercheurs coloniaux ont soutenu que cette technologie avait été importée du Proche-Orient ou de la Méditerranée, refusant de croire qu’une telle innovation ait pu émerger en Afrique de manière autonome.

La même logique a été appliquée à la navigation swahilie. Les cités de la côte est-africaine (Kilwa, Sofala, Mombasa) entretenaient des réseaux maritimes complexes avec l’Inde, la Perse et la Chine dès le Moyen Âge. Mais leur réussite fut souvent décrite comme l’œuvre de commerçants arabes ou persans, reléguant les navigateurs africains au second rôle, comme s’ils n’étaient que spectateurs d’un commerce qu’ils avaient pourtant organisé et dominé.

Plus récemment, la découverte de l’os d’Ishango en République démocratique du Congo (un artefact vieux de plus de 20 000 ans portant des séries de marques mathématiques) a bouleversé l’histoire des mathématiques. Mais ce témoignage du génie préhistorique africain est encore trop rarement mis en avant dans les récits globaux de l’histoire des sciences, souvent centrés sur la Grèce ou la Mésopotamie.

Les systèmes d’écriture africains ont connu le même sort. Le nsibidi (Nigéria), les symboles adinkra (Ghana), ou encore l’alphabet ge’ez d’Éthiopie témoignent d’une riche créativité graphique et linguistique. Pourtant, ils sont souvent absents des manuels ou présentés comme des curiosités mineures, là où l’écriture est supposée être née uniquement en Mésopotamie, en Égypte (souvent « sortie » de l’Afrique) ou en Chine.

L’effet de ce détournement est clair : il a contribué à l’invisibilisation du génie africain. En attribuant aux autres ce que l’Afrique avait inventé ou perfectionné, on a perpétué le mythe d’un continent incapable de créer, toujours dépendant des apports extérieurs.

Technique 8 — La manipulation des langues et étymologies

Un autre outil central de falsification a été la dévalorisation des langues africaines. Alors que la langue est l’un des piliers de toute civilisation, la linguistique coloniale a longtemps traité les langues africaines comme de simples « dialectes », réduits à des parlers locaux sans véritable grammaire ni profondeur historique.

Dans les rapports missionnaires et administratifs, on lit fréquemment que telle ou telle communauté « ne possède pas de langue écrite », ou que son parler est « primitif », « confus », « inapte à l’abstraction ». Cette posture avait un double effet : d’une part, elle servait à justifier l’imposition des langues européennes comme vecteurs de « civilisation » ; d’autre part, elle niait la richesse structurelle et la capacité créative des idiomes africains.

La manipulation ne s’est pas arrêtée à cette dévalorisation. Elle a aussi consisté en un effacement des continuités linguistiques. Les grandes familles de langues, comme les langues bantoues, qui s’étendent de l’Afrique centrale jusqu’au sud du continent, ou la famille afro-asiatique, qui unit les idiomes d’Afrique du Nord, de la Corne et du Proche-Orient, furent longtemps ignorées. On présentait ces langues comme éparpillées, sans liens entre elles, pour mieux ancrer l’idée d’un continent fragmenté, incapable d’unité historique ou culturelle.

Les étymologies ont elles aussi été manipulées. Des termes africains anciens ont été réinterprétés à travers des grilles européennes, niant leur profondeur. Des mots qui avaient circulé dans les réseaux commerciaux africains (par exemple le long du Niger ou de la côte swahilie) furent attribués à des apports extérieurs, comme si l’Afrique n’avait jamais été source mais seulement réceptrice de vocabulaire et d’idées.

L’effet est décisif : en niant l’ancienneté et la complexité culturelle des langues africaines, on a effacé une part essentielle de la mémoire du continent. Or, les langues sont des archives vivantes, qui conservent des traces de migrations, de technologies, de cosmologies. En les réduisant au silence ou en les présentant comme inférieures, les institutions coloniales ont privé l’Afrique d’une de ses plus puissantes preuves d’histoire et de civilisation.

Technique 9 — La sélection biaisée des sources coloniales

Une des méthodes les plus efficaces pour imposer un faux récit sur l’Afrique a consisté à ériger les récits coloniaux en sources uniques et incontestables. Pendant des décennies, les explorateurs, missionnaires et administrateurs européens ont été considérés comme les seuls témoins « fiables » de l’histoire africaine. Leurs écrits furent publiés, archivés, enseignés, tandis que les traditions orales africaines, les chroniques locales ou les généalogies royales étaient ignorées, reléguées au rang de fables.

Ainsi, les journaux de Mungo Park, de Livingstone ou de Stanley furent traités comme des documents scientifiques, alors qu’ils étaient traversés par des préjugés raciaux et des logiques d’expansion coloniale. Ces textes présentaient l’Afrique comme un « espace vide », offert à la découverte, invisibilisant les sociétés complexes déjà en place. Dans leurs pages, les royaumes, les marchés et les réseaux diplomatiques africains apparaissaient comme des décors exotiques ou des obstacles à franchir, jamais comme des acteurs historiques.

Les archives missionnaires ont amplifié ce biais. Souvent décrits comme des « sauvages à évangéliser », les Africains étaient réduits à des catégories morales – convertis dociles, païens résistants, esclaves libérés – qui servaient la propagande chrétienne. Quant aux rapports administratifs coloniaux, ils privilégiaient la logique de contrôle : statistiques de recensement, descriptions ethnographiques rapides, hiérarchisations raciales.

Ce choix méthodologique n’était pas neutre. En se fondant quasi exclusivement sur ces sources extérieures, l’historiographie coloniale a fabriqué une Afrique vue d’Europe, où l’observateur européen devient créateur de vérité et où les Africains sont réduits au rôle de figurants, d’« informateurs anonymes » ou de silhouettes collectives.

L’effet fut durable : des générations d’historiens et d’étudiants ont travaillé à partir de ces archives biaisées, reproduisant des clichés et des omissions. En sélectionnant ce qui convenait aux intérêts coloniaux, les institutions ont construit un récit où l’Afrique n’était jamais sujet, mais objet ; une toile de fond pour l’aventure européenne.

Technique 10 — La manipulation contemporaine des musées et institutions

Même après la fin de la colonisation, les institutions culturelles occidentales ont continué à produire des récits biaisés sur l’Afrique. Les musées, en particulier, jouent un rôle central : ils ne se contentent pas d’exposer des objets, ils fabriquent une narration. Or, cette narration a longtemps été construite de manière à maintenir l’Afrique dans une position marginale.

D’abord, les objets africains furent extraits de leur contexte. Masques, sculptures, bijoux ou instruments de musique ont été exposés comme de simples curiosités esthétiques, souvent regroupés par « ethnies » ou par « types », plutôt que replacés dans leur environnement politique, religieux et social. Cette approche renforçait l’image d’une Afrique « tribale », figée dans un éternel présent, déconnectée de l’histoire mondiale.

Ensuite, l’histoire même de ces objets a été occultée. Beaucoup furent acquis par la violence coloniale (pillages, razzias militaires, spoliations) mais présentés dans les vitrines comme des dons ou des « collectes scientifiques ». Le musée devenait ainsi un lieu de légitimation, effaçant la brutalité de leur transfert.

La manipulation s’exprime aussi dans la sélection : certaines pièces emblématiques de civilisations brillantes (Bénin, Nok, Axoum) ont été mises en avant, mais en insistant sur leur caractère « mystérieux » ou « isolé ». À l’inverse, des objets attestant de savoirs scientifiques, de commerce transcontinental ou de dynamiques politiques sophistiquées furent négligés, car ils contredisaient le récit d’une Afrique « primitive ».

Enfin, le refus de restitution ou les tergiversations actuelles montrent combien les institutions continuent à contrôler le récit. Tant que les objets africains restent majoritairement conservés hors du continent, l’Afrique demeure privée de ses propres preuves matérielles d’histoire et de mémoire.

L’effet de cette manipulation est clair : même dans le monde contemporain, les musées et institutions culturelles perpétuent un regard asymétrique et hiérarchisé. L’Afrique y est souvent perçue comme un réservoir d’art exotique, mais rarement comme un foyer de civilisations pleinement actrices de l’histoire mondiale.

Déconstruire les récits pour réhabiliter l’Afrique

De l’effacement volontaire des sources locales à la manipulation contemporaine des musées, en passant par la falsification archéologique, le blanchiment des civilisations ou la pathologisation raciale, ces dix techniques ont toutes servi une même logique : produire une Afrique sans histoire, ou une histoire écrite par d’autres.

Ces procédés ne furent pas des erreurs innocentes, mais des choix conscients, inscrits dans les ambitions coloniales et impériales. Ils ont permis de justifier l’expansion européenne, de nourrir l’idéologie raciale et de légitimer la domination. En construisant l’image d’un continent « primitif », « tribal », incapable de progrès, on a préparé les esprits à accepter l’asservissement, l’exploitation et l’infériorité institutionnalisée.

L’enjeu ne relève donc pas seulement du passé. Ces récits biaisés ont façonné la mémoire mondiale et continuent d’imprégner les représentations contemporaines. Les clichés véhiculés dans les manuels, les musées ou les discours publics trouvent leurs racines dans ces manipulations savantes. Déconstruire ces mécanismes, c’est comprendre pourquoi tant d’Africains eux-mêmes ont été formés à douter de la grandeur de leurs propres civilisations.

Mais l’histoire n’est pas figée. Depuis plusieurs décennies, des chercheurs africains et afro-descendants, des archéologues, des linguistes et des anthropologues travaillent à réécrire l’histoire du continent sur ses propres bases. Ils réhabilitent les traditions orales, redatent les sites archéologiques, restituent les objets spoliés, et surtout replacent l’Afrique au cœur de l’histoire mondiale.

Déconstruire ces dix techniques, c’est ouvrir un champ nouveau : celui d’une histoire partagée, rigoureuse, plurielle, où l’Afrique n’est plus un objet mais un sujet. Une histoire qui refuse les falsifications, et qui reconnaît enfin aux peuples africains leur rôle dans la construction de l’humanité.

En somme, la bataille de l’histoire est encore en cours. Mais en dévoilant les mécanismes de sa manipulation, nous reprenons un pouvoir essentiel : celui de raconter le passé pour mieux libérer l’avenir.

Références

Louise Marie Thérèse, « La Mauresse de Moret »

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Au XVIIᵉ siècle, une religieuse noire intrigue la cour de Louis XIV. Était-elle princesse cachée, fille illégitime ou simple protégée royale ? Enquête sur Louise Marie Thérèse, la mystérieuse « Mauresse de Moret ».

Une ombre noire au cœur du Grand Siècle

Au détour d’un couvent discret de Moret-sur-Laing, à l’orée de la forêt de Fontainebleau, vécut une religieuse dont l’existence nourrit, depuis plus de trois siècles, les rumeurs les plus tenaces. Elle s’appelait Louise Marie Thérèse, mais la postérité la connaît surtout sous le nom de « Mauresse de Moret ». Religieuse bénédictine, décrite comme noire de peau, elle occupa au sein de la monarchie absolue une place singulière : à la fois effacée dans la vie conventuelle et omniprésente dans l’imaginaire des contemporains.

Car nous sommes sous le règne du Roi-Soleil, à l’apogée du Grand Siècle. Versailles brille, la cour est le théâtre de tous les regards, et pourtant, derrière les fastes, bruissent mille murmures. Une religieuse noire, protégée du roi, entretenue par des pensions royales, visitée par les princes et même évoquée par Saint-Simon et Voltaire : il n’en fallait pas plus pour alimenter le feu des spéculations. Était-elle la fille cachée de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV, née d’un adultère ou d’un mystère médical ? Ou bien une enfant illégitime du roi, dissimulée dans un couvent pour éviter un scandale dynastique ?

La question, jamais tranchée, continue de hanter les historiens. Entre archives lacunaires, récits de cour souvent contradictoires et reconstructions littéraires ultérieures, le mystère demeure. Mais il ne s’agit pas seulement d’une anecdote de palais. À travers le destin de Louise Marie Thérèse, c’est tout un pan de l’histoire française qui se dévoile : la façon dont le pouvoir absolu gérait ses secrets, la perception de la différence raciale dans la France du XVIIᵉ siècle, et la construction postérieure d’un mythe mêlant race, pouvoir et mémoire.

Replacer cette figure dans l’histoire culturelle et politique de son temps, c’est interroger à la fois la rigidité et les fragilités de l’édifice monarchique. C’est aussi rappeler que, même au cœur du Grand Siècle, l’altérité africaine ne se tenait pas seulement à la marge des colonies, mais qu’elle trouvait place, discrète et énigmatique, jusque dans l’intimité du roi et de sa cour.

Moret-sur-Loing et le couvent des bénédictines

Pour comprendre le destin singulier de Louise Marie Thérèse, il faut d’abord s’arrêter sur le décor qui l’abrita : Moret-sur-Loing, petite cité fortifiée aux portes de la forêt de Fontainebleau. Située à une soixantaine de kilomètres de Paris, cette bourgade, posée sur les rives du Loing, vivait à l’ombre de la résidence royale de Fontainebleau, lieu de chasse privilégié de Louis XIV et de ses prédécesseurs. C’est dans cet environnement à la fois rural et marqué par la proximité du pouvoir que la religieuse noire passa l’essentiel de sa vie.

Au cœur de la ville se trouvait le prieuré Notre-Dame-des-Anges, une maison bénédictine de femmes, fondée au Moyen Âge et modeste par sa taille comme par son rayonnement. Rien ne la prédestinait à figurer dans les chroniques du Grand Siècle, sinon l’attention particulière que lui porta le Roi-Soleil. En effet, dès que Louise Marie Thérèse y fut installée, le couvent bénéficia d’une faveur royale singulière : pensions régulières, visites de courtisans, prestige symbolique lié à sa mystérieuse pensionnaire. Ce lieu discret devint, par la volonté du souverain, le théâtre d’un secret d’État.

La symbolique de ce choix est forte. Le prieuré de Moret représentait un entre-deux : ni la visibilité éclatante de Versailles ou de Saint-Cyr, ni l’éloignement total d’un monastère de province. À Moret, Louise Marie Thérèse était à la fois cachée et protégée, isolée mais toujours sous la main vigilante du roi. Placée à la frontière de la cour et du retrait religieux, elle illustre la manière dont le pouvoir monarchique utilisait les institutions religieuses pour gérer ses zones d’ombre.

Ce que l’on sait

La vie de Louise Marie Thérèse se dérobe derrière un voile de silence et de contradictions. Les rares éléments disponibles, épars et souvent douteux, composent une biographie morcelée, à l’image du mystère qui entoure sa personne.

Sa naissance demeure incertaine. Selon les sources, elle aurait vu le jour en 1658, 1664 ou 1675 ; des dates très éloignées qui traduisent le manque d’archives fiables. Aucun acte de baptême n’a été retrouvé, et les mentions officielles apparaissent tardivement, au moment de son entrée en religion. Cette incertitude contribue à nourrir les spéculations sur ses origines et sur une éventuelle dissimulation volontaire de son état civil.

C’est seulement en 1695 qu’elle apparaît clairement dans les documents. Cette année-là, Louise Marie Thérèse intègre officiellement le couvent bénédictin de Moret, où elle prend le voile. Des brevets de pension attestent du soutien financier apporté par la couronne à son égard, signe que son séjour dans le cloître n’était pas celui d’une simple religieuse anonyme. L’argent du roi, versé régulièrement, garantit son entretien et celui de sa communauté, conférant à sa présence une dimension politique.

Louise Marie Thérèse demeura au couvent jusqu’à sa mort en 1730. Elle y vécut plus de trente ans, loin des fastes de Versailles mais jamais totalement soustraite aux regards. Des visiteurs illustres vinrent la rencontrer, attirés par la singularité de son histoire.

Quelques traces matérielles subsistent encore aujourd’hui. On conserve des signatures de sa main dans certains registres conventuels, preuve qu’elle savait écrire, ce qui était notable pour une femme recluse au XVIIᵉ siècle. De plus, plusieurs portraits présumés existent, dont celui attribué à Jean-Baptiste Santerre ou encore un tableau conservé au musée de Melun, souvent identifié comme une représentation de la « Mauresse de Moret ». Quant à la toile de Gobert, elle participe au flou artistique, oscillant entre réalité et interprétation.

Ces fragments (pensions, signatures, portraits) ne suffisent pas à établir une biographie solide. Mais ils rappellent qu’au sein d’un royaume obsédé par le contrôle et la mémoire, l’existence de Louise Marie Thérèse fut suffisamment singulière pour que subsistent des indices. À défaut de certitude, ces traces alimentent l’énigme, laissant aux générations suivantes le soin de combler le vide par des hypothèses et des récits.

La notoriété mystérieuse

Si Louise Marie Thérèse avait été une simple religieuse de province, son nom aurait disparu dans les archives conventuelles. Or, elle attira, tout au long de sa vie, la curiosité et même l’attention des plus hautes figures de la cour. Des princes, des dames de Versailles, et même Madame de Maintenon, seconde épouse morganatique de Louis XIV, vinrent au couvent de Moret pour la rencontrer. Le mémorialiste Saint-Simon rapporte qu’elle était « vue avec bonté » par le roi et par son entourage, une formule qui, sous sa plume, souligne autant la protection qu’un statut singulier et mystérieux.

Cette visibilité ne fut pas seulement mondaine : elle intéressa aussi les intellectuels. Voltaire, qui recueillait avidement les rumeurs de la cour, mentionna l’existence de la « Mauresse de Moret », contribuant ainsi à fixer son énigme dans l’histoire écrite. Sa présence devint un objet de conversation, un de ces secrets murmurés à mi-voix dans les couloirs de Versailles, où les récits fabuleux se mêlaient aux intrigues politiques.

Pourtant, les archives officielles demeurent étrangement silencieuses. Aucun acte de baptême, aucun document précis ne permet de cerner sa filiation. Certains papiers, qui auraient pu éclairer son origine, semblent avoir disparu, comme si une main invisible avait soigneusement nettoyé les traces compromettantes. Seules subsistent des mentions indirectes : pensions royales, notes conventuelles, signatures. Cette absence systématique intrigue : comment expliquer que dans un royaume obsédé par l’ordre et la mémoire, une pensionnaire royale échappe ainsi à la rigueur administrative ?

Dès lors, l’hypothèse d’un secret d’État s’impose. Louis XIV, maître incontesté de la dissimulation politique, savait protéger ses propres enfants illégitimes, multipliant les subterfuges pour éviter le scandale. Louise Marie Thérèse aurait-elle été l’une de ces ombres gênantes, à dissimuler derrière les murs d’un couvent ? La question reste ouverte, mais l’acharnement du silence institutionnel renforce le sentiment d’un mystère soigneusement entretenu.

Hypothèse 1 : une fille noire de la reine Marie-Thérèse

Parmi les rumeurs qui enflammèrent Versailles, la plus persistante fut celle d’une enfant noire née de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV. L’épisode se situerait en 1664, lorsque la souveraine connut un accouchement difficile. Selon certains récits, la naissance aurait donné lieu à un scandale étouffé : l’enfant, de peau sombre, aurait été soustrait à la vue publique et placé discrètement au couvent de Moret.

Cette thèse s’accompagne d’une version dramatique : la substitution d’un corps lors des funérailles de la petite Marie-Anne de France, l’un des nombreux enfants morts en bas âge du couple royal. Officiellement décédée, la princesse aurait en réalité été remplacée dans son cercueil par un autre corps, tandis que la véritable enfant (devenue la « Mauresse de Moret ») était secrètement confiée aux bénédictines. Cette hypothèse, largement romancée, nourrit l’idée d’un secret dynastique destiné à protéger l’image du roi et de la monarchie.

Les partisans de cette thèse avancent plusieurs éléments : des rumeurs de cour mentionnées par les contemporains, l’allusion de Mlle de Montpensier qui évoqua la naissance d’une enfant « d’une couleur étrange », et surtout le silence des archives qui laisse la place au doute. Le fait que Louise Marie Thérèse ait bénéficié de pensions royales semble, pour eux, renforcer l’idée d’un lien direct avec la famille royale.

Mais les limites de cette hypothèse sont nombreuses. D’abord, les accouchements royaux étaient publics, entourés de nombreux témoins destinés à prévenir toute substitution ou dissimulation. Ensuite, la mortalité infantile était très élevée au XVIIᵉ siècle, ce qui relativise le caractère exceptionnel de la mort de Marie-Anne. Enfin, aucune preuve diplomatique (or les ambassadeurs étrangers rapportaient scrupuleusement les moindres rumeurs de la cour) ne confirme l’existence d’un tel scandale.

Cette version séduisante doit beaucoup au XIXᵉ siècle romantique. Des écrivains comme Victor Hugo, sensibles aux destins tragiques et aux secrets royaux, s’emparèrent de l’histoire pour en faire un mythe littéraire. Plus tard, d’autres romanciers et pamphlétaires accentuèrent la dimension sensationnelle, renforçant la légende d’une princesse cachée derrière les murs d’un couvent.

Hypothèse 2 : une fille illégitime de Louis XIV

Une autre rumeur, non moins persistante, fait de Louise Marie Thérèse non pas la fille de la reine, mais celle de Louis XIV lui-même. Dans ce scénario, elle serait née d’une liaison secrète entre le roi et une femme noire, peut-être une servante de la cour ou une comédienne. Cette hypothèse s’appuie sur un élément récurrent : la présence de pensions royales versées pour son entretien, ainsi que sur certains récits qui suggèrent que le Roi-Soleil aurait veillé personnellement à ce qu’elle soit placée à l’abri dans le couvent de Moret.

Le philosophe Voltaire évoqua l’existence de la religieuse noire et la rattacha, avec l’ironie qui le caractérisait, aux aventures galantes du roi. Même si son témoignage est plus littéraire qu’historique, il contribua à populariser l’idée d’un sang royal coulant dans les veines de Louise Marie Thérèse. Le rôle de Madame de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV, est également cité : elle aurait pris soin de cette enfant comme elle le fit pour d’autres illégitimes, confirmant l’hypothèse d’une filiation royale tenue secrète mais assumée à huis clos.

Certains historiens modernes, comme Louis Hastier ou Serge Bilé, ont repris cette piste. Le premier, dans son enquête sur les énigmes de la cour de Versailles, y voyait la trace d’une dissimulation organisée ; le second, dans une perspective afrocentrée, y a vu une figure symbolique de l’invisibilisation des Afro-descendants dans l’histoire française, masquée par la légende blanche du Roi-Soleil.

Mais cette hypothèse souffre des mêmes fragilités que la précédente. Elle repose sur un faisceau de traditions orales et de témoignages tardifs, sans preuves irréfutables. Aucun document officiel n’atteste de la naissance d’un enfant illégitime noir du roi, et les ambassadeurs étrangers (toujours prompts à colporter les scandales de Versailles) n’ont laissé aucune mention d’un tel secret.

Hypothèse 3 : une protégée de la couronne

La troisième hypothèse, sans doute la plus prudente et historiquement vraisemblable, consiste à voir en Louise Marie Thérèse non une princesse cachée, mais une protégée de la couronne. Selon ce scénario, elle aurait été la fille d’un domestique noir attaché à la maison royale, ou bien une orpheline africaine ou mauresque, recueillie dans le sillage des réseaux d’esclavage ou de domesticité qui alimentaient alors les cours européennes en pages et serviteurs exotiques.

Dans cette lecture, son installation au couvent de Moret ne serait pas le fruit d’un secret dynastique, mais plutôt d’un parrainage royal. Louis XIV, la reine Marie-Thérèse et, plus tard, Madame de Maintenon, avaient coutume de financer l’entretien de protégés dans des institutions religieuses, par charité ou par convenance politique. Le cas de Louise Marie Thérèse entrerait dans ce cadre : une enfant « différente », dont la présence à la cour aurait suscité curiosité et malaise, placée dans un lieu discret mais entretenue avec soin.

Des témoignages, notamment ceux du duc de Luynes, évoquent explicitement l’adoption par charité d’une « enfant noire » par le roi et son entourage. Ces récits renforcent l’idée que la « Mauresse de Moret » aurait bénéficié d’une protection particulière, mais sans qu’il soit nécessaire de lui prêter une ascendance royale. Les pensions versées par le roi au prieuré de Moret s’inscriraient alors dans une pratique habituelle : assurer la subsistance d’un pensionnaire atypique tout en transformant le couvent en lieu de garde discret.

Cette hypothèse a l’avantage d’être la plus compatible avec l’état des sources : elle explique la présence des pensions royales, l’intérêt porté par la cour à une religieuse « différente », tout en tenant compte du silence des archives officielles sur une éventuelle filiation. Elle n’a pas la force romanesque des autres versions, mais elle éclaire le rôle ambigu du pouvoir royal, partagé entre charité chrétienne et gestion politique des marges.

La construction d’un mythe littéraire

Si la vie de Louise Marie Thérèse demeure enveloppée de mystère, son destin posthume est, lui, beaucoup plus clair : elle est devenue une figure romanesque, nourrissant la littérature, l’imaginaire populaire et même la culture contemporaine.

Dès le XIXᵉ siècle, dans un contexte marqué par le goût des intrigues de cour et des secrets dynastiques, l’histoire de la « Mauresse de Moret » fut reprise par des écrivains romantiques et pamphlétaires. On la retrouve dans des récits sensationnalistes publiés par des auteurs comme Teste d’OuetMaurice Lachâtre ou encore Juliette Benzoni, qui voyaient dans cette énigme un matériau idéal pour séduire un lectorat avide de mystères royaux. Le récit d’une princesse noire cachée dans un couvent résonnait particulièrement à une époque fascinée par les figures maudites et les enfants illégitimes.

Au XXᵉ et XXIᵉ siècles, le mythe fut repris par des auteurs et chercheurs afrodescendants qui y virent le symbole d’une invisibilisation historiqueClaude Ribbe et Serge Bilé, notamment, consacrèrent des ouvrages à la Mauresse de Moret, donnant à cette figure une place dans le récit afro-européen. Dans leurs lectures, Louise Marie Thérèse devenait moins une curiosité dynastique qu’un symbole de la présence noire en France, occultée par les récits officiels.

La fascination ne se limite pas aux livres. Dans la culture contemporaine, la « Mauresse de Moret » continue de nourrir l’imaginaire. Des expositions locales en Seine-et-Marne lui consacrent des sections, certains médias relaient périodiquement l’hypothèse d’une princesse cachée, et même des initiatives plus légères (comme une chocolaterie à Moret proposant des produits à son effigie) témoignent de la permanence de ce mythe dans la mémoire collective.

La symbolique : race, pouvoir et mémoire au Grand Siècle

L’existence même de Louise Marie Thérèse prend tout son sens lorsqu’on l’inscrit dans le contexte du Grand Siècle et de ses représentations du noir. Sous Louis XIV, les cours européennes, et plus encore Versailles, se passionnent pour l’exotisme : on y exhibe des pages africains, des esclaves venus des colonies, des objets d’art inspirés de l’Orient et de l’Afrique. La présence noire, réduite au rôle de curiosité ou de servitude, renforce la magnificence du roi en soulignant sa domination sur les mondes lointains.

Mais Louise Marie Thérèse échappe à ce registre convenu. Elle n’était pas un page, pas un serviteur, mais une religieuse protégée par le roi. Sa présence au couvent de Moret brouillait les lignes : au lieu d’incarner l’ornement exotique, elle devenait un mystère politique, une altérité placée au cœur même de l’institution monarchique.

L’« affaire » révèle ainsi la fascination mêlée de crainte que suscitait la différence raciale dans la France du XVIIᵉ siècle. La couleur de peau de Louise Marie Thérèse, jugée « insolite » au sein d’un royaume qui prônait la blancheur comme norme dynastique, alimenta les rumeurs les plus folles : fille adultérine de la reine, enfant illégitime du roi, protégée d’un secret d’État.

Le silence des archives, loin d’être une simple négligence, semble avoir joué un rôle actif. Dans une monarchie où tout était consigné, le fait que sa naissance, son baptême et ses origines restent absents des registres apparaît comme une stratégie de dissimulation politique. Louis XIV, maître de l’image et de la mise en scène, savait que l’ombre était parfois l’arme la plus efficace pour protéger le trône d’un scandale.

La mémoire postérieure a transformé Louise Marie Thérèse en miroir des fantasmes. Pour les romantiques du XIXᵉ siècle, elle incarne le secret sulfureux qui fragilise la majesté royale. Pour les intellectuels contemporains, elle devient un symbole de l’invisibilisation des Afro-descendants dans l’histoire européenne. À travers elle, se croisent les obsessions de chaque époque : pureté dynastique, exotisme, scandale, mémoire coloniale.

Entre énigme et héritage

Au terme de ce parcours, la figure de Louise Marie Thérèse demeure une énigme. Trois hypothèses s’affrontent : fille noire de la reine Marie-Thérèse, enfant illégitime de Louis XIV, ou simple protégée de la couronne. Aucune n’a pu être définitivement confirmée, et chacune reflète moins une vérité historique qu’une manière, pour les époques successives, de projeter leurs obsessions et leurs fantasmes sur une silhouette demeurée insaisissable.

Son destin illustre toute l’ambivalence de la monarchie française : à la fois marginalisée dans un couvent discret, mise à l’écart pour ne pas troubler l’ordre dynastique, et en même temps honorée par des pensions royales, des visites illustres et une mémoire persistante dans les chroniques. Louise Marie Thérèse fut à la fois invisible et visible, oubliée par les archives mais éternisée par la rumeur et l’imaginaire.

Elle nous enseigne combien les questions de couleur, de filiation et de pouvoir furent centrales dans la France moderne. À travers son cas, on mesure comment l’absolutisme gérait l’altérité : tantôt intégrée sous forme d’exotisme maîtrisé, tantôt étouffée derrière les murs d’un couvent. Le silence qui entoure son existence n’est pas anodin : il est révélateur d’un système qui savait utiliser l’effacement comme instrument politique.

Aujourd’hui, la « Mauresse de Moret » dépasse le cadre anecdotique. Elle nourrit un débat plus large sur la place des Afro-descendants dans l’histoire européenne, sur les mémoires invisibles du Grand Siècle et sur la manière dont les récits officiels ont gommé des présences pourtant bien réelles. Qu’elle ait été princesse, fille illégitime ou protégée, Louise Marie Thérèse incarne une vérité essentielle : au cœur même du royaume le plus éclatant de l’Europe, l’altérité noire n’était pas seulement tolérée, elle faisait partie intégrante du paysage, dans l’ombre mais aussi dans la mémoire.

Sources

PAIGC : de la guérilla à l’indépendance, l’épopée de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert

De la Guinée-Bissau au Cap-Vert, le PAIGC mena l’une des luttes anti-coloniales les plus emblématiques d’Afrique. Entre mythe panafricain, victoire militaire et héritage contradictoire.

Un parti, deux terres, une utopie panafricaine

Dans la longue fresque des luttes de libération africaines, peu de mouvements portent autant de symboles que le Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Fondé en 1956 par une poignée d’intellectuels et de militants déterminés, il incarne à lui seul l’énergie, les espoirs et les contradictions des indépendances africaines. Le PAIGC fut à la fois un mouvement de guérilla redoutablement efficace, une expérimentation socialiste enracinée dans la brousse et une tentative unique de fédération entre deux territoires (la Guinée portugaise et le Cap-Vert) que tout semblait opposer : l’un continental et forestier, l’autre insulaire et aride.

Au milieu des années 1950, l’empire portugais semblait inébranlable. Tandis que la France et le Royaume-Uni envisageaient déjà des transitions vers l’autonomie, Lisbonne s’accrochait à ses colonies, proclamées « provinces d’outre-mer ». Pourtant, dans ce décor figé, un petit groupe d’hommes et de femmes osa imaginer une issue. Autour d’Amílcar Cabral, ingénieur agronome visionnaire, ils décidèrent d’engager le combat contre la plus vieille dictature d’Europe, celle de Salazar, et de bâtir une utopie panafricaine à la mesure de leur temps.

Mais comment un mouvement né dans un coin oublié de l’empire colonial réussit-il à incarner un espoir continental ? Comment le PAIGC est-il parvenu à conjuguer à la fois la lutte pour la liberté, l’expérimentation d’un socialisme africain et le rêve (vite contrarié) de l’unité entre deux peuples ?

Replacer le PAIGC dans l’histoire, c’est comprendre non seulement la victoire militaire et politique contre le colonialisme portugais, mais aussi les défis de la construction étatique en Afrique de l’Ouest. C’est, enfin, interroger les héritages d’un mouvement qui, plus d’un demi-siècle après ses premiers combats, continue d’inspirer les luttes de souveraineté et de justice sur le continent.

De l’intellectuel agronome à la cause nationale

Portrait d’Amilcar Cabral, coiffé d’une sumbia, une calotte traditionnelle [probablement lors du congrès de Cassacá, libéré de la région sud de la Guinée].

La Guinée portugaise (aujourd’hui Guinée-Bissau) et l’archipel du Cap-Vert vivaient, dans les années 1950, sous une domination coloniale d’une rare dureté. Contrairement aux puissances voisines, qui amorçaient des réformes pour préparer l’indépendance, le Portugal de Salazar s’entêtait à considérer ses colonies comme de simples « provinces d’outre-mer », intégrées au territoire national. L’administration coloniale y exerçait un contrôle étouffant : hiérarchie raciale stricte, absence quasi totale de droits politiques pour les populations africaines, répression des syndicats et surexploitation des ressources. Le Cap-Vert, frappé par les sécheresses et la famine, subissait de plein fouet les carences de cette gestion autoritaire, tandis que la Guinée-Bissau voyait ses paysans asservis par l’impôt, le travail forcé et les violences coloniales.

C’est dans ce contexte qu’émerge la figure d’Amílcar Cabral. Né en 1924 en Guinée-Bissau et élevé au Cap-Vert, il suit des études d’ingénieur agronome à Lisbonne, au sein de l’Institut supérieur d’agronomie. Cette formation, qui le place au contact direct des élites portugaises, lui donne une arme intellectuelle rare : la capacité de décoder les mécanismes d’exploitation agricole et de penser les bases matérielles de la libération. Cabral est autant un scientifique qu’un militant. Dans les cercles étudiants africains de Lisbonne (aux côtés d’autres futurs leaders comme Agostinho Neto (Angola) ou Mário de Andrade (Angola)) il forge une pensée panafricaine, nourrie de marxisme, d’humanisme et d’un profond enracinement culturel africain.

En 1956, à Bissau, il participe à la création du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). À ses côtés, des figures décisives : Henri Labéry, intellectuel capverdien, Aristides Pereira, futur président du Cap-Vert, et Luís Cabral, son demi-frère, futur chef d’État de Guinée-Bissau. Le parti naît d’abord comme une organisation clandestine, discrète mais structurée, qui s’appuie sur les réseaux syndicaux urbains et sur une élite politisée en quête de changement.

Les premières années du PAIGC se déroulent sous le signe du militantisme pacifique. Inspirés par le modèle syndical, ses membres organisent des grèves, mènent des campagnes de sensibilisation, réclament des améliorations des conditions de travail et dénoncent la brutalité coloniale. Cabral croit encore à la possibilité d’un dialogue, mais la brutalité de la répression portugaise (arrestations, exils forcés, massacres) va rapidement convaincre les militants que l’émancipation ne pourra se faire que par les armes.

Le massacre de Pidjiguiti (1959)

Massacre de Pindjiguiti, Bissau. Reproduction.

Le 3 août 1959 marque un tournant irréversible dans l’histoire du PAIGC et, plus largement, dans la lutte contre la domination portugaise en Afrique. Ce jour-là, les dockers du port de Pidjiguiti, à Bissau, entrent en grève. Leurs revendications sont simples : une augmentation de salaire, de meilleures conditions de travail, le respect de leur dignité. Mais face à ces demandes, l’administration coloniale ne voit qu’une menace.

La réponse fut d’une brutalité inouïe : la police coloniale et les forces armées portugaises ouvrirent le feu sur les travailleurs désarmés. On dénombra près de 50 morts et des dizaines de blessés, leurs corps étendus sur les quais, sous le soleil implacable. Ce massacre de Pidjiguiti fut pour les Guinéens une révélation tragique : le colonisateur ne céderait jamais à la négociation, et le combat pacifique ne suffisait plus.

Pour Amílcar Cabral et ses compagnons, ce bain de sang marqua la fin des illusions. Le PAIGC, jusque-là engagé dans le militantisme urbain, décida de franchir le pas vers la lutte armée. Dès les mois suivants, ses cadres commencèrent à organiser des réseaux clandestins dans les campagnes, où se trouvait la majorité de la population. La base arrière du mouvement fut installée à Conakry, capitale de la Guinée indépendante d’Ahmed Sékou Touré, qui offrit son territoire comme sanctuaire et soutien logistique aux combattants.

Le PAIGC n’était pas seul. Dans l’ensemble de l’empire colonial portugais, des organisations similaires prenaient forme. En Angola, le MPLA (Mouvement Populaire de Libération de l’Angola) multipliait les attaques contre Lisbonne. Au Mozambique, la FRELIMO (Front de Libération du Mozambique) naissait de la même dynamique. Très vite, ces mouvements comprirent la nécessité d’unir leurs forces.

En 1961, ils créèrent ensemble la CONCP (Conférence des Organisations Nationalistes des Colonies Portugaises). Cette structure panafricaine avait une double fonction : coordonner les stratégies militaires et diplomatiques, et projeter à l’échelle internationale l’image d’un combat commun contre l’un des derniers empires coloniaux d’Europe.

La guerre de libération (1963–1974)

Guérilleros du PAIGC, parmi lesquels João Bernardo Vieira [Nino], sur l’île de Como, Front Sud.

Après plusieurs années de préparation clandestine, le PAIGC lança officiellement son insurrection armée en 1963. Les premières attaques visèrent des garnisons portugaises isolées dans les régions de Tite et de l’Oio, marquant l’ouverture d’une guerre qui allait durer plus d’une décennie. Face à une armée coloniale mieux équipée, le PAIGC choisit la guérilla : mobilité, enracinement dans les campagnes, connaissance du terrain. Très vite, les zones rurales se transformèrent en bastions de la résistance.

Le mouvement mit en place des zones libérées, administrées directement par ses militants. On y instaurait des structures embryonnaires d’un futur État indépendant : hôpitaux de fortune, tribunaux populaires, coopératives agricoles. Les FARPs (Forces Armées Révolutionnaires du Peuple), branche militaire du PAIGC, constituaient l’épine dorsale de cette organisation. Elles encadraient la population, protégeaient les villages et assuraient une discipline qui contrastait avec l’arbitraire colonial portugais.

Un élément décisif de la réussite du PAIGC fut le soutien international. Dans le contexte de la Guerre froide, le mouvement sut mobiliser la solidarité du camp socialiste. Cuba, sous l’impulsion de Fidel Castro, envoya des conseillers militaires, des médecins et des techniciens. L’URSS fournit des armes lourdes, de l’artillerie et une assistance logistique. La Chine maoïste livra du matériel et forma des combattants. Fait notable, la Suède, pays non-aligné, participa aussi à l’effort, notamment par une coopération civile et humanitaire. Cette pluralité de soutiens permit au PAIGC de maintenir une pression constante sur Lisbonne.

La guerre fut jalonnée de grandes batailles. En 1964, les combats autour de Como Island marquèrent la première victoire symbolique de la guérilla. Dans la région de Cantanhez, au sud, le PAIGC établit une zone libérée quasiment imprenable. Enfin, les offensives dans le secteur de Quitafine montrèrent la capacité des combattants à infliger des revers sérieux à l’armée coloniale. En dépit de la supériorité aérienne et logistique portugaise, le terrain (marécages, forêts denses, rivières) se révéla favorable aux guérilleros.

Amílcar Cabral insista toujours sur le fait que la lutte ne devait pas être seulement militaire, mais aussi politique et culturelle. Dans les zones libérées, il fit ouvrir des écoles de brousse, où l’on enseignait à lire et à écrire, mais aussi l’histoire africaine et les valeurs du mouvement. Les femmes furent massivement mobilisées à travers l’UDEMU (União Democrática das Mulheres da Guiné e Cabo Verde), qui leur confiait des rôles de combattantes, d’infirmières, d’éducatrices. Cette mobilisation contribua à donner au PAIGC une légitimité qui dépassait le simple affrontement armé : il apparaissait comme le représentant d’un nouvel ordre social.

L’internationalisation de la lutte

Amílcar Cabral avec Fidel Castro à Cuba lors de la Conférence tricontinentale de 1966.

Si la guérilla en Guinée portugaise constitua le cœur battant du PAIGC, Amílcar Cabral comprit très tôt que la victoire ne pouvait venir seulement des armes. La guerre devait aussi se mener sur le terrain de la diplomatie internationale, là où se jouaient les équilibres de la Guerre froide et où se forgeait la légitimité politique des mouvements de libération.

Dès le début des années 1960, Cabral participa activement aux conférences panafricaines, notamment à Accra et à Dar es-Salaam, où il tissa des liens étroits avec Kwame Nkrumah et Julius Nyerere. Mais c’est surtout lors de la Conférence tricontinentale de La Havane en 1966 que le PAIGC prit une dimension mondiale. Aux côtés des représentants du Vietnam, de Cuba et de l’Algérie, Cabral se fit le porte-parole des peuples africains sous domination portugaise. Son éloquence, sa rigueur intellectuelle et sa vision politique firent forte impression : il démontra que la lutte du PAIGC n’était pas un conflit local, mais un maillon de la chaîne globale de l’anti-impérialisme.

Dans le contexte de la Guerre froide, le PAIGC devint une véritable vitrine de la lutte anti-coloniale. Soutenu par l’URSS, Cuba et la Chine, mais aussi respecté par de nombreux pays du Tiers-Monde non-aligné, le parti acquit une stature internationale qui renforça sa légitimité auprès des Nations unies. Contrairement à d’autres mouvements plus divisés, il apparaissait comme discipliné, efficace, et capable de construire un ordre nouveau dans les zones libérées.

Le rôle de la Guinée de Sékou Touré fut décisif. Dès 1958, Conakry accueillit les bases arrière du PAIGC. Le territoire guinéen servait de sanctuaire, permettant aux combattants de se replier, de s’entraîner et de recevoir armes et aides venues de l’étranger. Sékou Touré, en offrant ce soutien, s’affirmait comme l’un des parrains du panafricanisme militant, et Conakry devint un hub stratégique du combat anti-impérialiste.

Pour autant, l’union Guinée–Cap-Vert qui animait le PAIGC restait fragile. Si la lutte armée progressait en Guinée-Bissau, elle était en revanche impossible au Cap-Vert, archipel aride et contrôlé militairement par Lisbonne. Là, le mouvement dut rester dans la clandestinité, agissant à travers des réseaux discrets de sympathisants, sans jamais parvenir à déclencher une insurrection. Cette asymétrie entre le continent et l’archipel annonçait déjà les fractures futures : deux réalités sociales et géographiques radicalement différentes allaient compliquer la mise en œuvre du rêve fédéral.

L’assassinat de Cabral (1973)

Amilcar Cabral, le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert (PAIGC), le 22 octobre 1971. Amilcar Cabral a été assassiné le 20 janvier 1973.  © AFP/LEHTIKUVA

Le 20 janvier 1973, la trajectoire du PAIGC fut brutalement brisée par un événement tragique : l’assassinat d’Amílcar Cabral à Conakry. Abattu devant son domicile par un commando composé de dissidents bissau-guinéens, manipulés par les services portugais, le fondateur du mouvement ne vit pas l’indépendance qu’il avait tant préparée.

Les circonstances de ce meurtre restent entourées de zones d’ombre, mais l’essentiel est clair : Lisbonne avait infiltré et exploité les divisions internes du PAIGC, attisant les rivalités ethniques et personnelles. Le coup fut autant politique que psychologique : en éliminant Cabral, les Portugais espéraient décapiter le mouvement et briser son unité.

La perte fut immense. Cabral n’était pas seulement un chef militaire ; il était avant tout un intellectuel visionnaire, un stratège politique capable d’articuler la lutte armée à une réflexion profonde sur la culture, l’identité et la libération. Son charisme, sa rigueur et sa capacité de dialogue faisaient de lui une figure respectée bien au-delà des frontières de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert.

Pour les militants, ce fut un choc comparable à la disparition d’un prophète. On parla d’un « prophète inachevé », dont l’œuvre théorique – sur le rôle de la culture comme ciment de la libération, sur la nécessité d’un socialisme enraciné dans les réalités africaines – continua d’inspirer d’autres luttes. Ses écrits, prononcés dans des conférences internationales, furent repris par des générations de militants panafricains, afro-descendants et tiers-mondistes.

Pourtant, l’assassinat n’interrompit pas la dynamique du PAIGC. Quelques mois plus tard, en septembre 1973, les combattants proclamèrent unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau dans les zones libérées, geste rapidement reconnu par l’ONU. L’ombre de Cabral planait sur cet acte fondateur : son absence renforçait paradoxalement sa présence, faisant de lui un martyr de la cause africaine.

L’indépendance et l’union contrariée (1973–1980)

Quelques mois après l’assassinat d’Amílcar Cabral, le PAIGC franchit une étape décisive. Le 24 septembre 1973, dans la petite localité de Madina do Boé, les combattants proclamèrent unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau. Cet acte, plus symbolique que juridique, fut néanmoins un succès diplomatique : l’ONU reconnut rapidement la légitimité du nouvel État, preuve que la lutte du PAIGC avait su convaincre la communauté internationale.

L’année suivante, l’histoire s’accéléra en Europe. En avril 1974, la Révolution des Œillets mit fin à la dictature salazariste au Portugal. Le nouveau régime militaire, épuisé par des guerres coloniales sur trois fronts (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau), choisit de se retirer. En septembre 1974, l’indépendance de la Guinée-Bissau fut officiellement reconnue. Quelques mois plus tard, en juillet 1975, ce fut au tour du Cap-Vert d’accéder à l’indépendance, sous la direction d’Aristides Pereira.

L’idéal formulé par Amílcar Cabral semblait alors à portée de main : unir la Guinée-Bissau et le Cap-Vert dans une fédération unique, cimentée par le PAIGC. Luís Cabral, frère d’Amílcar, devint président en Guinée-Bissau, tandis qu’Aristides Pereira prenait la tête du Cap-Vert. Les deux pays partageaient les mêmes institutions partisanes et affichaient une volonté commune d’incarner un modèle de socialisme africain, fondé sur le monopartisme, la planification économique et la solidarité entre travailleurs.

Dans les faits, la situation était plus complexe. La Guinée-Bissau sortait exsangue de onze ans de guerre, avec une économie rurale dévastée, une administration coloniale quasi absente et une armée surpuissante. Le Cap-Vert, de son côté, n’avait pas connu la guerre mais souffrait de la sécheresse chronique et d’un isolement insulaire qui rendait l’union difficile. Cette asymétrie profonde minait le projet fédéral dès le départ.

La rupture éclata en novembre 1980. À Bissau, un coup d’État militaire mené par João Bernardo Vieira renversa Luís Cabral. Vieira, soutenu par une partie de l’armée, accusa le pouvoir de favoriser les Cap-Verdiens au détriment des Bissau-Guinéens. Le projet fédéral vola en éclats : le PAIGC se scinda en deux entités distinctes, le PAIGC pour la Guinée-Bissau et le PAICV (Parti Africain pour l’Indépendance du Cap-Vert) pour l’archipel.

Cette fracture mit un terme à l’utopie d’une nation binationale rêvée par Cabral. Elle révélait les limites d’un modèle imposé d’en haut, où la solidarité idéologique n’avait pas suffi à surmonter les réalités sociales, économiques et identitaires. Le PAIGC, auréolé de sa victoire militaire contre le Portugal, se retrouvait désormais confronté aux contradictions de l’exercice du pouvoir.

Héritages et contradictions post-coloniaux

L’indépendance n’a pas marqué la fin des épreuves pour les héritiers du PAIGC. Au contraire, l’après-1974 révéla toute l’ampleur des défis posés par la construction étatique dans deux contextes radicalement différents : la Guinée-Bissau, théâtre d’une instabilité chronique, et le Cap-Vert, exemple d’une transition plus apaisée.

En Guinée-Bissau, le prestige du PAIGC ne suffit pas à garantir la stabilité. Dès les années 1980, le pays s’enlisa dans une série de coups d’État militaires, de purges internes et de conflits armés. Les tensions ethniques, l’hégémonie de l’armée et la fragilité des institutions plongèrent l’État dans une instabilité quasi permanente. Dans les années 1990, une guerre civile éclata, dévastant le pays et accentuant sa pauvreté structurelle. Pourtant, malgré cette succession de crises, le PAIGC resta une force politique dominante, capable de se maintenir au pouvoir à travers des coalitions, des élections ou des compromis fragiles. Mais sa légitimité, forgée dans la lutte de libération, fut progressivement érodée par la corruption, le népotisme et la perte de confiance populaire.

À l’inverse, le Cap-Vert connut un destin plus équilibré. Le PAICV, héritier direct du PAIGC, établit un système monopartite socialiste dans les premières années de l’indépendance, avant de céder la place, au début des années 1990, à une démocratie pluraliste. L’archipel se distingua par sa stabilité politique, sa gouvernance relativement efficace et ses progrès sociaux, contrastant fortement avec les convulsions de la Guinée-Bissau. Le PAICV y demeure une formation politique centrale, alternant au pouvoir avec d’autres partis dans un cadre démocratique reconnu comme l’un des plus solides d’Afrique.

Sur le plan idéologique, l’héritage du PAIGC reste double. D’un côté, il incarne la mémoire du panafricanisme et du socialisme africain, nourri par l’expérience de Cabral et la mobilisation populaire. De l’autre, il porte les stigmates du centralisme autoritaire, de la tentation du parti unique et de l’incapacité à transformer la légitimité révolutionnaire en institutions démocratiques pérennes. Cette ambivalence est au cœur de l’histoire post-coloniale bissau-guinéenne et capverdienne.

Enfin, l’héritage est aussi symbolique. Amílcar Cabral demeure une figure célébrée bien au-delà de la Guinée et du Cap-Vert : héros continental, penseur de la libération, il est invoqué dans les luttes africaines et diasporiques comme un modèle de rigueur et de vision politique. Les femmes combattantes du PAIGC, souvent oubliées dans les récits nationaux, incarnent quant à elles la mémoire d’un engagement égalitaire : infirmières, éducatrices ou combattantes armées, elles rappellent que la guerre de libération fut aussi une école d’émancipation pour les femmes africaines.

Le PAIGC aujourd’hui

PAIGC

Plus d’un demi-siècle après l’indépendance, le PAIGC continue d’occuper une place centrale dans la vie politique de la Guinée-Bissau. Malgré une démocratie fragile, minée par les coups de force militaires, les ingérences étrangères et une corruption endémique, le parti demeure un acteur incontournable. Il alterne le pouvoir avec ses adversaires politiques, parfois affaibli, mais jamais effacé. Cette résilience s’explique par la profondeur de ses racines historiques : il reste le parti de la libération, celui qui a incarné l’espoir de tout un peuple.

Le culte de Cabral est au cœur de cette mémoire. Dans les rues de Bissau comme dans les discours officiels, son visage et ses mots rappellent la figure tutélaire du mouvement. Chaque année, le 20 janvier, date de son assassinat, des cérémonies sont organisées pour honorer sa mémoire. Statues, timbres, places publiques portent son nom, transformant Cabral en héros fondateur de la nation et en référence morale dans une classe politique souvent discréditée.

Le slogan du PAIGC, « Unidade e Luta » (« Unité et lutte »), continue d’être mobilisé dans la rhétorique contemporaine. Il exprime à la fois une fidélité à l’esprit révolutionnaire et une tentative de rallier un pays profondément divisé. Mais il révèle aussi le décalage entre l’idéalisme des années 1960 et les réalités actuelles d’un État en proie à la pauvreté et à l’instabilité.

Au-delà des frontières, le PAIGC et son héritage occupent une place importante dans les débats identitaires de la diaspora cap-verdienne et bissau-guinéenne. Pour beaucoup, Cabral et le parti demeurent des symboles d’unité, de dignité et de résistance à l’oppression. Mais pour d’autres, ils incarnent aussi les dérives du monopartisme et les promesses non tenues d’un avenir meilleur. Dans les cercles intellectuels afrodescendants, le PAIGC reste cité comme un modèle de lutte populaire, mais aussi comme une expérience politique dont il faut tirer les leçons.

L’épopée d’un parti, le mythe d’une Afrique libre

Joana Gomes (au premier rang, à gauche) avec Amilcar Cabral (au centre), chef du mouvement indépendantiste de Guinée-Bissau, en 1964.  PHOTO MÁRIO PINTO DE ANDRADE ARCHIVE/MÁRIO SOARES AND MARIA BARROSO FOUNDATION/ THE NEW YORK TIMES

L’histoire du PAIGC se lit comme une véritable épopée de la décolonisation africaine. Né dans la clandestinité en 1956, il devint en moins de vingt ans l’un des mouvements les plus structurés et les plus efficaces du continent. En combinant la rigueur intellectuelle d’Amílcar Cabral, la force de la guérilla populaire et un réseau diplomatique international, le parti réussit là où beaucoup d’autres échouèrent : contraindre l’un des derniers empires coloniaux européens à céder.

Mais derrière la grandeur du mythe, l’ambivalence demeure. L’émancipation nationale fut incontestable : la Guinée-Bissau et le Cap-Vert doivent leur indépendance au PAIGC. Pourtant, l’unité rêvée (celle d’une fédération binationale, symbole du panafricanisme cabralien) se brisa dès 1980, victime des réalités sociales et des rivalités politiques. L’héritage fut également contradictoire : exaltation de la dignité africaine et du socialisme populaire d’un côté, dérives autoritaires, centralisme et instabilité chronique de l’autre.

L’épopée du PAIGC incarne à elle seule les grandeurs et les limites des utopies africaines du XXᵉ siècle. Grandeur, car elle montre la capacité de peuples jugés « périphériques » à inverser le cours de l’histoire coloniale par leur seule volonté. Limites, car la victoire militaire et symbolique ne suffit pas à garantir la prospérité ni la stabilité politique.

Aujourd’hui encore, le nom de Cabral, les chants de la guérilla et le slogan « Unidade e Luta » résonnent comme des rappels d’un temps où l’Afrique rêvait d’unité et de liberté totales. Le PAIGC appartient désormais à la mémoire collective : un mythe fondateur d’une Afrique libre, mais aussi une leçon de vigilance sur les fragilités qui menacent toute utopie lorsqu’elle se confronte au réel.

Sources

Mission Voulet-Chanoine, la colonne infernale de l’Afrique coloniale (1899)

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En 1899, la mission Voulet-Chanoine, censée achever la conquête française du Tchad, se transforma en « colonne infernale ». Villages incendiés, massacres de masse, rébellion contre l’autorité française : un scandale colonial occulté par l’Histoire officielle. Retour sur une tragédie coloniale où ambition personnelle et violence impériale se confondent.

Une colonne de feu dans la savane

Mission Voulet-Chanoine, la colonne infernale de l’Afrique coloniale (1899)
Mission Voulet-Chanoine : portrait du lieutenant Octave Meynier (1874-1961) et du colonel Arsène Klobb (1857-1899) avec en bas de gauche à droite : lieutenant Joalland, sergent Boutel, docteur.

Au lever du jour, la savane s’éveillait dans un silence lourd, brisé par les cris des survivants et l’odeur acre des cendres. Derrière eux, il ne restait que des villages calcinés, des greniers éventrés, des cadavres abandonnés aux vautours. Devant, avançait une colonne de soldats épuisés, traînant canons et fusils, escortés de femmes et d’enfants réduits en porteurs. Ce cortège n’était pas celui d’une armée étrangère surgie de nulle part : c’était une mission française, officiellement mandatée par la République, censée porter la « civilisation » dans les terres du Niger et du Tchad.

La mission Voulet-Chanoine, lancée en janvier 1899, devait être une expédition de prestige : relier le Niger au Tchad, unir les possessions françaises éparses et achever le grand dessein colonial esquissé à Berlin. Elle devint pourtant l’une des pages les plus sombres de l’histoire coloniale. Ce qui devait être une marche de conquête se transforma en une déflagration incontrôlée : villages rayés de la carte, populations massacrées, résistances locales écrasées dans le sang.

À mesure que la colonne progressait, elle n’était plus le bras armé de la France, mais une force autonome, ivre de violence, rêvant d’un empire personnel. On la surnomma bientôt la « colonne infernale ».

Dès lors, une question demeure : comment une mission officielle, encadrée par des officiers formés dans l’armée française, a-t-elle pu basculer dans l’horreur ? Ce scandale, trop vite recouvert par l’oubli, éclaire les zones d’ombre de la colonisation et révèle la part brutale, incontrôlable, d’un empire en expansion.

La « course au clocher » en Afrique

Mission Voulet-Chanoine, la colonne infernale de l’Afrique coloniale (1899)
La conférence de Berlin, telle qu’illustrée dans l’Illustrirte Zeitung

Lorsque la mission Voulet-Chanoine est conçue, l’Afrique est déjà une immense partie d’échecs où chaque puissance européenne place ses pions avec frénésie. Quinze ans plus tôt, la Conférence de Berlin (1884-1885) avait entériné le « partage » du continent. Dans les salons capitonnés des chancelleries, des lignes droites avaient été tracées sur des cartes, ignorant royaumes, peuples et frontières ancestrales. La règle était simple : occuper le terrain, planter son drapeau, bâtir des postes et signer des traités. C’était la « course au clocher », où la lenteur se payait par la perte de territoires.

Pour la France, l’enjeu était colossal : réaliser le rêve d’un empire continu de l’Atlantique au Tchad, reliant le Sénégal aux confins du Sahara et jusqu’aux rives du Congo. Un ruban tricolore traversant l’Afrique de part en part, rivalisant avec l’Empire britannique qui, lui, avançait du Cap vers Le Caire. Le point de contact entre ces ambitions se situait au cœur du continent, autour du Soudan et du lac Tchad, région stratégique pour contrôler les routes commerciales et asseoir une hégémonie politique.

Mission Voulet-Chanoine, la colonne infernale de l’Afrique coloniale (1899)
Itinéraire de la mission Foureau-Lamy entre 1898 et 1900.

C’est dans ce contexte que naquit la mission Voulet-Chanoine. En juillet 1898, André Lebon, secrétaire d’État aux Colonies, l’imagina comme un maillon essentiel d’un triptyque militaire. Depuis l’Algérie, la mission Foureau-Lamy progressait vers le sud. Depuis le Congo français, Émile Gentil remontait vers le nord. La colonne Voulet-Chanoine, quant à elle, devait partir du Niger et remonter vers le lac Tchad. Les trois expéditions, en se rejoignant, formeraient l’épine dorsale du futur empire français en Afrique équatoriale.

Officiellement, il s’agissait de conquérir de nouveaux territoires par la diplomatie autant que par la force : signer des traités, rallier des chefs locaux, assurer la continuité de l’Empire. Mais derrière le discours, la logique était militaire et sans concession. Dans une Afrique déjà bouleversée par la pénétration coloniale, chaque village qui résistait devenait un obstacle à abattre. La mission Voulet-Chanoine ne tarderait pas à incarner la brutalité nue de cette ambition.

Voulet et Chanoine, officiers de la brutalité

Deux hommes, deux trajectoires, mais une même réputation de férocité. Paul Voulet, né en 1866, est alors âgé de trente-trois ans. Officier du 2ᵉ régiment de tirailleurs sénégalais, il s’est déjà illustré dans la conquête du royaume mossi, au Burkina Faso actuel. À Ouagadougou, sa brutalité a marqué les mémoires : villages pillés, répressions sanglantes, mépris affiché pour les coutumes africaines. Son nom inspire autant la crainte que la fascination. Ses supérieurs le décrivent comme efficace, mais d’une dureté excessive. Ses hommes connaissent ses colères et son absence totale de scrupules. À cela s’ajoute une anglophobie virulente, reflet des rivalités coloniales franco-britanniques.

À ses côtés, Julien Chanoine, né en 1870, n’a pas trente ans lorsqu’il prend la tête de l’expédition. Fils du général Jules Chanoine (qui fut brièvement ministre de la Guerre en 1898) il incarne l’ascension rapide d’une génération d’officiers façonnée par la conquête coloniale. Son nom lui ouvre des portes, sa jeunesse le pousse à la témérité. Mais derrière l’ambition se cache une brutalité que ses campagnes en Afrique occidentale ont déjà révélée. Là où son père représentait l’institution militaire, lui entend marquer l’Histoire par le fer et par le feu.

La presse métropolitaine, avide de récits héroïques, enjolive leurs « succès » militaires. Les expéditions menées au Mossi ou le long du Niger sont présentées comme des victoires éclatantes, sans mentionner les villages détruits ni les populations massacrées. Voulet et Chanoine deviennent ainsi, dans l’opinion française, les figures de la conquête africaine. Mais pour ceux qui croisent leur route en Afrique, ils incarnent autre chose : la violence coloniale à visage découvert, sans retenue, sans masque.

Autour d’eux, une équipe de seconds complète la colonne. Le lieutenant Paul Joalland, artilleur, se distinguera plus tard dans la reprise de la mission après la chute de ses chefs. Le lieutenant Pallier, l’officier Péteau et le docteur Henric forment l’ossature d’un commandement intermédiaire, à la fois soumis aux ordres de Voulet et Chanoine, mais aussi témoins gênés des excès qui vont suivre. Les sous-officiers Laury, Bouthel et Tourot, encadrant les tirailleurs soudanais, participent à la mécanique implacable de la colonne.

Derrière ces figures militaires, ce n’est pas seulement une expédition qui se met en marche, mais une vision : celle d’une Afrique à conquérir par la force, coûte que coûte. Et Voulet comme Chanoine, portés par leur ambition, allaient bientôt franchir les limites mêmes de l’obéissance à la République.

Composition de la colonne et logistique

Derrière les noms des capitaines, il y avait une machine de guerre impressionnante, taillée pour la conquête. La mission Voulet-Chanoine aligne près de 600 tirailleurs soudanais, des soldats africains déjà aguerris par les campagnes menées contre les royaumes toucouleur et bambara. Ces hommes, enrôlés de force ou attirés par la solde, connaissent la discipline brutale de l’armée coloniale française. Leur rôle est d’être l’avant-garde, celle qui ouvre la route et exécute les ordres sans discuter.

À leurs côtés, une centaine de spahis sénégalais, cavaliers venus du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest, ajoutent mobilité et prestige à la colonne. L’artillerie n’est pas en reste : un canon de Bange de 80 mm, redoutable contre les murs de terre des villages, assure la terreur psychologique autant que la supériorité militaire.

Mais l’essentiel de la masse humaine de l’expédition se trouve ailleurs : près de 2 000 porteurs, auxiliaires et femmes suivent la troupe. Sans eux, impossible de transporter vivres, munitions, bagages et matériel. Ces porteurs, souvent réquisitionnés de force dans les villages traversés, sont les véritables bêtes de somme de la mission. Beaucoup périront d’épuisement, de mauvais traitements ou seront abandonnés en route. Les femmes, elles, subissent un double fardeau : corvées logistiques et violences sexuelles.

La colonne devait, en théorie, fonctionner avec une autonomie limitée : trente jours de vivres au maximum. Au-delà, il fallait se ravitailler en chemin. Cette contrainte logistique, commune à toutes les expéditions coloniales, devint le prétexte idéal au déchaînement. Faute d’une intendance organisée, la mission s’imposa comme une prédatrice : villages pillés, greniers vidés, bétail confisqué. Les refus étaient sanctionnés par le feu et le sang.

Ainsi, dès ses premiers pas, la mission portait en elle les germes de la violence. Le poids de la colonne, sa dépendance aux ressources locales et l’impunité de ses chefs en faisaient une force incontrôlable. Loin d’apporter le « prestige français » annoncé, elle incarnait déjà la brutalité nue de l’expansion coloniale.

Le basculement : de l’expédition militaire à la « colonne infernale »

Dès les premières semaines de marche, la mission Voulet-Chanoine révéla son vrai visage. L’expédition, censée avancer par la diplomatie et les traités, se transforma en machine à écraser toute résistance. Avril 1899 : dans les villages de Lougou et Tongana, les habitants refusent de céder leurs vivres et leurs porteurs. À leur tête, une femme : la reine Sarraounia, figure de courage et de résistance. Ses guerriers affrontent la colonne française. Les pertes infligées aux Européens, rares mais symboliques, suffisent à déclencher une répression impitoyable. Lougou est attaqué, incendié, ses habitants dispersés. Sarraounia parvient à échapper à la capture, mais son nom entre dans l’Histoire comme celui d’une reine insoumise face à la colonisation.

Quelques semaines plus tard, la violence franchit un seuil irréversible. Le 8 mai 1899, la grande cité haoussa de Birni N’Konni (forte de plus de 10 000 habitants) est assiégée. Hommes, femmes, enfants tentent de fuir. Voulet et Chanoine ordonnent de tirer sans distinction. La ville entière est détruite, ses habitants massacrés. Birni N’Konni, jadis centre vivant de commerce et de culture, devient un champ de ruines. Ce massacre, relaté jusque dans la presse européenne, reste l’un des plus effroyables crimes de la conquête coloniale française.

À mesure que la colonne progresse vers le nord, la terreur s’installe dans les campagnes haoussas et peules. Villages incendiés les uns après les autres, enfants pendus aux arbres pour l’exemple, exécutions sommaires contre quiconque ose résister. Le pillage systématique des greniers et du bétail provoque famines et déplacements massifs de populations. La colonne ne vit plus « sur le pays » : elle le détruit méthodiquement.

Mais ce déchaînement de violence dépasse le cadre de la mission officielle. À ce stade, Voulet et Chanoine semblent avoir franchi une ligne invisible : ils ne se contentent plus de servir la France, ils rêvent de construire leur propre royaume africain. Dans leurs discours, les capitaines évoquent de plus en plus ouvertement la perspective de se tailler un empire personnel au cœur du Sahel. L’expédition cesse d’être l’avant-garde de l’armée coloniale française pour devenir la colonne infernale, symbole d’une folie impériale où ambition personnelle et brutalité coloniale se confondent.

Le tournant : la mission devient incontrôlable

Au printemps 1899, les rumeurs de massacres franchissent les rives du Niger pour parvenir jusqu’à Paris. Dans les cercles coloniaux, les récits parlent d’une colonne devenue folle, incendiant villages après villages, massacrant femmes et enfants. Face au scandale qui menace, le ministre des Colonies dépêche un homme de confiance : le lieutenant-colonel Jean-François Klobb, commandant la garnison de Tombouctou. Sa mission est claire : rejoindre la colonne Voulet-Chanoine et la placer sous son autorité, en attendant son rapatriement.

Mission Voulet-Chanoine, la colonne infernale de l’Afrique coloniale (1899)
Portrait du lieutenant-colonel Klobb. Journal de Marche, Mary Evans Picture Library, 1902.

Klobb entame une marche éprouvante à travers plus de deux mille kilomètres de savane et de villages détruits. À mesure qu’il avance, il découvre les traces de la terreur : cases encore fumantes, charniers improvisés, survivants en fuite. Chaque étape confirme l’ampleur des atrocités commises. Dans son rapport, il évoque des fillettes pendues aux arbres, des populations décimées. La colonne Voulet-Chanoine n’est plus un corps expéditionnaire : c’est une force d’anéantissement.

Le 14 juillet 1899, ironie terrible de l’Histoire, jour de la fête nationale française, Klobb rattrape enfin la colonne à Dankori. Drapé dans son uniforme d’officier, il s’avance, sûr de son autorité et de sa mission. Mais en face, Voulet n’entend pas se soumettre. Il ordonne à ses hommes d’ouvrir le feu. Les balles pleuvent, Klobb s’effondre, tué par ceux qui, la veille encore, arboraient comme lui l’uniforme français.

Ce meurtre marque un point de non-retour. Jamais, jusque-là, un officier français n’avait été exécuté par une mission française en Afrique. Le scandale est immense : la colonne Voulet-Chanoine n’est plus seulement hors de contrôle, elle est devenue rebelle à la République elle-même. Pour la première fois, la conquête coloniale révèle en pleine lumière son visage monstrueux : celui d’une armée coloniale capable de se retourner contre sa propre hiérarchie, au nom d’une ambition démesurée.

Chute des « capitaines des ténèbres »

Après l’assassinat du lieutenant-colonel Klobb, la mission Voulet-Chanoine sombre dans une spirale d’autodestruction. L’autorité morale et militaire des deux capitaines s’effrite. Les officiers subalternes murmurent, les porteurs désertent, les tirailleurs doutent. Pour maintenir leur emprise, Voulet et Chanoine recourent à la terreur, n’hésitant pas à exécuter leurs propres soldats dès qu’une hésitation ou un refus se manifeste.

À ce stade, les deux hommes ne se réclament plus de la France. Ils parlent ouvertement d’ériger un empire personnel au cœur de l’Afrique. Leur rêve démentiel effraie même leurs plus fidèles compagnons. La discipline, qui avait jusqu’alors tenu la colonne, se délite jour après jour.

Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1899, la rupture éclate. Les tirailleurs africains, las des massacres et des exécutions arbitraires, se soulèvent. Les coups de feu retentissent dans le campement. Paul Voulet est tué par ses propres hommes. Le lendemain, Julien Chanoine connaît le même sort. Ainsi s’achève la carrière de ceux que l’Histoire retiendra comme les « capitaines des ténèbres ».

Mais en France, on préfère ne pas parler de mutinerie ni d’un système colonial qui engendre ses propres monstres. Pour sauver l’honneur de l’armée, on invente une explication commode : la « soudanite », une prétendue folie tropicale provoquée par la chaleur, la soif et l’isolement, qui aurait conduit les deux officiers à perdre la raison. Cette thèse, relayée dans la presse, déplace la responsabilité : ce n’est plus la logique coloniale qui est en cause, mais un délire individuel.

En réalité, la mort de Voulet et Chanoine ne met pas fin à l’expédition. Elle illustre seulement le point culminant d’une dérive où ambition personnelle et violence coloniale se sont nourries l’une de l’autre, jusqu’à l’implosion.

La continuité : mission Joalland-Meynier et conquête du Tchad

La Mission Joalland – Meynier [Itinéraire du Niger jusqu’au lac Tchad]. Société de géographie commerciale (France). Éditeur scientifique   

La mort de Voulet et Chanoine aurait pu signifier la fin de l’expédition. Mais dans la logique implacable de la conquête coloniale, l’objectif passait avant tout. Dès la disparition des deux capitaines, les lieutenants Pallier, Paul Joalland et Octave Meynier reprennent le commandement. La colonne change de nom : désormais, on l’appellera mission Joalland-Meynier.

Malgré les désertions, les pertes humaines et le traumatisme des semaines précédentes, la marche reprend vers le nord. Les atrocités de la « colonne infernale » sont tues, maquillées ou rejetées sur des auxiliaires africains exécutés à la hâte pour servir de boucs émissaires. La République préfère sauver la face plutôt que d’admettre l’ampleur du désastre.

Et l’essentiel, pour Paris, est atteint : la jonction avec les autres colonnes. En 1900, la mission Joalland-Meynier rejoint la mission Foureau-Lamy venue d’Algérie et celle d’Émile Gentil partie du Congo. Ensemble, elles réalisent le rêve de l’administration coloniale : l’unification des possessions françaises autour du lac Tchad. La conquête est proclamée, et la démesure sanglante de Voulet et Chanoine se trouve reléguée derrière la bannière du succès militaire.

Cette continuité illustre une vérité dérangeante : les massacres, aussi atroces soient-ils, ne remettaient pas en cause le projet impérial. La machine coloniale absorbait les scandales, effaçait les cadavres et poursuivait son avancée. La mission Voulet-Chanoine, puis Joalland-Meynier, démontre que la logique de l’expansion française en Afrique n’était pas stoppée par l’horreur : elle s’en nourrissait, puis la recouvrait d’un vernis de gloire et d’« accomplissement national ».

Mémoire, oubli et résurgences

L’affaire Voulet-Chanoine, vite étouffée en France, continua pourtant de hanter les mémoires locales et de susciter des résurgences inattendues. En 1923, un administrateur colonial du Niger, Robert Delavignette, fit rouvrir les tombes supposées contenir les restes de Voulet et Chanoine. À la surprise générale, elles se révélèrent vides. Le mystère alimenta les rumeurs : certains affirmaient que les capitaines n’avaient jamais été exécutés, d’autres qu’ils erraient encore, fantômes maudits de la colonisation.

La littérature et les arts se sont emparés de ce drame. Dans son roman Sarraounia (1980), l’écrivain nigérien Abdoulaye Mamani fit revivre la résistance héroïque de la reine qui avait tenu tête à Voulet. Cette œuvre inspira à son tour le film de Med Hondo (1986), qui porta à l’écran la dignité d’une figure africaine longtemps occultée par les récits coloniaux. Plus récemment, la bande dessinée La Colonne de Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil (2013-2014) replongea le lecteur dans l’horreur et l’absurdité de cette expédition sanglante.

Les historiens n’ont pas non plus cessé d’interroger cet épisode. Muriel MathieuBertrand Taithe ou encore Michel Pierre ont analysé en détail la mécanique de la colonne infernale et la façon dont la France chercha à en minimiser la portée. Le scandale Voulet-Chanoine s’inscrit désormais parmi les cas emblématiques de la violence coloniale déchaînée hors de tout contrôle.

Mais c’est surtout au Niger que la mémoire demeure la plus vive. Dans les villages traversés par la colonne, des récits oraux se transmettent encore, évoquant les incendies, les massacres et la fuite des survivants. Pour ces communautés, la mission Voulet-Chanoine n’est pas une affaire d’archives mais une cicatrice historique, un traumatisme collectif dont les traces se lisent encore dans la mémoire populaire.

L’expédition française trouve des échos dans d’autres scandales coloniaux européens. En Allemagne, Carl Peters en Tanzanie ou Jesko von Puttkamer au Cameroun se sont également rendus coupables d’exactions sanglantes, révélant un même modèle : celui d’administrateurs ou d’officiers poussés par l’ambition personnelle, la violence raciale et l’impunité impériale. La colonne Voulet-Chanoine n’est donc pas une aberration, mais un symptôme d’une colonisation où l’idéologie de la conquête légitimait le pire.

Une tragédie coloniale, miroir de l’Empire

La mission Voulet-Chanoine demeure l’un des épisodes les plus sombres et révélateurs de la colonisation française. Elle incarne toute l’ambiguïté d’un empire qui proclamait une « mission civilisatrice » tout en semant la mort et la terreur. Derrière le vernis des proclamations républicaines, la réalité était celle des villages incendiés, des populations massacrées, d’un Tchad conquis au prix du sang de milliers de civils innocents.

Cette expédition démontre que la colonisation n’était pas seulement une entreprise politique ou économique, mais aussi un déchaînement de violences individuelles, couvertes, minimisées, parfois même effacées de la mémoire officielle. Voulet et Chanoine furent présentés comme des officiers frappés de folie tropicale ; en vérité, ils incarnaient la brutalité structurelle d’un système colonial qui produisait ses propres monstres.

L’héritage est double. D’un côté, une mémoire enfouie en France, étouffée par les nécessités de l’État et le silence de l’armée. De l’autre, une mémoire vive au Niger et dans les régions traversées, où les récits populaires conservent la trace des incendies et des massacres. Cet écart illustre combien l’histoire coloniale reste à écrire et à reconnaître, non comme un simple détail, mais comme une composante centrale de l’aventure impériale.

Dès lors, une question demeure, brûlante : comment transmettre cette histoire ? Comment l’intégrer dans les récits scolaires, dans les espaces muséaux, dans les commémorations mémorielles ? La mission Voulet-Chanoine n’est pas seulement une tragédie passée : elle est un miroir, tendu à la société française et africaine, qui nous oblige à regarder en face ce que fut la colonisation, dans sa lumière crue comme dans ses ombres les plus profondes.

Sources

Le racisme scientifique ou quand la science servait l’idéologie raciale

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Du XVIIᵉ au XXᵉ siècle, le racisme scientifique a prétendu hiérarchiser l’humanité. De la craniométrie à l’eugénisme, il a légitimé esclavage, colonisation et ségrégation. Retour sur cette dérive idéologique qui rappelle aujourd’hui encore la nécessité de déconstruire les mythes raciaux et de défendre l’unité de l’espèce humaine.

La science au service de l’ombre

Depuis que l’homme observe ses semblables, il cherche à nommer, classer, ordonner. Au XVIIᵉ siècle, cette volonté prit une tournure nouvelle : la science naissante (portée par la biologie, l’anatomie et bientôt l’anthropologie) se voulut capable de hiérarchiser l’humanité elle-même. Sous couvert d’objectivité et de rigueur, des savants entreprirent de mesurer les corps, de comparer les crânes, de scruter la couleur des peaux et la texture des cheveux, afin d’établir des catégories « naturelles » entre les peuples.

Mais derrière la blouse blanche se cachait souvent une idéologie. Du XVIIᵉ au XXᵉ siècle, cette prétention scientifique fut instrumentalisée par les États et les empires. L’esclavage atlantique, la colonisation européenne, la ségrégation raciale trouvèrent dans ces théories un vocabulaire et une légitimité : il ne s’agissait plus seulement d’une domination politique ou économique, mais d’une prétendue « vérité biologique ». Le racisme se parait des atours de la science.

Dès lors, une question fondamentale s’impose : comment des disciplines savantes, censées éclairer et libérer l’humanité, ont-elles pu servir à l’asservir ? Comment des outils d’analyse et d’observation sont-ils devenus des armes idéologiques, forgées pour justifier l’inégalité et l’oppression ?

Nofi vous propose de retracer cette histoire longue, de Bernier à Gobineau, de Broca à Madison Grant, en passant par la craniométrie, l’eugénisme et les politiques migratoires. Il s’agit de replacer le racisme scientifique dans l’histoire mondiale des idées, en montrant comment il fut à la fois une construction intellectuelle et une justification politique. Une plongée dans l’ombre, mais nécessaire pour comprendre comment la science, pervertie, a pu légitimer l’un des systèmes de domination les plus puissants de l’histoire moderne.

Les prémices du discours racial (XVIIᵉ–XVIIIᵉ siècles)

L’idée que l’humanité puisse être découpée en groupes distincts n’est pas née d’un seul geste, mais d’une série de tentatives intellectuelles au croisement de la philosophie, de la théologie et de la science naissante. Entre le XVIIᵉ et le XVIIIᵉ siècle, les Européens commencèrent à ériger en catégories fixes ce qui relevait auparavant de la diversité culturelle et géographique.

En 1684, le médecin et voyageur français François Bernier publia un texte dans lequel il proposait une première classification de l’humanité en “races”. S’appuyant sur ses observations en Inde, en Afrique et au Moyen-Orient, il distinguait quatre grands groupes humains. C’était la première fois que le terme « race » était appliqué de manière systématique à l’ensemble de l’espèce humaine ; un tournant conceptuel majeur.

Derrière ce geste classificatoire se cachait un débat théologique et philosophique fondamental : le monogénisme contre le polygénisme. Les partisans du monogénisme, en accord avec la Bible, considéraient que tous les hommes descendaient d’Adam et Ève, les différences physiques résultant de l’influence du climat, du régime alimentaire ou de l’histoire. À l’inverse, les polygénistes, tels Lord Kames ou Charles White, soutenaient que les « races » avaient été créées séparément, chacune avec ses caractéristiques immuables. Ce dernier discours ouvrait la voie à l’idée d’inégalités « naturelles » entre les peuples.

Couverture de la première édition de Systema naturae (1735).

La science moderne, elle, apporta ses propres outils. Le naturaliste suédois Carl von Linné (1707–1778), fondateur de la taxonomie moderne, publia en 1735 son Systema Naturae. Il y rangea l’espèce humaine parmi les primates et la divisa en quatre variétés “raciales” : Européens (blancs), Américains (rouges), Asiatiques (jaunes) et Africains (noirs), chacun doté de traits physiques et moraux spécifiques. Par ce geste, il inscrivit la notion de race dans la science descriptive et naturaliste.

En France, Georges-Louis Leclerc de Buffon proposa une autre approche : pour lui, l’humanité était une seule espèce, mais soumise à des processus de “dégénérescence”. Le climat, l’alimentation et l’environnement pouvaient, selon lui, altérer les caractéristiques originelles. Ainsi, les différences visibles n’étaient pas éternelles mais le résultat de conditions de vie.

Enfin, l’Allemand Johann Friedrich Blumenbach (1752–1840), souvent considéré comme le père de l’anthropologie physique, introduisit à la fin du XVIIIᵉ siècle une classification qui allait marquer durablement les esprits : les “cinq races humaines” ; caucasienne, mongole, éthiopienne, américaine et malaise. Il insistait sur leur unité biologique commune, mais sa typologie servit de base aux futures hiérarchisations.

Cinq crânes étiquetés Tungusae, Caribaei, Feminae Georgianae, O-taheitae, Aethiopissae, servant vraisemblablement de spécimens pour les races mongole, américaine, caucasienne, malaise et éthiopienne de Blumenbach.

Ces premiers discours posèrent les pierres d’une construction intellectuelle qui allait se durcir au XIXᵉ siècle. Ce qui n’était au départ qu’une tentative de classification descriptive allait se transformer en idéologie raciale, justifiant l’inégalité et l’asservissement au nom de la “nature”.

L’âge des hiérarchies : XIXᵉ siècle, science et empire

Le XIXᵉ siècle marque un tournant décisif : la classification des races, amorcée au siècle des Lumières, se rigidifie et devient une hiérarchie pseudo-scientifique. Ce n’est plus seulement un inventaire de la diversité humaine : c’est une échelle des valeurs, une cartographie du génie et de la barbarie, étroitement liée aux besoins de l’impérialisme européen et à la justification de l’esclavage ou de la colonisation.

« Crânes anciens, provenant de Thèbes ; appelés par Morton « têtes négroïdes », alors que pour nous ils correspondent plutôt au type de l’Ancien Égyptien. » Figure 148 Types d’humanité, p. 226. Coécrit par George Gliddon.

Aux États-Unis, le médecin Samuel George Morton développa la craniométrie, l’art de mesurer les crânes. En compilant des centaines de crânes du monde entier, il prétendait démontrer que la capacité crânienne (supposée reflet direct de l’intelligence) variait selon les « races ».

Dans ses tableaux, les Européens occupaient le sommet, tandis que les Africains étaient placés en bas de l’échelle. Ces mesures, pourtant biaisées et interprétées à charge, connurent un immense succès, fournissant une base « scientifique » à la défense de l’esclavage dans l’Amérique du Sud et du Nord.

Stéréoscope conçu par Paul Broca et fabriqué par Mathieu.

En France, l’anatomiste Paul Broca fonda en 1859 la Société d’anthropologie de Paris. Il perfectionna les méthodes de mensuration des crânes, introduisit la céphalométrie et multiplia les indices numériques pour classer les populations. Ce positivisme anthropologique, habillé de rigueur mathématique, plaça durablement l’« homme blanc européen » comme référence universelle et relégua les autres groupes humains à des stades prétendument inférieurs de développement.

Carte de la couleur de la peau – les chiffres indiquent la teinte sur l’échelle de Broca.

D’autres théoriciens comme Christoph Meiners en Allemagne ou le Britannique Charles White poussèrent plus loin encore : ils distinguaient des « races belles » et des « races laides », hiérarchisant la dignité humaine selon des critères esthétiques et physiologiques. Cette vision polygéniste radicale affirmait que les races étaient des créations séparées, inégales par essence.

Même le grand naturaliste Georges Cuvier n’échappa pas à ce mouvement. Il proposa une tripartition des « grandes races » (caucasienne, mongole et éthiopienne) associant à chacune des traits physiques et des jugements moraux. La finesse des traits européens était, selon lui, signe de supériorité intellectuelle, tandis que les crânes africains seraient marqués par une « bestialité » supposée.

L’essor de la théorie de l’évolution apporta une nouvelle caution. Charles Darwin, dans De l’origine des espèces (1859), n’avait pas lui-même hiérarchisé les races humaines. Mais son disciple Ernst Haeckel et de nombreux vulgarisateurs s’emparèrent de ses thèses pour élaborer un darwinisme social : si la sélection naturelle régissait le monde, alors les « races supérieures » étaient destinées à dominer, voire à éliminer, les « races inférieures ». Cette lecture dévoyée donna aux empires coloniaux un vernis scientifique pour justifier leurs conquêtes.

Enfin, l’aristocrate français Arthur de Gobineau publia entre 1853 et 1855 son Essai sur l’inégalité des races humaines. Pour lui, l’histoire entière de l’humanité s’expliquait par le mélange ou la pureté des races. La « race aryenne », qu’il plaçait au sommet, était selon lui la source de toute civilisation. Le métissage, en revanche, serait synonyme de dégénérescence et de décadence. Son œuvre exerça une influence considérable, annonçant les théories racialistes de la fin du siècle et inspirant, un siècle plus tard, les doctrines du nazisme.

Essai sur l’inégalité des races humaines Arthur de Gobineau (1816-1882) Paris, Firmin-Didot frères, 1853-1855 (édition originale, imprimée aux frais de l’auteur à 500 exemplaires seulement), 4 vol. Muséum national d’Histoire naturelle, Bibliothèque centrale (photo prise lors de l’exposition « Nous et les autres » au musée de l’Homme, Paris, avril 2017)

Ainsi, le XIXᵉ siècle fut l’âge où la science, instrumentalisée, érigea la hiérarchie raciale en vérité prétendument universelle. Cette pseudo-science s’intégra parfaitement au projet colonial et impérial, donnant aux conquêtes et à l’esclavage une justification nouvelle : non plus seulement économique ou religieuse, mais « naturelle ».

Du laboratoire à l’idéologie : eugénisme et classifications (fin XIXᵉ–début XXᵉ)

À la fin du XIXᵉ siècle, la science raciale quitte le terrain de la spéculation savante pour se transformer en idéologie politique appliquée. Les laboratoires d’anthropologie et les cercles universitaires ne se contentent plus de mesurer et de classer : ils prescrivent désormais des politiques sociales, migratoires et coloniales. Ce glissement du savoir à l’action marque l’entrée du racisme scientifique dans son âge le plus dangereux.

En France, des figures comme Georges Vacher de Lapouge développent des typologies raciales d’une précision pseudo-mathématique. En combinant craniométrie et indices céphaliques, il distingue des « races supérieures » et « inférieures » au sein même de l’Europe, valorisant la « race aryenne dolichocéphale » et condamnant les autres à un rôle subalterne. Ces classifications se diffusent dans les cercles savants, alimentant une vision hiérarchisée des sociétés européennes elles-mêmes.

Carte de Ripley de l’indice céphalique en Europe, tirée de The Races of Europe (1899).

Dans le même temps, d’autres anthropologues comme William Z. Ripley (États-Unis) et Joseph Deniker (France) popularisent la notion de « race nordique ». Selon eux, les populations d’Europe du Nord (grandes, blondes, longilignes) incarneraient la quintessence de l’intelligence et de la civilisation. Ces théories, relayées par les élites, confèrent aux nations du nord-ouest européen un prestige pseudo-biologique, légitimant leurs ambitions impériales et leur domination sur les autres peuples.

Aux États-Unis, l’aristocrate new-yorkais Madison Grant donne en 1916 une formulation retentissante à ces idées avec The Passing of the Great Race. Véritable manifeste racial, son ouvrage met en garde contre le « déclin » des Anglo-Saxons face au métissage et à l’immigration massive venue d’Europe du Sud et de l’Est. Grant y préconise des politiques restrictives, de contrôle des naissances et de sélection, qui inspireront directement les lois migratoires américaines des années 1920 et, plus tard, les idéologues du national-socialisme en Allemagne.

Répartition actuelle (1916) des races europeenes : carte du statu quo territorial selon Grant (« Nordiques » en rouge, « Alpins » en vert et « Méditerranéens » en jaune).

La craniométrie et la céphalométrie, déjà utilisées au XIXᵉ siècle, se perfectionnent dans ces décennies. Les mesures du crâne et les indices corporels se veulent rigoureux, mais ils ne sont en réalité que des outils pseudo-scientifiques mis au service d’une hiérarchisation arbitraire. Ces chiffres, graphiques et courbes nourrissent l’illusion d’une science exacte, alors qu’ils sont profondément biaisés par l’idéologie raciale qui les inspire.

Les effets politiques sont considérables. Aux États-Unis, ces théories justifient les quotas migratoires, la ségrégation et les premières lois d’eugénisme appliquées dès 1907 (stérilisations forcées de « dégénérés »). En France, elles confortent l’idéologie coloniale, qui prétend civiliser des « races inférieures » au nom d’une mission scientifique et morale. En Afrique du Sud, elles alimentent la construction de l’apartheid, avec la volonté d’organiser la société selon des critères raciaux prétendument objectifs.

Ainsi, à la charnière des XIXᵉ et XXᵉ siècles, le racisme scientifique se transforme en un système normatif et prescriptif : il n’observe plus seulement le monde, il le façonne. Des salles de cours aux parlements, la hiérarchie raciale devient un outil de gouvernement.

Le racisme scientifique et l’esclavage/colonialisme

Si les classifications raciales se voulaient savantes, elles trouvèrent leur pleine utilité dans les systèmes d’oppression concrets : l’esclavage, la colonisation et la ségrégation. Les théories de la supériorité raciale fournirent aux sociétés esclavagistes et impériales un arsenal idéologique capable de légitimer des pratiques violentes en leur donnant une apparence de nécessité scientifique.

Aux États-Unis esclavagistes, la médecine racialisée illustre ce détournement. En 1851, le médecin du Sud Samuel Cartwright invente la pseudo-pathologie de la « drapétomanie », définie comme une maladie mentale incitant les esclaves noirs à fuir leurs maîtres. Dans ses écrits, la rébellion et l’aspiration à la liberté n’étaient pas comprises comme un désir humain universel, mais comme une aberration physiologique. D’autres médecins affirmaient que les Africains étaient « insensibles à la douleur » ou dotés de poumons plus faibles, justifiant ainsi des pratiques médicales brutales et l’usage différencié de traitements. Ces stéréotypes pseudo-scientifiques perdurèrent bien après l’abolition, infiltrant la pratique médicale jusqu’au XXᵉ siècle.

Dans l’univers colonial, les Européens s’appuyèrent sur des études raciales pour consolider leur domination. Les Africains et les peuples d’Asie furent présentés comme des « races inférieures », incapables d’accéder à la civilisation sans la tutelle européenne. L’anatomie comparée, les manuels scolaires coloniaux et les expositions ethnographiques firent de la hiérarchie raciale une évidence aux yeux du grand public. Le racisme scientifique devint le langage de la « mission civilisatrice », transformant l’exploitation en devoir moral et en projet de progrès.

En Afrique du Sud, cette logique trouva une expression institutionnelle. La Commission Carnegie sur le « Poor White Problem » (1929–1932) conclut que la misère des Blancs pauvres résultait de leur proximité sociale et raciale avec les populations noires. Ces travaux « savants » alimentèrent directement l’idéologie de l’apartheid, en justifiant la séparation stricte des populations et la hiérarchisation des droits civiques selon des critères raciaux.

Dans tous ces contextes, l’outillage scientifique (craniométrie, études médicales, typologies anthropologiques) fut mis au service du contrôle social. Mesurer, comparer, classer revenait à naturaliser l’inégalité, à faire passer pour biologique ce qui relevait en réalité de rapports de force historiques et économiques. Ainsi, le racisme scientifique ne fut pas seulement une idéologie : il fut un instrument concret de gouvernance coloniale et esclavagiste.

Les contestations et fissures

Si le XIXᵉ siècle fut celui de la consolidation du racisme scientifique, il ne faut pas croire que cette idéologie régnait sans partage. Dès ses débuts, des savants s’élevèrent contre les dérives de la classification raciale, ouvrant des brèches dans le dogme hiérarchique. Ces voix dissidentes, minoritaires au départ, préparèrent le terrain à une remise en cause plus globale au XXᵉ siècle.

Dès les années 1830, l’anatomiste allemand Friedrich Tiedemann démontra que les différences de capacité crânienne invoquées par Morton et ses successeurs n’avaient aucune valeur hiérarchique. En comparant méthodiquement des centaines de mesures, il prouva qu’il n’existait pas de corrélation fiable entre taille du crâne et intelligence, et que les variations intra-groupes étaient aussi importantes que les variations inter-groupes. Ses travaux furent ignorés par les tenants du polygénisme, mais ils montraient déjà la fragilité scientifique de la craniométrie.

Au début du XXᵉ siècle, l’anthropologue germano-américain Franz Boas fut l’une des figures majeures de la contestation. Par ses études sur les immigrés européens aux États-Unis, il démontra que les caractéristiques physiques (comme la forme du crâne) variaient en fonction de l’environnement, de la nutrition et des conditions sociales. Autrement dit, les prétendus traits « raciaux » n’étaient pas fixes mais malléables. Boas remit en cause le déterminisme biologique, fondant ainsi l’anthropologie culturelle, qui expliquait les différences humaines par l’histoire, la culture et l’apprentissage, et non par la biologie.

Dans l’entre-deux-guerres, alors que l’eugénisme connaissait une popularité inquiétante, quelques savants comme Lancelot Hogben (biologiste britannique) ou Julian Huxley (biologiste et futur directeur de l’UNESCO) s’opposèrent ouvertement à l’usage idéologique de la biologie. Hogben dénonça la « pseudo-science » qui prétendait justifier l’inégalité sociale, tandis que Huxley plaida pour une biologie affranchie des mythes raciaux, insistant sur l’unité de l’espèce humaine.

Peu à peu, cette anthropologie critique gagna du terrain, surtout aux États-Unis, où l’anthropologie culturelle devint dominante. Les travaux de Boas et de ses élèves (Margaret Mead, Ruth Benedict) opposèrent à l’anthropologie raciale une autre vision : les cultures sont diverses, mais cette diversité n’est ni hiérarchique ni inscrite dans le sang.

Ces fissures fragilisèrent la légitimité du racisme scientifique. Pourtant, jusqu’aux années 1930, les discours hiérarchiques continuaient de dominer les institutions et les politiques. Il fallut attendre la tragédie de la Seconde Guerre mondiale pour que l’effondrement du paradigme racial devienne irréversible.

Le discrédit après 1945

Le XXᵉ siècle bascule en 1945 avec un traumatisme qui marquera durablement l’histoire de la science : la découverte des crimes nazis et du génocide juif. Le racisme scientifique, déjà contesté par certains savants, se trouva directement associé aux chambres à gaz, aux lois de Nuremberg et aux expériences médicales dans les camps de concentration. La Shoah révéla au grand jour le point d’aboutissement logique de l’idéologie raciale : l’extermination de populations entières au nom d’une hiérarchie biologique fictive. Dès lors, le racisme scientifique perdit tout crédit moral et intellectuel.

Face à cette urgence, l’UNESCO publia en 1950 un texte fondateur : The Race Question. Rédigée par un collectif de biologistes, anthropologues et sociologues (dont Claude Lévi-Strauss, Ashley Montagu, Theodosius Dobzhansky), la déclaration affirma que la notion biologique de « race » n’avait aucune validité scientifique. Elle reconnut l’unité fondamentale de l’espèce humaine et insista sur l’importance des facteurs culturels et sociaux dans les différences entre peuples. Ce fut un moment charnière : pour la première fois, une institution internationale prenait position contre l’usage scientifique du concept de race.

Parallèlement, les avancées de la génétique moderne renforcèrent ce constat. Les recherches sur l’ADN et la variation humaine démontrèrent que les différences entre individus d’un même groupe étaient souvent plus grandes que celles entre groupes différents. Autrement dit, les « races » n’étaient pas des catégories biologiques, mais des constructions sociales plaquées sur une réalité biologique infiniment plus complexe et nuancée.

Cette remise en cause ne mit pourtant pas fin aux débats. Dans les années 1980, le paléontologue américain Stephen Jay Gould, dans The Mismeasure of Man (1981), entreprit de déconstruire les biais idéologiques de la craniométrie et des tests d’intelligence. Il démontra comment les savants du XIXᵉ siècle avaient manipulé leurs données pour confirmer leurs préjugés raciaux, et rappela que la science pouvait être dévoyée lorsqu’elle servait des intérêts politiques.

Cependant, la polémique resurgit dans les années 1990 avec la publication de The Bell Curve (1994) de Richard Herrnstein et Charles Murray. L’ouvrage prétendait démontrer, sur la base de tests de QI, des différences d’intelligence entre groupes raciaux, relançant les débats sur la nature et la culture. Bien que largement critiqué par la communauté scientifique, le livre montra que les thèses racialistes pouvaient encore trouver une audience, en particulier dans des contextes politiques sensibles comme les politiques sociales ou éducatives.

Ainsi, après 1945, le racisme scientifique fut officiellement discrédité, mais jamais totalement éradiqué. Sa disparition des cercles académiques majeurs n’empêcha pas ses résurgences périodiques, preuve que l’attrait d’une hiérarchie simplifiée de l’humanité demeure vivace, même face aux acquis de la biologie moderne.

Héritages et résurgences

Si le racisme scientifique fut officiellement discrédité après 1945, ses échos continuent de résonner jusque dans notre présent. Il a quitté les amphithéâtres universitaires pour s’installer en marge, mais ses concepts, ses graphiques et son vocabulaire pseudo-biologique restent régulièrement mobilisés par des mouvements identitaires et suprémacistes.

Certaines publications continuent de servir de refuge à ces thèses. La revue Mankind Quarterly, fondée en 1960 par des intellectuels liés aux courants ségrégationnistes américains et européens, se présente comme une « anthropologie alternative ». Derrière la façade académique, elle reprend les schémas du racisme scientifique classique : hiérarchie raciale, obsession du QI, peur du métissage. Bien que rejetée par les grandes institutions, cette revue reste un carrefour idéologique pour des réseaux néo-coloniaux et suprémacistes.

Le suprémacisme blanc contemporain s’est emparé de ces pseudo-sciences pour habiller son discours. Sur les forums en ligne ou dans les manifestes de groupuscules, on cite encore Morton, Gobineau, Madison Grant, ou même des données génétiques détournées, pour justifier l’idée d’une supériorité « blanche ». Ces usages confèrent aux idéologies racistes une apparence de rationalité, transformant la haine en « débat scientifique » aux yeux d’un public profane.

Dans le monde académique, le rejet est désormais massif. La notion de race est traitée comme une construction sociale, et non comme une réalité biologique. Pourtant, le racisme scientifique survit sous des formes plus insidieuses dans les discours identitaires. Les théories du QI, les classements culturels simplistes, les généralisations sur la supposée « productivité » ou « paresse » des peuples prolongent, sous d’autres termes, la logique d’une hiérarchie naturelle.

Enfin, ses impacts sont visibles dans des domaines sensibles comme la médecine. De nombreux travaux ont montré que des biais persistent : on continue parfois à affirmer que les Noirs ressentiraient moins la douleur, ou à sous-estimer certains symptômes chez les patients afrodescendants. Les tests psychométriques, héritiers des débats du début du XXᵉ siècle, véhiculent encore l’idée de différences innées de performance intellectuelle, malgré leur invalidité scientifique. Les stéréotypes sociaux, quant à eux, perpétuent des hiérarchies implicites héritées des classifications raciales du XIXᵉ siècle.

Ainsi, si le racisme scientifique a perdu sa légitimité académique, il n’a pas disparu. Il s’est transformé en sous-culture idéologique, trouvant une seconde vie dans les marges politiques, les discours identitaires et même certains biais institutionnels. La vigilance demeure donc essentielle pour éviter que les vieilles hiérarchies, vêtues d’un nouveau langage, ne regagnent une place dans nos sociétés.

Leçons d’une science pervertie

L’histoire du racisme scientifique révèle jusqu’où peut mener la prétention de la science lorsqu’elle s’allie au pouvoir politique et aux intérêts économiques. Ce qui, au départ, se présentait comme une recherche neutre (mesurer, classer, décrire) se transforma en un outil de domination. Sous l’autorité de la science, les hiérarchies raciales se virent dotées d’une légitimité redoutable : elles devinrent non plus simples préjugés, mais vérités prétendument démontrées, destinées à organiser le monde.

Le racisme scientifique fut le miroir des rapports de force coloniaux. Il justifia l’esclavage, accompagna les conquêtes impériales, légitima la ségrégation et l’apartheid. Chaque fois, la science fut convoquée pour habiller la violence en nécessité naturelle, la domination en évidence biologique. Dans ce sens, l’idéologie raciale n’était pas une dérive marginale mais un pilier du système impérial qui gouverna le XIXᵉ et une partie du XXᵉ siècle.

Pour notre présent, l’enseignement est clair : il faut demeurer vigilant face aux usages politiques de la science. Les chiffres, les mesures, les graphiques ne sont jamais neutres lorsqu’ils servent à trancher sur la dignité humaine. Hier, c’étaient les crânes et les indices céphaliques ; aujourd’hui, ce peuvent être les tests de QI, les algorithmes biaisés ou les statistiques détournées. L’illusion d’une hiérarchie biologique ressurgit toujours là où les inégalités cherchent une justification.

C’est pourquoi les sciences humaines et biologiques ont aujourd’hui une mission cruciale : déconstruire ces mythes, montrer que les différences visibles n’impliquent aucune inégalité fondamentale, et rappeler l’unité profonde de l’espèce humaine. Face aux résurgences du suprémacisme et aux biais persistants dans la médecine, l’éducation et les politiques publiques, la responsabilité des chercheurs est immense.

Le racisme scientifique appartient au passé, mais son ombre demeure. L’étudier, c’est comprendre comment la science peut être pervertie et comment l’humanité doit rester vigilante pour que jamais la connaissance ne serve à hiérarchiser les vies. Au lieu de diviser, elle doit éclairer et unir ; car, comme l’a rappelé l’UNESCO en 1950, il n’existe qu’une seule humanité.

Notes et références

  • François Bernier, Nouvelle division de la terre par les différentes espèces ou races qui l’habitent (1684), in : Journal des Sçavans, Paris.
  • Carl von Linné, Systema Naturae (1735), 10ᵉ éd., Stockholm : Salvius, 1758.
  • Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière (1749–1788), Paris.
  • Johann Friedrich Blumenbach, De generis humani varietate nativa (1775, 3ᵉ éd. 1795), Göttingen.
  • Samuel George Morton, Crania Americana (1839), Philadelphia : J. Dobson.
  • Paul Broca, Mémoires d’anthropologie (1871–1888), Paris : Reinwald.
  • Christoph Meiners, Grundriß der Geschichte der Menschheit (1785–1796), Hannover.
  • Charles White, An Account of the Regular Gradation in Man (1799), Londres.
  • Georges Cuvier, Leçons d’anatomie comparée (1800–1805), Paris.
  • Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853–1855), Paris : Firmin-Didot.
  • Georges Vacher de Lapouge, L’Aryen, son rôle social (1899), Paris.
  • William Z. Ripley, The Races of Europe (1899), New York : Appleton.
  • Joseph Deniker, Les races et les peuples de la Terre (1900), Paris : Schleicher.
  • Madison Grant, The Passing of the Great Race (1916), New York : Scribner.
  • Samuel A. Cartwright, « Report on the Diseases and Physical Peculiarities of the Negro Race », New Orleans Medical and Surgical Journal, vol. 7 (1851).
  • Friedrich Tiedemann, « On the Brain of the Negro Compared with That of the European and the Orang-Outang », Philosophical Transactions of the Royal Society, 1836.
  • Franz Boas, Changes in Bodily Form of Descendants of Immigrants (1912), New York : Columbia University Press.
  • Lancelot Hogben, Genetic Principles in Medicine and Social Science (1931), London : Allen & Unwin.
  • Julian Huxley & A. C. Haddon, We Europeans: A Survey of “Racial” Problems (1935), London : Jonathan Cape.
  • UNESCO, The Race Question (1950), Paris.
  • Stephen Jay Gould, The Mismeasure of Man (1981), New York : Norton.
  • Richard Herrnstein & Charles Murray, The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life (1994), New York : Free Press.
  • George W. Stocking Jr., Race, Culture, and Evolution: Essays in the History of Anthropology (1968), New York : Free Press.
  • Nancy Stepan, The Idea of Race in Science: Great Britain, 1800–1960 (1982), London : Macmillan.
  • Claude Lévi-Strauss, Race et histoire (1952), Paris : UNESCO.

Le nationalisme Noir panafricaniste révolutionnaire au XXIE siècle

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Texte de Farafin Kissi Shabazz

Face au mirage mondialiste contre la diaspora Noire, le nationalisme Noir et le panafricanisme révolutionnaire représentent une clé de survie.

Qui est le nationaliste Noir ?

Le nationalisme Noir panafricaniste révolutionnaire au XXIE siècle
Dr Khalid Abdul Muhammad

Le nationalisme Noir est une école doctrinale née au sein de la diaspora Noire, visant à guider les Afro-descendants et les Africains vers l’autodétermination, l’émancipation, l’indépendance économique, le communautarisme et la connexion à leur véritable identité par la spiritualité.

L’Honorable Dr Khalid Abdul Muhammad, militant afro-américain et l’un de mes mentors idéologiques, « un leader de la prochaine génération de leaders Noirs radicaux » (selon le New York Times), soutenait que le nationalisme Noir révolutionnaire était la seule voie naturelle que l’homme originel (l’homme et la femme noirs) puisse suivre. Il affirmait que l’assimilationnisme dans la société caucasienne est ce qui nous fait de plus en plus oublier notre nature. Par conséquent, nous organiser en communautés à travers nos préceptes devient une nécessité.

Le Dr Amos Nelson Wilson, psychologue et théoricien afro-américain, dans son livre Afrikan- Centered Consciousness Versus The New World Order: Garveyism in the Age of Globalism
(Conscience centrée sur l’Afrique versus le nouvel ordre mondial : le garveyisme à l’ère du mondialisme), a offert sa perspective unique sur qui est le nationaliste Noir. En voici quelques extraits :

« Le véritable nationaliste n’est pas obsédé par le passé au point d’oublier le présent. L’un des aspects importants de l’héritage de Marcus Garvey est que, tout en accordant une grande importance au passé de l’homme Noir, tout en le projetant et en l’intégrant à la conscience Noire, son approche comportait une profonde continuité entre le présent et l’avenir.

Le véritable nationaliste est clairvoyant et futuriste. Je vois trop peu de conférences, trop peu de personnes préoccupées par l’avenir, même parmi les nationalistes :

Que devons-nous faire aujourd’hui pour assurer la survie du peuple Africain dans le monde ? Que devons-nous faire pour contrer la menace de la conquête du monde par l’Asie ? Allons- nous nous libérer, ou allons-nous envisager la chute de la civilisation européenne pour finalement tomber sous le joug de la civilisation orientale ?

Le véritable nationaliste est un entrepreneur : il construit quelque chose. Nous le voyons chez Garvey ; il ne s’agit pas seulement d’une préoccupation pour le passé, ni d’une simple

identification à l’Égypte ou à d’autres grands empires africains anciens, ni d’une simple saisie de quelques détails de l’histoire africaine, mais d’un mouvement profond vers une construction concrète et durable, un développement profond, la restauration solide d’une idéologie et d’une politique de développement africain.

Nous voyons le véritable nationaliste en la personne de Marcus Garvey, en la personne de l’Honorable Elijah Muhammad, qui ne s’est pas plaint de la qualité de l’éducation dispensée aux enfants noirs, mais a œuvré pour une meilleure éducation pour ces enfants. Il a construit des écoles et des universités, il a construit et éduque dans le cadre de sa mission nationaliste.

Le véritable nationaliste n’est pas obsédé par la destruction de sa civilisation, la cruauté du sort qu’il a subi, ni par le côté diabolique de ses ennemis. Il analysera certainement tout cela et le gardera fermement à l’esprit. Il déplorera certainement la destruction des civilisations noires, la chute de nos empires et de nos royaumes, notre déclin. Mais il ne sera pas traumatisé par ces échecs et ces destructions. Il ne sera pas obsédé par cette analyse. Il les affronte, en tire des leçons, les intègre et jure que cela ne se reproduira plus jamais, puis il avance, utilisant toutes ces connaissances pour bâtir une nouvelle civilisation.

Nous devons devenir autosuffisants. Un nationalisme qui ne parle pas d’autosuffisance, qui ne parle pas de construction nationale, qui ne construit pas de réseau national, qui ne construit pas de système économique, social et politique national, est un faux nationalisme, mes Frères et Sœurs. »

Plus que jamais, un nationalisme Noir et panafricaniste révolutionnaire est nécessaire au XXIe siècle, incarnant les définitions du Dr Amos Nelson Wilson.

La nécessité d’un fondement spirituel

Le nationalisme Noir panafricaniste révolutionnaire au XXIE siècle

Un livre sacré affirme que chaque nation a reçu ses messagers, parlant la langue d’une région géographique spécifique, afin que la Vérité et le Message du Dieu Unique puissent être propagés. Cependant, au fil du temps, les hommes se sont éloignés du sens originel de la Spiritualité, et le Créateur miséricordieux a envoyé des liens à l’humanité pour qu’elle puisse renouer avec ce qu’elle avait oublié. Cela s’etait produit à travers les religions et l’envoi des derniers grands prophètes.

Il fut un temps où l’homme originel (l’Africain Noir) n’avait pas besoin de matériel (des livres comme la Bible ou le Coran), ni d’églises, de mosquées, de synagogues ou de temples pour être connecté aux lois de Dieu. Parce que leur essence est conçue pour être naturellement connectée à Dieu, à l’Univers et à la Nature. L’homme originel représente la Spiritualité elle-même, et Dieu ne lui était pas étranger. Le problème est que certains Noirs ont oublié la Connaissance de Soi et la Connaissance de Dieu.

Nous devons revenir à ce que nous sommes vraiment. En ce sens, la Métaphysique Négro-Africaine peut être notre salut : elle n’a jamais été étrangère au Monothéisme, comme l’enseigne le Dr Khalid Abdul Muhammad, puisqu’elle en est le fondement. La Métaphysique Négro-Africaine

représente la meilleure expression pour comprendre le sens de la Primordialité. Le nationalisme Noir panafricaniste révolutionnaire du XXIe siècle doit mener cette bataille culturelle pour redécouvrir notre Spiritualité Africaine Ancestrale. Il est important, cependant, de ne pas stigmatiser ceux qui appartiennent aux Religions Révélées. Nous devons pratiquer la tolérance religieuse et nous intéresser à la Primordialité (l’école du pérennialisme), source de toute émanation religieuse et spirituelle.

Chacun peut embrasser son propre paradigme religieux, sans pour autant oublier sa propre culture ni ignorer l’étude des cosmogonies des Noirs. Car, comme l’enseigne Khalid Abdul Muhammad, toutes ces religions n’auraient jamais existé sans l’Afrique.

Le communautarisme, la seule voie

Le nationalisme Noir panafricaniste révolutionnaire au XXIE siècle

Les masses Noires doivent comprendre que nous traversons une période très délicate au XXIe siècle. La nouvelle guerre froide ne se joue plus entre le communisme d’un côté et le capitalisme de l’autre, comme au XXe siècle, mais entre la vision du mondialisme et la réorganisation de la réaction nationaliste caucasienne en Occident et en Orient, à travers une négrophobie généralisée.

Face à cette dichotomie, les Afro-descendants et les Africains doivent se montrer prudents et comprendre qu’il existe un dualisme à l’intérieur d’un autre : la confrontation entre mondialistes blancs/noirs et nationalistes blancs. Ces derniers répondent aux réflexes dictés par la vision eurocentriste. Il est important pour les nationalistes Noirs panafricanistes révolutionnaires de s’organiser et de se concentrer sur leur propre peuple. Le siècle de la « fin de l’histoire » prédite par Francis Fukuyama touche à sa fin ; le concept de « société ouverte » de Karl Popper, repris plus tard par George Soros, est désormais périmé. C’est le siècle de la consolidation dans les grands centres de civilisation, identitaire et endo-solidaire.

Le soi-disant « Nord global » s’organise contre le soi-disant « Sud global » par la résurgence des nationalismes, et dans cette bataille, ni les nationalistes Noirs panafricanistes révolutionnaires ni les suicides idéologiques des Noirs assimilationnistes- mondialistes ne seront épargnés. Les Noirs doivent adhérer aux principes du nationalisme Noir (Black Power, autodétermination communautaire Noire dans la diaspora, retour en Afrique selon les courants delanyiste et garveyiste, panafricanisme révolutionnaire, souverainisme africain), déconstruire la vision mondialiste des afro-assimilationnistes (Black Lives Matter, assimilation dans les sociétés caucasiennes, plus de reconnaissance en Occident, cosmopolitisme) et s’opposer à la suprématie mondialiste néolibérale.

Et si certains persistent à croire aux illusions mondialistes ou altermondialistes, au village global, au concept de « citoyens universels », notre survie sera menacée. Tous les pôles ou forces non-africains qui remettent en cause l’hégémonie de l’oligarchie peuvent être des alliés nécessaires selon la vision du panafricanisme contemporain, mais nous devons nous rappeler, en tant qu’Africains, que nous devons nous concentrer sur nous-mêmes et que le meilleur ami du Noir, comme le dirait le Dr John Henrik Clarke, est le Noir lui-même. Le communautarisme, sous l’impulsion du nationalisme Noir panafricaniste révolutionnaire, est la seule voie à suivre au XXIe siècle face au mondialisme.

Écrit par Farafin Kissi Shabazz (né Francois Sandouno), représentant nationaliste Noir et panafricaniste révolutionnaire du XXIe siècle, ambassadeur de marque, conférencier géopolitique, chroniqueur.

8 mythes africains sur la création

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Des Dogons du Mali aux Égyptiens anciens, les cosmogonies africaines offrent une mosaïque de récits fascinants. Œuf cosmique, colline primordiale, roseau ou eaux chaotiques : chaque mythe raconte l’origine du monde et révèle une philosophie profonde, où l’ordre et le désordre, les dieux et les hommes, s’entrelacent pour donner sens à la vie.

L’Afrique, matrice des cosmogonies

L’Afrique est le berceau de l’humanité et, de ce fait, le premier laboratoire de l’imaginaire humain. Depuis des millénaires, ses peuples ont cherché à comprendre les origines du monde, de la vie et des hommes, en forgeant des récits cosmogoniques transmis de génération en génération par la voie orale. Ces mythes, loin d’être de simples légendes, sont de véritables philosophies, condensant une vision du monde où nature, divinités et humanité sont intimement liées.

Comme toutes les grandes civilisations, les sociétés africaines se sont interrogées sur le commencement. Leurs récits de création sont marqués à la fois par une immense diversité (chaque peuple ayant ses propres divinités et symboles) et par des constantes récurrentes : l’eau comme matrice de la vie, la terre comme espace fondateur, le souffle comme principe vital, les animaux comme partenaires ou guides, et les ancêtres comme médiateurs entre le divin et l’humain.

Nofi vous propose un voyage à travers huit grands mythes africains de la création, issus de cultures variées ; Dogons, Yoruba, Akan, Zoulous, San, Dinkas, Bambaras et Égyptiens anciens. Chacun sera présenté dans son récit, puis analysé pour en dégager la signification profonde. Car au-delà de l’imaginaire, ces cosmogonies disent beaucoup de la pensée africaine : une pensée qui articule l’homme, la nature et le sacré dans une vision du monde profondément unifiée.

Premier mythe : Les Dogons du Mali et l’œuf cosmique

8 mythes africains sur la création

Chez les Dogons du Mali, l’univers naît d’un œuf primordial. Cet œuf cosmique, contenant en puissance toutes choses, s’ouvre pour libérer le monde. À l’origine, le dieu créateur Amma façonne la terre, puis engendre des jumeaux : les Nommo, êtres aquatiques et célestes, porteurs du verbe et du souffle vital. Leur apparition ordonne le chaos initial et introduit la dualité constitutive du monde.

L’eau joue ici un rôle central : élément originel, principe de fécondité, elle incarne la source de toute vie. Le verbe, associé aux Nommo, devient quant à lui la force créatrice qui structure l’univers et permet la transmission du savoir. Enfin, la gémellité traduit la vision dogon d’un monde équilibré par la complémentarité des forces opposées.

Ce mythe reflète profondément l’organisation de la société dogon. L’importance donnée aux jumeaux symbolise la valeur accordée à la dualité et à la complémentarité, non seulement dans le cosmos, mais aussi dans la vie sociale et rituelle. De même, la prééminence de l’eau et de la parole souligne le rôle des cérémonies, des masques et des récits oraux dans la perpétuation de l’ordre communautaire.

Ainsi, l’œuf cosmique dogon n’est pas seulement une explication des origines, mais une métaphore de l’harmonie sociale et cosmique, où chaque être et chaque force trouve sa place dans un ensemble organisé.

Deuxième mythe : Les Yoruba (Nigeria) et la création par Obàtálá

8 mythes africains sur la création

Chez les Yoruba du Nigéria, la création du monde commence par un défi confié au dieu Obàtálá (ou Ọbatala). Au commencement, seules existaient les eaux primordiales, surplombées par Ọlọrun (en ede : ɔlɔrun ou Olódùmarè), le Dieu suprême. Obatala reçut pour mission de façonner la terre : il descendit du ciel à l’aide d’une chaîne d’or, muni d’une poignée de sable contenue dans une coquille et accompagné d’un coq. Lorsque le sable fut répandu sur les eaux, l’animal le dispersa en grattant de ses pattes, faisant apparaître la première terre ferme. Ce lieu devint Ife, centre spirituel et fondateur du monde yoruba.

Certaines versions racontent qu’Obatala, en s’enivrant de vin de palme avant de modeler les hommes, façonna des êtres imparfaits : boiteux, aveugles ou difformes. Ces créatures portent en elles la mémoire d’une faille originelle, rappelant que l’humanité n’est pas issue de la perfection divine, mais d’une création marquée par la limite et la fragilité.

Ce mythe met en lumière la hiérarchie des puissances divinesỌlọrun conserve son autorité suprême, mais délègue la tâche de la création à Obàtálá, qui agit comme intermédiaireIfe, en tant que première terre émergée, devient le centre sacré, légitimant l’autorité religieuse et politique de ses souverains, les Ooni. L’évocation des corps imparfaits souligne quant à elle une vision réaliste de la condition humaine : toute société doit composer avec ses fragilités et les intégrer dans l’ordre communautaire.

Ainsi, la cosmogonie yoruba n’explique pas seulement la naissance du monde ; elle fonde la centralité d’Ife, consacre la hiérarchie des Orishas et propose une réflexion profonde sur la condition humaine, toujours en tension entre ordre divin et imperfection terrestre.

Troisième mythe : Les Akan (Ghana) et la séparation du ciel et de la terre

8 mythes africains sur la création

Chez les Akan du Ghana, le monde s’ouvrit d’abord dans une proximité intime entre ciel et terreNyame, dieu céleste, et Asase Yaa, déesse de la terre, vivaient étroitement liés, si proches que les hommes pouvaient lever la main et toucher le firmament. Dans ce temps primordial, la communication avec le divin était directe, sans barrière ni médiation.

Mais cette proximité se mua en gêne. Les hommes, en cultivant la terre et en préparant leurs repas, heurtaient sans cesse Nyame de leurs outils et de leurs gestes quotidiens. Excédé par cette importunité, le dieu du ciel décida de se retirer. Il s’éleva haut au-dessus du monde, emportant avec lui la distance irréversible qui sépare désormais les humains du divin.

Ce récit porte une signification profonde. La séparation du ciel et de la terre explique non seulement la distance cosmique, mais aussi la fracture spirituelle entre l’humanité et son créateur. La faute ne vient pas d’une transgression morale, mais d’une simple maladresse humaine : geste banal, mais lourd de conséquences. Cette vision traduit une conception où le désordre n’est pas imposé par les dieux, mais causé par les hommes eux-mêmes, rappelant ainsi leur responsabilité dans l’équilibre du monde.

Ainsi, le mythe akan n’est pas qu’une explication de l’éloignement du ciel : il illustre la fragilité des relations entre l’humain et le divin, et la nécessité d’un respect constant envers la nature et les forces supérieures. En marquant cette rupture originelle, les Akan posent les bases d’une spiritualité où l’homme doit, par ses rites et ses offrandes, chercher à renouer le dialogue avec ce dieu désormais lointain.

Quatrième mythe : Les Zoulous (Afrique australe) et l’ancêtre sortant du roseau

8 mythes africains sur la création

Chez les Zoulous d’Afrique australe, l’humanité surgit d’un grand marais où croissaient des roseaux géants. C’est de l’un d’eux que sortit Unkulunkulu, le « grand ancêtre », premier homme et fondateur de la lignée humaine. De ce même roseau émergèrent ensuite les autres êtres humains, inaugurant ainsi la communauté des vivants.

Unkulunkulu n’est pas seulement le premier né : il est aussi celui qui transmet aux hommes les lois, les coutumes et les connaissances essentielles pour organiser la société. Il enseigne l’art de cultiver la terre, de former les clans, de célébrer les rites et de réguler les rapports entre les individus. Par sa parole et ses gestes, il établit les bases de la vie collective.

Ce récit souligne le lien direct entre nature et institutions sociales. Le roseau, humble plante marécageuse, devient la matrice de l’humanité, rappelant que la vie humaine est inséparable de l’environnement naturel. En faisant du premier ancêtre le législateur originel, le mythe exprime aussi une idée centrale de la pensée zouloue : la société n’est pas un produit de l’arbitraire humain, mais une prolongation de l’ordre naturel instauré dès l’origine.

Ainsi, la cosmogonie zouloue n’explique pas seulement la naissance des hommes : elle fonde la légitimité des institutions, des rites et des traditions, en les rattachant à la figure sacrée d’Unkulunkulu et au marais primordial qui vit éclore l’humanité.

Cinquième mythe : Les Boshimans / San (Khoisan) et le monde sorti du chaos

8 mythes africains sur la création

Chez les Boshimans / San d’Afrique australe, les origines de l’univers se situent dans un chaos souterrain, vaste obscurité où rien n’était encore formé. C’est de ce lieu indifférencié qu’émergea Kaggen, divinité polymorphe souvent représentée sous la forme d’une mante religieuse. Créateur et trickster à la fois, il fit surgir à la surface du monde les hommes et les animaux, donnant forme à l’existence.

Dans ce récit, les animaux ne sont pas de simples créatures secondaires : ils participent de la divinité elle-même. Kaggen, en prenant leur apparence ou en leur conférant des pouvoirs, établit une continuité sacrée entre le monde humain et le monde animal. Chaque être, qu’il rampe, vole ou marche, porte une parcelle de la puissance créatrice.

Cette cosmogonie illustre la profondeur d’une pensée animiste où l’humain ne se distingue pas radicalement de la nature mais en fait partie intégrante. L’homme et l’animal partagent une origine commune, et leur relation doit être marquée par le respect et la reconnaissance mutuelle. La chasse, l’alimentation et les rituels prennent ainsi une dimension spirituelle, car toucher à l’animal, c’est toucher à une part du divin.

Ainsi, pour les San, le monde sorti du chaos n’est pas seulement un ordre imposé d’en haut, mais une trame vivante où humains et animaux coexistent dans un équilibre fragile. Leur cosmogonie traduit une conception écologique avant l’heure : la vie, sous toutes ses formes, est sacrée et interdépendante.

Sixième mythe : Les Dinkas (Soudan du Sud) et le dieu Nhialic

8 mythes africains sur la création

Chez les Dinkas du Soudan du Sud, l’univers trouve son origine dans l’action de Nhialic, le dieu suprême. C’est lui qui créa l’homme et la femme, leur donnant tout ce qui était nécessaire à la vie : les céréales, source de subsistance, et le bétail, richesse et fondement de l’économie pastorale. Dans ce monde premier, la communication entre l’humanité et son créateur était directe et bienveillante.

Mais une faute humaine bouleversa cet équilibre. Selon certaines versions, une femme, impatiente de récolter, transgressa l’interdit divin en arrachant prématurément des épis. Dans d’autres, l’homme brisa une règle sacrée liée au bétail. Quelle que soit la variante, l’essentiel demeure : cette désobéissance provoqua la rupture avec Nhialic, qui se retira au loin, privant les hommes de son contact immédiat.

Ce récit exprime une profonde philosophie de la responsabilité humaine. Le désordre ne vient pas des dieux mais des hommes eux-mêmes, qui par leur geste inconsidéré rompent l’harmonie initiale. Le parallèle est frappant avec d’autres récits universels de la « chute », qu’il s’agisse du fruit défendu dans la tradition biblique ou d’autres mythes africains de séparation entre ciel et terre.

Ainsi, la cosmogonie dinka ne raconte pas seulement la création de l’humanité : elle enseigne que le lien avec le divin est fragile et que l’homme, par ses actes, peut être à l’origine de sa propre condition. La vie spirituelle et rituelle devient alors un effort constant pour réparer la rupture, entretenir le dialogue avec Nhialic et retrouver l’équilibre perdu.

Septième mythe : Les Bambaras (Mali) et le démiurge Faro

8 mythes africains sur la création

Chez les Bambaras du Mali, l’origine du monde est marquée par une lutte entre jumeaux cosmiques, forces complémentaires et antagonistes. Le dieu créateur Maa Ngala engendra deux entités : Pemba, principe de désordre et d’avidité, et Faro, esprit des eaux et de l’harmonie.

Pemba, mû par son désir d’indépendance, sema le chaos en s’arrachant prématurément à la matrice cosmique. Son geste engendra un monde imparfait, marqué par la confusion et la stérilité. Pour rétablir l’équilibre, Maa Ngala confia à Faro la mission de remodeler l’univers. Descendu sur terre, il apporta l’eau, féconda la terre et donna naissance à la végétation, aux animaux et aux hommes. Faro institua également les lois sacrées, permettant à l’humanité de vivre selon un ordre juste.

Dans cette cosmogonie, les jumeaux incarnent une conception du monde fondée sur le dualisme : toute réalité est animée par la tension entre deux forces opposées, l’une destructrice, l’autre réparatrice. L’eau, confiée à Faro, devient ici le symbole de la fécondité, de la régénération et de la continuité de la vie.

Ainsi, le mythe bambara exprime une philosophie de l’équilibre : l’univers n’est jamais définitivement ordonné ni entièrement chaotique. Il oscille en permanence entre ces deux pôles, et l’humanité, par ses rituels et son respect des lois sacrées, doit contribuer à maintenir la prééminence de l’ordre sur le désordre.

Huitième mythe : Les Égyptiens anciens et la colline primordiale

8 mythes africains sur la création

Chez les Égyptiens anciens, l’univers naît des eaux du Noun, vaste océan de chaos primordial et de ténèbres. De ce gouffre sans forme émergea soudain une colline primordiale, butte de terre où se manifesta pour la première fois la création. Sur cette élévation sacrée se dressa Atoum (ou , selon les versions), le dieu créateur, qui fit surgir les premiers dieux et ordonna le monde.

De son souffle et de ses larmes naquirent Shou, principe de l’air, et Tefnout, principe de l’humidité. De leur union sortirent Geb (la terre) et Nout (le ciel), dont la séparation établit l’espace vital. Peu à peu, l’univers se structura : les dieux, les hommes, la végétation et les cycles cosmiques prirent place, tous reliés à cet acte initial.

L’importance de l’eau dans ce récit reflète une constante des cosmogonies africaines : elle est la matrice de toute vie, mais aussi le symbole du désordre à maîtriser. La colline primordiale incarne au contraire la stabilité, le lieu sacré où commence l’ordre, et qui sera perpétué dans l’architecture des temples et des pyramides.

Ce mythe exerça une profonde influence sur les cultures voisines de la Méditerranée. L’idée d’un monde surgissant des eaux chaotiques se retrouve dans les récits mésopotamiens, bibliques et grecs, témoignant du rôle fondateur de l’Égypte pharaonique dans l’élaboration des grandes cosmogonies.

Ainsi, la vision égyptienne des origines n’est pas seulement une légende : elle est une philosophie de l’ordre cosmique, où l’équilibre entre eauterre et ciel garantit la permanence du monde et la légitimité du pouvoir pharaonique, dépositaire de cet ordre universel.

Les cosmogonies africaines, diversité et unité

8 mythes africains sur la création

Les récits de création recueillis à travers le continent africain révèlent une extraordinaire diversité de formes et d’images. De l’œuf cosmique des Dogons à la colline primordiale des Égyptiens, en passant par le roseau zoulou ou l’eau fécondante de Faro, chaque peuple a forgé, dans la trame de ses traditions orales, une vision singulière de l’origine du monde.

Pourtant, derrière cette pluralité se dessinent des constantes qui témoignent d’une profonde unité de pensée. Partout, l’eau apparaît comme l’élément premier, matrice de la vie et symbole de fécondité. Partout aussi, la faute humaine ou l’impatience des hommes explique la rupture avec le divin, inscrivant la responsabilité humaine au cœur de la condition terrestre. La gémellité, le dualisme et la complémentarité des forces opposées (qu’il s’agisse de Faro et Pemba chez les Bambaras ou des Nommo chez les Dogons) traduisent une philosophie où l’univers n’existe qu’en équilibre instable, oscillant entre ordre et chaos.

Ces cosmogonies sont également des miroirs sociaux. Elles fondent la légitimité des institutions (les rois d’Ife chez les Yoruba, les lois d’Unkulunkulu chez les Zoulous), justifient les rites (les offrandes aux ancêtres chez les Akan ou les Dinkas), et relient l’homme à son environnement (le rôle sacré des animaux chez les San). Loin d’être de simples contes merveilleux, elles constituent de véritables philosophies du monde, où se réfléchissent la condition humaine, l’organisation de la société et le rapport au sacré.

En définitive, les cosmogonies africaines sont à la fois diverses et universelles : elles traduisent la créativité infinie des peuples du continent tout en abordant les questions fondamentales partagées par toutes les civilisations ; l’origine de la vie, la place de l’homme, le rôle du divin. Leur redécouverte et leur transmission ne relèvent pas seulement d’un intérêt ethnographique, mais d’une exigence mémorielle et philosophique : reconnaître que l’Afrique, berceau de l’humanité, est aussi une matrice de pensée où se sont élaborées, depuis des millénaires, des visions du monde d’une richesse incomparable.

Notes et références

  1. Griaule, Marcel. Dieu d’eau : Entretiens avec Ogotemmêli. Paris : Fayard, 1948. (Cosmogonie dogon)
  2. Abimbola, Wande. Ifá: An Exposition of Ifá Literary Corpus. Ibadan: Oxford University Press, 1976. (Tradition yoruba et Obatala)
  3. Rattray, R. S. Religion and Art in Ashanti. London: Oxford University Press, 1927. (Mythologie akan, Nyame et Asase Yaa)
  4. Callaway, Henry. The Religious System of the Amazulu. London: Trübner, 1868. (Cosmogonie zouloue et Unkulunkulu)
  5. Bleek, Wilhelm H. I. & Lloyd, Lucy C. Specimens of Bushman Folklore. London: George Allen, 1911. (Mythes San et figure de Kaggen)
  6. Lienhardt, Godfrey. Divinity and Experience: The Religion of the Dinka. Oxford: Oxford University Press, 1961. (Nhialic et la religion dinka)
  7. Zahan, Dominique. La religion bambara. Paris : Presses Universitaires de France, 1983. (Cosmogonie bambara, Faro et Pemba)
  8. Assmann, Jan. The Search for God in Ancient Egypt. Ithaca: Cornell University Press, 2001. (Le Noun et la colline primordiale égyptienne)
  9. Mbiti, John S. African Religions and Philosophy. London: Heinemann, 1969. (Synthèse sur les cosmogonies africaines)
  10. Vansina, Jan. Oral Tradition as History. Madison: University of Wisconsin Press, 1985. (Méthodologie sur l’étude des traditions orales africaines)

8 contes de fée bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

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Psychologue et penseur afrocentré, Amos Wilson a marqué la pensée critique noire par sa lucidité. Dans ses écrits, il démonte les illusions bourgeoises qui freinent la libération collective des Afro-descendants. Intégration, diplômes, respectabilité ou consumérisme : autant de “contes de fée” qui entretiennent la dépendance au lieu de la briser. Retour sur huit mythes à abandonner pour construire une puissance noire réelle, à l’abri des mirages.

Amos Wilson, un intellectuel afro-critique

Né en 1941 et disparu en 1995, Amos N. Wilson fut psychologue clinicien, professeur et théoricien afrocentré. Moins médiatisé que d’autres figures de son temps, il n’en demeure pas moins l’un des penseurs les plus radicaux et lucides de la condition noire dans l’Amérique contemporaine.

Ses travaux s’inscrivent dans un contexte précis : celui des États-Unis post-droits civiques, lorsque les victoires juridiques du mouvement noir semblaient ouvrir la voie à une égalité enfin concrète. Mais Wilson démontra que cette victoire apparente masquait une réalité plus crue : l’intégration avait engendré des illusions dangereuses, tandis que le consumérisme noir, en plein essor, nourrissait l’économie dominante sans renforcer l’autonomie communautaire.

Son objectif intellectuel fut clair : démonter les “contes de fée” qui anesthésiaient la conscience collective des Noirs, en les enfermant dans des schémas de respectabilité, de réussite individuelle et de consommation ostentatoire. Selon lui, ces illusions, héritées du modèle occidental et intériorisées par les élites noires, empêchaient toute véritable libération.

La question qu’il posait reste brûlante d’actualité : quelles illusions devons-nous abandonner pour surmonter l’oppression systémique et reconstruire une puissance noire autonome ?

Premier contes de fée : la croyance en l’intégration libératrice

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Dans l’imaginaire collectif afro-américain des années 1960, l’intégration raciale apparaissait comme la promesse ultime : franchir les portes des écoles blanches, occuper les mêmes restaurants, voter sans entraves… Autrement dit, l’égalité par la proximité.

Amos Wilson démonte cette illusion avec force. Selon lui, l’intégration sans contrôle économique n’est qu’une forme d’assimilation dominée. On entre dans les institutions de l’oppresseur, mais sans en changer les règles, ni en contrôler les leviers matériels. Les Noirs deviennent alors tolérés dans l’espace public, mais demeurent dépendants de l’économie, de l’éducation et de la politique façonnées par la suprématie blanche.

L’histoire récente confirme son analyse : après les grandes lois sur les droits civiques (1964–1965), les Afro-Américains obtiennent des avancées juridiques et symboliques, mais restent enfermés dans une dépendance structurelle : ghettos appauvris, emplois précaires, criminalisation accrue. L’intégration a ouvert des portes, mais elle n’a pas renversé les rapports de pouvoir.

Ainsi, la croyance que « partager la table » suffirait à effacer des siècles de domination relève du conte. Pour Wilson, la véritable égalité ne peut naître que de la maîtrise collective des ressources, pas d’une intégration superficielle dans un système qui demeure hostile.

Deuxième contes de fée : la foi dans l’éducation occidentale comme solution unique

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Dans de nombreuses familles noires, on a longtemps cru (et l’on croit encore) que l’école était la clé de l’émancipation. Accumuler diplômes et distinctions académiques devait garantir la mobilité sociale et l’accès à une vie meilleure. Ce récit a servi de moteur à plusieurs générations, convaincues que l’éducation occidentale pouvait constituer une arme décisive contre l’oppression.

Amos Wilson remet radicalement en question cette croyance. Selon lui, le système éducatif occidental ne vise pas à libérer, mais à formater. Il prépare les enfants noirs à s’intégrer dans un ordre économique et politique pensé pour maintenir la domination. Les savoirs transmis privilégient l’histoire, les valeurs et les références du monde blanc, réduisant au silence les apports africains et niant les réalités afrodescendantes.

Le résultat est paradoxal : une minorité d’Afro-Américains diplômés parvient à accéder à des positions prestigieuses, mais souvent au prix d’une distance croissante avec les masses populaires noires. Ces élites formées par l’institution occidentale deviennent parfois les relais d’un système qu’elles devraient remettre en cause. Elles incarnent une réussite individuelle, mais leur trajectoire ne garantit en rien la libération collective.

Pour Wilson, l’éducation peut être un levier puissant, mais seulement si elle est reconfigurée à partir d’une perspective afro-centrée, orientée vers l’autonomie communautaire et non vers la simple intégration dans un système dominant.

Troisième contes de fée : l’illusion de la réussite individuelle comme victoire collective

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Dans les sociétés occidentales, la réussite individuelle est érigée en modèle suprême. Dans le cas afro-américain, cette logique a souvent pris la forme de figures emblématiques : sportifs de haut niveau, chanteurs mondialement connus, hommes et femmes d’affaires devenus multimillionnaires. Leur ascension spectaculaire est fréquemment présentée comme la preuve que la communauté noire progresse dans son ensemble.

Amos Wilson démonte cette illusion avec rigueur. Pour lui, l’élévation d’un individu ne garantit en rien l’amélioration des conditions de la majorité. Ces trajectoires, aussi impressionnantes soient-elles, restent souvent isolées et intégrées à un système qui continue d’exploiter et de marginaliser la masse des Afrodescendants. La gloire d’un basketteur ou la fortune d’un rappeur ne modifient pas les réalités structurelles de la pauvreté, de l’incarcération massive ou de la ségrégation résidentielle.

Au contraire, ces réussites spectaculaires peuvent servir de vitrines trompeuses, donnant l’illusion que le racisme et l’injustice reculent, alors qu’ils se maintiennent sous d’autres formes. Le sport, le divertissement ou même certains secteurs économiques deviennent ainsi des espaces de visibilité individuelle, mais sans transformation collective.

Pour Wilson, la libération ne se mesure pas au nombre de milliardaires noirs, mais à la capacité de la communauté à transformer ses conditions d’existence dans leur ensemble. La réussite individuelle ne doit donc pas être confondue avec une victoire collective : elle peut inspirer, mais ne remplace jamais l’organisation politique et économique nécessaire à la liberté réelle.

Quatrième contes de fée : le consumérisme comme affirmation identitaire

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Dans une société où la dignité des Noirs a été systématiquement niée, posséder des symboles de richesse (voiture de luxe, vêtements griffés, bijoux ostentatoires) a souvent été perçu comme une revanche symbolique. Aux yeux de beaucoup, afficher ces signes extérieurs de réussite équivalait à affirmer sa valeur et à imposer le respect.

Amos Wilson dénonce avec force cette illusion. Pour lui, le consumérisme ne libère pas, il asservit davantage. Car ces dépenses spectaculaires profitent à des entreprises rarement noires, souvent issues du même système économique qui maintient les Afrodescendants dans la dépendance. Acheter des marques prestigieuses ne renforce pas l’autonomie de la communauté, mais enrichit encore ceux qui dominent déjà le marché mondial.

La conséquence est claire : une fuite massive de capitaux afro vers l’extérieur, empêchant l’accumulation de richesses au sein des quartiers et des institutions noires. Là où l’argent devrait servir à bâtir des écoles, des banques communautaires ou des entreprises locales, il est détourné vers l’entretien de l’image individuelle.

Wilson rappelle ainsi que la véritable dignité ne se trouve pas dans l’imitation des codes bourgeois blancs, mais dans la capacité à contrôler ses ressources et à investir collectivement. Le consumérisme, loin d’être une affirmation identitaire, demeure une stratégie de diversion qui perpétue la dépendance économique.

Cinquième contes de fée : la foi dans la neutralité de l’État et de la loi

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Un des mythes les plus persistants veut que l’État et ses institutions soient fondamentalement impartiaux, et que la justice américaine, appliquée correctement, garantisse l’égalité pour tous. Il suffirait, pense-t-on, de respecter les lois et de se conformer aux règles pour bénéficier des mêmes droits que les autres citoyens.

Amos Wilson démonte ce récit rassurant. Selon lui, l’État américain est historiquement fondé sur la domination raciale. De l’esclavage aux lois ségrégationnistes, en passant par la privation de droits civiques, l’appareil juridique et politique a été construit pour protéger les intérêts de la classe dominante blanche. Les prisons, la police et les tribunaux ne sont pas des espaces neutres : ils reflètent cette histoire et perpétuent ses logiques.

L’exemple de la criminalisation disproportionnée des Afro-Américains en est l’illustration la plus flagrante. Bien qu’ils ne constituent qu’une fraction de la population, les Noirs sont surreprésentés dans les incarcérations, les contrôles policiers et les condamnations lourdes. Loin d’être un accident, cette réalité témoigne d’une continuité historique : le système légal fonctionne comme un outil de contrôle social et racial.

Ainsi, croire en la neutralité de la loi relève de l’illusion. Pour Wilson, seule une conscience claire de la nature racialisée de l’État permet d’imaginer des stratégies de résistance et d’autonomie. L’égalité ne viendra pas d’un appareil conçu pour maintenir l’ordre racial, mais d’une réorganisation profonde des rapports de pouvoir.

Sixième contes de fée : l’idéal de la respectabilité comme rempart contre le racisme

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Une croyance profondément enracinée dans les classes moyennes noires a longtemps été que la respectabilité (être poli, bien habillé, instruit, irréprochable dans ses comportements) suffirait à désarmer le racisme. Selon ce récit, l’ennemi serait surtout provoqué par les « mauvaises conduites » ou l’« incivilité », et il suffirait de prouver par l’exemple que les Noirs sont dignes et respectables pour obtenir une reconnaissance égale.

Amos Wilson déconstruit ce mythe avec sévérité. Le racisme ne se nourrit pas de l’apparence mais du rapport de domination. Les violences racistes, qu’elles soient physiques ou symboliques, ne distinguent pas entre le mendiant et le professeur, entre le jeune en survêtement et l’homme en costume. L’histoire abonde en exemples tragiques : médecins, enseignants, pasteurs, voire élus noirs ont subi humiliations, discriminations et parfois la mort, malgré leur respectabilité sociale incontestable.

L’assassinat de figures publiques respectées (de Martin Luther King à Medgar Evers) illustre que ni le langage policé ni l’élégance vestimentaire ne protègent de la haine raciale. Le système de domination s’attaque non pas à l’incivilité mais à la couleur de peau et à ce qu’elle représente politiquement.

Pour Wilson, l’idéal de la respectabilité est donc un piège psychologique : il entretient la croyance que l’oppression peut être neutralisée par un comportement exemplaire, alors qu’elle exige en réalité un rapport de force et une organisation collective.

Septième contes de fée : la croyance dans le multiculturalisme harmonieux

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Dans les sociétés occidentales contemporaines, le multiculturalisme est souvent présenté comme l’horizon ultime : une cohabitation pacifique entre communautés et traditions, où chacun serait libre de célébrer ses racines tout en participant à une société commune. Pour beaucoup, cet idéal semblait annoncer la fin du racisme et l’avènement d’une ère d’égalité culturelle.

Amos Wilson dénonce cette illusion. Selon lui, le multiculturalisme tel qu’il est promu par l’Occident sert davantage à neutraliser qu’à libérer. Derrière les discours d’harmonie, il masque les hiérarchies réelles de pouvoir : les cultures dominées sont tolérées dans la sphère festive, folklorique ou esthétique, mais elles sont marginalisées dans la sphère économique et politique.

L’exemple le plus parlant est celui de l’appropriation culturelle. La musique, la mode, les symboles religieux ou artistiques noirs sont largement consommés et copiés par les industries culturelles blanches. Pendant ce temps, les créateurs et les communautés d’origine continuent de souffrir d’une marginalisation économique, avec très peu de contrôle sur la valeur produite par leur patrimoine.

Le multiculturalisme fonctionne donc comme un outil de diversion : il donne l’illusion d’une reconnaissance culturelle, tout en perpétuant la dépendance économique et la domination structurelle. Pour Wilson, la lutte contre le racisme ne peut se réduire à la célébration de la diversité : elle doit viser la maîtrise des ressources et la conquête de l’autonomie.

Huitième contes de fée : l’attente d’un sauveur extérieur

8 mythes bourgeois qu’Amos Wilson appelle à abandonner pour vaincre l’oppression

Un autre récit profondément enraciné dans la conscience noire veut que la libération viendra d’ailleurs : d’alliés progressistes blancs, d’un leader charismatique qui guidera le peuple, ou de la solidarité internationale. Cette croyance, alimentée par l’histoire des abolitionnistes, des figures prophétiques et des mouvements tiers-mondistes, a nourri l’idée que le salut pouvait être importé.

Amos Wilson s’oppose radicalement à cette vision. Pour lui, compter sur l’extérieur, c’est prolonger la dépendance. Les alliés progressistes, aussi sincères soient-ils, restent soumis à leurs propres intérêts. Les partis politiques ont trop souvent trahi leurs promesses une fois arrivés au pouvoir. Quant aux leaders charismatiques, beaucoup ont été assassinés ou neutralisés, laissant leurs communautés désarmées faute d’organisation durable.

L’histoire en offre d’innombrables exemples : les alliances politiques rompues, les promesses électorales non tenues, ou encore l’élimination systématique de figures comme Malcolm X, Patrice Lumumba ou Thomas Sankara. Autant de rappels que l’attente d’un sauveur extérieur expose les peuples noirs à des désillusions répétées.

Pour Wilson, la seule voie crédible est celle de l’auto-organisation économique, politique et culturelle. C’est en développant ses propres institutions, en contrôlant ses ressources et en consolidant sa conscience collective que la communauté noire pourra briser l’oppression. Le salut n’est pas une aide extérieure : il est dans la capacité à bâtir soi-même sa puissance.

Revenir au réel pour construire la puissance collective

À travers son analyse implacable, Amos Wilson a mis en lumière huit contes de fée bourgeois qui continuent de peser sur la conscience noire : la croyance en l’intégration libératrice, la foi aveugle dans l’éducation occidentale, la confusion entre réussite individuelle et progrès collectif, le consumérisme ostentatoire, la confiance dans la neutralité de l’État, l’idéal illusoire de la respectabilité, le mirage du multiculturalisme harmonieux et enfin, l’attente d’un sauveur extérieur.

Le message central de Wilson est clair : tant que les Afro-descendants restent prisonniers de ces récits, ils demeurent captifs d’un rêve qui les détourne de la construction concrète de leur puissance. L’heure n’est plus à l’illusion, mais à l’organisation.

L’enjeu est de passer de la consommation, de l’assimilation et de la dépendance, à la production, l’autonomie et l’auto-détermination. Cela signifie bâtir des institutions propres, contrôler les ressources économiques, forger une conscience politique lucide et transmettre aux générations futures une éducation afrocentrée.

Plus de trente ans après la mort de Wilson, ses mises en garde conservent une pertinence brûlante à l’ère du capitalisme global et du néo-libéralisme. Dans un monde où les images de réussite individuelle masquent les inégalités structurelles, où le multiculturalisme sert de paravent aux hiérarchies raciales, le rappel de Wilson résonne comme une urgence : rompre avec les contes rassurants et affronter le réel pour construire la puissance collective.

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8 faits horribles sur Madame LaLaurie

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En plein cœur de La Nouvelle-Orléans du XIXᵉ siècle, Madame Delphine LaLaurie incarnait l’élégance créole. Mondaine respectée, elle cachait pourtant derrière les murs de son manoir des pratiques d’une cruauté inouïe. Tortures, expériences pseudo-médicales, esclaves enchaînés dans des pièces secrètes : son nom reste associé à l’horreur absolue de l’esclavage. Retour sur huit faits terrifiants qui font de LaLaurie l’un des visages les plus sombres de l’histoire américaine.

La Nouvelle-Orléans, miroir de la cruauté esclavagiste

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

Au début du XIXᵉ siècle, la Louisiane, ancien territoire français passé sous domination américaine en 1803, est une société prospère bâtie sur l’esclavage. À La Nouvelle-Orléans, perle du Sud, la culture créole s’épanouit entre faste, raffinement et violence invisible. Les élites blanches y règnent en maîtresses absolues, drapées dans une respectabilité mondaine qui dissimule une réalité brutale : la possession d’êtres humains, réduits au rang de biens meubles.

C’est dans cet univers que s’illustre Delphine LaLaurie (1787-1849 ?), figure de la haute société créole. Femme riche, mondaine et apparemment dévouée aux bonnes manières, elle fréquente les salons les plus élégants et incarne l’idéal féminin de son temps. Mais derrière le vernis de respectabilité, elle cache une noirceur que la mémoire collective retiendra comme l’une des plus atroces manifestations de la cruauté esclavagiste.

Sa demeure de Royal Street, bientôt surnommée la “Maison de la Terreur”, deviendra un symbole : celui d’une barbarie infligée en silence, longtemps tolérée par la société blanche de La Nouvelle-Orléans.

Nofi vous propose de revenir sur huit faits précis qui révèlent l’ampleur de la violence exercée par Madame LaLaurie, et expliquent pourquoi son nom reste associé, plus de deux siècles plus tard, à l’horreur absolue de l’esclavage.

Fait n°1 – Des origines respectables, une réputation mondaine

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

Delphine Macarty naît en 1787 dans une famille créole parmi les plus en vue de La Nouvelle-Orléans. Ses parents, d’ascendance irlandaise et française, appartiennent à cette élite blanche qui prospère sur les plantations et les échanges commerciaux. Dans une société marquée par le métissage culturel mais cloisonnée par la couleur de peau, les Macarty incarnent l’aristocratie locale, soucieuse de maintenir son rang et son prestige.

Très jeune, Delphine épouse un officier espagnol, puis se remariera à deux reprises, chaque union consolidant son statut social et sa fortune. Par ces alliances, elle accède aux cercles les plus fermés de la haute société créole, où elle devient une figure connue des salons et des bals. On la décrit comme une femme raffinée, élégante, cultivée, toujours entourée d’invités prestigieux.

Mais derrière cette image de mondaine respectée se cache une réalité plus sombre. Ce contraste, entre la façade polie et les pratiques de violence domestique, illustre une hypocrisie profonde : dans cette société, on pouvait briller dans les dîners, être célébrée pour sa grâce, tout en perpétuant, à huis clos, les pires brutalités sur des êtres humains réduits en esclavage. Chez Madame LaLaurie, cette duplicité atteindra des sommets qui feront d’elle l’un des visages les plus infâmes de l’histoire de la Louisiane.

Fait n°2 – Une maison transformée en prison

En 1832, Delphine LaLaurie et son troisième mari, le docteur Leonard LaLaurie, font construire un vaste manoir au 1140 de Royal Street, dans le quartier français de La Nouvelle-Orléans. La demeure, imposante par ses proportions et son élégance, devient rapidement l’une des plus admirées de la ville. Avec ses balcons ouvragés et ses salons somptueux, elle incarne le prestige de la haute société créole.

Mais derrière les murs élégants, une tout autre réalité se dessine. Les caves, les combles et certaines pièces dissimulées étaient réservés aux esclaves. Là, loin des regards mondains, se jouait le quotidien d’une violence inouïe. Des témoignages rapportent que les voisins entendaient parfois des cris étouffés, des gémissements et des bruits suspectsqui s’échappaient du manoir. Ceux qui osaient questionner Madame LaLaurie se heurtaient à son sourire mondain et à son influence sociale, qui lui permettait d’étouffer toute rumeur.

Ainsi, cette demeure prestigieuse devint bien plus qu’un lieu de résidence : elle se transforma en symbole architectural de la cruauté invisible. Un bâtiment à double visage, reflet d’une société où l’apparence raffinée masquait la barbarie quotidienne de l’esclavage.

Fait n°3 – La brutalité quotidienne infligée aux esclaves

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

Derrière la façade mondaine, la vie des esclaves de Madame LaLaurie relevait du cauchemar. Des voisins racontèrent avoir aperçu, à travers les coursives ou depuis la rue, des captifs enchaînés, amaigris, vêtus de haillons. Certains apparaissaient si affaiblis qu’ils semblaient à peine capables de se tenir debout.

Les châtiments infligés étaient réguliers et d’une cruauté glaçante : coups de fouet, privation prolongée de nourriture, isolement dans des pièces sombres. Ces pratiques n’épargnaient pas les plus jeunes : des enfants eux-mêmes subissaient les mêmes sévices, victimes d’une violence systématique qui ne distinguait ni l’âge ni le sexe.

Déjà, au sein de la société créole, circulaient des rumeurs persistantes sur la cruauté de Delphine LaLaurie. Certains voisins évoquaient des esclaves disparus, d’autres dénonçaient des cris qui perçaient la nuit. Mais ces murmures s’éteignaient aussitôt face à l’influence de la maîtresse de maison et à l’indifférence d’une société qui considérait les captifs comme une simple propriété.

Ainsi, bien avant le scandale de 1834, Madame LaLaurie était déjà connue, à voix basse, comme une esclavagiste particulièrement brutale, dont la réputation contrastait violemment avec l’image policée qu’elle cultivait dans les salons de La Nouvelle-Orléans.

Fait n°4 – Le “traitement médical” sadique

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

L’une des facettes les plus effroyables de la cruauté de Madame LaLaurie réside dans l’usage qu’elle faisait des instruments chirurgicaux. Mariée à un médecin, elle eut accès à des outils médicaux qu’elle détourna de toute finalité thérapeutique pour les employer comme instruments de torture.

Des témoignages évoquent des esclaves soumis à de véritables “expériences” pseudo-scientifiques : crânes perforés, tendons sectionnés, articulations volontairement brisées ou inversées. Certains récits, transmis par les pompiers et les témoins de l’incendie de 1834, parlent de captifs dont les membres avaient été fixés dans des positions grotesques, comme si on avait voulu transformer leur corps en objets d’expérimentation.

Cette confusion entre médecine et sadisme illustre une dérive propre au monde colonial, où la science pouvait être instrumentalisée pour justifier ou mettre en scène la domination. Dans le cas de Madame LaLaurie, il ne s’agissait pas de soigner, mais de prolonger la souffrance de ses victimes sous couvert d’un vernis médical.

Elle incarne ainsi une forme extrême de médecine coloniale dévoyée, où le corps de l’esclave devenait un terrain d’essai, nié dans son humanité et réduit à l’état de cobaye. Cette perversion pseudo-scientifique contribuera à nourrir sa réputation d’inhumanité absolue.

Fait n°5 – L’incendie de 1834 : le scandale éclate

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

Le 10 avril 1834, un événement brutal mit au grand jour les horreurs de la maison LaLaurie. Une cuisinière enchaînée au poignet dans la cuisine mit volontairement le feu à la demeure. Son geste désespéré n’était pas une tentative de fuite, mais un cri d’alerte destiné à révéler les supplices infligés à ses compagnons d’infortune.

Lorsque les flammes furent maîtrisées, les pompiers et les voisins pénétrèrent dans les étages supérieurs et découvrirent, dans le grenier, une scène qui les marqua à jamais. Des esclaves mutilés, décharnés, maintenus par des chaînes, portaient sur leurs corps les stigmates d’expériences et de tortures. Certains avaient les membres brisés, d’autres présentaient des blessures ouvertes, maintenues artificiellement. Plusieurs témoignages parlent d’hommes et de femmes attachés depuis si longtemps qu’ils étaient incapables de marcher.

La vision de ces captifs martyrisés provoqua une onde d’indignation. La foule, alertée par la rumeur, se rassembla devant le manoir, horrifiée par l’ampleur de la cruauté révélée. Le scandale fut tel que la nouvelle se répandit bien au-delà de La Nouvelle-Orléans, donnant naissance à une véritable légende noire autour du nom de Madame LaLaurie.

Ce fut le début de son mythe public : celui d’une femme qui, sous les traits d’une mondaine respectée, cachait l’une des plus terribles réalités de l’esclavage américain.

Fait n°6 – La fuite et l’impunité

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

Lorsque les horreurs de la maison de Royal Street furent révélées au grand jour, une foule en colère se rassembla devant le manoir. Les habitants, choqués par la découverte des esclaves mutilés, se livrèrent à un début de saccage de la demeure. Pourtant, Delphine LaLaurie réussit à s’échapper, protégée par des proches qui lui permirent de fuir discrètement la ville.

Son départ fut rapide et discret : certains témoins affirmèrent l’avoir vue quitter La Nouvelle-Orléans en calèche, tandis que d’autres parlèrent d’un embarquement précipité. Les sources la situent ensuite à Paris, où elle aurait vécu en exil jusqu’à sa mort, sans jamais avoir été inquiétée par la justice américaine. Aucune enquête sérieuse ne fut menée, aucun procès ne fut organisé.

Ce silence des autorités illustre le fonctionnement d’une société esclavagiste qui, tout en condamnant les excès les plus visibles, fermait les yeux sur l’essentiel : la violence systémique inhérente à l’esclavage. Madame LaLaurie, pourtant coupable d’actes monstrueux, demeura ainsi l’incarnation d’une impunité protégée par le rang social et la complicité institutionnelle.

Son nom traversa l’Atlantique chargé d’infamie, mais elle ne subit jamais la justice des hommes.

Fait n°7 – Une mémoire noire traumatique

8 faits horribles sur Madame LaLaurie

Si la haute société créole tenta d’effacer le scandale en reléguant Madame LaLaurie à l’oubli, il en alla tout autrement dans la mémoire des esclaves et de leurs descendants. Dans la communauté afro-américaine de La Nouvelle-Orléans, les récits de survivants et de témoins furent transmis de génération en génération. Ils forgèrent une mémoire collective où le nom de LaLaurie devint synonyme de terreur absolue.

Au fil du temps, elle devint l’archétype du maître esclavagiste cruel, incarnation d’une violence sadique exercée dans l’ombre, protégée par les privilèges de classe et de race. Son manoir de Royal Street n’était plus vu comme une élégante demeure, mais comme un lieu maudit, associé aux cris étouffés et aux supplices endurés par des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants.

Encore aujourd’hui, à La Nouvelle-Orléans, le nom de LaLaurie évoque une mémoire douloureuse. Dans les récits oraux, dans les commémorations, dans l’imaginaire collectif afrodescendant, elle demeure un rappel de l’extrême brutalité de l’esclavage et de la complicité d’une société qui l’a longtemps tolérée.

Ainsi, bien au-delà du scandale de 1834, Madame LaLaurie reste un traumatisme culturel durable, inscrit dans la conscience noire comme un avertissement : celui que l’horreur n’était pas l’exception, mais le reflet d’un système.

Fait n°8 – La légende et la récupération culturelle

Au fil du temps, la figure de Madame LaLaurie a dépassé les frontières de l’histoire pour entrer dans la sphère de la culture populaire. Son nom et son manoir hanté inspirèrent des romans, des films et des séries. La plus célèbre représentation demeure celle d’American Horror Story, où elle est dépeinte comme une créature de fiction, prisonnière éternelle de ses propres crimes.

À La Nouvelle-Orléans, sa demeure de Royal Street est devenue une attraction touristique macabre. Des visites guidées en font un lieu de frisson, où l’on vient chercher des sensations fortes plus que des vérités historiques. Ce traitement spectaculaire contribue à transformer une tragédie humaine en divertissement, effaçant trop souvent la mémoire des victimes réelles.

Le risque est grand : en réduisant Madame LaLaurie à une simple légende gothique, on oublie que ses atrocités ne relevaient pas du fantastique, mais d’un système esclavagiste bien réel. Derrière les murs du manoir, ce ne sont pas des personnages de fiction qui ont souffert, mais des hommes, des femmes et des enfants réduits en esclavage.

Il est donc essentiel de replacer son histoire dans le cadre plus large de l’esclavage, non pour fétichiser l’horreur, mais pour rappeler que LaLaurie n’était pas un monstre isolé : elle incarnait, de manière extrême, une brutalité que des millions d’Africains et d’Afrodescendants subirent quotidiennement en Amérique.

Madame LaLaurie, miroir d’un système

À travers ces huit faits, l’histoire de Madame LaLaurie apparaît dans toute son horreur : une femme issue de l’élite créole, respectée pour son rang et ses manières, qui transforma sa demeure en prison, infligea tortures et supplices à ses esclaves, et dont les crimes furent révélés au grand jour lors de l’incendie de 1834. Sa fuite, jamais inquiétée par la justice, illustre l’impunité dont jouissaient les maîtres esclavagistes. Sa mémoire, transmise dans la communauté afrodescendante, rappelle aujourd’hui encore la terreur qu’elle inspira.

Mais réduire LaLaurie à une simple figure monstrueuse serait une erreur. Elle ne fut pas une aberration isolée, mais le produit d’un système esclavagiste qui, dans toute l’Amérique, institutionnalisa la violence, la déshumanisation et l’impunité. Si son nom résonne avec une intensité particulière, c’est parce qu’il concentre les abus que des millions d’Africains réduits en esclavage subirent au quotidien.

Revisiter son histoire, c’est refuser de se laisser séduire par le folklore macabre qui entoure son manoir. C’est rappeler que derrière la légende noire se trouvent des vies brisées, des victimes réelles dont la souffrance ne doit pas être effacée.

En définitive, Madame LaLaurie demeure un miroir de l’esclavage : un rappel brutal de ce que produit une société qui tolère l’inhumanité au nom du profit et du prestige. Se souvenir d’elle, ce n’est pas glorifier l’horreur, mais honorer la mémoire des victimes et affirmer que la vigilance reste notre devoir face à toute banalisation de la cruauté.

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Black Hair Month : un mois pour reprendre le contrôle de nos cheveux et de notre économie

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Du 1er au 30 septembre, la communauté noire lance le Black Hair Month : un boycott des produits capillaires non black-owned. Objectif : soutenir nos marques, renforcer notre santé et bâtir une économie circulaire afro-descendante.

Black Hair Month : une initiative globale et populair

En septembre, nous passons des mots aux actes. Du 1er au 30 septembre, un boycott mondial appelle les consommateurs afro-descendants à suspendre tout achat de produits capillaires non black-owned et à rediriger leurs dépenses vers des marques, salons et artisans noirs. L’enjeu dépasse la salle de bain : c’est une épreuve de discipline collective et un test de souveraineté économique. Car nos cheveux pèsent lourd : chaque année, la beauté afro mobilise des milliards ; mais trop peu reviennent à nos entrepreneurs, nos créateurs, nos quartiers. En un mois, nous pouvons changer le sens du flux : cesser d’alimenter des circuits qui ne nous respectent pas, soutenir nos propres filières, encourager le DIY sain et transmettre des savoir-faire.

Le cheveu afro n’est pas qu’un style : c’est un levier de transformation sociale, une façon de financer nos emplois, nos rêves et notre dignité. Septembre commence maintenant ; et chaque euro dépensé devient un vote.

Chaque année, la communauté noire dépense des milliards dans les produits capillaires. Défrisants, perruques, lace wigs, gels, huiles : nous représentons l’une des clientèles les plus dynamiques au monde. Pourtant, cette manne financière ne profite presque jamais aux nôtres.
La plupart des beauty supply stores appartiennent à d’autres communautés. Les produits vendus sont souvent importés de filières étrangères. Dans bien des cas, les clients noirs font face à des expériences humiliantes : surveillance excessive, manque de respect, soupçons de vol.

Le paradoxe est violent : nos cheveux nourrissent un marché colossal, mais nos entrepreneurs peinent à y survivre.

Un boycott, c’est plus qu’une abstention. C’est un langage politique. Rosa Parks l’avait compris en refusant de céder son siège à Montgomery. Les militants anti-apartheid l’avaient appliqué face aux entreprises complices du régime sud-africain.

Dire non, c’est libérer une énergie nouvelle. Pendant un mois, il s’agit d’arrêter d’alimenter les caisses de ceux qui ne nous respectent pas. Pas de “dernier achat” pour se stocker à l’avance : ce serait nourrir le système une dernière fois. Le mot d’ordre est clair : discipline, patience, créativité.

Ce boycott est aussi une opportunité de redécouvrir les alternatives naturelles. Aloe vera, graines de lin, clous de girofle, riz fermenté, huile de ricin : nos cuisines et nos traditions regorgent de trésors capillaires. Le DIY (Do It Yourself) permet de reprendre le contrôle et d’éviter les produits nocifs qui fragilisent cuir chevelu et santé.

L’idée a explosé sur les réseaux sociaux. Un créateur posait la question : 

“Et si toutes les femmes noires cessaient d’acheter pendant un mois ?” 

Les vidéos se sont multipliées, les stitches ont fleuri sur TikTok, YouTube, Instagram. Les hashtags ont pris racine : #BlackHairMonth, #BuyBlack, #ForUsByUs.

L’ambition est mondiale. En Afrique, en Europe, aux États-Unis, dans la Caraïbe, des voix s’élèvent pour construire un répertoire commun de marques black-owned, de salons de coiffure indépendants, de braiders talentueux. L’objectif est simple : ne plus chercher dans le vide, mais trouver facilement nos fournisseurs.

Et contrairement à ce que certains croient, le mouvement ne s’adresse pas qu’aux femmes. Les hommes aussi sont concernés : barbes, locks, cheveux naturels. L’appel est clair : unité totale.

Le boycott n’est pas une privation, c’est une redirection. En France aussi, la créativité capillaire noire est foisonnante. Des marques comme Les Secrets de Loly (fondée par Kelly Massol, référence incontournable du naturel), Activilong (créée par Yannick Cheffre, pionnière depuis les années 1980 en Guadeloupe), ou encore Nappy Queen (spécialiste du soin naturel) témoignent de la richesse de l’entrepreneuriat afro. On peut aussi citer Inaya, Noireônaturel ou Kairly Paris, qui s’imposent progressivement comme des alternatives éthiques, saines et accessibles.

Ces marques, qu’elles soient américaines, caribéennes ou françaises, rappellent une évidence : nous n’avons pas besoin d’aller chercher ailleurs ce que nous produisons déjà avec excellence.

À côté de ces grands noms, une constellation de petits entrepreneurs se battent pour exister : artisans de beurres de karité, de savons noirs, créateurs de sérums et d’huiles. Les réseaux sociaux leur donnent une vitrine, mais c’est notre fidélité qui leur assure une survie.

Enfin, la nature reste notre meilleure alliée. Savon noir africain, beurre de karité pur, huiles infusées maison : tout cela est accessible et bien plus sain que les produits industriels bourrés de composants chimiques.

Ne nous trompons pas : ce boycott n’est pas qu’une affaire de coiffure. C’est une école de souveraineté. Chaque euro dépensé est un vote. Votons pour nous.

D’autres communautés l’ont compris depuis longtemps : les Indiens qui font vivre leurs commerces, les Asiatiques qui créent des dynasties familiales, les Juifs qui bâtissent sur l’entre-aide. Pourquoi pas nous ?

L’histoire nous a donné Black Wall Street. L’histoire nous a aussi appris que quand nous nous organisons, nous faisons peur. Mais aujourd’hui, plus que jamais, il est temps de reconstruire. Ce boycott est une étape vers un cercle vertueux : soutenir nos commerces, qui embauchent nos jeunes, qui forment nos générations futures.

Round One

Black Hair Month : un mois pour reprendre le contrôle de nos cheveux et de notre économie

Le 1er septembre n’est pas une fin. C’est un test. Un premier round. Une démonstration de notre puissance collective.

Et si, au bout de ces trente jours, nous décidons de continuer ? Et si, demain, ce réflexe gagnait d’autres secteurs ; alimentation, mode, culture ?

Nos cheveux sont politiques. Nos achats sont des armes. Nos euros sont des graines.
Alors dès le 1er septembre, faisons pousser nos propres racines. Pas de compromis. Nos cheveux, nos règles, notre économie.


Noirabe de Rohff, un symptôme plus qu’un manifeste

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Avec Noirabe, Rohff prétend transformer une insulte en cri de fierté. Mais derrière l’énergie brute, le morceau révèle surtout une impasse : celle d’une identité tiraillée entre appartenance religieuse et conscience raciale, où le racisme arabe envers les Noirs reste soigneusement évité. Décryptage critique.

Noirabe : cri de rage ou impasse identitaire ?

Avec Noirabe, Rohff frappe fort. Le vétéran du rap français, figure emblématique du 94 et de la diaspora comorienne, choisit de s’approprier un mot lourd de mépris pour en faire le titre de son morceau. Dans la bouche des uns, “Noirabe” est une insulte : elle désigne ces Noirs musulmans accusés de privilégier leur appartenance religieuse à leur conscience raciale, au point de taire ou d’ignorer le racisme arabe envers les Africains. Dans la bouche de Rohff, le terme devient slogan, cri de ralliement et marque identitaire.

Mais derrière ce geste de revanche apparente, une question s’impose : que gagne-t-on vraiment à brandir un mot forgé dans la stigmatisation ? Peut-on transformer une insulte sans en affronter les racines historiques et politiques ? En refusant d’ouvrir le débat sur la traite orientale, le racisme maghrébin ou les hiérarchies de couleur dans le monde musulman, Rohff s’expose à un paradoxe : il revendique le Noirabe tout en incarnant ce que le mot critique.

Plutôt qu’un manifeste, Noirabe révèle ainsi une contradiction profonde : celle d’une identité diasporique écartelée entre fierté noire et loyauté religieuse, mais incapable de nommer toutes les oppressions.

Un mot chargé de contradictions

Noirabe de Rohff, un symptôme plus qu’un manifeste

Le mot Noirabe n’est pas une simple combinaison entre deux identités. Il porte une charge politique et polémique forte. Dans les débats diasporiques et postcoloniaux, il désigne un profil bien précis : celui du Noir musulman qui place son appartenance religieuse au-dessus de sa conscience raciale, au point de passer sous silence, voire de minimiser, le racisme structurel présent dans le monde arabe et musulman.

À l’origine, Noirabe fonctionne comme une insulte communautaire, née dans les marges militantes et dans les échanges de la diaspora noire. Il stigmatise cette attitude jugée contradictoire, voire aliénée : se solidariser avec ses coreligionnaires au mépris de la solidarité noire, alors même que l’histoire des sociétés arabo-musulmanes est marquée par la traite orientale, l’esclavage des Noirs et des hiérarchies raciales persistantes. Autrement dit, être Noirabe, c’est assumer une forme de loyauté religieuse qui invisibilise le racisme vécu par les siens.

En choisissant d’intituler ainsi son morceau, Rohff prétend retourner l’insulte comme un acte de revanche. Mais le problème de fond demeure entier : il revendique le terme sans interroger ce qu’il contient, à savoir une critique du déni. Là où un renversement symbolique devrait déconstruire les mécanismes d’oppression (comme l’usage militant du n-word aux États-Unis), Rohff se contente de brandir l’étiquette comme un slogan identitaire. Résultat : l’insulte n’est pas déconstruite, mais légitimée, vidée de sa portée critique et transformée en produit.

Les Comores et l’islam : un récit partiel

Dans Noirabe, Rohff lance une affirmation tranchée :

« Pour c’qui est des Comores, les arabes ne sont pas venus nous imposer une religion ; ils nous ont pas forcé à oublier nos pratiques ; ça c’est un fait. »

Autrement dit, il présente l’islamisation de l’archipel comme un processus pacifique, naturel, accepté sans contrainte par les populations locales. Ce récit est séduisant pour une partie de la diaspora comorienne : il inscrit l’histoire des Comores dans une tradition religieuse valorisée, où l’islam se transmet comme une évidence spirituelle plutôt que par la violence.

Mais l’histoire documentée est plus complexe. L’islamisation des Comores a été progressive et multi-séculaire, amorcée dès le Xe siècle, renforcée aux XVe–XVIe siècles par l’influence des marchands swahilis, omanais et yéménites. Or, ces circulations s’inscrivaient dans le réseau commercial de l’océan Indien, où l’or, l’ivoire et les épices côtoyaient aussi le commerce des captifs. Les côtes swahilies, dont dépendaient les Comores, jouaient un rôle majeur dans la traite orientale, alimentant les marchés esclavagistes d’Arabie et d’Asie.

Noirabe de Rohff, un symptôme plus qu’un manifeste
L’esclavage en Afrique. Le marché aux esclaves à Zanzibar. Gustave Janet, dessinateur ; Hippolyte Dutheil, graveur. 1877.
Estampe. In Le Monde Illustré, 20 octobre 1877, p. 244. Coll. Musée historique de Villèle. Fonds Michel Polényk, inv. ME.2017.1.51

En affirmant que l’islam est venu “sans contrainte”, Rohff propose donc une vision idéalisée : un islam déconnecté des rapports de domination et des hiérarchies raciales qui ont pourtant accompagné son expansion. Cette omission nourrit précisément la critique contenue dans le terme Noirabe : mettre en avant une appartenance religieuse tout en passant sous silence le racisme arabo-musulman, qu’il soit historique (traite orientale, statut d’abd) ou contemporain (hiérarchies de couleur au Maghreb, discriminations dans le Golfe).

Ainsi, plus qu’un fait établi, la déclaration de Rohff relève d’un récit identitaire partiel : valorisant pour la fierté comorienne, mais qui élude les zones d’ombre. Et c’est justement dans ce décalage entre mythe et histoire que se joue toute la pertinence (ou la fragilité) de la revendication du terme Noirabe.

Force brute, mais une pensée fragile

Noirabe de Rohff, un symptôme plus qu’un manifeste

Sur le plan formel, Noirabe est typique de Rohff : un rap frontal, martelé, où la voix domine la production. Le flow reste énergique, percutant, porté par une diction rugueuse qui a fait sa réputation. Mais si la puissance est intacte, l’habillage musical est minimaliste : une instru sombre, efficace mais sans réelle inventivité. Comparé à la richesse sonore des nouvelles générations (drill, afrotrap, hybridations électro), le morceau sonne classique, presque figé dans une esthétique des années 2000.

L’écriture suit la même logique de force brute. Rohff balance des punchlines comme des uppercuts, sans progression narrative ni argumentaire. On passe du football (« Même absent j’retourne le Parc ») à la géopolitique (« J’écris Free Palestine et fier »), de l’afrofuturisme (« Je ne crois pas en Wakanda ») aux mythes africains (« J’désenvoute Mami Wata »), du métavers à la CAN. Ces références éclatées produisent un effet patchwork : elles impressionnent par leur variété mais peinent à s’organiser en discours cohérent.

Le refrain, répété comme un mantra (« Ça rappe, ça rappe… Noirabe, c’est noirabe »), condense l’esprit du morceau : l’insulte est transformée en slogan, scandé pour frapper les esprits. Mais cette réappropriation reste superficielle : on crie plus qu’on n’explique, on assène plus qu’on ne déconstruit.

Enfin, si l’on sent la sincérité rageuse de l’artiste (une colère nourrie par le rejet et la stigmatisation) cette authenticité se perd dans l’auto-célébration (« J’suis la ref de ton rappeur préféré »« Trop de classiques pour les énumérer »). La posture domine, l’ego prend le dessus, au détriment d’une réflexion construite sur ce que signifie réellement être “Noirabe”.

Noirabe de Rohff, un symptôme plus qu’un manifeste

Au cœur de Noirabe, la contradiction saute aux yeux. D’un côté, Rohff proclame l’unité : il aligne une longue liste de peuples et de communautés ; bantous, soninkés, bambaras, berbères, amazighs, kurdes, tchétchènes, Antillais, “français de souche qui nous jettent pas d’regards louches”. Ce passage se veut fédérateur, un cri de ralliement transcommunautaire contre les fractures raciales.

Mais dans le même souffle, l’artiste se laisse emporter par les invectives. Il attaque “les Bassem”, “les shlags”, les “négros de maison”, les “youtubeurs” et d’autres cibles implicites. L’appel à l’unité se dissout dans une suite de règlements de compte. Résultat : un discours contradictoire, où la main tendue cohabite avec la stigmatisation.

Sur le plan identitaire, la réappropriation de “Noirabe” tombe elle aussi dans une impasse. Revendiquer l’insulte sans l’analyser revient à la légitimer. Surtout, Rohff esquive le point central : le terme dénonce d’abord le déni du racisme arabe vis-à-vis des Noirs. Or, loin d’ouvrir ce débat, il le contourne, préférant brandir l’étiquette comme un slogan viril. Ce faisant, il transforme un outil critique en simple marque de fabrique.

Enfin, Noirabe représente une occasion manquée. Le morceau aurait pu devenir un espace de réflexion sur les discriminations croisées ; ce que signifie, en France, être à la fois noir et musulman, c’est-à-dire cumuler deux stigmates sociaux. Mais au lieu de creuser cette expérience, Rohff s’enferme dans l’ego-trip et la provocation. Il met en scène la colère sans la traduire en analyse, laissant intact le malaise qu’il prétend affronter.

Un symptôme plutôt qu’un manifeste

Noirabe de Rohff, un symptôme plus qu’un manifeste

Avec Noirabe, Rohff prétend transformer une insulte en étendard. Mais loin d’un manifeste libérateur, le morceau met surtout en lumière une impasse. Celle d’une posture diasporique qui tente de concilier deux appartenances (noire et musulmane) mais qui, dans les faits, en nie une partie.

En refusant d’affronter la réalité du racisme arabe vis-à-vis des Noirs, qu’il soit historique (traite orientale, hiérarchies esclavagistes) ou contemporain (Maghreb, Golfe), Rohff tombe exactement dans la critique visée par le terme qu’il revendique. Revendiquer “Noirabe” sans l’interroger, c’est reproduire le déni qu’il désigne.

Le morceau n’a donc rien d’un hymne. C’est plutôt un symptôme d’une contradiction identitaire persistante dans une partie de la diaspora : vouloir se réclamer d’une double appartenance, mais au prix d’un silence sur l’une des oppressions.

Voilà pourquoi, chez Nofi, nous ne voyons pas Noirabe comme une œuvre à célébrer, mais comme un objet à examiner. Ce pseudo cri de fierté illustre les non-dits et les fractures qu’il faudrait encore avoir le courage de nommer…

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Superwoman Paris 2025 signe son grand retour. Le 13 et 14 septembre, l’événement imaginé par Ayana s’installe au cœur de la capitale pour une troisième édition ambitieuse, entre talks, ateliers, networking et soirée privée. Aux Galeries Lafayette puis à la Villa Maasaï, femmes de France, d’Afrique et de la diaspora se retrouvent pour célébrer celles qui influencent dans l’ombre et bâtissent un futur plus juste.

Superwoman Paris 2025 : quand l’influence des femmes de l’ombre prend la lumière

Le 13 et 14 septembre 2025, Paris deviendra la capitale de l’inspiration féminine et panafricaine. Porté par Ayana Webzine, média pionnier de la valorisation des femmes africaines et afrodescendantes, l’événement Superwoman Paris – Édition 3 : “L’influence dans l’ombre” promet deux rendez-vous complémentaires, deux expériences qui transcendent le simple cadre d’une conférence pour se transformer en véritable célébration.

Derrière ce titre, il y a une conviction forte : toutes les femmes qui marquent le monde ne cherchent pas les projecteurs. Certaines bâtissent, influencent et transforment sans bruit. Elles ouvrent des portes, posent des pierres et lèvent des générations entières. C’est à elles que Superwoman Paris rend hommage, dans une atmosphère où se mêlent transmission, sororité et empowerment.

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Le samedi 13 septembre, au cœur des Galeries Lafayette Haussmann, Superwoman Paris propose une immersion en trois temps forts : des talks percutants avec des femmes de la diaspora, des ateliers pratiques pensés pour renforcer les compétences et une session de Superwoman Match, networking guidé pour créer de vraies connexions. La journée se conclura en beauté dans le célèbre restaurant Le Maasaï Paris, avec un cocktail dînatoire offrant une vue panoramique sur Paris.

Chaque temps fort est pensé comme un espace d’élévation collective. Les témoignages viendront rappeler que l’influence ne se mesure pas au nombre d’abonnés, mais à l’impact réel dans les communautés. Les ateliers offriront des clés concrètes : comment bâtir une influence durable, trouver sa voix dans un monde saturé d’images, et surtout comment transformer cette visibilité en force positive. Enfin, le networking donnera à chacune l’occasion de rencontrer des femmes qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes combats.

Fidèle à son ADN, Superwoman Paris a réuni des profils venus de France, d’Afrique et de la diaspora, qui incarnent la diversité des réussites féminines.

  • Dr Mafini Dosso, économiste de l’innovation et présidente de l’OIITID, apporte un regard sur la transformation structurelle du continent africain à l’heure des mutations technologiques. Son expertise académique, nourrie par ses recherches à l’Université de Johannesburg, éclaire les défis et les opportunités d’un avenir façonné par la créativité et la science.
  • Ghislaine Samake, directrice générale d’Ecobank Guinée-Bissau, incarne la puissance des femmes dans la finance africaine. Son expérience dans la gestion bancaire démontre que la rigueur, l’éthique et l’ambition peuvent redéfinir les standards de leadership.
  • Diba Diallo, fondatrice de Repat Agency, porte la voix de la diaspora qui choisit le retour au pays comme acte de foi et de construction. Elle raconte comment transformer l’exil en ressource et le retour en force, ouvrant la voie à une nouvelle génération de femmes entrepreneures.
  • Gislaine Mabiki Konaté, fondatrice de la Conciergerie Privée – Business Manager Afrique, illustre cette influence discrète mais déterminante : celle des femmes qui, loin de la lumière, bâtissent les passerelles indispensables entre les mondes économiques et culturels.

Ces voix singulières convergeront pour témoigner d’une vérité commune : l’influence véritable n’a pas toujours besoin de micros ni de caméras pour changer des vies.

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Parce qu’une telle énergie ne peut pas s’arrêter brutalement, Superwoman Paris se prolonge le lendemain avec The Meet, le dimanche 14 septembre à partir de 17h, dans l’ambiance feutrée du Maasaï Paris, adresse afro-chic du 9 boulevard des Italiens.

The Meet n’est pas une conférence, encore moins un simple afterwork. C’est une soirée privée en petit comité, réservée à cinquante participantes seulement. Ici, pas de performance, pas de masque, pas de compétition. L’idée est simple : se retrouver entre femmes, partager sans filtre, respirer, rire, danser et créer des liens authentiques.

Au programme : un cocktail dînatoire aux saveurs afro-contemporaines, des conversations sincères avec les intervenantes de la veille et des surprises imaginées par la team Ayana. Le tout porté par une ambiance musicale qui puise dans la rumba congolaise et les sonorités afrobeat, pour célébrer la puissance féminine dans une atmosphère intime et chaleureuse.

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Superwoman Paris est plus qu’un événement, c’est une extension naturelle de l’engagement d’Ayana Webzine, fondé en Côte d’Ivoire et reconnu comme le premier média digital francophone dédié à la femme africaine. Depuis 2013, l’événement a su s’imposer comme un rendez-vous incontournable, offrant un espace de parole, de transmission et de valorisation aux femmes de la diaspora.

Cette édition est également portée par un partenariat avec l’ONG AdoraDE, organisation créée en 2017 et engagée dans le bien-être des enfants et des femmes, notamment à travers la lutte contre les cancers pédiatriques en Côte d’Ivoire. Depuis janvier 2025, AdoraDE a inauguré à Moossou la Maison de Vie des Petits Anges d’Antoine de Padoue, un lieu d’accueil et de soutien pour les enfants malades issus de familles vulnérables. La présence d’AdoraDE à Superwoman Paris rappelle que l’empowerment féminin ne se limite pas aux discours : il s’incarne aussi dans l’action sociale et solidaire.

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

La troisième édition parisienne s’inscrit dans une histoire déjà riche. Depuis plus d’une décennie, Superwoman a réuni à Abidjan, Dakar, Cotonou et Paris des milliers de participantes venues puiser de la force auprès de modèles inspirants. Des figures emblématiques, des entrepreneures visionnaires, des artistes, des professionnelles de tous horizons ont montré que l’excellence africaine et diasporique se conjugue au féminin.

À Paris, ce rendez-vous prend une résonance particulière. Dans une capitale où la question de la représentation des femmes noires demeure sensible, offrir une scène à celles qui transforment les industries culturelles, la politique, la finance ou la tech, c’est affirmer haut et fort que la voix des femmes afrodescendantes compte, même lorsqu’elle s’exprime loin des projecteurs.

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Pour cette édition 2025, plusieurs formules sont proposées afin de vivre l’expérience Superwoman Paris selon vos envies.

Le billet Classic (90 €) permet d’accéder à tous les temps forts de la journée du 13 septembre (les talks, les ateliers et le networking) tout en repartant avec un coffret Superwoman composé de souvenirs et de produits créés par des entrepreneures africaines.

Le billet Business (150 €), disponible en quantité limitée jusqu’au 25 août, offre un accès complet aux temps forts de la journée, au cocktail dînatoire exclusif organisé au restaurant Créatures (rooftop des Galeries Lafayette), ainsi qu’au coffret Superwoman.

Pour celles qui ne pourront pas se déplacer à Paris, une option digitale (30 €) permet de suivre la conférence en direct en streaming et de bénéficier d’un abonnement à la chaîne Ayana Vivastream pendant 7 jours, prolongeant ainsi l’expérience depuis chez soi.

Enfin, le The Meet du 14 septembre, soirée privée à la Villa Maasaï, est accessible à 80 € avec des places limitées à 50 participantes. Cette expérience inclut un cocktail dînatoire, des échanges privilégiés avec les intervenantes et une ambiance musicale unique.

Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Superwoman Paris 2025 n’est pas une simple rencontre. C’est une promesse : celle de mettre en lumière les bâtisseuses de l’ombre, de donner une voix à celles qui transforment le monde sans toujours recevoir la reconnaissance qu’elles méritent, et de créer des passerelles entre les femmes d’Afrique, de la diaspora et de France.

À l’heure où les débats sur l’égalité, la représentativité et l’empowerment sont au cœur de l’actualité, cet événement vient rappeler qu’aucun changement durable n’est possible sans la force des femmes, qu’elles soient sur le devant de la scène ou dans les coulisses.

Le 13 et 14 septembre, Paris vibrera au rythme des récits, des rires et des énergies croisées. Et celles qui y prendront part repartiront non seulement inspirées, mais aussi reliées à une communauté qui croit au pouvoir du collectif.

Les projecteurs ne suffisent pas à faire une influence. La véritable lumière naît dans les silences, dans les gestes discrets, dans l’impact durable laissé sur les vies. C’est cette lumière que Superwoman Paris choisit de célébrer.

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Superwoman Paris 2025 : Ayana met en lumière les femmes qui influencent dans l’ombre

Christiane Yandé Diop : 100 ans de Présence Africaine

Cent ans. Ce 27 août 2025 ne célèbre pas seulement une date : il rend visible l’invisible, le travail patient d’une éditrice qui a tenu la barre d’un continent de papier quand l’enthousiasme s’étiolait et que les vents tournaient. Christiane Yandé Diop n’a pas cherché la lumière : elle a choisi l’infrastructure. Et c’est ainsi qu’elle a fait œuvre.

Christiane Yandé Diop : 100 ans de Présence Africaine

Née à Douala le 27 août 1925, fille d’un agent des chemins de fer, elle grandit à la jonction des voies ; celles qui relient, qui transportent, qui distribuent. La biographie dira l’essentiel : Sénégalaise, épouse d’Alioune Diop, elle deviendra après la mort de celui-ci la directrice de la maison et de la revue Présence Africaine. Voilà les faits, sobres, mais décisifs : naissance, ancrage, transmission, responsabilité. Et tout est déjà contenudans cet enchaînement, car il n’est pas de culture sans continuité, pas d’école sans maison, pas de postérité sans intendance. 

Christiane Yandé Diop : 100 ans de Présence Africaine

On parle volontiers des grands congrès, des écrivains, des manifestes. On évoque moins la comptabilité, les délais d’imprimeur, la chaîne du livre, les réassorts, les droits étrangers, les rapports avec les libraires. Pourtant, c’est là que se fabrique la durée. À partir de 1980, au moment précis où l’éditeur mythique disparaît, il fallait empêcher que tout s’effondre ; la marque, le fonds, la librairie, les lecteurs. Christiane Yandé Diop a assumé cette gouvernance de crise, non pas en changeant la vocation de Présence Africaine, mais en l’institutionnalisant au sens le plus plein : la faire tenir, donc la rendre transmissible. De l’enthousiasme fondateur, elle a tiré une méthode ; de la ferveur, une discipline ; des auteurs, un catalogue capable de demeurer lisible au-delà des conjonctures. Elle a dirigé, c’est-à-dire choisi, refusé, réédité, relancé, consolidé. On ne tient pas une maison sans arbitrer : elle l’a fait, calmement, sans joute publique, en privilégiant l’ensemble plutôt que l’exception. 

La tentation, dans l’histoire intellectuelle, est de ne retenir que les noms au frontispice. C’est ignorer le rôle des structures. Les idées ne voyagent qu’à la condition d’avoir des vaisseaux (revues, maisons, librairies, réseaux de diffusion) et des capitaines qui acceptent d’être jugés au résultat : la disponibilité d’un titre dix ans plus tard, la tenue d’une collection, la continuité d’un lectorat. Quand d’autres maisons nées des mêmes élans anticoloniaux se sont dissipées, Présence Africaine a continué d’exister concrètement : portes ouvertes, tables garnies, commandes servies, droits gérés, auteurs suivis. C’est cela, diriger : transformer un panthéon en infrastructure.

Qu’on s’entende : le rôle d’une directrice n’est pas de faire la révolution à chaque saison, mais de s’assurer que la révolution (au sens de rotation régulière) continue : que les classiques de la pensée noire restent disponibles, qu’ils se réimpriment, qu’ils circulent entre Paris, Dakar, Fort-de-France, Cotonou, Abidjan, Montréal. Que les jeunes lecteurs puissent entrer par une porte claire, puis une autre, puis une autre encore. Il y a, dans cette fidélité, une vision de la culture comme service public de la mémoire, non comme événement. Le « spectaculaire » appartient aux débuts ; la pérennité appartient à ceux qui restent. Depuis 1980, c’est Christiane Yandé Diop qui est restée. 

Les distinctions officielles disent quelque chose de cet état de service : chevalier de la Légion d’honneur à l’Élysée le 8 avril 2009 ; grand-croix de l’Ordre national du Lion du Sénégal le 2 novembre 2019, remise par le président Macky Sall ; officier de la Légion d’honneur à l’Hôtel de Ville de Paris le 18 octobre 2021, en présence de George Pau-Langevin. Ce chapelet protocolaire, chez d’autres, serait décoratif ; ici, il signale une évidence : on a reconnu non un nom, mais une fonction civilisationnelle – garder, transmettre, donner forme durable à un corpus sans lequel notre champ intellectuel aurait perdu sa colonne vertébrale. 

Faut-il rappeler que Présence Africaine n’est pas seulement un catalogue, mais une maison au sens fort, avec sa librairie, ses habitudes, ses lecteurs, ses allées et venues ? Une maison qui, par-delà les modes, a maintenu l’accès à des textes devenus canoniques autant que frondeurs. Cette continuité n’a rien d’automatique : elle est la résultante d’une économie tenue, d’une logistique maîtrisée, d’une politique de réédition intelligente et d’une diplomatie quotidienne avec les imprimeurs et les diffuseurs. On ne peut pas comprendre l’apport de Christiane Yandé Diop si l’on refuse de voir que l’édition est d’abord un métier ; qu’il y faut des vertus prosaïques : exactitude, constance, prudence, fermeté. Là où tant d’éditeurs confondent agitation et action, elle aura préféré la rigueur.

Les récits héroïsants aiment les premiers plans. Il faut aussi regarder les seconds plans ; ceux sans lesquels l’image n’a pas de profondeur. En l’occurrence, la profondeur porte un nom : continuité éditoriale. L’après-1980 aurait pu être la décennie de l’essoufflement ; elle a été, pour Présence Africaine, celle de la consolidation. C’est une leçon d’histoire : la pensée ne survit pas par la seule force des slogans, mais parce que quelqu’un s’occupe des réimpressions, du stock, des droits, des comptes. En cela, l’itinéraire de Christiane Yandé Diop (de Douala aux responsabilités parisiennes, de la discrétion à la reconnaissance) dit quelque chose de l’Afrique lettrée : elle ne se réduit pas au geste inaugural, elle construit des institutions qui durent. 

On objectera peut-être la « centralité parisienne », l’angle de la diaspora, l’éternel procès fait aux maisons qui, depuis la rive gauche, prétendent parler au nom d’un continent polyphonique. Objection entendue ; mais l’on ne mesure pas l’utilité historique d’un outil en niant le point d’où il opère. Présence Africaine n’a pas été un poste de douane, mais un pont ; une plateforme où l’Afrique et ses diasporas se sont lues elles-mêmes, se sont répondues, se sont corrigées. Et qu’on le veuille ou non, ce pont a tenu, parce qu’une directrice s’est obstinée à en vérifier chaque jour les rivets.

Les hommages médiatiques, quand ils existent, disent ce qu’ils peuvent. RFI, dans En sol majeur, a consacré à Christiane Yandé Diop un portrait chaleureux, à la mesure de son œuvre : c’est la radio, souvent, qui sait entendre ce que la presse ne voit pas. Au-delà, l’important demeure : que l’on lise. Que l’on circule dans ce catalogue, que l’on s’y arrête, que l’on y revienne. Les décorations, les cérémonies, les « centenaires » passent ; les livres restent ; lorsque quelqu’un veille sur eux. 

Revenir à la biographie, pour conclure, c’est revenir au noyau : Douala, 1925 ; la vie qui s’ouvre entre Afrique et France ; l’alliance avec Alioune Diop ; la relève assumée ; les décennies de direction ; la reconnaissance tardive, mais incontestable. Rien d’emphatique, rien de théâtral : une ligne tenue, une maison tenue, une mémoire tenue. En ce 27 août 2025, il ne s’agit pas de fabriquer une statue, encore moins un mythe. Il s’agit de nommer la qualité d’un geste : tenir pour que d’autres puissent penser. Dans le monde des idées, on confond trop vite la brillance et la puissance ; or la puissance, ici, a pris la forme d’une fidélité.

À sa manière, Christiane Yandé Diop a montré ce qu’est une politique du livre : non la quête du coup, mais l’entretien d’une écologie ; non la fascination pour le nouveau, mais l’art de tenir le fonds ; non l’invective, mais la preuve ; la preuve par la disponibilité, par la constance, par la relecture rendue possible. C’est pourquoi son centenaire est plus qu’un repère. C’est un rappel à l’ordre : sans maisons, pas de mouvements ; sans direction, pas d’école ; sans cette obstination concrète, pas d’héritage. Et si l’on veut mesurer la portée d’une vie, qu’on ouvre un des volumes de Présence Africaine, simplement. Si le livre est là, lisible, à sa place sur la table, c’est qu’une directrice a fait son travail. 

Sources

La gifle et le sursaut : A’ja Wilson gronde et les Las Vegas Aces se relancent

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Le 2 août restera dans les mémoires. Pas comme un jour de gloire, mais comme un électrochoc. Ce soir-là, les Las Vegas Aces, double championnes en titre, ont pris une rouste historique : 111 à 58. Une défaite de 53 points face aux Minnesota Lynx. La plus lourde de leur histoire. Un naufrage collectif. Et une claque qui a réveillé tout un vestiaire.

Un crash sans appel

Pas besoin d’analyser les stats ligne par ligne pour comprendre ce qu’il s’est passé ce soir-là. Tout le monde a coulé. A’ja Wilson, d’ordinaire impériale, plafonne à 12 points et 5 rebonds. Jackie Young et Chelsea Gray, les bras coupés. Défensivement, l’équipe a explosé. Offensivement, elle s’est éteinte. Les Lynx, elles, ont déroulé leur jeu, porté le score au-delà de l’humiliation.

Las Vegas Aces : La lourde défaite face au Lynx

Cette débâcle n’était pas qu’une défaite. C’était un test. Et une alerte.

A’ja Wilson, capitaine qui gronde

Dans la foulée, A’ja Wilson n’a pas mâché ses mots. Pas dans les médias, mais dans le vestiaire. Un discours enflammé, qu’elle a décrit comme « nécessaire ». Un appel à l’orgueil, à la rigueur, à la mémoire : « Ce n’est pas nous, ce n’est pas ce que nous représentons. »

Sur le site Pro Football Network, on évoque une « fiery warning » : une mise en garde enflammée. Car Wilson n’est pas qu’une MVP en puissance, c’est une leader, une sœur d’armes, et une héritière du prestige des Aces. Et quand elle parle, tout le monde écoute.

Ce moment de vérité a agi comme une étincelle. Car ce que les Aces ont produit ensuite tient de la renaissance.

La réponse des Las Vegas Aces

Dix matchs ont suivi cette défaite. Dix victoires.

Las Vegas n’a pas juste rebondi. Elles ont marché sur la concurrence. +24 contre Golden State. Une revanche immédiate à l’extérieur contre ces mêmes Golden State. Puis Seattle, Connecticut, New York, Phoenix… tous balayés.

Les stats parlent d’elles-mêmes : A’ja Wilson enchaîne les cartons, avec des pointes à 34 points contre Dallas, 32 contre Connecticut et Atlanta, et 30 face à Phoenix. Elle ne domine pas seulement au scoring, elle écrase tout aux rebonds (20 contre Connecticut, 16 à deux reprises) et impose sa loi des deux côtés du terrain.

Mais elle n’est pas seule. Gray a pris feu à la passe (14 assists contre Dallas, 11 contre Atlanta), Jackie Young enchaîne les matchs solides. L’équipe entière a retrouvé son rythme, sa discipline, son identité.

A’ja Wilson écrit une nouvelle (énième) page d’histoire

Il y a des soirs où une joueuse dépasse son sport. Contre le Connecticut Sun, A’ja Wilson a fait plus que dominer : elle a marqué l’histoire. Avec 32 points et 20 rebonds, elle devient la première joueuse de la WNBA à inscrire un 30-20. Un exploit qui n’appartenait jusque-là qu’aux légendes masculines du jeu, et qu’elle a arraché avec rage et élégance. « Elle est entrée dans l’histoire. Elle est simplement… A’ja », a soufflé Becky Hammon, sa coach. Ce soir-là, Wilson n’a pas seulement gagné un match. Elle a rappelé au monde entier pourquoi elle est considérée dans la conversation des GOAT de la WNBA.

Une claque pour mieux régner

Les champions ont cette faculté rare : ils transforment les échecs en carburant. Le 2 août a été une piqûre de rappel pour une équipe qu’on pensait peut-être rassasiée. Deux titres consécutifs, une domination sans partage depuis deux saisons… Il aurait été facile de se croire intouchable.

Mais la WNBA 2025 n’a rien d’un long fleuve tranquille. Les Angel Reese, Caitlin Clark, Dominique Malonga ou encore Rhyne Howard sont là pour prendre le trône. Et chaque faille est scrutée, exploitée. Les Lynx l’ont fait ce soir-là. Et ont obligé les Aces à se regarder en face.

Depuis ? C’est un rouleau compresseur qui s’est remis en marche.

Le +22 du rachat

On retiendra notamment le match retour contre Phoenix, ce 22 août. Score final : 83-61. Une défense resserrée, une attaque en mouvement, et une A’ja Wilson encore une fois au rendez-vous. Plus discret qu’un 30-points, mais tout aussi significatif : le rachat est consommé. Le message est passé. Las Vegas est de retour.

Et pour ceux qui aiment les détails croustillants : dans le match contre Phoenix du 16 août, Dominique Malonga, rookie du Storm prêtée temporairement, avait brièvement tenu tête à Wilson, affichant un +22 de différentiel (+/-) en 2e quart malgré une défaite de son équipe. Mais au final, Wilson a remis tout le monde à sa place.

Objectif playoffs… renouer avec la victoire après le 3-peat enrayé par le Liberty ?

Avec cette série de victoires, les Aces affichent désormais un bilan de 23-14. Le trou d’air est derrière elles. Ce n’est pas seulement une place en playoffs qui se dessine, mais une position de force.

Mais attention, la concurrence monte en puissance. Les Lynx sont là. Le Liberty aussi. Et cette WNBA-là ne fait plus de cadeaux. Chaque match est une guerre. Et chaque championne doit prouver, encore et encore, qu’elle mérite sa couronne.