Elle chantait pour Haïti, pour l’Afrique, pour la mémoire. Actrice, militante et prêtresse du verbe, Toto Bissainthe a traversé l’exil et les silences pour faire entendre la voix des sans-voix. Des planches de théâtre aux studios d’enregistrement, elle a lié négritude, spiritualité et insoumission dans une œuvre puissante et inclassable. Retour sur le parcours incandescent d’une femme qui n’a jamais cessé de dire le vrai, chanter le juste, et rêver l’unité.
Chanter pour ne pas se taire

Paris, 1973. Dans la petite salle intimiste de La Vieille Grille, une femme s’avance, seule. Une robe simple, un tam-tam à ses côtés. Pas de décors, pas d’artifice. Juste une voix. Une voix venue d’Haïti, chargée de mémoire, de douleur, de révolte. Une voix qui ne chante pas seulement : elle convoque les ancêtres, elle porte le deuil d’un peuple, elle scande une résistance. Ce soir-là, le public découvre Toto Bissainthe. Et pour beaucoup, rien ne sera plus jamais comme avant.
Mais qui se souvient encore de Toto Bissainthe ?
Dans le récit global de la négritude, de la musique engagée, de la création noire en exil, son nom reste trop souvent absent. Comme si sa voix, pourtant gravée sur des disques, des scènes, des mémoires, n’avait jamais vraiment trouvé sa place dans l’histoire. Comme si l’exil effaçait même celles et ceux qui, justement, l’ont porté comme étendard.
Toto Bissainthe n’a pas seulement chanté Haïti. Elle a incarné l’exil comme matrice de création. Elle a donné forme sonore aux silences de l’oppression. Actrice, poétesse, chanteuse, elle fut tout cela à la fois ; mais toujours au service d’une seule cause : la dignité noire. Face à la dictature de Duvalier, face à l’indifférence française, face au mépris de l’industrie culturelle, elle a tenu sa ligne : chanter pour ne pas se taire. Chanter pour réveiller.
Dans cette fresque biographique, il ne s’agit pas seulement de raconter une carrière. Il s’agit de restituer une présence. Une voix de femme noire, diasporique, créole, insoumise. Une voix qui disait non quand il fallait dire non. Et qui, aujourd’hui encore, nous parle d’une seule chose : la nécessité de ne pas oublier.
Cap-Haïtien, l’appel du tambour

Il y a des voix qui naissent dans le confort des salons feutrés. D’autres dans le fracas de l’histoire. Celle de Toto Bissainthe est née quelque part entre les deux : dans une maison de Cap-Haïtien où l’on aimait les arts et dans un pays fracturé par l’injustice. Haïti, ce berceau tourmenté de révolutions inachevées, où les chants sont toujours un peu des cris étouffés.
Née en avril 1934, Marie-Clotilde Bissainthe, que l’on surnommera plus tard « Toto », grandit dans une atmosphère d’intellectuels, de souvenirs coloniaux et de rêves brisés. Son enfance est traversée par les contes, les musiques populaires, les tensions politiques ; mais surtout par cette culture haïtienne syncrétique où le tambour vodou n’est jamais loin, même quand il ne résonne pas.
Très tôt, elle comprend que le corps et la voix peuvent être des armes. Elle part en France pour étudier l’art dramatique, mais emporte dans ses valises bien plus qu’un accent créole ou quelques partitions. Elle emporte Haïti. Pas la carte postale, pas le folklore touristique ; mais cette Haïti vive, insurgée, douloureuse, que seule la diaspora parvient à convoquer avec autant de justesse.
À Paris, elle est noire. À Haïti, elle est exilée. Ce double déracinement sera son moteur. C’est lui qui nourrira ses choix artistiques, sa quête identitaire, son chant polyphonique. Elle ne viendra pas chercher une carrière : elle viendra chercher un cri.
Et c’est ce cri qu’elle transformera en chant.
Le théâtre comme foyer de la négritude (Les Griots, Genet, Beckett)

À Paris, Toto Bissainthe ne se contente pas d’apprendre. Elle fonde. En 1956, elle co-crée la compagnie Les Griots, première troupe de théâtre noire de France, avec Roger Blin et d’autres intellectuels afrodescendants. Dans un pays encore engourdi par les mirages de l’empire, cette initiative est un acte de rupture. Les Griots ne cherchent pas l’assimilation, ils cherchent la réappropriation. Sur scène, ils récitent, dénoncent, incantent. C’est le théâtre comme rituel. Le texte comme tambour. La scène comme terrain de lutte.
Le nom même du collectif est un manifeste : griot, ce mot ouest-africain désignant le dépositaire de la mémoire, le conteur, le résistant oral. À travers ce nom, Toto Bissainthe inscrit son art dans une lignée de parole noire affranchie des normes blanches. Elle ne joue pas, elle évoque. Elle ne récite pas, elle incarne.
Les choix dramaturgiques de la troupe sont radicaux. Jouer Les Nègres de Jean Genet, en 1959, dans une France post-coloniale encore hantée par la guerre d’Algérie, c’est poser la parole noire au centre du dispositif théâtral occidental ; mais pour mieux le renverser. Avec Genet, c’est la monstruosité du regard blanc qui est retournée contre lui-même. Avec Beckett, dont elle croise la route, c’est le vide absurde de l’existence que Toto Bissainthe habite d’une douleur créole. Dans ce théâtre de l’ombre et du cri, elle apprend à se tenir debout avec la force des vaincus.
Car ce que Toto cherche, ce n’est pas une place dans le monde du spectacle : c’est un lieu où dire. Dire Haïti. Dire l’exil. Dire l’Afrique, dans le corps d’une femme noire qui refuse de n’être qu’un ornement dans une mise en scène d’autrui.
Les Griots poseront les jalons d’un théâtre diasporique, engagé, incarné. Et Toto Bissainthe, par sa voix rauque et sa présence magnétique, y inscrit déjà les premières notes de ce qui deviendra bientôt un chant révolutionnaire.
L’appel du chant : une voix pour l’exil et la mémoire
Au début des années 70, un soir à La Vieille Grille, petite salle parisienne à l’acoustique rugueuse, le silence se fait. Une femme entre. Elle ne parle pas. Elle chante. Et soudain, la douleur d’un peuple traverse la gorge d’une seule. Toto Bissainthe ne devient pas chanteuse. Elle devient griot moderne. Médium. Incantatrice.
Son chant n’est pas mélodie. C’est plainte. C’est appel. Elle n’interprète pas, elle convoque. Les ancêtres répondent. Les tambours invisibles résonnent dans la langue créole. Dans chaque syllabe, on entend les chaînes, les champs, les rires arrachés, les houngans, les prières, les houes, les colères.
Sa musique n’a rien d’une coquetterie exotique. Elle est traversée par la mémoire du marronnage, de l’insurrection, de l’exil. Elle tisse l’Afrique, l’Haïti paysan, les errances parisiennes. C’est un blues noir caribéen, où chaque note porte le deuil et la lutte. Ses albums (Toto à New York, Toto chante Haïti, Coda) sont autant de partitions pour pleurer la terre et réveiller la dignité.
Bissainthe ressuscite les complaintes rurales, réinvente les rituels vaudou, ose la nudité de la voix pour mieux dire les silences des opprimés. Son chant est révolutionnaire non parce qu’il hurle, mais parce qu’il pleure. Et ce pleur devient politique. Elle dit :
« Je chante pour les Noirs. Parce qu’il faut. Parce que nous sommes dispersés. Et qu’il faut appeler. »
Dans un monde dominé par les standards occidentaux, elle choisit l’oralité créole. Contre les industries musicales coloniales, elle oppose le tambour sacré. Contre l’amnésie organisée, elle oppose la chanson comme archive affective.
Toto ne cherche pas le succès. Elle cherche la résonance. Celle qui traverse les mers et les siècles. Celle qui relie Césaire à Fanon, Dessalines à Malcom, les mornes à Harlem. Celle qui fait d’un simple chant une parole monde.
Une militante face aux dictatures

Toto Bissainthe n’a jamais chanté pour plaire. Elle a chanté pour déranger. Pour réveiller. Pour faire trembler les certitudes et fissurer les silences d’État. À une époque où les voix dissidentes sont muselées, elle transforme la sienne en arme. Une arme douce, mais tranchante. Une arme intime, mais profondément politique.
Sous le régime de Jean-Claude Duvalier, elle ne peut rentrer en Haïti que sous condition. Pas pour embrasser sa mère ni serrer ses enfants : pour chanter une fois, dans un cadre contrôlé. Le dictateur tolère le français (langue des élites, langue du déni) mais redoute le créole, la langue du peuple, celle qui fédère, celle qui pourrait enflammer les foules. Elle le dit elle-même, amère :
« En créole, on me fait taire. En français, on me laisse parler. »
Dans ses concerts parisiens ou new-yorkais, Toto dénonce sans détour : l’exil forcé, la terre confisquée, la misère organisée. Elle évoque les disparus, les corps jetés dans les ravins, les pleurs qu’on étouffe derrière les portes closes. Elle chante les luttes et les larmes, la beauté et l’oppression. Elle devient la voix des sans-voix. Une conscience en exil.
À Paris, elle fréquente les milieux antillanistes, panafricains, les intellectuels de la négritude, mais refuse l’enfermement dans un courant. Elle est indépendante. Inclassable. Elle chante pour la justice, pas pour une idéologie. Son combat dépasse Haïti. Il est pour tous les peuples noirs, colonisés, dispersés, brisés par les dictatures et les dépendances postcoloniales.
Quand elle revient enfin à Haïti, après la chute de Duvalier en 1986, c’est avec l’espoir fou de participer à la reconstruction d’un pays détruit par des décennies de terreur. Mais très vite, elle déchante. L’espoir tourne à l’amertume. Les rivalités politiques, les trahisons, la misère persistante rongent son énergie. L’artiste en elle survit. Mais la militante saigne.
Ses derniers concerts sont des adieux voilés. Elle y parle encore de justice, de réconciliation, de Koumbit (cette solidarité ancestrale haïtienne) mais ses yeux brillent d’une fatigue profonde. Comme si elle pressentait que sa voix, bientôt, s’éteindrait. Mais pas son combat.
Car Toto Bissainthe n’est pas qu’une chanteuse de l’exil. Elle est une mémoire vivante des luttes. Une résistante. Une militante du cœur.
Entre oubli et récupération

Toto Bissainthe est morte deux fois. Une première fois, physiquement, le 4 juin 1994, des suites d’une cirrhose. Une seconde fois, lentement, dans le silence des institutions culturelles qui ont, trop souvent, préféré l’oublier plutôt que la célébrer. Elle, l’enfant de Cap-Haïtien, celle qui avait chanté Haïti jusqu’à l’épuisement, n’a droit qu’à quelques hommages sporadiques. Pas de monument national. Peu de mentions dans les programmes scolaires. À peine une poignée d’articles dans les médias mainstream.
Pourquoi cette amnésie ? Parce que Toto Bissainthe ne se laisse pas instrumentaliser. Elle ne rentre dans aucun moule. Trop noire pour les conservateurs, trop révolutionnaire pour les modérés, trop libre pour les politiciens, trop mystique pour les rationalistes. Elle échappe aux cases. Et dans une époque qui ne célèbre que les figures lisses, elle dérange.
Et pourtant, depuis quelques années, une forme de réappropriation émerge. Certains documentaristes la redécouvrent. Des artistes caribéens la citent comme influence majeure. Sur YouTube, ses morceaux réapparaissent. Des étudiantes créoles brandissent son nom dans les manifestations contre le racisme systémique. Elle revient. Pas comme une icône aseptisée, mais comme une source. Une matrice.
Mais cette redécouverte soulève une autre question : comment parler d’elle sans la trahir ? Comment honorer sa mémoire sans la folkloriser ? Comment faire résonner ses chants sans en gommer la douleur ?
Car Toto ne chantait pas pour plaire. Elle chantait pour transmettre. Un message, une colère, une foi. Son art était politique, mais jamais partisan. Spirituel, mais jamais dogmatique. Elle croyait à la force de la voix pour panser les plaies de l’histoire. Et cette voix-là mérite mieux qu’un revival passager. Elle mérite une reconnaissance pleine, entière, exigeante.
Ce que nous devons à Toto Bissainthe

Toto Bissainthe n’a pas simplement chanté Haïti : elle l’a façonné. Comme une main invisible qui modèle une argile en souffrance, elle a transmis aux générations suivantes un art de dire, de se souvenir, de résister. Son œuvre a ouvert la voie à toute une lignée de créatrices et créateurs caribéens, africains, diasporiques, pour qui la mémoire n’est pas une nostalgie, mais une arme.
Aujourd’hui encore, on entend son écho dans les voix d’artistes comme Emeline Michel, Mélissa Laveaux, Leyla McCalla ou Moonlight Benjamin. Toutes, à leur manière, reprennent le flambeau : celui d’une musique engagée, enracinée, résolument décoloniale. Les tambours qu’elle a réveillés dans les années 70 battent toujours. Parfois plus fort encore.
Dans les milieux militants, Toto Bissainthe est désormais citée aux côtés d’Aimé Césaire, de Frantz Fanon ou d’Édouard Glissant. Non comme une simple chanteuse, mais comme une intellectuelle en exil, une penseuse du corps noir, de la mémoire diasporique, du trauma colonial.
Dans les écoles, hélas, son nom est encore trop absent. Dans les programmes officiels, ses chansons ne sont presque jamais étudiées. Dans les musées, son visage reste dans l’ombre. Et pourtant, quiconque cherche à comprendre le cri de la Caraïbe contemporaine, la fracture identitaire d’Haïti, ou les ponts entre spiritualité et révolte, devra un jour se pencher sur son œuvre.
Son héritage est là, vivant. Il nous appelle à écouter autrement. À écouter ce qui vient d’en bas, ce qui tremble, ce qui lutte. Il nous appelle à retrouver la dignité par le chant. À honorer la mémoire par l’art. Et à comprendre que toute œuvre vraie est une promesse : celle de ne jamais laisser le silence triompher.
Sources
- Claude-Narcisse, Jasmine, Mémoire de femmes, Port-au-Prince, UNICEF Haïti, 1997, pp. 153-159.
- Slaheddine, Haddad, Littératures francophones des Caraïbes, Paris, Karthala, 2004.
- Weiss, Jason, « French-Caribbean Music: An Introduction », Review: Literature and Arts of the Americas, vol. 32, n°58, 1999, pp. 75–76.
- Guilbault, Jocelyne, Zouk: World Music in the West Indies, University of Chicago Press, 1993.
- Maldoror, Sarah, Toto Bissainthe (film documentaire, 1984, 5 min).
- AlterPresse, Le souvenir de Toto Bissainthe, interprète révoltée, 7 juin 2015.
- Totobissainthe.com, site officiel, consulté en juin 2025.
- Raoul Peck, L’homme sur les quais (film, 1993).
- Catala, J.C., « Je chante l’histoire du peuple noir », La Vie Ouvrière, 29 octobre 1980.
- Toto Bissainthe, Toto chante Haïti, Arion, 1977.