Longtemps reléguée aux marges des récits historiques, la traite transsaharienne a pourtant déporté entre 6 et 10 millions d’Africains. Routes du désert, esclavage sexuel, castration, silences complices : une mémoire refoulée qui dérange encore, entre tabous religieux, concurrence mémorielle et absence de réparation.
Une mémoire sélective
Le vent souffle sans fin sur les dunes, balayant toute trace de passage. Pourtant, autrefois, ces pistes invisibles étaient foulées par des milliers de pas. Enchaînés deux à deux, des hommes, des femmes, des enfants. Leurs silhouettes s’étiraient sous le soleil écrasant, dans un silence que seuls brisaient les cris des maîtres et le cliquetis métallique des fers. Des caravanes de larmes, englouties par l’indifférence de l’histoire.
On parle abondamment du commerce triangulaire, de la déportation des Africains vers les Amériques, des chaînes de l’Atlantique. Mais qu’en est-il des chaînes du désert ? De cette autre traite, plus ancienne encore, qui a vu des millions d’Africains traverser le Sahara pour être vendus sur les marchés d’Alger, du Caire, de Tripoli, de La Mecque ? Dans les manuels scolaires, cette page est à peine évoquée. Dans les discours officiels, elle est souvent contournée. Dans les esprits, elle reste floue, presque taboue.
Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette mémoire, pourtant essentielle, demeure-t-elle en périphérie de nos récits collectifs ? Parce qu’elle dérange. Elle bouscule des certitudes. Elle met en lumière des complicités africaines, des responsabilités arabes, des continuités culturelles et religieuses que certains préfèrent ne pas questionner. Elle trouble l’idée d’un Sud toujours victime et d’un Nord toujours coupable. Elle fracture les clivages binaires, les récits réconfortants, les postures politiques confortables.
La traite transsaharienne ne s’inscrit ni dans la temporalité ni dans la géographie habituelle du récit de l’esclavage. Elle est plus ancienne que la traite transatlantique. Elle a duré plus longtemps. Elle a touché autant, voire davantage, de vies. Et pourtant, elle reste à la marge. Invisibilisée. Comme si le sable du désert avait aussi enseveli les mémoires.
Mais une mémoire oubliée n’est pas une mémoire effacée. Elle attend, patiente, sous la surface. Et aujourd’hui, elle exige d’être exhumée. Non pour diviser, mais pour comprendre. Non pour accuser, mais pour réparer. Non pour revenir en arrière, mais pour que jamais plus le silence ne soit complice de l’injustice.
Car la vérité historique n’est pas une option. C’est un devoir.
Les origines antiques d’une économie de la capture

Bien avant que les galions ne traversent l’Atlantique, bien avant que les ports de Nantes ou de Liverpool ne deviennent les plaques tournantes du commerce humain, une autre économie de la capture prenait racine sur le continent africain. Elle se tissait, lente et profonde, dans les sables du Sahara et les vallées du Nil, au rythme des conquêtes, des razzias et des caravanes.
Dans l’Antiquité, les grandes civilisations de la région (les Garamantes, les Égyptiens, les Carthaginois puis les Romains) intègrent déjà l’homme africain à un système marchand dans lequel il n’est pas sujet, mais bien objet. Chez les Garamantes, peuple saharien de l’actuelle Libye, les esclaves sont arrachés aux populations subsahariennes et utilisés pour cultiver les oasis. Hérodote, historien grec du Ve siècle avant notre ère, évoque leurs expéditions vers le Sud pour capturer des Noirs, preuves d’un commerce esclavagiste précoce structuré autour du désert.
De leur côté, les Égyptiens puis les Romains pratiquent une mise en esclavage massive lors des guerres. Les prisonniers de guerre, y compris issus de Nubie ou d’Éthiopie, deviennent une main-d’œuvre servile essentielle à l’administration des empires. Dans les récits antiques, la peau noire devient progressivement un marqueur d’altérité, associé à une forme d’exotisme… mais aussi de domination.
Mais c’est à partir du VIIe siècle, avec l’expansion fulgurante de l’islam, que l’on assiste à un changement d’échelle et de structure. L’arrivée des Arabes dans le nord de l’Afrique ne fait pas qu’étendre une nouvelle foi, elle transforme également les logiques d’échange et de pouvoir. Le désert devient axe commercial majeur. Les routes sahariennes, autrefois rudimentaires, se densifient, se professionnalisent. Les esclaves, auparavant captifs de guerre ou produits secondaires des conflits, deviennent une marchandise stratégique, recherchée pour leur force de travail ou leur valeur symbolique.
Islamisé, le commerce transsaharien prend un tour nouveau. Les traités juridiques et religieux de l’époque encadrent l’usage des esclaves, tout en justifiant leur mise en servitude dans certains cas (non-musulmans, prisonniers, etc.). Des villes comme Gao, Tombouctou ou Zawila deviennent des carrefours d’un trafic où se croisent or, sel, ivoire… et vies humaines. L’homme devient un bien parmi d’autres, une unité comptable dans une économie spirituellement justifiée mais éthiquement problématique.
Ce basculement vers un esclavage commercial organisé, avec ses routes, ses marchés et ses rationalisations religieuses, jette les bases d’un système qui durera plus de treize siècles. L’Afrique, aux marges des grands empires islamiques, devient un immense réservoir de chair humaine pour alimenter les sociétés du Maghreb, du Proche-Orient, voire de l’Asie centrale.
Ainsi, bien avant que le mot « traite » n’entre dans les lexiques européens, un autre monde marchand s’était déjà construit, avec ses victimes, ses profits et ses silences.
Le système de la traite transsaharienne

Cartographier la douleur, logistique d’un crime oublié
Au cœur de l’un des plus vastes déserts du monde, un réseau d’ombres et de sabres s’étendait comme une toile silencieuse : la traite transsaharienne. Plus qu’un simple itinéraire, c’était un système complexe, huilé, implacable, qui transformait les dunes en couloirs de la servitude. Entre le VIIIe et le XIXe siècle, plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants furent arrachés de l’Afrique subsaharienne pour être vendus dans les marchés d’esclaves du nord du continent, du Levant, ou même jusqu’en Inde et en Perse.
Les principales routes caravanières sont aujourd’hui des cicatrices invisibles sur les cartes modernes. La plus fameuse reliait Tripoli au lac Tchad, en passant par Fezzan et le royaume du Bornou. Une autre traversait le désert entre Ghadamès et Gao, en longeant les rives méridionales du fleuve Niger. D’autres encore reliaient Tombouctou à Alger ou partaient de Zawila en direction de Darfour. Chacune de ces routes portait son lot de souffrances, son lot de corps brisés sous le soleil.
Ce n’étaient pas de simples trajets commerciaux. C’était une organisation tentaculaire impliquant marchands arabes, caravaniers touaregs, rois africains islamisés, et de nombreuses puissances locales qui en tiraient profit. La traite transsaharienne n’était pas un accident de l’Histoire : elle était pensée, structurée, et intégrée à l’économie politique régionale.
Contrairement à certaines idées reçues, les razzias n’étaient pas uniquement le fait d’étrangers. De nombreux chefs de tribus ou de royaumes islamisés (comme le Kanem-Bornou, le Ouadaï ou certains États haoussas) participaient activement à cette chaîne de prédation. Ils organisaient des campagnes militaires, capturaient des populations non islamisées (souvent assimilées à des « infidèles ») et les revendaient contre des tissus, des armes, du sel, ou des chevaux.
Le pouvoir, dans bien des cas, s’exerçait par la captation humaine. Posséder des esclaves était un signe de richesse, de puissance et d’appartenance à un monde civilisé, selon les normes de l’époque. Certains États en faisaient même un pilier structurel de leur diplomatie avec les puissances du Nord.
Dans cette géographie du désespoir, les oasis n’étaient pas des havres de paix. Kufra, Awjila, Ghat, Agadez, Bilma… autant de noms poétiques pour des lieux devenus des plaques tournantes du commerce humain. Les caravanes s’y ravitaillaient, y organisaient leurs contingents, et parfois, y triaient leurs captifs. Ceux jugés trop faibles pour poursuivre la route étaient abandonnés, vendus localement, ou laissés à mourir.
Ces oasis fonctionnaient comme des entrepôts à ciel ouvert. Les esclaves y étaient parfois détenus en attendant le bon acheteur ou le moment opportun pour franchir les dunes. Le désert ne pardonne pas. La violence, la faim, le froid nocturne, la chaleur diurne, et les exactions systématiques faisaient partie du prix du voyage.
Les chiffres donnent le vertige. Une caravane moyenne comptait entre 1 000 et 3 000 dromadaires, parfois bien plus, et jusqu’à plusieurs centaines de captifs à pied, enchaînés deux par deux, menottés, affamés. Un mois, parfois deux, étaient nécessaires pour rejoindre la destination finale. Les taux de mortalité étaient effrayants. On estime qu’entre 20 et 50 % des captifs mouraient en route ; de soif, de malnutrition, de maladie, ou simplement exécutés pour ne pas ralentir la colonne.
Les femmes subissaient des violences spécifiques. Nombre d’entre elles étaient réduites à la servitude sexuelle, vendues comme concubines ou domestiques dans les harems. Les enfants, eux, étaient sélectionnés pour leur docilité supposée, ou pour être castrés ; une pratique atroce destinée à produire des eunuques pour les palais ou les armées.
Rien de tout cela n’aurait été possible sans le dromadaire, l’ »engin » logistique par excellence de cette traite. Introduit massivement dès le premier millénaire, il révolutionna les échanges transsahariens. Capable de transporter des charges lourdes sur de longues distances sans boire pendant plusieurs jours, il permit d’ouvrir et de maintenir les routes les plus hostiles du continent.
Plus qu’un animal de bât, le dromadaire fut un catalyseur d’expansion commerciale… et de drames humains. Son endurance permit de traverser des régions jusque-là infranchissables, connectant les mondes musulmans du nord à ceux de l’Afrique noire. Là où l’homme échouait, le dromadaire triomphait – et avec lui, le commerce de la douleur.
Le système de la traite transsaharienne : logistique d’un crime oublié

Derrière les dunes du Sahara s’étendait autrefois un réseau redoutablement efficace, bien rodé, presque invisible aux regards modernes : celui de la traite transsaharienne. Pendant plus de treize siècles, du VIIe au début du XXe siècle, des millions d’Africains furent arrachés à leurs terres et conduits de force à travers le désert, en direction des marchés esclavagistes du Maghreb, du Moyen-Orient et parfois jusqu’en Asie.
La carte de cette traite est jalonnée de routes aussi antiques que meurtrières :
- Tripoli – Fezzan – Bornou, reliant la Méditerranée au cœur du Tchad actuel,
- Ghadamès – Gao, traversant le sud libyen jusqu’au fleuve Niger,
- Tombouctou – Alger, passant par les oasis de l’Ahaggar et les marges sahariennes,
- Zawila – Darfour, via les massifs du Tibesti.
Ces trajets ne sont pas seulement des lignes tracées sur du sable. Ce sont des corridors de douleur, où les corps s’épuisaient, se perdaient, disparaissaient. Chaque étape était marquée par la peur, l’humiliation, la faim. Ce système n’était pas improvisé. Il reposait sur des relais précis, des infrastructures locales, des circuits commerciaux normalisés, inscrits dans une économie transnationale bien établie.
Contrairement aux discours qui voudraient réduire cette histoire à une simple invasion étrangère, la réalité est plus complexe, plus cruelle parfois. De nombreux chefs de tribus, rois islamisés ou États vassaux ont été des maillons actifs de ce commerce humain. Au sein de royaumes comme le Kanem-Bornou, le Ouadaï ou certains émirats sahéliens, la capture d’esclaves faisait partie intégrante de la diplomatie, du commerce et même de l’identité politique.
Ces acteurs organisaient eux-mêmes des razzias ou achetaient des captifs auprès d’autres groupes pour ensuite les revendre aux négociants arabes, turcs ou perses. C’était une économie d’échange : des êtres humains contre du sel, des chevaux, des armes, des étoffes ou de l’or. Une économie dans laquelle l’humain noir était une monnaie d’ajustement.
Des noms aux sonorités poétiques, presque oubliés aujourd’hui, étaient au cœur du système : Kufra, Awjila, Ghat, Agadez, Bilma… Ces oasis jouaient le rôle de hubs logistiques. Elles étaient à la fois des lieux de rassemblement des caravanes, des entrepôts vivants pour les captifs, des zones de ravitaillement et de redistribution.
On y triait les esclaves selon leur état de santé, leur âge, leur sexe. Les plus faibles étaient abandonnés, les autres attachés par deux, alignés en colonnes sous la surveillance de gardes armés. Pour beaucoup, c’était là que commençait le cauchemar. Pour d’autres, c’était déjà la fin.
Les chiffres évoqués par les chroniqueurs arabes ou les explorateurs européens donnent le vertige. Une caravane pouvait compter plusieurs centaines, voire milliers de captifs, encadrés par des dizaines de gardes et des dizaines de dromadaires. Le voyage durait en moyenne un mois, parfois plus selon les conditions climatiques et la distance à parcourir.
La mortalité y était extrême : jusqu’à 50 % des captifs mouraient en chemin, victimes de la soif, des maladies, des coups, ou simplement abattus parce qu’ils ne pouvaient plus marcher. Les femmes étaient régulièrement victimes de viols. Les enfants, souvent, étaient castrés pour alimenter les marchés d’eunuques du Levant. Les survivants arrivaient brisés, marchandises fragiles à écouler dans les souks de Tripoli, Alger, Tunis ou Damas.
Sans le dromadaire, cette traite n’aurait jamais atteint une telle ampleur. Introduit massivement dans le commerce saharien à partir du premier millénaire, cet animal fut une révolution logistique. Capable de porter de lourdes charges sur des centaines de kilomètres sans boire, il devint l’instrument de l’horreur… et de la rentabilité.
Grâce à lui, des routes autrefois impraticables devinrent des axes commerciaux fiables. Il permit d’augmenter le volume de marchandises (et donc d’esclaves) transportées, de raccourcir les délais, de survivre à l’implacable sécheresse du désert. Le dromadaire fut, en somme, le moteur biologique d’une machine de déshumanisation à grande échelle.
Démographie de l’effacement : combien ? qui ?

Parler de la traite transsaharienne, c’est d’abord affronter le vertige des chiffres. Dans un espace géographique aussi vaste que le Sahara et sur une période s’étendant sur plus de 13 siècles, il n’existe pas de registre unique, pas de port de départ centralisé, pas d’équivalent au tristement célèbre « Middle Passage ». Pourtant, les historiens ont tenté d’estimer l’ampleur de ce phénomène occulté. Parmi eux, Paul Lovejoy, Ronald Segal ou encore Ralph Austen convergent sur une fourchette glaçante : entre 6 et 10 millions d’Africains auraient été arrachés à leurs terres pour être vendus à travers le désert.
Ces chiffres ne tiennent pas compte des pertes collatérales : les morts sur le chemin de la capture, les enfants abandonnés, les communautés disloquées. Ils ne comptabilisent pas non plus les millions de descendants invisibilisés dans les sociétés d’accueil, souvent forcés à renier leur identité pour survivre.
Contrairement à une vision réductrice qui verrait dans l’esclave transsaharien un simple homme robuste voué au labeur physique, les captifs étaient de tous âges, de toutes conditions, de tous sexes. On y trouvait des artisans, des paysans, des chefs, des griots, des femmes instruites ou guérisseuses, des enfants à peine sevrés.
Mais cette traite se distinguait notamment par sa forte féminisation. Selon Lovejoy, près de deux tiers des captifs étaient des femmes. Une caractéristique démographique qui traduit la nature même de cette traite : plus que de la force de travail agricole ou minière (comme dans l’Atlantique), il s’agissait ici d’un commerce de corps, orienté vers la domesticité, le service sexuel, et l’intégration forcée dans les foyers ou les harems.
Les femmes noires capturées étaient rarement destinées à un labeur intensif. Leur assignation principale résidait dans les espaces privés : concubines, servantes, nounous, chanteuses ou esclaves sexuelles. Elles représentaient à la fois un symbole de prestige pour les élites arabes ou turques, et un capital reproductif stratégique. Certains récits évoquent même des réseaux spécialisés dans la capture de très jeunes filles, au motif qu’elles étaient plus facilement « modelables » à l’image de leurs maîtres.
Dans les harems de Marrakech, du Caire ou de Damas, la présence de femmes noires n’était pas rare. Leur exotisation se doublait souvent d’un statut ambivalent : invisibles dans la sphère publique, centrales dans l’intimité des familles.
Autre spécificité glaçante : la castration systématique des hommes noirs capturés. Si tous n’étaient pas mutilés, un grand nombre l’étaient, en particulier ceux destinés aux harems, aux palais, ou aux fonctions administratives où la confiance du maître exigeait un effacement symbolique de la virilité.
Cette pratique, bien documentée dans les sources arabes et européennes, se faisait le plus souvent dans des conditions atroces, avec un taux de mortalité dépassant parfois 70 %. Le mythe de « l’eunuque noir fidèle et docile » s’est ainsi ancré dans l’imaginaire oriental, comme dans certaines cours ottomanes ou perses, au prix d’une mutilation déshumanisante.
Ces hommes, à la fois craints et méprisés, étaient privés non seulement de leur liberté, mais aussi de leur lignée. Ils incarnaient une double mort sociale : celle de l’homme et celle du père potentiel.
Logiques et idéologies de l’esclavage transsaharien

Au-delà des chiffres, des routes et des récits de souffrance, il faut sonder les tréfonds d’un imaginaire construit pour justifier l’injustifiable. Comme toute entreprise esclavagiste de longue durée, la traite transsaharienne s’est appuyée sur une architecture idéologique solide, faite de stéréotypes raciaux, de rationalisations religieuses, de hiérarchies de civilisation. Pour que des caravanes traversent des siècles de désert avec des êtres humains enchaînés, il fallait d’abord convaincre les esprits que certains étaient faits pour être dominés.
Dans l’univers arabe médiéval, les Noirs d’Afrique subsaharienne sont souvent désignés sous le terme générique de « Zanj ». Mais ce mot ne désigne pas simplement une origine géographique. Il devient un signifiant racial, porteur de stéréotypes dévalorisants.
Les traités de géographes comme Al-Masudi ou Ibn Khaldoun, les récits de voyageurs comme Ibn Battûta, regorgent de descriptions qui animalisent les populations noires : instinctifs, émotifs, paresseux, faits pour la servitude. Certains poètes arabes vont jusqu’à comparer leur peau sombre à celle du diable, érigeant la noirceur en vice spirituel. Le Zanj est alors vu comme l’Autre absolu : non seulement étranger, mais ontologiquement inférieur.
Dans la mémoire collective, cette figure du Noir inférieur va nourrir une exotisation perverse. Les femmes noires deviennent objets de désir fantasmatique, les hommes (quand ils ne sont pas eunuques) sont réduits à la force brute. C’est une vision qui persistera jusque dans les cours ottomanes et perses, et dont certaines traces persistent encore aujourd’hui dans les sociétés nord-africaines ou moyen-orientales.
Au fondement théologique de cette hiérarchisation raciale, on trouve le récit biblique et coranique de la malédiction de Cham, souvent interprété de manière racialisée. Selon cette lecture, Cham, fils de Noé, aurait été maudit pour avoir vu la nudité de son père. Ses descendants (identifiés aux Noirs africains) porteraient ainsi une malédiction justifiant leur servitude.
Cette lecture n’est ni universelle ni orthodoxe, mais elle fut instrumentalisée à des fins esclavagistes. Dans certains commentaires juridiques musulmans médiévaux, la peau noire devient le signe visible d’une infériorité naturelle, voire d’un châtiment divin.
Par ailleurs, même si l’islam interdit strictement de réduire en esclavage un coreligionnaire musulman, cette distinction a été régulièrement contournée. En théorie, seuls les « kafir » (païens ou animistes) pouvaient être asservis. En pratique, des musulmans noirs furent capturés, vendus, réduits au silence, leurs conversions niées ou ignorées. L’appartenance religieuse devenait une variable secondaire face à la couleur de peau.
La traite transsaharienne n’a pas été uniquement le fait de marchands isolés ou de pillards. Elle fut aussi institutionnalisée par des accords politiques entre États africains islamisés et empires arabes ou berbères. Le plus célèbre est le traité du Baqt, signé au VIIe siècle entre le royaume chrétien de Makuria (Nubie) et l’Égypte musulmane. Ce traité stipulait notamment que les Nubiens devaient fournir 360 esclaves par an aux autorités du Caire, en échange de la paix et de l’accès au commerce.
D’autres accords informels ont suivi, entre les royaumes du Kanem-Bornou, du Mali, du Songhaï ou du Darfour, et les puissances du nord. Ces traités, parfois appelés « pactes de sang », organisaient une traite à grande échelle, dans laquelle les captifs n’étaient plus seulement des ennemis de guerre, mais des monnaies d’échange politique.
La distinction officielle entre « esclave noir païen » et « frère musulman libre » fut donc fragile et poreuse. Dès qu’il s’agissait de tirer profit du commerce humain, les principes religieux se pliaient aux logiques économiques. On islamisait après coup, on oubliait les conversions, on justifiait l’injustifiable par des lectures biaisées des textes sacrés.
Ainsi s’est construite, siècle après siècle, une idéologie du mépris à l’encontre des Noirs d’Afrique subsaharienne dans une partie du monde arabe. Une idéologie qui ne s’est pas éteinte avec la fin formelle de la traite, et qui continue de hanter les rapports sociaux, les représentations médiatiques, et parfois même les interactions quotidiennes dans certaines régions.
Conséquences sociales, culturelles et géopolitiques de la traite transsaharienne


La traite transsaharienne n’a pas seulement arraché des millions de vies humaines aux terres africaines. Elle a laissé derrière elle des cicatrices profondes, encore visibles aujourd’hui dans la structuration sociale, les représentations mentales et les tensions géopolitiques entre l’Afrique subsaharienne et le monde arabe. Ce commerce séculaire, souvent occulté, a façonné des mondes et des mentalités. Il a bouleversé les sociétés africaines autant qu’il a enrichi les économies du Nord du désert.
Sur le long terme, les effets démographiques de la traite transsaharienne sont comparables à ceux de la traite transatlantique. Entre 6 et 10 millions d’Africains auraient été arrachés à leurs terres, avec une surmortalité importante en cours de route, souvent estimée à plus de 30 %. Cette hémorragie humaine a affaibli durablement des régions entières, provoqué l’effondrement de certaines communautés, et alimenté un cycle de violence qui s’est inscrit dans la durée.
Des zones entières, notamment le Sahel oriental et central, ont été vidées de leur jeunesse, privées de main-d’œuvre, et exposées à des raids constants. Les populations se sont repliées, fortifiées, fragmentées. Cette insécurité chronique a bouleversé les dynamiques de peuplement, de pouvoir et d’économie sur plusieurs siècles.
Parmi les séquelles sociales les plus durables figure la constitution de castes d’esclaves héréditaires dans de nombreuses sociétés sahariennes et sahéliennes. Les Haratin en Mauritanie, les Bellah au Mali et au Niger, ou encore les Tebu au Tchad et en Libye, sont les descendants directs de captifs transsahariens, longtemps considérés comme inférieurs de naissance, même après l’abolition officielle de l’esclavage.
Dans plusieurs pays, ces groupes sont encore stigmatisés, marginalisés, parfois traités comme des sous-citoyens. En Mauritanie, par exemple, l’esclavage de type héréditaire n’a été formellement aboli qu’en 1981, et criminalisé en 2007. Pourtant, des rapports internationaux continuent de documenter l’existence de formes contemporaines d’asservissement, révélant que les chaînes mentales perdurent bien après la chute des chaînes physiques.
La traite transsaharienne a profondément influencé la perception de la couleur de peau dans les sociétés nord-africaines et moyen-orientales. Le Noir est souvent resté associé à la servitude, au statut inférieur, à la domesticité. À travers les siècles, une hiérarchie racialisée s’est installée, valorisant la peau claire, stigmatisant la noirceur.
Ce racisme structurel, hérité d’un système esclavagiste ancien, continue de se manifester dans les médias, les lois non dites et les pratiques sociales. Les populations noires en Algérie, au Maroc, en Égypte, au Liban ou en Arabie Saoudite sont encore régulièrement victimes de discriminations fondées sur leur phénotype ; un héritage direct de la traite, rarement reconnu ou débattu dans l’espace public.
Contrairement à une vision simpliste de l’esclavage comme simple force de travail agricole, la traite transsaharienne a alimenté toutes les strates des économies précoloniales et coloniales dans le monde arabe. Les captifs africains ont été utilisés dans les mines de sel de Taghaza et Taoudeni, les plantations oasiennes, les maisons bourgeoises, mais aussi dans les armées.
Des régiments entiers, comme les fameux mamelouks ou les gardes noirs des sultans marocains, ont été constitués d’esclaves noirs, souvent castrés. Dans certaines cités, les élites n’hésitaient pas à employer des centaines de captifs comme serviteurs, artisans, bâtisseurs. L’économie esclavagiste n’était pas marginale : elle était centrale à la prospérité de plusieurs États.
Enfin, la traite transsaharienne a creusé un fossé mémoriel entre l’Afrique noire et le monde arabe. Ce passé commun, marqué par la domination et l’exploitation, est rarement assumé, peu enseigné, souvent refoulé. Il nourrit aujourd’hui des tensions diplomatiques, des rancunes identitaires, des malaises dans les relations Sud-Sud.
La montée des mouvements panafricains, la redécouverte des mémoires occultées, et la dénonciation du racisme anti-noir dans le Maghreb ou au Moyen-Orient sont autant de signes d’une demande de reconnaissance historique. Car sans vérité sur le passé, difficile de construire une fraternité authentique dans le présent.
La lente abolition et ses résistances

Si l’esclavage transsaharien est aujourd’hui peu présent dans les manuels scolaires et la mémoire collective, c’est en partie parce que son abolition fut tardive, incomplète et souvent contournée. Loin des proclamations solennelles et des dates symboliques, cette abolition fut un processus lent, fragmenté et politiquement ambigu, étiré sur plus d’un siècle et demi, avec des résurgences jusqu’à aujourd’hui.
Contrairement à l’idée reçue d’un monde musulman ayant rapidement banni l’esclavage, les faits historiques racontent une tout autre histoire. La Tunisie est souvent citée comme pionnière avec l’abolition officielle dès 1846 sous le règne d’Ahmed Ier Bey. Cette initiative précède même la France (1848) et les États-Unis (1865). Pourtant, cette avancée isolée ne reflète pas une tendance régionale.
Dans la plupart des territoires nord-africains et sahéliens, l’esclavage a perduré bien au-delà du XIXe siècle. En Arabie saoudite, il n’a été officiellement aboli qu’en 1962. Mais c’est la Mauritanie qui cristallise toutes les contradictions : l’abolition n’a été formellement déclarée qu’en 1981, puis criminalisée en 2007, et renforcée en 2015 ; preuve de la résistance sourde d’un système enraciné dans les structures sociales et les mentalités.
Les résistances à l’abolition ne se sont pas toujours exprimées par les armes. Dans bien des cas, ce fut l’inaction, l’hypocrisie administrative ou le silence qui permirent à l’esclavage de se perpétuer sous d’autres formes. Dans plusieurs pays, les lois furent adoptées sous la pression extérieure, mais peu appliquées sur le terrain. Les esclaves affranchis n’avaient ni terres, ni droits civiques, ni structures d’accueil, les condamnant à une dépendance économique qui prolongeait la soumission.
Des rapports de l’ONU et d’ONG comme Anti-Slavery International documentent encore aujourd’hui des cas d’esclavage par ascendance, notamment en Mauritanie, au Mali ou en Libye. Dans ces sociétés où l’oralité et la coutume pèsent plus que les textes légaux, la hiérarchie raciale héritée de la traite transsaharienne continue de structurer l’ordre social.
Les puissances coloniales européennes, notamment la France et le Royaume-Uni, ont joué un rôle paradoxal. D’un côté, elles ont imposé des décrets abolitionnistes dans leurs colonies nord-africaines ou sahéliennes, souvent sous couvert de “mission civilisatrice”. De l’autre, elles ont bénéficié des structures esclavagistes en place pour asseoir leur autorité et alimenter leurs besoins en main-d’œuvre.
Au Soudan, au Niger, en Algérie ou en Afrique occidentale française, des administrateurs coloniaux fermaient les yeux sur les pratiques serviles, voire les encourageaient implicitement. Et après l’abolition officielle, les colonisateurs ont souvent remplacé la traite par des systèmes de travail forcé ou d’exploitation économique, tout aussi destructeurs ; comme le montrent les politiques d’indigénat, les corvées, et les régimes d’extraction des matières premières.
Loin d’être une page tournée, l’esclavage transsaharien laisse encore des séquelles visibles dans les sociétés contemporaines. Les crises migratoires ont réactivé les circuits anciens de domination. En Libye, après la chute de Kadhafi, des réseaux mafieux ont réinstallé un commerce humain brutal, parfois à ciel ouvert. Des migrants subsahariens sont vendus comme esclaves, enfermés, battus, exploités sexuellement ; dans un effroyable écho aux caravanes d’autrefois.
Ces pratiques contemporaines, bien qu’illégales, prospèrent sur le lit d’une mémoire refoulée, d’une impunité historique et d’un racisme structurel toujours actif. Elles interrogent l’inaction internationale, mais aussi le silence des États concernés.
Pourquoi la traite transsaharienne dérange-t-elle encore ?


Malgré son étendue sur près de treize siècles et les millions de vies brisées qu’elle a engendrées, la traite transsaharienne reste l’une des pages les plus invisibilisées de l’histoire mondiale. Non pas par manque de documentation (car les témoignages, les récits de voyageurs et les travaux d’historiens existent) mais bien à cause d’un épais mur de tabous, de silences diplomatiques et d’inconforts identitaires.
Contrairement à la traite transatlantique, dénoncée par des siècles de luttes abolitionnistes et portée par un mouvement mémoriel fort dans les Amériques, la traite transsaharienne est rarement confrontée à une parole collective, encore moins institutionnelle. D’un côté, elle met en cause des acteurs africains musulmans (chefs de royaumes sahéliens, commerçants berbères, sultanats islamisés) dans un rôle actif et parfois central. De l’autre, elle implique des sociétés encore aujourd’hui majoritairement musulmanes, comme le Maroc, la Tunisie, la Mauritanie ou l’Arabie saoudite, dans un système esclavagiste prolongé bien au-delà du XIXe siècle.
Or, évoquer cette réalité revient à bousculer des récits identitaires profondément ancrés. Il est plus simple de se penser collectivement comme colonisés que comme esclavagistes. Plus rassurant de dénoncer l’Occident que de faire face à ses propres responsabilités historiques. Cette gêne morale est amplifiée par le fait que les structures mentales et sociales issues de cette traite (hiérarchies raciales, mépris des Noirs, castes héréditaires) perdurent encore dans certains pays.
Dans l’espace public, la traite transsaharienne devient un terrain glissant de la guerre mémorielle. Pour certains régimes autoritaires ou religieux, toute évocation du sujet est perçue comme un “diviseur inutile”, un “complot occidental” ou une tentative de désigner l’islam comme coupable. À l’inverse, elle est parfois instrumentalisée par des courants identitaires antimusulmans ou panafricanistes radicaux pour désigner “l’Arabe” comme l’ennemi historique de l’Afrique noire, dans une optique essentialiste et dangereusement réductrice.
Ce jeu politique autour du silence ou de la surenchère empêche tout travail serein de mémoire partagée. Il fige les positions : les uns dans le déni, les autres dans l’accusation. Et entre les deux, les victimes historiques, leurs descendants, et les sociétés héritières de cette histoire sont privés d’un espace de reconnaissance et de réparation.
Contrairement à la traite atlantique, qui dispose de sites mémoriels majeurs (Gorée, Ouidah, Nantes…), de journées officielles (10 mai en France, 23 août à l’UNESCO), et d’un récit désormais largement enseigné, la traite transsaharienne est un champ vide.
Il n’existe aucune journée internationale de commémoration spécifique à cette traite. Les manuels scolaires des pays concernés l’évoquent à peine, ou alors dans une forme édulcorée. Il n’y a aucun musée majeur à Tripoli, à Tombouctou ou au Caire consacré à cette histoire. Les voix des esclaves noirs victimes de cette traite sont absentes de l’espace public, du cinéma, de la littérature dominante.
Ce vide mémoriel alimente un oubli structurel, qui empêche non seulement la réparation symbolique, mais aussi la déconstruction des hiérarchies raciales héritées. En l’absence de reconnaissance, la blessure reste ouverte. En l’absence de commémoration, le trauma est tu. Et en l’absence de récit, l’histoire est confisquée.
Réparer l’oubli pour une mémoire intégrale

Tant que l’Afrique ne racontera pas toute son histoire, elle continuera de marcher sur une seule jambe. Car l’oubli n’est jamais neutre : il modèle les récits, oriente les consciences et déforme les combats. Dans le cas de la traite transsaharienne, l’oubli n’est pas une simple omission ; c’est une amputation mémorielle, une fracture encore vive dans le corps de la conscience noire.
Le combat pour la reconnaissance de l’esclavage dans l’espace atlantique (de Gorée à Haïti, du Code noir à Toussaint Louverture) a permis une lente émergence d’une mémoire commune dans les pays concernés. Des ouvrages, des programmes scolaires, des commémorations ont été mis en place, notamment sous l’impulsion de figures comme Aimé Césaire, Maryse Condé, ou encore Christiane Taubira.
Mais qu’en est-il de la traite transsaharienne ?
Peu d’élèves africains ou afrodescendants savent que des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont traversé le Sahara, vendus à Tripoli, au Caire, à La Mecque ou à Mascate. Peu savent que cette histoire s’est prolongée jusqu’au XXe siècle, bien après l’abolition officielle du commerce triangulaire. Pire encore : dans certaines régions, les descendants d’esclaves vivent encore en situation d’asservissement social.
Il est donc impératif d’intégrer cette page dans les manuels d’histoire, dès l’école primaire. Pas comme une note en bas de page, mais comme un chapitre central de l’histoire africaine et mondiale. Enseigner l’esclavage en Afrique, ce n’est pas salir sa mémoire : c’est lui redonner sa vérité.
La mémoire de l’esclavage est aussi celle de la résistance, souvent effacée par le récit de la souffrance. Pourtant, même au cœur de la traite transsaharienne, des voix se sont levées, des révoltes ont éclaté, des chemins d’émancipation ont été tracés.
Pensons à Bilāl ibn Rabāh, esclave noir affranchi devenu le premier muezzin de l’islam et proche compagnon du prophète Mahomet. Son ascension est à la fois spirituelle et politique, symbole d’un islam originel qui affirmait l’égalité des croyants – bien loin des pratiques esclavagistes de nombreux États musulmans postérieurs.
Pensons aussi à la révolte des Zanj, cette insurrection majeure survenue au IXe siècle dans l’actuel Irak, menée par des esclaves noirs venus d’Afrique de l’Est et soumis à des conditions de travail inhumaines dans les plantations de canne à sucre. Pendant quinze ans, ces hommes ont résisté, organisé une armée, construit une ville fortifiée, et défié le pouvoir abbasside. Un épisode trop peu connu, alors qu’il constitue l’un des plus anciens soulèvements d’esclaves de l’histoire mondiale.
Il est temps de rendre hommage à ces figures, de les inscrire dans la mémoire collective, de les transmettre aux nouvelles générations.
Le travail de réparation passe par des actes. Voici quelques pistes pour construire une mémoire véritablement intégrale et réparatrice :
- Instituer une journée de commémoration de la traite transsaharienne, en lien avec l’Union africaine et les organisations culturelles du Maghreb et du Moyen-Orient.
- Créer des lieux de mémoire à Tripoli, Tombouctou, Agadez, Alger ou La Mecque, pour matérialiser les routes de la souffrance et célébrer les résistances oubliées.
- Lancer des programmes de recherche et de coopération universitaire Sud-Sud, entre historiens d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et des pays du Golfe.
- Soutenir la production d’œuvres culturelles (films, BD, séries, podcasts, expositions) pour rendre visible l’histoire transsaharienne dans l’imaginaire collectif, au même titre que la traite atlantique.
- Encourager les prises de parole citoyennes, les témoignages des communautés afro-arabes, et les initiatives locales contre les discriminations héritées de l’esclavage.
Car il ne suffit pas de dénoncer l’esclavage d’hier ; il faut aussi combattre ses spectres d’aujourd’hui : le racisme antinoir au Maghreb, les discriminations des Haratin en Mauritanie, les marchés d’esclaves modernes en Libye, les hiérarchies de couleur dans les sociétés post-esclavagistes.
Le désert n’efface pas les chaînes

Le silence ne guérit pas. Il enfouit. Il ronge. Et dans le cas de la traite transsaharienne, il a bâti autour de la douleur un mur de sable, de tabous et d’oubli. Pourtant, sous chaque dune du Sahara, sous chaque vieille pierre d’oasis, sous chaque mémoire tue, gisent les échos d’une histoire que l’on n’a jamais vraiment racontée.
L’Afrique ne peut se penser libre si elle refuse d’affronter tous ses passés — les plus douloureux comme les plus refoulés. Le commerce triangulaire a laissé des cicatrices profondes. Mais il n’est pas seul. La traite transsaharienne, elle aussi, a brisé des millions de vies, et son empreinte demeure visible dans les regards, les hiérarchies, les silences.
Restaurer cette mémoire, ce n’est pas diviser. C’est unir. C’est refuser les mémoires à géométrie variable, les récits tronqués, les commémorations à sens unique. C’est, au contraire, construire un socle commun, sur lequel une unité panafricaine sincère peut enfin s’ériger. Une unité qui ne fuit pas ses ombres, mais qui les éclaire.
Car une mémoire partielle ne peut porter un projet total. Et tant que le désert continuera de recouvrir les chaînes, l’Afrique marchera avec un passé qui l’alourdit au lieu de l’élever.
Sources
- Tidiane N’Diaye, Le Génocide voilé, Gallimard, 2008
- Paul E. Lovejoy, Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa, Cambridge University Press, 2011 (3e éd.)
- Sean Stilwell, Slavery and Slaving in African History, Cambridge University Press, 2014
- Bernard Lugan, Histoire de l’Afrique du Nord, Ellipses, 2000
- John Ralph Willis (dir.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Vol. I & II, Routledge, 1985
- Ibn Battûta, Voyages (traduction C. Defrémery & B.R. Sanguinetti, La Découverte, 2005)
- Ibn Khaldûn, Muqaddima (traduction Vincent Monteil, Sindbad, 2002)
- Al-Maqrizi, Chroniques d’Égypte (XIVe siècle)
- Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, PUF, 199
- Ali A. Mazrui, « The Black Experience in the Arab World », dans The Journal of Modern African Studies, 1975
- Rapport Global Slavery Index, Modern Slavery: A Global Estimate, Walk Free Foundation, 2022