Mé 67 : trois jours de feu, cinquante ans d’oubli

En mai 1967 (mé 67), la Guadeloupe s’embrase sous la colère sociale et raciale. Trois jours de feu, de sang et de silence, encore niés par l’État français.

Mé 67, un passé qui brûle encore

Sous le soleil lourd de Pointe-à-Pitre, le bitume conserve encore, par endroits, l’écho des cris étouffés. Là, les pas du peuple ont battu le pavé non pour danser, mais pour crier faim, dignité, égalité. Et le sol, rouge de colère, n’a rien oublié. Il garde en ses veines les noms tus, les vies fauchées, les promesses non tenues d’une République qui s’habille en mère mais frappe comme un maître. La Guadeloupe, belle et meurtrie, s’est embrasée en mai 1967 ; et la France a détourné les yeux.

Ce mois-là, les événements ont la forme d’un soulèvement populaire, né d’une gifle raciste publique et nourri par des décennies de domination silencieuse. Une protestation spontanée, en apparence désorganisée, mais enracinée dans une histoire de rapports inégaux, de violences post-coloniales, de pauvreté endémique maquillée en « développement« .

Pourtant, au lieu de dialogue, la réponse fut la mitraille. Les autorités ont tué, dissimulé, puis nié. Les chiffres fluctuent, les témoignages tremblent, les archives disparaissent. Aujourd’hui encore, la mémoire de ce massacre demeure fragile, comme une parole interrompue.

Comment les émeutes de mai 1967 incarnent-elles un soulèvement contre l’injustice raciale et coloniale, et pourquoi leur répression brutale reste-t-elle si largement absente du récit national français ? Pour éclairer ce drame, il faut retourner à la genèse d’un feu social longtemps couvant, en raconter les heures de sang, puis suivre les fils tenaces de sa postérité ; ceux que l’État a voulu trancher, mais que la mémoire populaire continue de tresser.

I. Les graines de l’insurrection : terre de colère, île de silence

A. Héritage colonial et fractures sociales

La Guadeloupe, belle à s’en rompre les yeux, porte sur son dos les stigmates d’un passé colonial que le présent refuse d’enterrer. Là, les békés (descendants des anciens maîtres, blancs de peau et riches de terres) vivent dans un confort que ne traverse aucun des vents de précarité soufflant sur la majorité noire de l’île. Les champs de canne, autrefois alignés sous le fouet, continuent de se balancer sous le joug d’un ordre économique figé. Ce n’est plus l’esclavage, dit-on, mais l’ordre social en conserve les allures.

L’État français, proclamé protecteur des libertés, entretient ici un système où la couleur de peau pèse sur les épaules comme une dette non remboursable. En métropole, les lois sont égales pour tous ; ici, l’égalité s’évanouit dans les interstices de la géographie et de l’histoire. L’éducation, le logement, les postes à responsabilités ; tout témoigne d’une répartition inégale, où l’on apprend très jeune à rester à sa place. Et dans cette structure invisible, le mépris n’est pas une exception : il est la règle non écrite, l’air que l’on respire.

B. Contexte international et régional

Mais dans les années 60, les palmiers de la Caraïbe frémissent d’un souffle nouveau. Les chaînes tombent à Kingston et Georgetown, les drapeaux changent de couleur et de maître. Les peuples proches arrachent leur souveraineté, l’indépendance devient une parole contagieuse, un feu doux qui se répand de bouche en bouche, de radio clandestine en réunion syndicale.

À Paris, ce vent dérange. L’ombre de Cuba (révolutionnaire, marxiste, indocile) plane non loin de la Guadeloupe. Et dans l’œil inquiet des autorités françaises, tout ce qui ressemble à une contestation est immédiatement rangé dans le tiroir du péril rouge. La Guadeloupe n’est pas seulement une île : elle est un bastion stratégique, un pion dans le grand échiquier géopolitique de la Guerre froide. Hors de question de la perdre. Et pour cela, tout est bon : la surveillance, l’intimidation, la force.

C. L’étincelle raciste

Le 20 mars 1967, dans les rues tranquilles de Basse-Terre, un homme blanc, propriétaire d’un magasin, lâche son chien sur un vieil homme noir, cordonnier de métier, infirme de corps mais droit d’âme. À ses côtés, nul ne s’indigne. Et lui, Vladimir Snarsky, jette cette phrase comme une pierre : « Dis bonjour au nègre ! » Ce n’est pas un excès, c’est un résumé. En quelques mots, toute la brutalité d’un système qui n’a jamais cessé d’exister se révèle. L’humiliation n’est pas seulement physique : elle est rituelle, codée, publique.

Et cette scène, presque banale dans le quotidien colonial, enflamme cette fois les esprits. Car le peuple, las de baisser les yeux, décide de regarder droit dans ceux qui les piétinent. L’étal renversé du cordonnier devient le symbole de toutes les injustices reniées. Le chien, arme d’un racisme décomplexé, incarne la déshumanisation persistante. Ce jour-là, l’île cesse de se taire. Ce jour-là, la Guadeloupe commence à hurler.

II. Trois jours de feu : l’État tire, le peuple saigne

A. La montée de la tension

Mai 1967 s’ouvre sur une fatigue ancienne, mais il ne tarde pas à exploser. Les ouvriers du bâtiment (ceux qui portent à bout de bras les fondations mêmes de l’île) réclament une augmentation de 2,5 %. Deux misérables pourcents, pour compenser des années d’invisibilité, des salaires de misère, des vies usées avant l’âge. Cette revendication n’est pas un luxe, c’est un dernier cri avant l’asphyxie.

Devant la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, ils sont des centaines à attendre sous le soleil. L’air est lourd, les regards inquiets. Et puis une phrase fuse, tranchante comme une machette : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail. » Ces mots (attribués à Georges Brizzard, patron blanc et figure de l’élite locale) tombent comme une gifle donnée à une foule déjà à genoux. C’est plus qu’une insulte : c’est une révélation. Voilà ce que pense l’ordre établi. Voilà ce que l’État protège.

B. Les affrontements sanglants

Les 26, 27 et 28 mai, l’île bascule dans le tumulte. Les négociations échouent, les esprits s’échauffent, les CRS chargent. Lacrymogènes, matraques, fusils ; les armes parlent là où le dialogue est étouffé. Les manifestants ripostent avec les moyens du bord : pierres, conques de lambi, mots de colère. Mais la disproportion est criante. Le sang coule vite.

Jacques Nestor, militant du GONG, tombe le 26 mai. Il est jeune, debout, il croit en un avenir où la Guadeloupe se gouvernerait elle-même. Sa chute marque un tournant. La colère devient rage, la peur devient silence. Dans les rues de Pointe-à-Pitre, les rafales résonnent. Des passants sont pris pour cibles, des enfants sont blessés, des maisons sont fouillées sans mandat. La mort rôde ; absente des chiffres officiels, mais gravée dans les mémoires.

Le corps de Nestor, gisant au sol, devient un symbole. Non pas celui d’un martyr idéalisé, mais d’un homme parmi d’autres, fauché parce qu’il osait espérer. Et autour de lui, d’autres tombent ; anonymes ou oubliés. Leurs noms, souvent mal notés ou jamais enregistrés, s’effacent dans l’effroi collectif.

C. L’État en armes

L’arsenal déployé contre les siens dit tout de la position de la République : elle ne débat pas, elle punit. CRS, gendarmes mobiles, « képis rouges » ; tous armés, tous autorisés à tirer. Le préfet Pierre Bolotte signe les ordres, et Paris approuve en silence. L’armée, force d’occupation sur une terre pourtant française, agit comme si elle domestiquait un territoire conquis.

À l’arrière-plan, les silhouettes de Pierre Billotte, Jacques Foccart, et du général de Gaulle veillent. Eux ne tirent pas, mais ils permettent. Ils savent. La Guadeloupe est un caillou stratégique, une vitrine coloniale repeinte aux couleurs de la République. Pas question de céder, encore moins de reconnaître l’autonomie des voix qui montent.

Et lorsque les balles cessent, le silence s’abat. Mais ce n’est pas un silence naturel ; c’est un couvercle plaqué sur la vérité, une chape de plomb légale, administrative, médiatique. On enterre les morts à la hâte, on cache les chiffres, on classe les documents. On espère que le peuple oubliera.

III. L’oubli organisé, la mémoire résistante

A. L’effacement officiel

Lorsque les rafales se sont tues et que la fumée s’est dissipée, l’État n’a pas dressé un monument ni observé un deuil. Il a préféré baisser les rideaux. Le bilan officiel parle de sept morts ; un chiffre timide, presque anecdotique, en regard des témoignages, des silences trop lourds, des regards fuyants dans les rues de Pointe-à-Pitre. En 1985, Georges Lemoine, secrétaire d’État aux DOM-TOM, évoque un autre nombre : 87 morts. Et les historiens, eux, avancent jusqu’à 200 victimes.

Mais ces chiffres flottent, sans sépultures officielles, sans certificats, sans justice. Pourquoi ? Parce que les archives ont été classées « secret défense » jusqu’en 2017. Parce que certaines ont été détruites, d’autres jamais constituées. Parce que, dans ce qu’on appelle les « outre-mer », la vérité est souvent une menace.

Les familles, elles, ont gardé le silence ; non par oubli, mais par peur. Car dans une île où l’on connaît toujours quelqu’un qui travaille pour la préfecture, où le soupçon rôde, il faut du courage pour dire ce qu’on a vu. Et ce courage, l’État n’a jamais su le reconnaître. Il a préféré le museler.

B. La mémoire qui lutte

Mais une mémoire, même niée, trouve ses chemins. Elle passe par les bouches des anciens, par les livres rares, par les voix d’historiens tenaces. Jean-Pierre Sainton, Raymond Gama, Benjamin Stora : ils ont fouillé, recoupé, résisté à l’amnésie. Non pas en héros, mais en veilleurs.

À chaque fresque peinte, chaque vers chanté, chaque roman inspiré de ces jours sombres, un peu de lumière revient. La fresque murale de Philippe Laurent, dressée à Pointe-à-Pitre en 2007, n’est pas qu’un hommage : c’est une stèle contre l’oubli. Les chansons de Biloute ou de Raphaël Zachille pleurent ce que les livres d’histoire refusent encore d’imprimer. La fiction elle-même (chez Gerty Dambury ou Thomas Cantaloube) devient une vérité parallèle, nécessaire.

Ce sont des résistances intimes, modestes, mais puissantes. Et dans chaque initiative, on entend cette question lancinante : « Pourquoi ne veut-on pas se souvenir ? »

C. L’histoire toujours en procès

Car c’est là le nœud du silence. Pourquoi la France, si prompte à célébrer la Résistance, refuse-t-elle de reconnaître ses violences coloniales tardives ? Pourquoi ce massacre, commis par des forces de l’ordre françaises contre des citoyens français, n’est-il pas enseigné dans les écoles ? Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de commission officielle de vérité et de réparation ?

L’ombre de Mai 67 plane encore sur la Guadeloupe contemporaine. Elle n’explique pas tout, mais elle infecte tout : la défiance vis-à-vis de l’État, la force des mouvements comme le LKP, les appels récurrents à une reconnaissance politique, voire à l’autonomie. Quand un peuple voit ses morts effacés, il apprend à se méfier de la démocratie qu’on lui vante.

Et pourtant, malgré le déni, la mémoire vit. Elle résiste dans les mots, les sons, les chairs. Comme la mer qui lèche les côtes de l’île chaque matin, elle revient inlassablement, indomptée.

La mer connaît la vérité

Mé 67 : trois jours de feu, cinquante ans d’oubli
Fresque murale en hommage aux victimes de mai 1967, réalisée par Philippe Laurent, située à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe.

La mer de Guadeloupe, vaste et silencieuse, n’a jamais eu besoin d’archives. Elle sait. Elle a vu les corps tomber, elle a entendu les cris se perdre dans les ruelles étroites, elle a lavé le sang de mai 1967 sans jamais trahir ses souvenirs. Chaque vague qui frappe les rochers semble murmurer des noms oubliés, des vérités que l’État tente d’ensevelir mais que la mémoire populaire refuse d’abandonner.

Ce massacre n’est pas une rature de l’histoire ; c’est une plaie encore ouverte, une douleur partagée par toute une communauté dont les morts n’ont jamais été pleurés à haute voix. Il est temps, plus que temps, de reconnaître ce qui s’est passé. De regarder en face ces jours où la République a tiré sur ses enfants. De cesser d’écrire l’histoire au conditionnel.

Car la mémoire n’est pas une relique figée dans le formol de l’oubli. Elle est une arme ; contre le mensonge, contre l’effacement. Elle est une prière ; pour les morts sans tombe, pour les vivants qui se battent encore. Elle est un legs ; une vérité à transmettre, pour que les enfants sachent, pour que les oppresseurs n’effacent pas les traces.

Et peut-être, un jour, la mer parlera. Peut-être, un jour, la France écoutera.

Sources

SK
SK
SK est la rédactrice/ journaliste du secteur Politique, Société et Culture. Jeune femme vive, impétueuse et toujours bienveillante, elle vous apporte une vision sans filtre de l'actualité.

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