Il fut chef chez les Crows, éclaireur pour l’armée, explorateur des Rocheuses, et pourtant son nom a été gommé des récits officiels. Né esclave, James Beckwourth est devenu l’un des plus grands aventuriers de l’Ouest américain. Ce portrait hommage redonne souffle et justice à une figure aussi fascinante qu’oubliée, aux confins de la mémoire afrodescendante et des grands espaces.
Là où commence la légende

Ils étaient là, cinq ou six, peut-être plus. Des ombres noires dans le halo vacillant d’un feu de camp, perdues dans l’immensité glaciale des Rocheuses. Le vent sifflait bas, en longues complaintes qui semblaient venir de loin, comme si les montagnes elles-mêmes se souvenaient.
Dans le cercle, les hommes se taisaient. Leurs visages, burinés par la poudre, la sueur, le cuir et la solitude, se laissaient illuminer par instants, révélant des cicatrices, des regards en veille, des mains calleuses accrochées à des pipes ou à des crosses de fusil. L’un d’eux parlait. Lentement. Avec cette voix grave que donne l’expérience ou le chagrin, on ne sait plus très bien. Il parlait d’un autre temps. D’un homme qu’ils avaient croisé, un jour. Ou peut-être était-ce une histoire racontée par un vieux guide crow, au détour d’un col. L’homme s’appelait James Beckwourth.
Un silence s’installa. Comme une révérence.
Ce nom résonne encore, mais rarement là où il devrait. Il ne trône sur aucune statue à Washington. Il ne galope dans aucun western hollywoodien. Pourtant, Beckwourth fut tout ce que l’Amérique prétend célébrer : un homme libre, un aventurier, un bâtisseur, un survivant. Et il fut noir. C’est peut-être cela, justement, qu’on ne lui a jamais pardonné.
“Ceux qui écrivent l’Histoire ne l’ont pas traversée comme nous.” Voilà ce que disait le vieux au coin du feu, en crachant lentement sur les braises. Il n’y avait pas de haine dans sa voix. Juste cette lassitude, ce poids, celui des récits confisqués.
Alors ce soir-là, au milieu des montagnes, entre les hululements des loups et le craquement du bois, ils ont décidé de raconter. Pas pour les livres. Pas pour les honneurs. Juste pour que le nom de Beckwourth traverse la neige, le vent, le silence.
Et qu’il vive.
1798–1824 : de la Virginie esclavagiste aux Rocheuses

Il est né propriété. Pas enfant. Pas citoyen. Juste une chose ; inventoriée, exploitée, niée. James Beckwourth voit le jour quelque part entre les rangs de tabac de la Virginie profonde, en avril 1798, fruit illégitime d’un maître blanc, Jennings Beckwith, et d’une femme noire réduite à l’état de matrice silencieuse. Là, déjà, dans l’espace incestueux de la plantation, la fracture raciale inscrit son paradoxe : il est à la fois fils du maître et esclave du père.
En apparence, le jeune James grandit « protégé » ; son père reconnaît ses enfants métis, les élève, leur apprend à lire, leur offre même des formations. Mais il ne les affranchit pas tout de suite. L’ombre du fouet plane même sur les fils du sang, car dans l’Amérique du Sud d’alors, la tendresse ne rachète pas la couleur de peau. Pendant plus de deux décennies, Beckwourth reste légalement prisonnier d’un système qui le nie, jusqu’à ce que son père finisse par signer les actes d’émancipation : 1824, 1825, 1826. Trois fois. Comme s’il fallait insister pour être libre.
Mais que vaut la liberté sur le papier, quand le regard des autres continue de t’enchaîner ?
Beckwourth le comprend très tôt : l’Est ne sera jamais son monde. Trop de regards en coin, trop de lois écrites pour les autres. Alors il part. Vers l’Ouest. Vers l’inconnu. Il rejoint la Rocky Mountain Fur Company de William Ashley et devient trappeur, chasseur, muletier, guide ; un “mountain man” comme on les appelle. À peine vingt-cinq ans, déjà des rides de solitude au coin des yeux.
Loin des salons, il apprend une autre forme de guerre. Celle de la survie.
Dormir dans la neige. Marcher des semaines sans croiser âme qui vive. Manger ce qu’on trouve. Se méfier des bêtes, des hommes, des alliances fragiles entre nations autochtones et compagnies de fourrure. Beckwourth devient une légende. Il connaît les rivières, les cols, les langages, les pièges. Il est rusé, coriace, intrépide.
Mais il reste noir. Et seul.
Parmi les trappeurs blancs, on l’admire, mais on ne l’embrasse pas. Il est le sauvage utile, le nègre qui connaît les Indiens, celui qu’on envoie en première ligne, mais qu’on n’invite jamais à la table du soir. La frontière, cette ligne mythique de l’expansion américaine, se révèle pour lui un terrain d’émancipation autant qu’un miroir cruel : tu peux tout apprendre, tout dominer, tout endurer… mais jamais être pleinement des leurs.
Alors il forge une nouvelle identité. Dans le silence du givre. Dans le langage des Crows. Dans l’art de raconter ses exploits au coin du feu, pour que jamais on ne puisse dire qu’il n’a pas existé.
1825–1837 : la réinvention au-delà du mythe blanc

Dans l’immensité des plaines, là où le ciel s’épanche sur la terre sans jamais la dominer, James Beckwourth se réinvente. Loin des codes blancs, des chaînes juridiques et des regards suspicieux, il devient un autre homme. Ou plutôt, il devient homme, pour la première fois.
Capturé (ou accueilli) par la nation Crow, Beckwourth entre dans une temporalité nouvelle. Ici, on ne mesure pas la valeur d’un être à la teinte de sa peau, mais à sa bravoure, à son endurance, à sa capacité à parler aux esprits de la forêt. Et Beckwourth excelle. Il apprend la langue. Il épouse une femme Crow, peut-être plusieurs. Il participe aux raids contre les ennemis héréditaires (les Cheyennes, les Blackfeet) et s’illustre par son courage.
Les récits, parfois enjolivés par sa propre plume ou celle de Thomas D. Bonner, le décrivent comme chef de guerre, stratège redouté, diplomate en peaux de bison, capable de naviguer entre deux mondes sans jamais trahir ses racines. La vérité historique se mélange à la légende orale. Mais peu importe : dans la mémoire des Crows, Beckwourth est Bull’s Robe, un frère, un pilier. Une rare figure noire dans une mythologie indigène.
Et dans ce monde, il touche du doigt ce que l’Amérique blanche lui a toujours refusé : la légitimité. L’égalité. Le respect.
Mais cette parenthèse n’est pas exempte d’ambiguïté. Car Beckwourth n’est pas qu’un “autochtone d’adoption”. Il reste aussi un trappeur, un commerçant, un homme lié aux grandes compagnies de fourrure. Il vend les peaux, il fait affaire, parfois au détriment de ceux qui l’ont accueilli. Il est à la fois pont et fracture, agent double dans un monde où les lignes d’alliance sont mouvantes, où l’amitié se négocie à coups de poudre, de sel et de tissus.
Et quand l’heure vient de partir, Beckwourth repart vers la civilisation ; ou ce qui en tient lieu. Mais il n’en revient pas indemne. Il porte désormais sur lui les cicatrices d’un homme métis dans toutes les acceptions du terme : de sang, de culture, d’allégeance.
À la société blanche qui ne l’a jamais voulu, il répondra désormais par ses récits. Et au monde indien qui l’a accueilli sans réserve, il dédiera sa loyauté ; du moins, tant que l’équilibre tiendra.
Dans le reflet des rivières du Montana, Beckwourth a vu une autre version de lui-même. Plus vaste. Plus fluide. Moins asservie aux cases.
Il était un corps noir dans un monde rouge. Un trait d’union entre deux résistances.
1837–1859 : entre guerres, conquêtes et mémoire volée



Il revient du monde des Crows avec les gestes des guerriers et la mémoire des forêts. Mais l’Amérique qu’il retrouve est toujours celle qui classe, hiérarchise, exclut. James Beckwourth a vécu librement sur la ligne de crête entre deux civilisations. Désormais, il doit composer avec l’Histoire ; celle qui s’écrit sans lui, malgré lui.
Quand il s’engage auprès de l’armée américaine pendant les guerres contre les peuples séminoles, c’est encore l’homme des frontières qu’on convoque. Mais cette fois, il n’est plus question de fraternité ou d’adoption. Il est guide, éclaireur, logisticien… un outil parmi d’autres pour servir une guerre que rien ne justifie sinon la soif d’expansion et le mépris des traités.
Puis vient la ruée vers l’or. Des milliers de colons convergent vers la Californie, repoussant toujours plus loin les limites de la violence. Beckwourth, lui, ouvre une voie : le Beckwourth Pass, le passage le plus bas à travers la Sierra Nevada, qu’il balise, défriche et légue aux autres. C’est par ce corridor que s’engouffrent des convois entiers de pionniers, vers le rêve californien. Mais Beckwourth, une fois encore, est dépossédé de son œuvre : la ville de Marysville, détruite par deux incendies, n’honorera jamais sa dette. L’Histoire officielle oubliera son nom, comme tant d’autres.
À Sacramento, il devient joueur de cartes, propriétaire d’hôtel, commerçant. Il est tour à tour traité comme un héros de l’Ouest ou comme un simple homme de couleur. L’ambiguïté le suit. La mémoire blanche le regarde comme une anomalie ; trop noir pour être pionnier, trop sauvage pour être citoyen.
Alors, Beckwourth décide de raconter lui-même. Il dicte ses mémoires à un juge itinérant, Thomas Bonner. Le récit est haut en couleurs, parfois invraisemblable, souvent lyrique. Certains crient à l’imposture. D’autres ricanent. Mais derrière les envolées et les raccourcis, ce livre est un acte de résistance. Une main tendue depuis la marge vers la postérité.
Dans ses pages, il nomme les lieux, les tribus, les hommes, les morts. Il grave son passage à travers les terres de l’Amérique. Il redonne visage aux invisibles. Il refuse d’être effacé.
Car Beckwourth est un passeur. Pas seulement de montagnes ou de convois.
Il est le passeur d’une histoire non blanche de l’Amérique. Une histoire où l’on peut être noir, montagnard, époux d’Indienne, éclaireur, explorateur, stratège, survivant.
Une histoire où la grandeur ne se mesure pas en statues, mais en sillons tracés dans les cœurs.
1860–1866 : l’ultime frontière, entre guerre et oubli

La fin de vie de James Beckwourth ressemble à sa légende : mouvante, insaisissable, peuplée de rumeurs et d’échos. On dit qu’il est mort empoisonné. On dit que les Crows l’auraient trahi. Ou que l’armée, lasse de ses allégeances troubles, aurait scellé son sort. Mais ce qu’on ne dit pas assez, c’est que Beckwourth est mort comme il a vécu : en marge.
En 1864, il se compromet avec l’armée américaine pendant la guerre contre les Cheyennes et Arapahos. Il guide les troupes du tristement célèbre colonel Chivington. Et c’est au cœur de cette campagne que survient l’infâme massacre de Sand Creek, où plus d’une centaine d’Amérindiens, femmes et enfants compris, sont assassinés alors qu’ils croyaient être en sécurité. La scène est si atroce que même les hommes de l’Ouest baissent les yeux. Beckwourth, lui, y perd plus qu’une réputation : il y perd l’estime de ceux qu’il appelait frères.
Les Crows, autrefois sa famille, lui ferment leurs portes. Il devient un paria, trop blanc pour les uns, trop indien pour les autres. Trop noir, toujours.
Il reprend la route, devient trappeur une dernière fois, comme si le monde civilisé n’avait jamais vraiment voulu de lui. En 1866, il accepte une mission militaire au cœur du territoire Crow, à Fort C.F. Smith, dans le cadre des prémices de la guerre de Red Cloud. Il souffre de migraines, de saignements de nez. On murmure qu’il aurait été empoisonné par ceux qu’il avait autrefois guidés et protégés. Lui, l’enfant du feu et de la poudre, meurt seul, loin de tout. Sans tambour, sans mémoire.
Son corps est enterré à la hâte près du campement d’Iron Bull. Aucune pierre. Aucun drapeau. Rien. L’Amérique de 1866 n’a ni le temps ni l’envie de pleurer un homme qui brouille les lignes entre races, nations, castes et récits.
Mais c’est précisément là que réside sa grandeur.
Beckwourth n’a jamais eu sa place. Il s’est donc fait chemin.
Il a foulé les sentiers que d’autres n’osaient arpenter. Il a aimé, combattu, trahi, rêvé — toujours dans l’entre-deux. Toujours sur cette ligne fragile entre le monde d’en bas et celui des puissants.
Il est mort sans gloire officielle. Mais il a laissé un sillage.
L’homme aux mille visages, l’Histoire aux mille silences

Dédié au découvreur et aux pionniers qui ont emprunté cette piste par le Las Plumas Parlor No. 254 N.D.G.W. Mai 1937
Ni le désert, ni les Peaux-Rouges audacieux n’ont pu les détourner de cette position occidentale, et leur courage n’a jamais été ébranlé par le fait qu’ils continuaient à avancer jour après jour. A.W. Wern
Enregistré le 8/8/1939
James Beckwourth est un mirage dans les récits officiels. Une silhouette floue, toujours en mouvement. Trop complexe pour les manuels scolaires, trop inclassable pour les statues. Il fut tout : esclave affranchi, trappeur renommé, chef de guerre autochtone, éclaireur militaire, commerçant, écrivain, mythe vivant. Et il ne fut, pour l’Histoire blanche, qu’un mensonge de plus.
On a douté de ses récits. On a moqué son style. On l’a soupçonné d’exagération, de vanité, de fabulation.
Mais n’est-ce pas toujours ce que l’on fait des voix noires quand elles prennent la plume ?
L’autobiographie de Beckwourth, dictée à un journaliste blanc, publiée en 1856, est un acte de survie narrative. C’est un homme qui refuse de mourir dans le silence. Un homme qui, avant les bibliothèques, avant les caméras, sait que la vérité ne se trouve pas dans les archives, mais dans le souffle. Il raconte ce qu’il a vu, vécu, traversé. Même si cela dérange. Même si cela déborde les cadres. Même si cela dérange les tenants du récit national.
Car que faire d’un homme noir qui devient chef chez les Crows ?
Que faire d’un fils d’esclave qui découvre un passage dans les montagnes et guide des milliers de pionniers vers la Californie ?
Que faire d’un citoyen des marges qui a touché à tout (y compris à l’horreur) et qui ne s’est jamais laissé réduire ?
L’Amérique préfère les héros nets. Pas ceux qui salissent les frontières entre bourreaux et victimes, entre sauvages et civilisés. Beckwourth, lui, incarne l’ambigu, l’opaque, l’inconfortable. Il est la preuve vivante que les Afro-descendants n’ont pas seulement été des victimes ou des spectateurs, mais aussi des acteurs puissants, parfois dérangeants, de la conquête de l’Ouest.
Aujourd’hui encore, peu de manuels le mentionnent. Peu de films racontent son histoire. Mais son ombre est là, dans chaque sentier traversant les Rocheuses. Dans chaque récit de montagne où l’on cherche à faire taire les voix noires.
Il ne s’agit pas de faire de James Beckwourth un saint. Il ne l’était pas. Il s’agit de le réintégrer à la grande fresque. De lui rendre sa place. Sa complexité. Son panache. Ses contradictions. De briser le silence qui l’enferme.
Car sans lui, l’histoire de l’Ouest américain est incomplète. Et sans notre mémoire, l’avenir l’est aussi.
Sources
- Wilson, Elinor, Jim Beckwourth – Black Mountain Man, War Chief of the Crows, University of Oklahoma Press, 1972.
- Beckwourth, James P., The Life and Adventures of James P. Beckwourth, Mountaineer, Scout, and Pioneer, and Chief of the Crow Nation of Indians, dicté à Thomas D. Bonner, Harper & Brothers, 1856.
- Lecompte, Janet, Pueblo, Hardscrabble, Greenhorn, University of Oklahoma Press, 1978.
- Ravage, John W., Black Pioneers: Images of the Black Experience on the North American Frontier, University of Utah Press, 1997.
- DeVoto, Bernard, The Year of Decision: 1846, Little, Brown & Co., 1943.
- Oswald, Delmot R., “James P. Beckwourth” in Trappers of the Far West, edited by Leroy R. Hafen, University of Nebraska Press, 1983.
- Ayres, Thomas, That’s Not in My American History Book, Taylor Trade Publishing, 2000.