Né sous le nom de Cassius Clay dans l’Amérique ségrégationniste des années 1940, Muhammad Ali ne fut pas qu’un champion de boxe : il fut une onde de choc. À coups de poings, de mots, de silences et de refus, il redessina les contours de la fierté noire. Triple champion du monde des poids lourds, opposant à la guerre du Vietnam, figure de la Nation of Islam, Ali est resté “The Greatest” bien au-delà des rings.
Des débuts volés, une vocation révélée (1942–1960)

Louisville, Kentucky. Le 17 janvier 1942, dans une Amérique embourbée dans la ségrégation raciale, naît Cassius Marcellus Clay Jr. Il grandit dans un quartier noir de Louisville, entre les cris des enfants et les silences imposés par la couleur de sa peau. Son père, peintre d’enseignes, vend des gravures pieuses pour quelques dollars. Sa mère, Odessa, travaille comme femme de ménage pour des familles blanches. La maison est modeste, mais les principes sont solides.
En 1954, alors qu’il n’a que 12 ans, un vol vient bouleverser sa vie. Son vélo rouge a disparu. Enragé, le jeune garçon se rend au poste de police. Il jure de corriger le voleur de ses propres mains. Le policier en face de lui, Joe Elsby Martin, a une réponse qui changera le cours de l’Histoire :
« Avant de cogner, apprends à boxer. »
Joe Martin, qui entraîne des jeunes au Columbia Gym local, initie Cassius à la boxe. Le garçon est vif, curieux, agile. Il apprend vite. Très vite. Il monte sur le ring pour la première fois et, à peine quelques minutes plus tard, décroche sa première victoire. Il dira plus tard de Martin :
« C’est lui qui m’a appris à voler comme un papillon et piquer comme une abeille. »
Cassius Clay devient obsédé par le noble art. Les après-midi deviennent des séances d’entraînement, les week-ends des tournois. Il enchaîne les combats amateurs : 108 victoires, 6 défaites, une régularité implacable. Il impressionne, non seulement par ses performances, mais par son style : il boxe avec insolence, esquive avec grâce, et annonce à l’avance ses victoires comme un prophète des gants.
À 18 ans à peine, en 1960, il s’envole pour les Jeux Olympiques de Rome. La tension est palpable. Cassius Clay boxe pour plus qu’une médaille : il boxe pour sa fierté, pour sa couleur, pour sa ville, pour sa mère. Il remporte l’or, en poids mi-lourds, avec une facilité désarmante.
Mais son retour à Louisville est brutal. L’Amérique blanche n’a pas changé. Le champion olympique se voit refuser l’entrée d’un restaurant réservé aux blancs. Il est noir, médaillé ou pas.
La légende veut qu’il ait jeté sa médaille dans la rivière Ohio ce jour-là. Vrai ou pas, l’image est forte. Et prophétique. Cassius Clay a compris que les poings seuls ne suffiraient pas. Il faudra aussi des mots. Et du courage.
Le poing levé, la langue affûtée (1960–1964)

À son retour des Jeux olympiques, Cassius Clay n’est plus un simple adolescent de Louisville. Il est devenu une promesse. Mais une promesse turbulente. Là où tant de boxeurs débutent leur carrière dans l’ombre, Clay, lui, arrive en fanfare. Il parle fort, provoque, prédit ses victoires à l’avance, récite des poèmes à la presse. Il est jeune, beau, insolent. Et il le sait.
« I’m the greatest – je suis le plus grand. Je l’ai dit avant même de le devenir. »
Ses premiers combats professionnels se succèdent comme une parade triomphale. Loin des poids lourds statiques et brutaux de son époque, Cassius Clay danse. Il flotte, tourne autour de ses adversaires, les touche à distance sans se faire frôler. Son style est inclassable : pas assez orthodoxe pour les puristes, trop fluide pour les cogneurs. Mais redoutablement efficace. On n’a jamais vu ça. Il transforme le ring en scène.
Rapidement, les médias tombent sous le charme… ou l’agacement. Car Clay est clivant. Il ne se contente pas de boxer : il parle plus fort que son manager, insulte ses adversaires, ridiculise leurs chances.
« Si tu veux perdre ton invincibilité, monte sur le ring avec moi. »
Il devient un phénomène. On l’aime ou on le hait. Mais on le regarde. Et il gagne.
En coulisses, son ascension est aussi portée par une nouvelle alliance : il est encadré par Angelo Dundee, un entraîneur fin stratège, qui canalise le feu intérieur de Clay sans jamais l’éteindre. Ensemble, ils forment une paire redoutable. Clay grimpe les classements, combat après combat, jusqu’à devenir le challenger officiel du plus redouté des champions : Sonny Liston.
Liston, ex-taulard taciturne et cogneur hors-norme, fait peur. À la presse. Aux autres boxeurs. À l’Amérique. Mais pas à Clay. Lui le traite de « gros ours lent et laid », chante qu’il va l’humilier, répète qu’il dansera, volera, piquera.
Personne ne le prend au sérieux. Tout le monde s’attend à le voir écrasé.
Mais Cassius Clay, au soir du 25 février 1964 à Miami, va prouver que les mots ne sont pas que du vent. Après six rounds d’intensité, Sonny Liston abandonne. Clay est champion du monde des poids lourds à 22 ans.
L’arrogant est devenu légitime. Le prophète a dit vrai.
Ali X : religion, rupture et révolution (1964–1967)

Le matin du 26 février 1964, les journaux américains titrent sur la surprise de la veille : “Cassius Clay détrône Sonny Liston !” Mais derrière les projecteurs, une autre transformation est déjà en marche ; plus politique, plus spirituelle, plus radicale.
Cassius Clay n’est plus Cassius Clay.
Depuis plusieurs mois, il fréquente en secret les membres de la Nation of Islam, un mouvement religieux afro-américain mené d’une main de fer par Elijah Muhammad, et incarné publiquement par un homme flamboyant : Malcolm X.
C’est ce dernier qui a attiré Clay dans le giron du nationalisme noir. Ils partagent la même insolence, la même colère, le même besoin de dignité. Pour Malcolm, Clay est plus qu’un boxeur : c’est un symbole. Un corps noir triomphant, une voix qui ne tremble pas, un espoir pour les ghettos.
« Cassius Clay est le premier champion du monde à ne pas ressembler à un oncle Tom. »Malcolm X
Le jour même de sa victoire contre Liston, Clay fait une annonce tonitruante :
« Je suis musulman. Je suis membre de la Nation of Islam. Et je m’appelle désormais Cassius X. »
La réaction est immédiate. L’Amérique blanche grince des dents. Les sponsors reculent. La presse refuse de l’appeler autrement que “Clay”. Mais pour lui, ce nom n’est plus qu’un vestige de l’esclavage, le nom de ses anciens maîtres. Il le rejette avec fracas.
Quelques semaines plus tard, Elijah Muhammad le rebaptise “Muhammad Ali” ; “le digne de louange”, “le très élevé”. Un nom neuf, forgé dans la foi et la rupture.
La rupture ne s’arrête pas là. Ali prend aussi ses distances avec Malcolm X, tombé en disgrâce au sein de la Nation. L’amitié fraternelle se brise, et Ali, fidèle à Elijah, tourne le dos à celui qui fut son mentor spirituel. Ce geste le hantera toute sa vie.
« Si je pouvais remonter le temps, j’aurais toujours été aux côtés de Malcolm. »
Mais en 1965, alors qu’il défend son titre une seconde fois contre Liston dans un combat controversé et éclair, Ali devient l’homme à abattre ; par le système, par les médias, par ceux qu’il dérange.
Il ne se contente pas d’être un champion. Il devient un homme libre.
Et c’est bien cela, le plus dangereux.
Un homme contre l’Amérique : l’exil et le refus (1967–1970)

1967. L’Amérique est en guerre. Pas seulement au Vietnam. Mais aussi contre elle-même.
Dans les ghettos noirs, la colère monte. Les révoltes éclatent. Martin Luther King est sous surveillance. Et Muhammad Ali, lui, est convoqué par l’armée américaine. À 25 ans, en pleine gloire, on lui ordonne de revêtir l’uniforme.
Il refuse.
Pas par lâcheté. Par conviction. Ali est un soldat d’un autre combat — celui de la dignité noire, de la paix, de la vérité. Il s’appuie sur sa foi musulmane pour justifier son refus, mais aussi sur une conscience politique aiguisée.
« Je n’ai rien contre les Vietcongs. Aucun d’eux ne m’a jamais traité de nègre. »
La phrase fait l’effet d’une bombe. Pour la première fois, une célébrité noire de cette envergure défie frontalement l’appareil d’État. Il est déchu de son titre de champion du monde. Ses licences sont suspendues. Il est interdit de combat. Ali est banni du ring.
Pire encore : il est condamné à cinq ans de prison. Il fera appel, mais l’épée de Damoclès reste suspendue au-dessus de lui pendant trois longues années.
Ali devient un exilé dans son propre pays. Mais il ne se tait pas.
Il transforme son ostracisme en tournée militante. Il écume les universités, les salles de conférence, les églises. Partout, il parle. De la guerre. De l’Amérique. Du racisme. De la fierté noire.
« Je suis le champion du peuple. Même sans les gants, je combats. »
Pendant ce temps, les médias l’attaquent. Certains tentent de le réduire à une caricature. D’autres saluent son courage, notamment les jeunes, les militants, les artistes. Ali devient plus qu’un boxeur : une figure de la résistance.
En 1970, alors que l’opinion publique commence à se retourner contre la guerre du Vietnam, la pression diminue. Un juge de Géorgie l’autorise à remonter sur le ring. C’est la fin d’un exil imposé, mais pas d’un combat.
Ali revient. Moins rapide. Plus marqué. Mais plus grand encore.
Le retour du roi : Kinshasa, Manille, la légende (1970–1978)

Quand Muhammad Ali revient sur le ring en 1970, le temps a fait son œuvre. Trois années sans combat ont entamé sa vivacité. Mais pas son aura. Ni sa volonté.
Son premier grand test a lieu le 8 mars 1971 au Madison Square Garden, face à Joe Frazier, champion du monde invaincu. Le combat est titanesque. Quinze rounds d’une intensité rare. Ali encaisse, rend coup pour coup, mais s’incline. C’est sa première défaite. Le trône n’est plus à lui, mais le mythe, lui, ne vacille pas.
Quelques mois plus tard, la Cour suprême des États-Unis annule sa condamnation : Ali a eu raison de refuser la guerre. Il est blanchi, juridiquement… et sanctifié, politiquement.
Dès lors, la reconquête commence. Victoire après victoire, malgré les douleurs, malgré les doutes. En 1974, Ali bat Joe Frazier dans un combat retour intense, et décroche sa chance de récupérer la ceinture. Mais pour cela, il doit affronter un monstre. George Foreman.
Foreman, c’est la terreur. 40 combats, 37 K.-O. Il a pulvérisé Frazier et Norton. Il est plus jeune, plus puissant, plus frais.
Ali a 32 ans. On dit qu’il est fini.
Et pourtant.
Le combat a lieu à Kinshasa, capitale du Zaïre, dans la nuit du 30 octobre 1974. Toute l’Afrique scande :
“Ali boma ye !” (Ali, tue-le !)
Ali joue une autre partition. Il accepte de plier, s’enfonce dans les cordes, laisse Foreman frapper ; et se fatiguer. Il encaisse, attend, observe. Et au huitième round, dans un éclair de lucidité et de légende, il contre-attaque. Une combinaison parfaite.
Foreman s’effondre. Le « Rumble in the Jungle » n’est plus un combat : c’est une épopée.
Ali est à nouveau champion du monde. L’impossible est accompli.
Mais la légende ne s’arrête pas là. En 1975, il affronte à nouveau Joe Frazier dans un duel ultime à Manille :
“The Thrilla in Manila”.
Un combat éprouvant, brutal, où les deux boxeurs flirtent avec la mort. Ali dira plus tard :
« C’était le plus proche que j’ai été de mourir sur un ring. »
Il gagne. Mais à quel prix ?
Ali boxera encore. Trop. En 1978, il perd contre Leon Spinks, puis le bat en retour et devient le premier triple champion du monde des poids lourds. Un record.
Le roi a reconquis sa couronne. Mais son corps, lui, commence à céder.
L’après-ring – une icône planétaire affaiblie mais debout (1979–2016)

En 1979, Muhammad Ali annonce sa retraite. Il est triple champion du monde, devenu mythe vivant, héros planétaire. Mais l’homme est aussi en lutte contre lui-même. Le feu sacré le pousse à revenir deux fois encore : face à Larry Holmes en 1980, puis Trevor Berbick en 1981. Deux défaites. Deux combats de trop.
Ali raccroche enfin les gants. À jamais.
En 1982, on lui diagnostique la maladie de Parkinson. Tremblements, rigidité, difficultés d’élocution. Le corps du champion vacille, mais son aura, elle, reste intacte. Car Ali n’a jamais été qu’un corps : il est une idée. Celle de la dignité noire, du courage face à l’oppression, de l’insolence face à l’injustice.
Dans les années qui suivent, affaibli mais présent, Ali voyage, serre des mains, parle peu, mais rayonne toujours. Il devient un ambassadeur de paix, un trait d’union entre les peuples. Il est accueilli partout avec le respect réservé aux sages, aux rois, aux prophètes. En 1996, lors des Jeux olympiques d’Atlanta, il allume la flamme olympique. La planète entière retient son souffle.
Ali, tremblant, vacillant, mais toujours debout.
Jusqu’à son dernier souffle, il demeure une figure aimée, presque sacrée. Il a transcendé la boxe, le sport, l’Amérique. Il a parlé pour ceux qu’on n’écoutait pas. Il a dit non quand le monde exigeait oui.
« Je suis l’Amérique. Je suis la part que vous ne voulez pas reconnaître. Mais vous devez m’aimer. Car je vous force à regarder en vous-mêmes. »
Muhammad Ali s’éteint le 3 juin 2016, à 74 ans.
Il laisse derrière lui neuf enfants, trois mariages, et une épouse, Lonnie Williams, à ses côtés jusqu’au bout.
Mais au-delà des siens, il laisse une planète en deuil.
Ali, The Greatest

Muhammad Ali n’était pas un boxeur. Il était une tempête.
Une voix. Un poing levé. Une âme libre.
Il était noir, musulman, flamboyant, révolutionnaire ; et aimé de millions.
Et dans chaque combat pour la justice, chaque refus de plier, chaque voix noire qui s’élève,
Ali est toujours là.
Sources et références
- David Remnick, King of the World: Muhammad Ali and the Rise of an American Hero, Vintage Books, 1999.
- Thomas Hauser, Muhammad Ali: His Life and Times, Simon & Schuster, 1991.
- Jonathan Eig, Ali: A Life, Houghton Mifflin Harcourt, 2017.
- When We Were Kings, réalisé par Leon Gast, 1996.
- What’s My Name: Muhammad Ali, réalisé par Antoine Fuqua, HBO, 2019.
- Jeffrey T. Sammons, Beyond the Ring: The Role of Boxing in American Society, University of Illinois Press, 1988.