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Apartheid : généalogie d’un racisme d’État en Afrique australe

Loin du récit officiel d’une transition pacifique, Nofi explore la généalogie profonde de l’apartheid sud-africain : ses racines coloniales, sa mécanique juridique, les résistances noires plurales, et ses mutations contemporaines. Une relecture sans concessions, entre histoire, géopolitique et mémoire fracturée.

Il ne suffit pas de dire que l’apartheid fut un régime raciste : encore faut-il comprendre comment, pourquoi, et au profit de qui cette mécanique d’oppression fut mise en place. Trop souvent résumé à une parenthèse honteuse du XXe siècle, l’apartheid sud-africain est en réalité l’aboutissement méthodique de plusieurs siècles de colonisation, de conquête, de violence sociale et d’ingénierie raciale. Ce n’est pas un accident de l’histoire, mais un projet politique assumé, pensé, légiféré et défendu par ceux qui se croyaient “peuple élu” sur une terre arrachée.

Si le monde se souvient de Nelson Mandela, peu se rappellent les légions anonymes qui, bien avant lui, ont défié les tribunaux blancs, bravé les pass laws, organisé des grèves dans les mines et versé leur sang à Sharpeville, à Soweto, à Langa. La mémoire officielle, souvent dictée par le besoin de réconciliation post-apartheid, préfère les figures consensuelles aux colères populaires, les héros symboliques à la complexité des luttes. Or, il faut aujourd’hui interroger ce récit pacifié, pour en restituer toute la brutalité et en éclairer les zones grises.

L’apartheid ne s’est pas effondré en 1994 : il s’est métamorphosé. Il a troqué sa brutalité légale contre une domination économique toujours racialisée. Il a survécu dans les formes de l’urbanisme, dans les dynamiques du marché du travail, dans l’accès différencié à la terre et à l’éducation. La fin officielle du régime n’a pas effacé les structures profondes qu’il avait ancrées. Pire encore, une nouvelle élite noire, cooptée au nom de la “transformation”, a souvent intégré ce système sans le bouleverser.

Il est donc temps de relire l’histoire de l’apartheid non comme un passé révolu, mais comme une séquence active de notre présent. cet article ne sera ni neutre, ni édulcoré : il tentera de suivre les lignées, les fractures, les combats et les trahisons, des premières lois ségrégationnistes à la pseudo-égalité arc-en-ciel. Car comprendre l’apartheid, c’est aussi comprendre pourquoi, en 2025, des millions de Sud-Africains vivent toujours dans les marges, tandis que d’autres continuent de profiter des fruits amers de l’histoire.

Généalogie d’un système racial (la longue gestation de l’apartheid)

Avant de devenir le laboratoire le plus perfectionné du racisme d’État, l’Afrique du Sud fut d’abord une colonie de peuplement, structurée dès ses origines par la logique de l’exclusion. En 1652, les Hollandais de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales établissent un comptoir au Cap, destiné à ravitailler leurs navires en route vers l’Asie. Très vite, ce point d’appui se transforme en colonie agricole : les colons (Boers) s’emparent des terres khoïkhoïs, réduisent les populations locales au servage, et importent des esclaves d’Indonésie, de Madagascar et d’Afrique orientale. Dès ce moment, une société à stratification raciale rigide se met en place, bien avant le mot “apartheid”.

Au XIXe siècle, la domination passe aux mains des Britanniques. Après les guerres napoléoniennes, le Cap devient une colonie britannique. Puis, face à la montée du nationalisme boer, les Britanniques s’engagent dans une guerre féroce : les guerres anglo-boers (1899–1902). Ces conflits, souvent relégués au rang de querelles européennes, ont pourtant des conséquences massives pour les Africains. Pendant que les deux factions blanches s’affrontent, les peuples autochtones (Zoulous, Sothos, Xhosas) sont marginalisés, armés, puis désarmés, selon les besoins des belligérants.

La création de l’Union sud-africaine en 1910, entérinée par Londres, consacre un ordre nouveau : une république dominée par les Blancs, où seuls les colons ont voix au chapitre. Aucun Africain, Indien ou métis ne participe à la rédaction de la constitution. Dès les premières années, les bases de la ségrégation moderne sont posées.

La pierre angulaire de cette politique est le Land Act de 1913, qui interdit aux Noirs de posséder des terres en dehors des “réserves indigènes”, soit à peine 7 % du territoire national. Cette loi organise non seulement la dépossession foncière, mais l’exode forcé vers des zones stériles, déconnectées des centres économiques. Elle sera renforcée par le Native Trust and Land Act de 1936, consolidant une géographie de l’apartheid avant la lettre.

À cela s’ajoute une série de lois définissant le travail, le logement, et même le mariage selon des critères raciaux. Le statut social, le revenu, l’éducation ; tout est conditionné par la couleur de peau. Les villes se segmentent : quartiers blancs au centre, townships noirs à la périphérie. L’État colonial devient ainsi un État racial, dans lequel la domination ne repose pas uniquement sur la force, mais sur le droit, le recensement, et l’administration.

L’apartheid, en tant que projet politique formalisé en 1948, n’est donc que la cristallisation d’une longue histoire d’usurpation et d’ingénierie sociale. C’est l’ultime perfectionnement d’un modèle d’exclusion commencé dès le XVIIe siècle, enraciné dans la terre, le sang et les registres cadastraux.

L’apartheid ne fut pas simplement une oppression brutale : ce fut une entreprise savamment pensée, légitimée par un discours “scientifique” et sacralisée par une idéologie nationaliste. Il ne s’agissait pas de dissimuler la hiérarchisation raciale ; au contraire, il s’agissait de l’organiser, de la codifier, de la naturaliser à travers un arsenal pseudo-intellectuel et religieux. Ainsi, la ségrégation sud-africaine s’est parée d’un vocabulaire scientifique emprunté à l’anthropologie raciale européenne, dans une époque où l’on mesurait les crânes et calculait les “coefficients de civilisation”.

Dès les années 1920, les scientifiques afrikaners s’inspirent des travaux d’eugénistes britanniques et allemands pour classer la population selon des critères raciaux : “blancs”, “coloureds” (métis), “Indiens” et “Africains”, eux-mêmes subdivisés par ethnie (Xhosa, Zoulou, Sotho…). Ces classifications sont fixées par la loi du Population Registration Act (1950), qui impose à chaque Sud-Africain une identité raciale légale ; parfois sur des bases absurdes, comme la texture des cheveux ou la langue parlée à la maison. Derrière l’apparente rigueur bureaucratique, se cache une logique politique limpide : assigner une place fixe à chacun pour mieux diviser et dominer.

Mais cette vision du monde ne vient pas de nulle part. Elle puise dans une idéologie afrikaner née des douleurs de la guerre des Boers (1899–1902). Vaincus, enfermés dans des camps de concentration par les Britanniques, les Boers développent un ressentiment profond. Leur réponse est théologique : ils se conçoivent comme un “peuple élu”, destiné par Dieu à dominer cette terre. L’Église réformée hollandaise devient alors le bras spirituel de la ségrégation. Elle développe une doctrine de l’apartheid comme “volonté divine”, où chaque peuple doit vivre “séparément” pour éviter le “chaos” du métissage. La Bible est détournée pour justifier la hiérarchisation raciale.

C’est cette idéologie, mêlant ressentiment historique, messianisme religieux et darwinisme social, que le Parti National, arrivé au pouvoir en 1948, va systématiser. Les dirigeants comme Daniel MalanHendrik Verwoerd ou B.J. Vorster (tous issus de l’élite intellectuelle afrikaner) conçoivent l’apartheid comme un programme de gouvernement rationalisé. Pour eux, ce n’est pas seulement une politique d’exclusion, mais un projet de société, avec ses écoles, ses universités, ses territoires réservés, ses lois matrimoniales et son urbanisme ségrégationniste. Verwoerd, surnommé “l’architecte de l’apartheid”, va jusqu’à affirmer que les Noirs doivent être éduqués “selon leur culture”, pour rester dans leur “sphère naturelle”, c’est-à-dire en marge.

Ainsi, l’apartheid n’est pas un accident ni une aberration. C’est le fruit d’une rationalité froide, d’un État moderne mobilisant la science, la religion et le droit pour fabriquer un ordre racial total. Un racisme bureaucratique, administratif, propre, dont l’horreur réside dans sa logique même.

Architecture juridique de l’apartheid (un racisme institutionnalisé)

L’apartheid ne s’improvisa pas dans la violence chaotique : il fut codifié, rationalisé, bureaucratisé. L’un de ses traits les plus terrifiants fut précisément sa capacité à transformer la haine en administration, à inscrire la ségrégation dans les arcanes d’un État moderne. Ce n’est pas par la baïonnette, mais par le formulaire, que l’Afrique du Sud devint un État d’apartheid. Chaque citoyen y était classé, assigné, contrôlé, selon une logique de séparation raciale aussi rigide que technocratique.

Le Population Registration Act de 1950 fut la pierre angulaire de cette machine. En classant tous les Sud-Africains selon quatre catégories (Blancs, Noirs (ou “Bantous”), Indiens et “Coloureds”) le régime imposait une grille raciale obligatoire à tout citoyen. Cette classification était déterminée par une commission d’État, capable de réviser une identité selon des critères aussi absurdes que la pilosité ou l’entourage social. Cette loi ne fut pas une simple mesure statistique : elle devint la clef de voûte de toutes les politiques discriminatoires.

Sur cette base, le régime promulgua le Group Areas Act, loi qui imposait la séparation résidentielle stricte entre les groupes raciaux. Chaque communauté fut assignée à des zones spécifiques ; les populations “non-blanches” furent expulsées de force des centres urbains et relogées dans des townships périphériques. Des quartiers entiers furent rasés (comme District Six au Cap) pour “purifier” l’espace urbain. Le droit au logement, à la propriété, au voisinagedevenait une prérogative raciale.

Mais c’est avec les Pass Laws que la mécanique atteint son apogée répressive. Chaque Noir devait porter sur lui un “pass book”, sorte de livret de contrôle précisant où il avait le droit de se trouver, à quelle heure, pour quel travail. L’absence de ce document valait arrestation immédiate. Des milliers de personnes furent ainsi emprisonnées chaque mois. La ville blanche devenait une forteresse : seuls les corps noirs utiles (domestiques, ouvriers, mineurs) y étaient tolérés, et sous surveillance constante.

À cette segmentation spatiale s’ajoutait une stratification juridique du travail. Certaines professions étaient interdites aux Noirs, notamment dans les secteurs qualifiés ou à responsabilité. Le “job reservation” réservait les postes les mieux rémunérés aux Blancs. La loi sur l’éducation bantu interdisait même à un Noir d’apprendre autre chose que ce qui était “utile à sa race”, selon les mots glaçants de Verwoerd. L’école devenait une fabrique de docilité.

Enfin, l’apartheid s’attaquait à l’intime : les lois contre les mariages mixtes (Prohibition of Mixed Marriages Act, 1949) et les relations sexuelles interraciales (Immorality Act) criminalisaient l’amour, la parentalité et la chair même. Aucune sphère (ni le lit, ni l’église, ni l’emploi) n’échappait à l’ordre racial.

La création des homelands, ou bantoustans, parachève cette logique. Présentée comme une forme d’autonomie ethnique, elle visait en réalité à dénationaliser les Noirs sud-africains, en leur attribuant une “nationalité” fictive correspondant à leur ethnie (Xhosa, Zoulou, Tswana…). Ils devenaient ainsi des “étrangers” en Afrique du Sud, confinés à des territoires sans ressources, sans pouvoir réel. Le bantoustanisme, loin d’émanciper, fragmentait et affaiblissait.

Ainsi, par un enchevêtrement de lois, de règlements et de systèmes de contrôle, l’apartheid se constitua en système juridique total, où l’identité définissait le destin, et où l’État s’arrogeait le droit de décider qui pouvait vivre, aimer, apprendre, ou simplement exister ; selon la couleur de sa peau.

Si l’apartheid se voulait ordre et séparation, il n’échappa jamais à ce qu’il redoutait le plus : l’instabilité. Pour maintenir l’édifice, il fallut une main de fer. Ainsi, l’État sud-africain mit en place un appareil sécuritaire tentaculaire, où la police, la justice, l’école et les médias formaient les piliers d’un régime obsédé par le contrôle, la peur et la fabrication du consentement.

Au cœur de ce système répressif se trouvait la Security Branch, division spéciale de la police sud-africaine (SAP), qui traquait, surveillait, arrêtait et torturait les militants noirs. Encadrée par des lois d’exception comme le General Law Amendment Act (1963), cette police pouvait détenir sans jugement toute personne soupçonnée d’activités “subversives”. Les périodes de détention pouvaient être prolongées indéfiniment. C’est sous ce régime que des figures comme Steve Biko moururent en garde à vue, après des semaines de coups et d’isolement.

Les tribunaux d’exception, quant à eux, jugeaient les opposants politiques sans jury, sur la base d’aveux souvent extorqués sous la torture. Les procès, largement médiatisés, servaient à intimider la population noire. Le droit devenait une arme, non de justice, mais de terreur : mandats illimités, condamnations à mort, bannissements, surveillance électronique.

Mais la force ne suffisait pas. Il fallait aussi façonner les esprits. L’État mit donc en œuvre une propagande systémique, à travers un système éducatif et médiatique verrouillé. Dans les écoles blanches, les manuels d’histoire glorifiaient les pionniers boers, dépeignaient les Africains comme primitifs, paresseux ou violents. L’histoire nationale était réécrite pour légitimer la domination blanche : la colonisation devenait “civilisation”, l’apartheid, “ordre naturel”. À la radio et à la télévision, contrôlées par la South African Broadcasting Corporation (SABC), les informations étaient filtrées, les mots choisis : pas de “révoltes”, mais des “troubles”, pas de “libérateurs”, mais des “terroristes”.

Cette propagande s’accompagnait d’une stratégie de division raciale, reposant sur la guerre de l’information. Le régime infiltrait les mouvements noirs, finançait des contre-organisations, attisait les tensions ethniques entre Xhosas et Zoulous, entre militants de l’ANC et du PAC. La Bureau of State Security (BOSS), équivalent local de la CIA, menait des campagnes de désinformation, y compris à l’étranger, pour diaboliser les leaders de l’ANC et présenter l’apartheid comme un “moindre mal” face au communisme. À travers cette guerre souterraine, le régime cherchait à délégitimer l’opposition et à s’imposer comme le dernier rempart contre le chaos.

Ce dispositif, digne d’un État totalitaire, permit à l’apartheid de durer. Mais il produisit aussi ses fissures : en cherchant à tout contrôler, le pouvoir s’aveugla. Il créa une jeunesse noire radicalisée, une résistance souterraine plus déterminée, et une opinion mondiale de plus en plus indignée. En tentant de fabriquer un monde clos, l’apartheid ne fit que précipiter son isolement. Car aucune propagande, fût-elle savante, ne peut éternellement masquer l’évidence de l’injustice.

Résistances noires (des pétitions à la lutte armée)

Toute oppression systémique finit par produire sa propre antithèse. L’apartheid, dans sa prétention à figer les hiérarchies raciales, engendra une résistance noire protéiforme, d’abord légale, puis clandestine, enfin insurrectionnelle. Ce n’est pas un mouvement unique qui s’est levé, mais une mosaïque de courants, de figures, de générations qui, chacune à leur manière, refusèrent la domination blanche. L’histoire officielle a souvent mis en avant l’ANC et Mandela. Mais la réalité est bien plus dense, plus conflictuelle, et plus radicale.

Dès les années 1910, l’African National Congress (ANC) milite pour les droits des Noirs au sein du cadre juridique sud-africain. Inspiré par le modèle libéral britannique, il mise sur les pétitions, les représentations, les plaidoyers. Mais cette stratégie s’essouffle face à l’endurcissement du régime. En 1944, une nouvelle génération (Mandela, Tambo, Sisulu) fonde la Ligue de la jeunesse de l’ANC, qui réclame une ligne plus combative. Puis, en 1959, une scission donne naissance au Pan Africanist Congress (PAC), plus radical, plus panafricaniste, refusant toute forme de collaboration interraciale.

Le massacre de Sharpeville en 1960 marque un point de rupture. Ce jour-là, des manifestants pacifiques du PAC brûlent publiquement leurs pass books. La police tire dans la foule : 69 morts, tous noirs, beaucoup abattus dans le dos. La réaction de l’État est brutale : interdiction de l’ANC et du PAC, arrestations massives, censure. En réponse, les mouvements passent à la clandestinité. L’ANC fonde Umkhonto we Sizwe, sa branche armée, qui mène des sabotages ciblés. Le PAC crée le Poqo, plus violent encore. Le militantisme légal cède la place à la résistance organisée, au sabotage, à la formation militaire à l’étranger.

Mais c’est la révolte de Soweto, en 1976, qui électrise le pays. Le gouvernement impose l’afrikaans comme langue d’enseignement dans les écoles noires : la jeunesse explose. Des milliers de lycéens descendent dans les rues. Hector Pieterson, 13 ans, est abattu : la photo de son corps devient un symbole mondial. Ce soulèvement, spontané, marque l’entrée d’une nouvelle génération dans la lutte ; une génération qui n’a ni patience, ni illusion quant au dialogue avec le régime.

C’est dans ce contexte qu’émerge le Black Consciousness Movement (BCM), fondé par Steve Biko, figure charismatique qui prône une émancipation mentale des Noirs, avant toute réforme politique. Pour Biko, les Noirs doivent d’abord se libérer du complexe d’infériorité imposé par le colonisateur, retrouver leur dignité, leur culture, leur parole. Le BCM refuse la tutelle blanche, y compris progressiste. Il pose les bases d’une révolution culturelle africaine. Biko sera assassiné en détention en 1977 ; mais son héritage survivra dans les townships, les chants, les consciences.

Ainsi, de la plume à la pierre, du sabotage à la pensée, la résistance noire à l’apartheid fut tout sauf unifiée, mais toujours vivante. C’est elle qui, loin des salons diplomatiques, a tenu tête à la machine raciale. Une résistance portée non par des figures mythiques seules, mais par des milliers d’anonymes, de lycéens, de mères, d’ouvriers, qui ont fait de la révolte une culture, et de la lutte, un devoir historique.

Dans le théâtre planétaire de la guerre froide, l’Afrique du Sud devint un terrain de confrontation idéologique, où la lutte contre l’apartheid ne pouvait se penser sans prendre en compte les dynamiques internationales. Isolée sur le plan intérieur mais portée par un réseau de soutiens panafricains et socialistes, la résistance sud-africaine (en particulier l’ANC) trouva ses relais non seulement dans les townships de Soweto, mais aussi dans les maquis angolais, les casernes algériennes et les couloirs diplomatiques moscovites.

Dès les années 1960, les régimes africains issus des indépendances devinrent les bases arrière de la lutte anti-apartheid. Ce furent les Frontline States (Tanzanie, Zambie, Mozambique, Angola) qui, au péril de leur propre sécurité, offrirent refuge aux combattants sud-africains. En Tanzanie, Julius Nyerere mit à disposition des camps d’entraînement ; en Zambie, Lusaka devint la capitale de l’ANC en exil. Après 1975, l’Angola post-colonial, sous la houlette du MPLA marxiste, accueillit les cadres militaires de l’ANC et permit à Umkhonto we Sizwe d’établir ses premières bases opérationnelles.

L’Algérie, dès son indépendance en 1962, joua un rôle fondamental. Formés par les anciens du FLN, les cadres de l’ANC y reçurent une éducation militaire, idéologique et diplomatique. Mandela lui-même y trouva inspiration et méthode, y voyant la preuve que la lutte armée, bien menée, pouvait abattre un régime colonial soutenu par l’Occident.

Car, dans cette guerre globale, l’ANC et le SACP (Parti communiste sud-africain) choisirent résolument le camp socialiste. Financés par l’URSS, entraînés par les Cubains, soutenus par les réseaux de la gauche mondiale, ils portaient un discours radical : la libération politique ne pouvait être dissociée de la lutte contre le capitalisme racial. L’alliance ANC–SACP, bien que niée publiquement pendant longtemps, était une réalité structurelle, idéologique et opérationnelle. Elle permit à l’ANC d’avoir une logistique de guerre, une presse à l’étranger, une légitimité révolutionnaire dans les forums du tiers-monde.

En revanche, les États-Unis et le Royaume-Uni refusèrent pendant des décennies de reconnaître cette lutte. L’ANC y était vu comme un mouvement communiste dangereux, un pion de Moscou susceptible de basculer l’Afrique australe dans le giron soviétique. Jusqu’au milieu des années 1980, Mandela fut considéré comme terroriste, et l’ANC fut classée organisation subversive. Ronald Reagan et Margaret Thatcher préférèrent soutenir le régime sud-africain comme allié “stable” face aux guérillas pro-marxistes dans la région. Ce n’est qu’avec la pression des mouvements civiques (universités, syndicats, musiciens, Églises) que les opinions publiques de ces pays imposèrent un virage progressif.

Ainsi, la lutte contre l’apartheid fut une guerre par procuration, inscrite dans la logique des blocs. Mais l’ANC sut naviguer dans ce monde fracturé, tirer profit des alliances tactiques, et transformer un combat local en enjeu mondial. Elle fit de la politique étrangère une arme, de la géographie africaine un abri, et de l’idéologie une force de coalition. Ce fut l’une des clés de sa survie et, finalement, de sa victoire.

L’apartheid en crise (insurrection intérieure et isolement extérieur)

À partir des années 1980, l’apartheid commence à vaciller, non sous les coups d’un ennemi extérieur, mais sous l’effet d’une insurrection intérieure diffuse, continue, irrépressible. C’est dans les marges urbaines, les églises, les mines et les écoles que la colère gronde. L’Afrique du Sud entre dans une décennie de feu, marquée par une mobilisation populaire sans précédent. Le pays devient ingouvernable par le bas, tandis que le sommet du pouvoir, embourbé dans ses certitudes, s’acharne à préserver un ordre qui se délite.

Les townships, ces cités noires reléguées loin des centres blancs, deviennent les foyers de la révolte. Les émeutes se succèdent : incendies, grèves, affrontements avec la police. Les comités locaux de défense (Civics) s’organisent en autogestion. À chaque enterrement d’un militant, un cortège de résistance. La jeunesse des années Soweto ne veut plus négocier ; elle veut faire tomber le régime. Le slogan “Amandla! Awethu!” (Le pouvoir est à nous) devient cri de ralliement.

Mais cette insurrection ne vient pas seule. Elle s’ancre aussi dans les églises, qui deviennent des lieux de refuge et de dénonciation. Des figures comme Desmond Tutu, archevêque anglican, utilisent la chaire pour appeler à la désobéissance civile. Contrairement à l’ANC en exil, les religieux sur le terrain offrent une légitimité morale et un relais de masse à la lutte.

C’est dans cette dynamique que naît, en 1983, l’United Democratic Front (UDF), vaste coalition de syndicats, d’associations, d’organisations religieuses, de militants de terrain. Bien que non officiellement liée à l’ANC, l’UDF en partage la ligne politique. Elle devient la voix intérieure de la révolte, coordonnant les boycotts scolaires, les campagnes anti-loyers, les marches interdites. Elle fédère les multiples fronts de la résistance (économique, spirituelle, sociale) en un seul souffle.

Les syndicats noirs, notamment le COSATU, prennent eux aussi une part active. En paralysant les grandes industries minières et textiles, ils frappent l’économie du régime au cœur. Le patronat blanc, jusqu’alors complice, commence à douter. Les investisseurs fuient, les pertes s’accumulent. L’apartheid devient économiquement coûteux.

Face à cette “révolution permanente”, le régime réagit avec férocité : lois martiales, couvre-feux, exécutions extrajudiciaires, détentions de masse. Mais il ne parvient plus à mater une population qui n’a plus peur. Le langage de l’ordre ne convainc plus ; le mensonge du “développement séparé” est éventré. L’État sud-africain est confronté à une évidence : il peut tuer des leaders, il ne peut tuer un peuple entier.

Ce soulèvement intérieur, organique, incontrôlable, marque un tournant décisif. Il ne s’agit plus de réformes, ni même de résistances sectorielles, mais d’un changement de régime en gestation. L’apartheid, désormais, ne tient plus que par sa police ; et encore. La rue appartient à ceux qu’il croyait muselés. L’insurrection est devenue le quotidien. Et pour Pretoria, le compte à rebours est enclenché.

L’apartheid, en plus d’être acculé par l’insurrection intérieure, subit à partir des années 1980 une guerre d’image mondiale, un siège diplomatique doublé d’un embargo progressif et multiforme, où la morale, l’économie et la culture deviennent les armes d’un affrontement global. L’Afrique du Sud de Pretoria, naguère perçue comme un bastion “civilisé” aux marges du continent noir, devient une paria planétaire, dénoncée par les chancelleries, les stades et les scènes musicales.

Le régime tente d’abord de résister, arguant de sa lutte contre le communisme et du droit des peuples à “préserver leur identité”. Mais cette rhétorique ne convainc plus. Dès 1962, les Nations Unies adoptent un premier embargo sur les armes, suivi de sanctions économiques partielles dans les années 1970. Ce n’est toutefois qu’après le massacre de Soweto en 1976, et surtout dans les années 1980, que la pression internationale s’intensifie réellement.

Les États africains, les pays nordiques, les mouvements de la diaspora et certaines églises protestantes mènent la charge. L’Organisation de l’unité africaine (OUA) isole Pretoria sur le continent. Des campagnes massives de désinvestissement sont lancées, notamment sur les campus universitaires américains, où des étudiants forcent leurs institutions à retirer leurs capitaux des entreprises opérant en Afrique du Sud. Ces actions ciblées créent un précédent : l’économie devient un levier de justice.

Dans le domaine sportif, la ségrégation sud-africaine provoque un rejet brutal. L’Afrique du Sud est exclue des Jeux olympiques dès 1964, suspendue de la FIFA, boycottée dans le rugby et le cricket. Les stades deviennent des lieux de résistance : chaque rencontre internationale annulée est une victoire symbolique pour les opprimés. Il s’agit de briser l’image de “normalité” que veut afficher le régime.

Le domaine culturel suit : de Miriam Makeba à Hugh Masekela, les artistes sud-africains exilés utilisent leur voix pour dénoncer l’apartheid, tandis qu’à l’étranger, des icônes comme Bob MarleyStevie WonderPeter Gabriel ou Johnny Clegg chantent la résistance. Le concert de Wembley en 1988, diffusé dans plus de 60 pays, symbolise la bascule : Mandela, encore emprisonné, devient une icône mondiale. L’État blanc perd la bataille des images.

Les médias jouent un rôle crucial. Là où Pretoria tente de censurer, des journalistes sud-africains dissidents et des reporters étrangers relaient la violence des répressions. Les images de cadavres dans les rues de Soweto, les témoignages de mères éplorées, les discours d’évêques et d’exilés transforment l’apartheid en scandale moral planétaire. L’Afrique du Sud devient le nouvel épicentre du combat entre barbarie et droits humains.

Cette double pression (populaire à l’intérieur, diplomatique à l’extérieur) fissure le régime. Les milieux d’affaires sud-africains commencent à s’inquiéter : l’embargo freine les investissements, la croissance stagne, le rand s’effondre. L’État devient économiquement vulnérable. L’armée elle-même s’épuise dans ses guerres frontalières en Angola et en Namibie. Le mythe d’une forteresse blanche invincible s’effondre.

Ainsi, le combat contre l’apartheid ne fut pas gagné uniquement à Pretoria, mais aussi à Londres, Harlem, Stockholm, Alger, Kingston ; partout où l’indignation devint action, où la solidarité mondiale donna corps au mot justice. L’Afrique du Sud n’était plus une affaire interne : elle était le miroir du monde, et ce miroir disait trop clairement l’indécence du silence.

Fin de l’apartheid ou reconfiguration ? 1990–1994 (la transition piégée)

Le 11 février 1990, Nelson Mandela franchit les grilles de la prison de Victor Verster, le poing levé, sous les vivats d’une foule en larmes. Ce moment, immortalisé par les caméras du monde entier, fut présenté comme une victoire de la justice sur l’injustice, du pardon sur la haine. Pourtant, ce geste hautement symbolique n’était pas l’aboutissement d’un triomphe révolutionnaire, mais plutôt le début d’une transition hautement négociée, à la frontière floue entre compromis et capitulation partielle.

La libération de Mandela ne fut ni soudaine, ni unilatérale. Elle fut le fruit de plusieurs années de négociations secrètes, entamées dès le milieu des années 1980 entre le gouvernement blanc et le leader prisonnier. Ces pourparlers, menés dans la discrétion, mirent face à face deux élites que tout semblait opposer mais que la logique du réalisme rapprochait : F.W. de Klerk, dernier président blanc, lucide sur l’impasse du système ; Mandela, conscient que la guerre civile était un piège mortel pour le pays et son mouvement.

Le résultat fut un compromis constitutionnel complexe : l’apartheid serait démantelé formellement, les droits civils reconnus, le suffrage universel instauré. En contrepartie, la structure économique (foncière, financière, industrielle) resterait largement intacte. Aucune réforme agraire radicale, aucun renversement des monopoles blancs, aucun processus de redistribution massive ne fut intégré aux accords. Le pouvoir politique fut transféré, mais le capital resta aux mains de l’élite blanche, parfois alliée à une nouvelle bourgeoisie noire cooptée.

Cette transition, saluée par l’Occident comme un “miracle sud-africain”, laissa pourtant un goût amer dans les rangs des militants. Dans les townships, dans les rangs de l’Umkhonto we Sizwe, chez les jeunes formés au feu de l’insurrection, le ton était à la désillusion. Pour beaucoup, l’ANC avait cédé sans imposer de transformation réelle. L’échec du “socialisme africain” au profit d’un modèle néolibéral teinté de multiculturalisme était perçu comme une trahison des idéaux originels.

Mandela lui-même, bien que vénéré, devint une figure ambivalente. Artisan de la paix, certes, mais aussi gestionnaire d’une transition sans révolution, symbole d’un rêve politique capturé par les logiques du capital et de la diplomatie. L’ANC, devenu parti de gouvernement, entra dans une phase de normalisation, éloignée de ses racines révolutionnaires. Les cadres du mouvement passèrent des camps d’entraînement aux ministères, des discours marxistes aux compromis parlementaires.

En somme, la fin de l’apartheid n’eut rien d’un effondrement : ce fut une reconfiguration stratégique, où les anciens maîtres cédèrent l’apparence du pouvoir pour mieux préserver l’essentiel. L’Afrique du Sud entrait dans une nouvelle ère ; démocratique dans ses institutions, mais toujours profondément inégalitaire dans ses structures. Et si Mandela incarna la grandeur de ce passage, il porta aussi, malgré lui, les ambiguïtés d’un accord qui évita le chaos… au prix d’une justice différée.

Avec les élections du 27 avril 1994, l’Afrique du Sud devient officiellement une démocratie multiraciale. Pour la première fois, la majorité noire accède aux urnes, et Nelson Mandela devient président. L’image est forte, planétaire, presque biblique : un homme libéré des chaînes unit une nation fracturée. Mais derrière cette vitrine historique, la promesse de l’égalité se heurte rapidement à la permanence d’une domination économique blanche. L’apartheid politique est aboli ; l’apartheid économique, lui, se reconduit sous d’autres formes.

En 1994, 95 % des terres agricoles commerciales sont toujours entre les mains des Blancs. Vingt ans plus tard, ce pourcentage reste à peine entamé. Les grandes banques, les holdings miniers, les chaînes de distribution, les secteurs de l’assurance, de l’énergie et de la grande distribution restent dominés par les mêmes familles et conglomérats, parfois restructurés mais rarement dépossédés. Le pouvoir politique a changé de mains, mais les structures profondes de la richesse n’ont pas bougé.

Cette inertie n’est pas un oubli : elle est le produit des compromis négociés pendant la transition. La nouvelle Constitution garantit la propriété privée ; l’ANC, soucieux de rassurer les marchés, renonce à toute politique de nationalisation. Ainsi, les nouveaux gouvernants héritent d’un État affaibli, sans leviers pour une transformation structurelle rapide. Le choix du modèle économique néolibéral (pression du FMI, endettement, désindustrialisation partielle) produit un “changement sans transformation”.

Cette contradiction donne naissance à un phénomène nouveau : l’ascension d’une élite noire cooptée, promue par la politique de Black Economic Empowerment (BEE). Pensé comme un mécanisme de rattrapage, le BEE consiste à attribuer des parts d’entreprises, des contrats publics ou des postes de direction à des Noirs “qualifiés” ; souvent proches du pouvoir. Le résultat est la formation d’une bourgeoisie noire, visible dans les grandes villes, intégrée au capitalisme sud-africain, mais largement déconnectée des masses pauvres restées dans les townships et les zones rurales.

Pendant ce temps, les conditions de vie de la majorité stagnent ou se dégradent : chômage massif, criminalité chronique, effondrement de certains services publics, système de santé inégalitaire, crise du logement. La violence, désormais moins politique qu’économique, s’infiltre dans le quotidien. Les classes populaires vivent un “apartheid de fait” : elles sont libres, mais enfermées dans des ghettos sociaux, mal desservis, sans ascenseur économique. L’école reste inégalitaire, les universités sont inaccessibles pour beaucoup, et la jeunesse noire accumule colère et frustration.

La fracture raciale s’est donc transformée en fracture de classe, sans pour autant s’effacer. Une minorité noire prospère dans l’espace post-apartheid ; la majorité reste assignée à la marge. Ce modèle, célébré à l’international comme un exemple de “transition pacifique”, est en réalité une reproduction de l’ordre ancien sous des formes démocratiques.

Ce paradoxe est au cœur du malaise sud-africain contemporain : une révolution sans redistribution, une victoire politique sans justice sociale. L’apartheid fut vaincu, mais son ombre plane encore dans les structures, les mentalités, les écarts, les quartiers, les statistiques. Et la promesse de Mandela, celle d’une “nation arc-en-ciel”, vacille sous le poids de ces non-dits et de ces rendez-vous manqués.

Héritage empoisonné (l’apartheid aujourd’hui)

Trente ans après la chute officielle de l’apartheid, l’Afrique du Sud reste une société fracturée, où les cicatrices du passé ne sont pas des vestiges mais des structures encore actives. Loin d’avoir été effacé, l’apartheid s’est recomposé, souvent de manière plus insidieuse, dans les espaces, les inégalités économiques, et les imaginaires sociaux. Son héritage n’est pas seulement matériel : il est aussi symbolique, profondément ancré dans les rapports de pouvoir, dans les gestes du quotidien, dans la cartographie même du pays.

Sur le plan spatial, les grandes villes sud-africaines (Johannesburg, Le Cap, Durban) reproduisent fidèlement la topographie de l’apartheid. Les anciens townships sont toujours des enclaves noires surpeuplées, mal desservies, bordées de barrières naturelles ou artificielles. Les centres-villes, eux, restent majoritairement blancs ou “reconvertis” en espaces économiques où la présence noire est tolérée, mais rarement enracinée. Les classes moyennes noires, quand elles émergent, s’installent dans des zones périphériques ou dans des enclaves résidentielles, recréant une géographie post-apartheid où l’égalité de droit n’a pas gommé la ségrégation de fait.

Dans le domaine de l’éducation, la promesse de l’universalité a rapidement montré ses limites. Les écoles anciennement blanches, mieux financées, mieux équipées, restent largement inaccessibles aux enfants des classes populaires noires. Les universités de prestige accueillent une minorité issue de la nouvelle élite, tandis que la majorité affronte un système scolaire en crise : classes surchargées, infrastructures délabrées, enseignants sous-formés. La reproduction sociale est presque automatique : la couleur de peau reste, dans l’immense majorité des cas, un prédicteur de la trajectoire scolaire.

Le système de police, héritier direct des forces de sécurité de l’apartheid, continue de fonctionner dans une logique de suspicion raciale. Les violences policières contre les jeunes Noirs sont monnaie courante, comme en témoignent les bavures récurrentes dans les townships. La massacre de Marikana en 2012, où 34 mineurs grévistes furent abattus par la police, a rappelé au pays et au monde que la brutalité d’État n’avait pas disparu ; elle avait seulement changé de cibles et de légitimations.

Plus profondément encore, le racisme latent perdure dans les attitudes, les discours, les pratiques. Dans les médias, dans l’entreprise, dans les relations sociales, une hiérarchie implicite continue d’ordonner le monde sud-africain. Les grandes entreprises, même lorsqu’elles affichent la diversité, gardent des directions blanches. L’accès au crédit, au logement, à la propriété foncière reste inégal. Et le suprémacisme blanc, s’il ne s’affiche plus dans les lois, survit dans des réseaux discrets, des discours nostalgiques, et parfois même dans des milices privées repliées sur elles-mêmes.

Symboliquement, l’apartheid n’a jamais été entièrement condamné. Nombre de ses artisans sont morts sans procès, sans repentance. Des statues de figures controversées sont encore visibles. L’histoire enseignée dans les écoles reste parfois édulcorée. Le langage politique de l’après-Mandela, désireux de réconciliation, a souvent évité les mots justes : vol, domination, dépossession. Le passé n’est pas nié, mais il est neutralisé, vidé de son potentiel subversif.

Ainsi, l’Afrique du Sud post-apartheid n’est pas une société post-raciale : c’est une société où la race continue d’organiser l’espace, la richesse, la sécurité, la mémoire. L’apartheid n’a pas seulement été un régime : c’était une matrice. Et cette matrice, bien que renversée politiquement, continue de produire ses effets ; visibles, mesurables, vivants. L’héritage est là, non pas en ruines, mais en continuité.

La chute de l’apartheid n’a pas seulement ouvert un nouvel horizon politique ; elle a aussi ouvert une bataille mémorielle aux enjeux profonds. Comment se souvenir d’un régime aussi brutal sans basculer dans la revanche ? Comment faire justice sans procès de Nuremberg ? Et surtout : à qui revient le droit d’écrire l’histoire ? Ces questions n’ont jamais quitté l’Afrique du Sud post-1994, où la mémoire du passé oscille entre pardon officiel et oubli populaire, entre discours unificateur et revendications enfouies.

L’instrument central de cette stratégie mémorielle fut la Commission Vérité et Réconciliation (TRC), présidée par Desmond Tutu. Présentée comme un modèle mondial de justice transitionnelle, la TRC proposait un pacte moral : l’amnistie en échange de la vérité. Les bourreaux étaient invités à confesser leurs crimes, en public, pour bénéficier du pardon. Les victimes, elles, étaient appelées à témoigner de leurs souffrances, mais sans espoir de réparation judiciaire. Cette démarche permit une catharsis nationale, certes, mais au prix d’un effacement partiel de la justice. Beaucoup de responsables de l’apartheid échappèrent ainsi à toute sanction. Aucun système de réparation structurelle ne fut mis en œuvre.

Dans les classes populaires noires, cet accord résonna parfois comme un aveu de faiblesse, voire une forme de capitulation morale. La mémoire populaire, transmise dans les familles, dans les chansons, dans les luttes sociales, conserva un autre récit : celui d’un combat inachevé, d’une douleur non reconnue, d’un vol historique toujours actif. Car au-delà des violences physiques, c’est la spoliation économique, foncière et symbolique qui persiste comme source de frustration. D’où les revendications actuelles autour de la réforme agraire, des réparations, et d’une justice économique longtemps différée.

Des mouvements contemporains, comme les Fallist Movements (Rhodes Must Fall, Fees Must Fall), expriment cette tension. Ils critiquent la continuité des élites, l’absence de transformation universitaire, la domination culturelle blanche. Pour ces jeunes générations, l’histoire ne peut être apaisée tant que la terre n’est pas rendue, tant que l’économie reste coloniale dans sa structure, tant que les figures de l’apartheid ne sont pas symboliquement déboulonnées.

Face à ce blocage mémoriel, une relecture panafricaine de l’histoire sud-africaine émerge. Elle replace l’apartheid dans le temps long de la colonisation, l’inscrit dans une histoire continentale de dépossession, d’extraction, de violence raciale. Cette approche, défendue par des penseurs comme Achille Mbembe ou Molefi Asante, ne se contente pas d’analyser l’apartheid comme un cas sud-africain : elle y voit une forme radicalisée de la modernité coloniale, un miroir tendu à toutes les sociétés postcoloniales.

Dans cette perspective, le pardon officiel ne suffit pas. Il faut réenraciner l’histoire dans les luttes africaines, retrouver la mémoire des résistances populaires, des martyrs anonymes, des pays alliés. Il faut sortir du récit de la “transition exemplaire” pour assumer la conflictualité historique, les échecs, les trahisons, mais aussi les potentialités non réalisées. C’est à ce prix seulement que la mémoire cessera d’être un terrain de tension pour devenir un levier de transformation.

L’Afrique du Sud ne souffre pas d’amnésie : elle souffre d’un trop-plein de mémoire non digérée, d’un passé trop vite pacifié, pas assez interrogé. Le véritable défi n’est pas de tourner la page, mais de la relire ; à voix haute, à plusieurs, et avec lucidité.

L’histoire de l’apartheid sud-africain ne se résume ni à un excès de brutalité, ni à un simple “accident” de l’histoire coloniale. C’est le produit d’un long processus de domination raciale, économiquement structuré, culturellement justifié, politiquement rationalisé. Ce régime, loin d’être un simple épiphénomène du XXe siècle, prolonge les logiques de spoliation, de classification et de hiérarchisation mises en place dès l’arrivée des colons européens. Loin d’avoir disparu en 1994, ses fondations (foncières, économiques, symboliques) perdurent sous des formes renouvelées, plus discrètes mais non moins violentes.

La transition post-apartheid, souvent vantée comme un “miracle démocratique”, repose en réalité sur une série de compromis historiques où l’essentiel (la redistribution des richesses, la refonte du système éducatif, la justice foncière) fut reporté, voire évacué. Ce silence historique sur les injustices structurelles a permis l’émergence d’une élite noire cooptée, mais n’a pas changé la condition des masses restées à la marge. La démocratie sud-africaine repose aujourd’hui sur une tension permanente entre promesse égalitaire et réalité ségrégative, entre mémoire sanctifiée et oubli populaire.

Comprendre l’apartheid aujourd’hui, c’est refuser la mythification de la réconciliation sans transformation. C’est nommer les continuités, interroger les héritages, remettre en cause les récits dominants. C’est, surtout, reconnaître que la décolonisation réelle (celle des terres, des esprits et des structures) reste une tâche inachevée. Et que le combat pour une Afrique du Sud véritablement libre, enracinée, équitable, ne fait que commencer.

Sources

Yohel Toys, des puzzles qui reconnectent les enfants à leurs racines

Yohel Toys réinvente le jeu éducatif avec des puzzles afro-caribéens qui célèbrent l’histoire, les langues et les cultures dès le plus jeune âge.

Quand le jeu devient un outil de transmission culturelle afro-caribéenne

Yohel Toys, des puzzles qui reconnectent les enfants à leurs racines

PARIS — Dans un marché du jouet encore largement dominé par les standards euro-centrés, une jeune marque indépendante bouscule les codes. Son nom ? Yohel Toys. Son ambition ? Faire entrer l’Afrique et les Caraïbes dans les salles de jeux, les écoles et les foyers, avec une promesse forte : aider les enfants à grandir avec fierté.

Derrière ce projet, deux visages. Anne et Cédric, jeunes trentenaires afro-descendants, qui ont quitté leur confort professionnel pour répondre à une question simple mais brûlante :

« Comment transmettre nos cultures à nos enfants, à nos neveux, quand aucun jouet ne le fait vraiment ? »

Spotlight on Yohel Toys

Tout a commencé lors d’un Noël en famille. « Nos neveux, métissés, ne connaissaient ni la géographie de l’Afrique, ni l’histoire de la Martinique… et aucun jeu sur le marché ne les aidait à se reconnecter », se souvient Anne. Pire encore, les rares supports disponibles, souvent importés ou mal documentés, véhiculent des clichés grossiers, des stéréotypes visuels ou des représentations vieillottes.

Yohel Toys, des puzzles qui reconnectent les enfants à leurs racines

Ce vide, Yohel Toys a choisi de le combler. Pas en bricolant une version édulcorée d’un Trivial Pursuit africain. Non. En créant des jeux 100 % originaux, immersifs, pédagogiques et ancrés culturellement.

Le premier produit lancé par la marque (désormais signature) est un puzzle magnétique en bois. Il représente la carte de l’Afrique. Chaque pièce, joliment illustrée, incarne un pays. Le Sénégal et son lion. Le Cameroun et ses masques. Le Bénin et ses amazones. Le tout accompagné d’un livret pédagogique multilingue (français, anglais, créole, wolof, arabe, swahili), pour contextualiser chaque illustration, stimuler la curiosité, et ouvrir le dialogue entre générations.

Et ça marche. Dans un salon de banlieue parisienne, un père nous montre fièrement son fils de 3 ans :

« Il connaît déjà une quinzaine de pays, associe le lion au Sénégal et reconnaît Madagascar grâce au baobab. Tout ça en deux semaines. »

Le deuxième coffret, dédié à la Martinique, adopte le même principe. Chaque commune devient une pièce du puzzle, illustrée par un symbole local ; du Carnaval au volcan de la Montagne Pelée. À venir d’ici la fin de l’année : la Guadeloupe, enrichie de contenu audio interactif, pour une immersion encore plus sensorielle.

Yohel Toys, des puzzles qui reconnectent les enfants à leurs racines

Dans un marché ultra concurrentiel où l’éveil culturel reste souvent une niche, Yohel Toys joue une partition à contretemps ; et c’est précisément ce qui séduit. Le design est sobre, élégant. La documentation, co-construite avec des enseignants, des ergothérapeutes et des traducteurs, est pensée pour tous les âges. Et l’approche pédagogique est subtilement militante : valoriser ce qui a trop souvent été invisibilisé.

Cédric le résume ainsi :

« Nos puzzles ne sont pas des gadgets identitaires. Ce sont des outils de dignité. Le but n’est pas de replier, mais d’élever. De dire à chaque enfant : ‘ton histoire a de la valeur.’ »

Mais Yohel Toys ne s’adresse pas uniquement aux enfants afrodescendants. Au contraire. « Nos jeux sont ouverts à tous ceux qui souhaitent découvrir d’autres cultures », insiste Anne. L’objectif : déconstruire les frontières symboliques, montrer que l’Afrique n’est pas un bloc uniforme, que les Antilles ne sont pas une carte postale figée. Que l’on soit originaire de Pointe-à-Pitre, de Dakar ou de Roubaix, chaque enfant a le droit d’être exposé à la diversité du monde.

Et cela semble résonner. Yohel Toys est aujourd’hui référencé dans plusieurs écoles, médiathèques et centres culturels en France. Des ateliers de jeux sont organisés, des rencontres intergénérationnelles animées, des enseignants sollicitent la marque pour des projets pédagogiques spécifiques.

Yohel Toys, des puzzles qui reconnectent les enfants à leurs racines

Pas d’influenceurs payés. Pas de campagne TikTok virale. Yohel Toys a grandi par recommandation directe, dans les familles, les cercles associatifs, les communautés éducatives. « Ce sont les parents eux-mêmes qui deviennent ambassadeurs du projet », analyse Anne. Une stratégie à l’ancienne, certes. Mais redoutablement efficace. Le taux de réachat est élevé. Les retours clients sont unanimes.

« Mon fils passionné de puzzles a reconstitué toute la Martinique en une journée. Et maintenant il apprend des mots en créole avec sa grand-mère. C’est plus qu’un jeu : c’est une passerelle familiale »

Yohel Toys ne vend pas (seulement) un produit. Il propose une expérience complète. Les visuels sont soignés. Le packaging, sobre mais élégant. Les livrets, traduits avec rigueur. Et avec l’arrivée de contenus numériques (lectures audio en créole, mini-podcasts pour enfants, vidéos explicatives) la marque affirme une volonté de fusionner patrimoine oral et modernité.

Objectif : multiplier les points de contact avec les cultures, pour que l’enfant apprenne non seulement avec les mains, mais aussi avec les oreilles, les yeux, le cœur.

Avec trois puzzles disponibles (Afrique, Martinique, Guadeloupe), Yohel Toys ne compte pas s’arrêter là. Des déclinaisons régionales sont à l’étude (Cap-Vert, Haïti, Congo, Réunion) mais aussi des coffrets thématiques : grandes civilisations africaines, figures historiques féminines, contes et légendes afro-caribéennes…

La vision est claire. Faire de Yohel une référence incontournable du jeu éducatif afrocentré, sans compromis sur la qualité ni sur le fond.

Yohel Toys s’inscrit dans une nouvelle vague d’entreprises culturelles afrodescendantes qui conjuguent éthique, esthétique et impact. Une marque jeune, mais déjà remarquée. Un produit simple, mais profondément juste. Et surtout, une ambition lumineuse : faire du jeu un outil de conscience et de transmission.

Le site officiel : www.yoheltoys.fr

Réforme du Conseil de sécurité : l’Afrique refuse le rôle de figurant

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Longtemps reléguée au rang de simple observatrice dans les arènes diplomatiques mondiales, l’Afrique commence à hausser le ton. Tandis que Moscou et Pékin dessinent les contours d’un nouvel ordre multipolaire, les appels à une refonte du Conseil de sécurité se multiplient. Mais à quoi bon une réforme sans pouvoir réel ? Nofi démonte l’illusion d’inclusion et plaide pour une souveraineté africaine sans concession.

L’éternelle conférence des vainqueurs

Depuis 1945, le Conseil de sécurité des Nations unies fonctionne comme une table fermée, autour de laquelle seuls les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont eu le privilège de s’asseoir ; et de décider. États-Unis, Russie (ex-URSS), France, Royaume-Uni, Chine : cinq nations se sont arrogé un droit de veto, érigé en monopole géopolitique, comme si l’histoire du monde pouvait indéfiniment se figer autour de ce quintet de puissances autoproclamées gardiennes de la paix.

Mais cette architecture institutionnelle, construite sur les ruines d’un conflit mondial européen, n’a jamais été représentative de l’équilibre réel des forces ni des aspirations des peuples du Sud. L’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud n’y ont jamais eu voix au chapitre ; ou si peu, et jamais de manière contraignante. C’est cette injustice structurelle que Vladimir Poutine, dans un discours récent, a remis sur la table : faut-il continuer à ignorer les trois quarts de l’humanité dans la gouvernance mondiale ? L’idée n’est pas nouvelle, mais son retour dans l’agenda diplomatique vient marquer une inflexion stratégique.

Des figures comme Robert Mugabe ou Mouammar Kadhafi n’ont cessé de dénoncer cette mascarade multilatérale, où les dés sont pipés au profit des puissances occidentales. Marginalisés, diabolisés, voire éliminés, ils ont laissé place à d’autres voix, tout aussi critiques, mais désormais plus tactiques, plus ancrées dans les rapports de force économiques. Aujourd’hui, à l’heure des BRICS1 et du basculement multipolaire, le débat sur la réforme du Conseil de sécurité n’est plus théorique. Il devient vital. Et l’Afrique ne pourra plus être tenue à l’écart.

Une gouvernance mondiale conçue sans l’Afrique

Le Conseil de sécurité des Nations unies n’a jamais été un organe de gouvernance mondiale équitable ; il est, dès sa genèse, un cartel des vainqueurs. Né dans l’immédiat après-guerre, en 1945, il repose sur une équation fondamentalement asymétrique : seuls cinq États (les États-Unis, l’URSS (aujourd’hui Russie), la France, le Royaume-Uni et la Chine) se sont vus conférer le privilège d’un droit de veto, véritable totem de souveraineté absolue sur les affaires du monde.

Ce droit de veto, présenté comme un mécanisme d’équilibre entre puissances majeures, s’est en réalité mué en un instrument d’imposition unilatérale, contournant le principe même de démocratie internationale. Il suffit qu’un seul de ces cinq États s’oppose à une résolution pour qu’elle soit annulée, indépendamment de la majorité des voix. Ainsi, un État peut bloquer une décision soutenue par l’ensemble des autres membres de l’ONU. Ce n’est plus un forum global, c’est un conseil d’arbitres-joueurs, juges et parties, opérant au nom d’un passé glorifié.

L’Afrique, quant à elle, fut exclue dès l’origine. Aucun État africain ne participa aux négociations fondatrices de Yalta2 et de San Francisco3, car à l’époque, la quasi-totalité du continent vivait encore sous le joug colonial. On créa un système international en prétendant maintenir la paix… tout en maintenant l’Afrique sous domination. Cette contradiction originelle n’a jamais été corrigée. Depuis 80 ans, le continent africain reste figé dans un statut de second plan : invité sans voix, spectateur sans levier.

Même après les indépendances, les pays africains furent placés dans une posture de dépendance structurelle. Siégeant temporairement comme membres non permanents du Conseil, ils peuvent discuter… mais jamais décider. Leur rôle y est consultatif, périphérique, presque folklorique. Et lorsqu’ils osent contester l’ordre établi, on leur rappelle avec une cinglante brutalité qu’ils n’ont ni le droit de veto, ni les moyens de peser sur les grandes orientations diplomatiques mondiales.

Ainsi, ce Conseil dit “de sécurité” n’a jamais garanti la sécurité de l’Afrique. Il a entériné des interventions militaires, des embargos, des ingérences, souvent sous couvert humanitaire, mais toujours au détriment de la souveraineté des nations africaines. Cette gouvernance mondiale, conçue sans l’Afrique, s’est exercée contre elle.

Le veto comme outil néocolonial

Le droit de veto, loin de n’être qu’un instrument de régulation diplomatique, s’est affirmé au fil des décennies comme l’arme suprême de la domination postcoloniale. Ce n’est pas un outil de paix, c’est un levier de punition. Car lorsqu’un État ose défier l’orthodoxie occidentale, refuse de se soumettre aux dogmes libéraux, ou conteste la hiérarchie géopolitique implicite, il est promptement ramené à l’ordre. Le mécanisme est toujours le même : isolement, délégitimation, sanctions. Le veto sert alors de goupille à une machine punitive mondiale ; dont le système Swift4 constitue la cheville ouvrière.

Prenons le cas de Cuba. Parce que La Havane refusa de s’aligner sur l’agenda économique et politique des États-Unis, le pays fut frappé dès 1962 par un embargo total, renouvelé et renforcé depuis, en dépit des votes quasi unanimes de l’Assemblée générale de l’ONU pour sa levée. À chaque fois, le veto américain bloque toute avancée. Le résultat ? Un pays pris à la gorge, privé de médicaments, d’infrastructures modernes, de commerce équitable. Une nation condamnée à l’asphyxie non pas pour avoir agressé quiconque, mais pour avoir osé une autre voie.

L’Iran, de son côté, a subi des décennies de sanctions multiformes, allant de l’embargo pétrolier à l’exclusion du système bancaire Swift. Là encore, c’est moins son programme nucléaire que son insoumission géopolitique qui pose problème. Et la Russie, depuis le début du conflit en Ukraine, s’est vue couper des circuits financiers internationaux, accusée (non sans motifs) mais jugée et condamnée sans procès équitable par un tribunal où l’Occident est à la fois juge, témoin et procureur.

Mais l’exemple le plus emblématique reste peut-être celui du Zimbabwe de Robert Mugabe. À la fin des années 1990, le président zimbabwéen entreprend une réforme agraire visant à redistribuer les terres coloniales confisquées aux paysans noirs durant la période britannique. Crime suprême aux yeux de Londres et de ses alliés, cette tentative de réparation historique est immédiatement suivie de sanctions économiques, de gel d’avoirs, et surtout, d’un retrait du Zimbabwe du système Swift. En quelques années, l’économie du pays s’effondre : hyperinflation, exode, déstabilisation totale.

Et pourtant, le discours occidental prétend défendre la démocratie, le droit, la justice. Mais les faits sont têtus : le veto n’est pas l’instrument de l’équilibre, il est le glaive de la suprématie. Il ne protège pas les peuples, il écrase les récalcitrants. Il ne pacifie pas les conflits, il perpétue un ordre mondial fondé sur la force et l’exclusion.

L’Afrique en sait quelque chose. Nombre de ses dirigeants ayant tenté de s’affranchir (de Lumumba à Sankara, en passant par Gbagbo) ont vu les mécanismes de cette justice sélective s’abattre sur eux. Le veto agit comme un couperet silencieux, souvent invisible aux masses, mais redoutablement efficace pour étouffer toute contestation.

L’hypocrisie d’une réforme sans pouvoir réel

Depuis quelques années, les chancelleries occidentales multiplient les signaux d’ouverture à l’égard de l’Afrique : on parle d’inclusion, de représentativité accrue, de modernisation du Conseil de sécurité. À entendre ces discours bien rodés, le monde évoluerait vers un multilatéralisme plus équitable. Mais à y regarder de près, cette “réforme” n’est qu’un habillage sémantique d’un système conçu pour rester fermé. Car l’essentiel demeure intact : les nouveaux venus seraient admis… sans droit de veto.

On voudrait ainsi offrir aux États africains un strapontin au Conseil de sécurité, comme pour cocher la case de la diversité diplomatique. Mais qu’est-ce qu’un siège sans levier ? Quelle valeur a une présence sans pouvoir bloquant, dans une enceinte où seuls cinq États peuvent stopper à eux seuls une décision soutenue par l’ensemble du monde ? L’Afrique serait là pour faire joli, pour “participer” aux débats ; mais non pour peser.

Cette proposition n’est pas une avancée, c’est une manœuvre. Une tentative habile de désamorcer les critiques en concédant une présence symbolique, sans impact réel. Il ne s’agit pas de justice, mais de gestion cosmétique des apparences. Une réforme de façade, pour perpétuer une injustice de fond.

C’est d’ailleurs l’un des traits les plus pervers de la diplomatie occidentale contemporaine : inclure sans donner. Accueillir à condition de neutraliser. L’Afrique serait invitée à s’asseoir à la table, mais à condition qu’elle garde les mains attachées. En d’autres termes, ce n’est pas une réforme, c’est une cooptation.

À quoi bon siéger dans une institution où l’on ne peut ni amender, ni bloquer, ni imposer ? À quoi bon “participer” à des votes qui seront annulés d’un geste si Washington, Londres ou Paris en décident autrement ? Cette configuration n’offre pas de pouvoir, elle offre une illusion de respectabilité. Un mirage diplomatique dans un désert de décisions unilatérales.

L’Afrique, forte de 54 États et de 1,4 milliard d’habitants, mérite mieux qu’un rôle d’alibi. Elle doit exiger non une place, mais une égalité. Et si cette égalité ne peut être obtenue dans l’ancien cadre, alors peut-être faut-il songer à créer un autre. Car il vaut mieux être absent d’un système injuste que d’y figurer en tant qu’otage volontaire.

L’alternative émergente : vers un nouvel ordre multipolaire

Le monopole occidental sur la gouvernance mondiale vacille. Ce que l’on présentait hier encore comme un ordre naturel (basé sur la suprématie du Nord et la docilité du Sud) est aujourd’hui ébranlé par des réalignements géostratégiques profonds. À l’avant-garde de cette mutation : la Russie et la Chine. Deux puissances qui, chacune à leur manière, ont entrepris de saper les fondations du système hérité de 1945 en créant des structures alternatives. Moins pour affronter frontalement l’Occident que pour s’en libérer.

L’exclusion de la Russie du système Swift en 2022, suite au conflit en Ukraine, a agi comme un déclencheur. Privée d’accès au réseau bancaire mondial contrôlé depuis Bruxelles et New York, Moscou s’est vue contrainte de développer des solutions parallèles, notamment le SPFS (Service de transfert financier russe)5 et le recours croissant au yuan dans les échanges bilatéraux. Pékin, de son côté, pousse son propre système (CIPS)6 pour les transferts interbancaires internationaux. Le message est clair : le temps de l’unipolarité financière touche à sa fin.

Dans ce basculement, l’Afrique ne peut rester spectatrice. Elle est sollicitée, courtisée même, dans un nouvel écosystème d’alliances. Les BRICS+7, avec l’adhésion programmée de plusieurs pays africains, incarnent une volonté d’émancipation collective. Une zone de coopération Sud-Sud prend forme, fondée non sur l’aide conditionnée, mais sur les échanges stratégiques, les complémentarités économiques et la souveraineté technologique. L’idée d’une monnaie commune, échappant au dollar, circule déjà dans les cercles africains proches des puissances émergentes.

De la finance à la cybersécurité, de la diplomatie à la défense, une Afrique consciente de ses intérêts reconfigure ses alliances. Elle comprend enfin qu’elle ne peut plus rester une simple terre d’obéissance, vouée à valider les choix venus d’ailleurs. Elle doit devenir un pôle décisionnel autonome, capable de négocier ses partenariats à partir d’une position d’équilibre, et non de soumission.

Mais pour cela, elle doit cesser d’attendre sa reconnaissance dans les salons feutrés de l’ONU. Elle doit agir, construire ses propres institutions régionales, renforcer son intégration continentale et parler d’une seule voix. Ce n’est pas dans les cercles du Conseil de sécurité que l’Afrique obtiendra sa place. C’est en bâtissant elle-même les règles du jeu.

Pour une souveraineté africaine dans la gouvernance mondiale

Tant que l’Afrique acceptera de n’être qu’un figurant dans les grandes institutions internationales, elle sera traitée comme telle. Les discours d’inclusion sans substance, les sièges sans pouvoir, les applaudissements sans influence : tout cela ne sert qu’à maintenir l’illusion d’un multilatéralisme universel, alors que l’essentiel des leviers de décision demeure entre les mains des mêmes puissances occidentales depuis 1945.

Le temps des excuses est révolu. L’Afrique, forte de ses ressources, de sa jeunesse, de sa position stratégique, ne peut plus se contenter de “participer” à des jeux où les règles sont déjà écrites, et les dés pipés. Soit elle obtient un siège à droit égal (c’est-à-dire avec veto, pouvoir d’initiative, droit de blocage) soit elle doit se retirer avec fracas, et bâtir une alternative crédible.

Cela n’a rien d’utopique. Le monde évolue. L’hégémonie occidentale est fissurée, les blocs émergents prennent position, les peuples contestent la légitimité des institutions anciennes. C’est dans ce contexte que l’Afrique doit se positionner non comme une suppliante mais comme une puissance. Il ne s’agit plus de demander une place, mais de l’imposer ; par le poids des alliances, la discipline stratégique et l’intégration continentale.

Un modèle alternatif panafricain est non seulement possible, il est nécessaire. Une organisation continentale dotée d’une politique étrangère unifiée, d’une diplomatie coordonnée, d’une défense partagée et d’un système monétaire indépendant. Ce serait là la véritable souveraineté ; pas celle que l’on célèbre en grande pompe chaque 4 avril ou 5 août, mais celle qui s’exerce concrètement dans les arènes de la décision mondiale.

Le Conseil de sécurité des Nations unies peut bien survivre quelque temps encore, figé dans son ossature coloniale. Mais il tombera, comme sont tombés d’autres empires bâtis sur l’injustice. Le monde d’après ne se construira pas sans l’Afrique. Et il ne se construira certainement plus contre elle.

Sources

Notes

  1. BRICS : Acronyme désignant un groupe de puissances émergentes composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud. Ce bloc vise à promouvoir un ordre mondial multipolaire et alternatif à la domination occidentale. ↩︎
  2. Conférence de Yalta (février 1945) : Réunion entre les Alliés (États-Unis, Royaume-Uni, URSS) pour définir l’après-guerre et la répartition des sphères d’influence. Elle marque la naissance conceptuelle du Conseil de sécurité. ↩︎
  3. Conférence de San Francisco (avril-juin 1945) : Conférence fondatrice de l’Organisation des Nations unies, au cours de laquelle furent établies la Charte des Nations unies et la composition permanente du Conseil de sécurité. ↩︎
  4. Système Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) : Réseau mondial de messagerie sécurisé utilisé pour les transferts interbancaires internationaux. Il est centralisé et basé en Europe, mais fortement influencé par les sanctions occidentales. ↩︎
  5. SPFS (Service de transfert financier russe) : Système russe de paiement alternatif développé par la Banque centrale de Russie en réponse aux sanctions occidentales et à l’exclusion de certaines banques russes du réseau Swift. ↩︎
  6. CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) : Système de règlement interbancaire développé par la Chine pour faciliter les paiements transfrontaliers en yuan, en alternative à Swift. ↩︎
  7. BRICS+ : Extension du groupe BRICS incluant d’autres économies émergentes telles que l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Égypte ou l’Argentine, visant à renforcer le poids géopolitique du Sud global. ↩︎

Sénégal : le pouvoir met fin à la présence militaire française

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Le 17 juillet 2025, à Dakar, l’armée française a officiellement quitté le sol sénégalais, mettant fin à plus de soixante ans de présence militaire ininterrompue. Ce retrait, inscrit dans un cycle de désengagement français en Afrique de l’Ouest, résonne comme un tournant historique. Car derrière les symboles (une remise de clés, une cérémonie protocolaire) se joue une bascule bien plus profonde : celle d’un continent qui reprend, lentement mais fermement, le contrôle de sa souveraineté stratégique.

Longtemps tolérée, parfois contestée, la présence militaire française en Afrique aura cristallisé les tensions entre coopération sécuritaire et ingérence postcoloniale. Le Sénégal, jusqu’ici perçu comme un bastion de la “Françafrique tranquille”, se dresse désormais à l’avant-garde d’un nouveau rapport à la puissance étrangère : lucide, autonome, et résolument panafricain. Le président Bassirou Diomaye Faye incarne cette génération de leaders décidés à ne plus composer avec l’héritage de la tutelle militaire.

Cet article revient sur les implications de ce retrait, en l’inscrivant dans une dynamique continentale où les peuples, plus éveillés que jamais, exigent que les actes d’indépendance cessent d’être des commémorations pour devenir des réalités. La fin de la base française à Dakar ne clôt pas une histoire : elle ouvre celle d’une Afrique maîtresse de ses choix.

La France quitte enfin le Sénégal

Sénégal : la France met fin à sa présence militaire, une page se tourne à Dakar
Deux soldats français lors du retrait de la force Barkhane en août 2022 © EMA

Le 17 juillet 2025 restera une date symbolique dans l’histoire contemporaine du Sénégal. Au camp Geille1, dans le quartier de Ouakam à Dakar, les drapeaux tricolores ont été pliés pour la dernière fois, les clés solennellement remises, et la présence militaire française définitivement levée. Ce moment solennel ne fut pas qu’un simple transfert logistique ; il s’agissait d’un acte de souveraineté, d’une restitution d’espace autant physique que politique.

Présente depuis 1960, année de l’indépendance du Sénégal, l’armée française n’avait jamais quitté réellement les lieux. Plus de six décennies d’une présence qualifiée officiellement de “coopérative”, mais vécue par beaucoup comme un prolongement d’une domination postcoloniale subtile. La base de Dakar, autrefois pivot stratégique de l’armée française en Afrique de l’Ouest, représentait bien plus qu’un site militaire : elle incarnait un déséquilibre historique, une asymétrie dans les rapports de force entre une puissance déclinante et un continent en quête d’émancipation.

La restitution du camp Geille est donc hautement symbolique. Elle n’est pas qu’une opération militaire ; elle traduit une reconquête du territoire national, longtemps partiellement sous tutelle. Pour nombre de Sénégalais, voir les derniers soldats français quitter le sol national équivaut à clore une ère ; celle où l’indépendance était nominale, mais la réalité stratégique encore soumise à l’ancien colonisateur. Ce départ scelle ainsi un tournant profond dans la relation entre la France et le Sénégal, mais aussi dans la conscience panafricaine d’une souveraineté retrouvée.

De l’indépendance politique à la souveraineté militaire réelle

le chef d’état-major des armées du Sénégal, le général Mbaye Cissé (d), et le général Pascal Ianni (g), à la tête du commandement de l’armée française pour l’Afrique,lros de la cérémonie de restition, Dakar, le 17 juillet 2025. AFP. Patrick Meinhardt

Depuis 1960, le Sénégal jouissait officiellement de son indépendance. Les drapeaux avaient changé, les hymnes aussi, mais une partie cruciale de la souveraineté (celle qui s’exerce par la maîtrise du territoire et de la sécurité) était restée sous influence. À travers des accords de défense bilatéraux signés dans l’euphorie post-indépendance, l’État sénégalais avait en réalité intégré une architecture sécuritaire façonnée par la France, pour la France.

Sous couvert de coopération, ces accords ont instauré une forme de tutelle stratégique. L’armée française, bien qu’ayant progressivement réduit sa visibilité, conservait une présence symboliquement forte, au cœur même de la capitale sénégalaise. Les Eléments Français au Sénégal (EFS)2, héritiers des Forces Françaises du Cap-Vert, n’étaient pas des unités combattantes, mais leur rôle dépassait la simple formation : ils assuraient un maillage sécuritaire, une présence diplomatiquement militaire, parfois dissuasive.

Le Sénégal, présenté comme un élève modèle de la coopération franco-africaine, fut longtemps le pilier ouest-africain d’un dispositif que d’aucuns qualifient aujourd’hui de “Françafrique sécuritaire”. Cette loyauté apparente s’expliquait autant par la formation d’une élite militaire francophile que par la peur du vide sécuritaire, soigneusement entretenue.

Mais que vaut une indépendance si les leviers de défense nationale sont externalisés ? Pendant plus d’un demi-siècle, le pays a vécu sous une forme d’indépendance amputée : les apparences d’un État libre, mais la réalité d’un territoire partiellement administré en matière militaire par une puissance extérieure. Cette configuration n’était pas propre au Sénégal, mais elle y avait un caractère particulièrement durable.

C’est précisément cette illusion d’autonomie que la rupture actuelle vient balayer. En récupérant l’intégralité du contrôle de ses installations militaires, le Sénégal pose un acte fort : il transforme son indépendance politique en souveraineté militaire réelle. Une nuance cruciale, qui ouvre la voie à une nouvelle définition des relations internationales africaines ; fondée non sur la protection, mais sur l’égalité entre partenaires.

Le discours panafricaniste d’un nouveau leadership

L’ancien camp militaire français de Bel Air, à Dakar, en juin 2010.  SEYLLOU DIALLO / AFP

L’accession de Bassirou Diomaye Faye à la présidence du Sénégal en avril 2024 a marqué un véritable basculement idéologique. Porté par une jeunesse assoiffée de justice sociale et de souveraineté réelle, son discours s’inscrit dans une tradition panafricaniste trop longtemps marginalisée dans les cercles de pouvoir. En rompant avec les dogmes hérités de l’après-indépendance, le nouveau chef de l’État sénégalais incarne un leadership décomplexé, affirmé, qui place la dignité nationale au cœur de son action.

Dès novembre 2024, bien avant la cérémonie de restitution du camp Geille, Bassirou Diomaye Faye annonçait clairement la fin prochaine de toute présence militaire étrangère sur le sol national. Ses mots furent sans ambiguïté :

« Le Sénégal est un pays indépendant, c’est un pays souverain, et la souveraineté ne s’accommode pas de la présence de bases militaires dans un pays souverain. »

Cette déclaration résonne comme un coup de tonnerre dans un paysage ouest-africain encore marqué par les ambiguïtés postcoloniales.

Mais ce discours n’était pas un simple acte de bravoure symbolique. Il traduit une vision stratégique assumée : celle d’un État africain qui choisit de traiter l’ancienne puissance coloniale (et toutes les puissances extérieures) non plus comme des tuteurs historiques, mais comme de simples partenaires, soumis aux mêmes conditions de respect mutuel. Le Sénégal, sous cette nouvelle gouvernance, affirme son droit à l’égalité diplomatique et stratégique.

Ce positionnement s’inscrit dans un élan plus large, nourri par les luttes historiques du continent pour l’émancipation totale. Il renoue avec l’esprit des figures panafricanistes comme Cheikh Anta Diop ou Kwame Nkrumah, qui voyaient dans le contrôle des affaires militaires un pilier de toute véritable souveraineté. Dans cette perspective, la fermeture de la base française ne constitue pas un isolement, mais une affirmation de maturité politique.

Une dynamique continentale (les peuples rejettent l’ingérence)

Cérémonie à Dakar en présence du chef d’état-major des armées du Sénégal, le général Mbaye Cissé, et du général Pascal Ianni, à la tête du commandement de l’armée française pour l’Afrique, le 17 juillet 2025  AFP  Patrick Meinhardt

Le retrait de l’armée française du Sénégal ne saurait être lu comme un événement isolé. Il s’inscrit dans une séquence historique plus vaste, marquée par une remise en cause généralisée de la présence militaire française en Afrique. Du Mali au Burkina Faso, en passant par le Niger et le Gabon, un même vent de refus souffle : celui de l’ingérence sécuritaire camouflée en coopération. Ce mouvement, initié souvent par des transitions militaires ou des bouleversements politiques, trouve sa source profonde dans une volonté populaire largement partagée.

Au Mali, le ton avait été donné dès 2022 avec le départ précipité de l’opération Barkhane, chassée par une junte décidée à rompre avec la tutelle sécuritaire française. Au Burkina Faso, la rupture fut plus brutale encore : les autorités ont exigé en 2023 le retrait pur et simple des troupes françaises, au nom d’une souveraineté recouvrée. Le Niger, peu après, a suivi la même logique, actant un divorce géopolitique inédit avec Paris. Même le Gabon, historiquement aligné, a réorienté sa base française en “camp partagé” à usage exclusivement formatif.

Ce désengagement progressif (parfois contraint, parfois négocié) n’est pas simplement le symptôme d’un rejet de la France. Il révèle une recomposition profonde du rapport des États africains à leur propre sécurité. L’idée selon laquelle l’ordre sur le continent devait être garanti par des forces extérieures est en déclin. À sa place émerge une volonté d’autonomie, de mutualisation des capacités de défense, et surtout de responsabilisation continentale.

L’Afrique de l’Ouest, et plus largement le continent africain, entre dans une phase où ses choix diplomatiques et stratégiques s’affirment avec davantage de clarté. L’influence des anciennes puissances coloniales se dilue au profit d’un multilatéralisme pragmatique, où les partenariats se diversifient et les lignes rouges se redessinent. La souveraineté militaire devient non seulement un droit, mais un impératif politique.

La rupture sénégalaise, opérée dans un cadre civil et démocratique, tranche avec les dynamiques de transition militaire observées ailleurs. Elle offre une voie alternative : celle d’une affirmation panafricaine sans recours à la force, portée par une légitimité populaire incontestable.

Quelle suite pour l’Afrique post-Françafrique ?

La fermeture de la base militaire française de Dakar ne marque pas seulement la fin d’une présence ; elle ouvre une question fondamentale : comment garantir, dans la durée, une souveraineté militaire véritablement autonome ? Car si le départ des troupes étrangères est une victoire symbolique, l’histoire nous enseigne que l’indépendance n’est qu’un début. La suite, plus complexe, exige vigilance populaire et structuration stratégique.

L’Afrique ne peut se permettre de substituer une dépendance par une autre. La tentation d’appeler de nouveaux “partenaires” (qu’ils soient russes, turcs ou chinois) pourrait reproduire les schémas anciens sous d’autres formes. La souveraineté ne se délègue pas : elle se construit, patiemment, par des politiques de défense endogènes, des formations locales, et une confiance renouvelée dans les capacités des armées nationales. Cela implique aussi d’investir dans une coopération militaire régionale panafricaine, hors des logiques néocoloniales.

La mutualisation des forces, à l’échelle de la CEDEAO3 ou de l’Union africaine, devient une nécessité. Face aux menaces transfrontalières, du terrorisme aux trafics illicites, aucun État ne peut faire cavalier seul. L’ambition d’une défense collective africaine (longtemps repoussée au nom du pragmatisme diplomatique) s’impose aujourd’hui comme un impératif stratégique. Le moment est venu pour le continent de parler d’une seule voix sécuritaire, et d’agir en conséquence.

La fin de la base de Dakar peut ainsi devenir un symbole : celui d’un continent qui refuse d’être un échiquier stratégique pour les puissances extérieures. C’est le signal que l’Afrique peut (et doit) assurer sa propre défense, selon ses valeurs, ses priorités et ses réalités. Pour que la souveraineté cesse d’être un slogan et devienne une pratique quotidienne.

Ce n’est pas une fin. C’est un commencement.

Sources

  • AP News : couverture complète du retrait avec cérémonie à Dakar, détails sur les 350 militaires, contexte Ouest‑Africain, base de Djibouti
  • France 24 (AFP) : fin de la présence militaire permanente, restitution des emprises dont le camp Geille
  • Le Monde (AFP) : historique, accords depuis 1960, politique de Bassirou Diomaye Faye, réajustement des bases
  • TV5Monde (AFP via LSi‑Africa) : précisions sur le retrait des 350 militaires, calendrier

Notes

  1. Camp Geille : Principal site militaire français à Dakar, situé dans le quartier de Ouakam, il abritait le poste de commandement des Eléments Français au Sénégal (EFS) jusqu’à leur retrait définitif en juillet 2025. ↩︎
  2. Eléments Français au Sénégal (EFS) : Détachement militaire non-combattant mis en place en 2011 pour succéder aux Forces Françaises du Cap-Vert. Leur mission était centrée sur la coopération et la formation avec les forces armées sénégalaises. ↩︎
  3. CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) : Organisation régionale ouest-africaine fondée en 1975, regroupant 15 États membres, visant à promouvoir l’intégration économique, politique et sécuritaire de la région. ↩︎

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne

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Souvent réduite à un soulèvement d’esclaves, la Révolution haïtienne fut en réalité une guerre politique, militaire et culturelle d’une ampleur inédite. De 1791 à 1804, elle opposa des Africains asservis, devenus stratèges, aux plus grandes puissances impériales du XVIIIe siècle. Première révolution noire victorieuse de l’histoire moderne, elle bouleversa durablement l’ordre colonial mondial, imposant par les armes la souveraineté d’un peuple que l’Occident refusait de considérer comme humain. Nofi explore en profondeur les dynamiques internes, les fractures politiques et les ambitions géostratégiques d’un événement encore trop souvent marginalisé dans les récits historiques classiques.

À la fin du XVIIIe siècle, le monde occidental est en pleine ébullition. L’Europe, écartelée entre Lumières et absolutismes, amorce des bouleversements politiques majeurs : la Révolution française ébranle les fondements monarchiques et philosophiques du Vieux Continent, tandis que l’Amérique, à peine indépendante, devient un laboratoire républicain. Mais au-delà des capitales européennes et des colonies nord-américaines, un autre foyer d’insurrection, bien plus radical, bien plus subversif, surgit dans l’espace caraïbéen. Il s’agit de Saint-Domingue (perle sucrière de l’empire colonial français) qui s’apprête à bouleverser l’ordre du monde.

Dans cette colonie ultrarentable, premier exportateur mondial de sucre et de café, les chiffres de prospérité cachent une structure sociale profondément fracturée. Sous les ors des habitations coloniales, près de 500 000 esclaves africains sont maintenus dans un régime de terreur réglementée. Or, ce système, construit sur l’oubli de l’humanité des Noirs, portait en lui sa propre ruine. Les esclaves, loin d’être des bêtes de somme dociles, préservaient des savoirs, des réseaux, une spiritualité propre, et surtout une mémoire politique qui allait bientôt prendre la forme d’un affrontement généralisé.

La Révolution haïtienne, débutée en 1791, dépasse de loin le simple soulèvement d’esclaves opprimés. Elle n’est pas un cri de douleur mais une réponse stratégique, pensée, portée par des acteurs afro-descendants décidés à construire leur propre souveraineté. Elle incarne la seule révolution du XVIIIe siècle où les idéaux de liberté furent arrachés par ceux à qui l’on refusait jusqu’à la condition humaine. Ce soulèvement ne fut pas une reproduction marginale de la Révolution française mais bien une matrice originale d’autodétermination noire, fondée sur des conceptions africaines du pouvoir, de la terre et de l’alliance.

C’est cette révolte, devenue révolution, puis État, que Nofi entend réexaminer à hauteur d’hommes libres.

I. SAINT-DOMINGUE AVANT LA TEMPÊTE

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Carte de la partie française de Saint-Domingue. titre original : « Carte de la partie francoise de St. Domingue, Faite par Bellin Ingr. de la Marine et depuis augmentée par P.C. Varle et autres Ingis. A Map Of The French Part Of St. Domingo. J.T. Scott Sculp. Philada. »

A. Une colonie survoltée : richesse, dépendances et fractures

En 1789, Saint-Domingue n’est pas une colonie parmi d’autres : c’est l’épicentre de l’économie coloniale française. Son rendement agricole est si colossal qu’un tiers du commerce extérieur de la métropole en dépend directement. Les ports de Nantes, Bordeaux et La Rochelle vivent au rythme des cargaisons de sucre, de café, de coton et d’indigo produits sur les terres de l’île. Saint-Domingue est une « usine à ciel ouvert », calibrée pour l’exportation ; un cœur battant du capitalisme mercantile atlantique.

Ce modèle repose sur une organisation quasi militaire du travail : l’habitation. Chaque plantation fonctionne comme un microcosme totalitaire, dirigé par un maître, relayé par des commandeurs noirs souvent contraints, et alimenté par un flux constant de main-d’œuvre africaine. Ce système ne survit qu’à coups de répression méthodique et de renouvellement perpétuel des corps : l’espérance de vie d’un esclave y dépasse rarement dix ans. Les planteurs, soucieux de rentabilité, préfèrent importer que faire naître.

Au sommet de la pyramide sociale, les grands blancs, aristocrates ou grands négociants, vivent dans l’illusion d’un absolutisme tropical. Ils règnent sur des fortunes colossales, lorgnent vers l’autonomie politique et méprisent la République en gestation à Paris. es petits blancs, quant à eux, composent un groupe bigarré (artisans, soldats, fonctionnaires subalternes) frustrés d’être pauvres parmi les dominants. Leur ressentiment social se cristallise souvent en haine raciale, notamment envers les libres de couleur, mulâtres ou noirs affranchis, parfois fortunés, mais systématiquement exclus des honneurs, de l’armée et de la citoyenneté. Ces derniers incarnent une anomalie insupportable dans l’ordre racial colonial : des Noirs éduqués, propriétaires, parfois plus riches que des Blancs.

Et puis, en bas de l’échelle, il y a la masse silencieuse ; les esclaves africains. Réduits au rang de biens meubles par le Code noir, ils sont censés être invisibles, obéissants, muets. Pourtant, ce silence apparent est trompeur. Sous les coups et les prières, sous les chants de travail et les veillées rituelles, se tisse un langage codé, une mémoire souterraine, une identité tenace. Les esclaves ne sont pas passifs ; ils attendent, observent, murmurent. Et un jour, ils frapperont.

B. Marronnage, vaudou, contre-sociétés : germes d’un pouvoir parallèle

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Bataille de la Ravine-à-Couleuvres le 23 février 1802.

Derrière la façade d’un ordre colonial solide et efficace, Saint-Domingue dissimule un sous-bois de résistances, de fuites, de réinventions. Loin d’être entièrement écrasés par la machine esclavagiste, les Africains réduits en servitude organisent des formes de dissidence durables, souvent invisibles aux yeux du maître, mais redoutablement efficaces sur le plan symbolique et communautaire. Le marronnage, en particulier, constitue bien plus qu’une simple fuite individuelle : il est un acte politique, un refus d’exister dans les cadres imposés par la société coloniale.

Le marron (celui qui s’évade et fonde des communautés dans les hauteurs ou les forêts) devient la figure matricielle de la souveraineté noire. Ces enclaves fugitives, parfois durables, parfois éphémères, servent de sanctuaires, de lieux de repli, de bases d’attaques mais aussi de bastions culturels. On y retrouve les structures lignagères africaines, des formes de chefferie guerrière, des rites, des langues, des musiques et des savoirs médicinaux transplantés depuis le continent-mère. Le marronnage n’est pas qu’un geste de survie : c’est une proclamation d’indépendance.

Au cœur de cette autonomie se niche le vaudou, système religieux afro-caribéen souvent caricaturé par les missionnaires et les récits coloniaux comme superstition barbare. Or, il serait plus juste d’y voir une institution spirituelle et politique, articulant les fragments des cosmogonies d’Afrique de l’Ouest (Yoruba, Fon, Kongo) en une théologie du lien, du pacte, de la révolte. Le vaudou est langage, médecine, droit, mémoire. Il permet la communication entre les vivants et les ancêtres, entre le passé africain et la terre d’exil.

Cette religion, centrée sur les lwa (esprits), structure la solidarité entre esclaves de différentes ethnies et crée un espace mental de liberté. Elle est également un instrument d’organisation : la cérémonie du Bois-Caïman, en 1791, sera précisément un rituel vaudou, à la fois serment sacré et ordre d’insurrection.

Face à cette culture noire en gestation, l’Église catholique officielle se révèle impuissante. Encadrée par des curés souvent absents, ignorants du créole et indifférents à la souffrance noire, la religion du colon se heurte à une double résistance : une indifférence populaire d’une part, et une hybridation active d’autre part. Les esclaves ne rejettent pas systématiquement le catholicisme, mais le reconfigurent : les saints deviennent masques des lwa, les prières latines se mêlent aux chants africains, les croix s’installent dans les houmforts (temples vaudous).

En somme, bien avant 1791, une autre Saint-Domingue se constitue dans l’ombre : un territoire mental, rituel, symbolique, qui prépare le terrain pour une révolution pensée depuis les marges. L’insurrection à venir ne tombera pas du ciel : elle sortira des bois, des rêves, des tambours.

II. 1791 : LA GUERRE COMMENCE

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Vue des habitations de Cap-Français, incendiées par les esclaves révoltés en août 1791.

A. Du Bois-Caïman à l’explosion : chronologie d’une première offensive stratégique

La nuit du 14 août 1791, dans les hauteurs boisées du Morne-Rouge, un rassemblement clandestin donne naissance à l’un des actes fondateurs les plus redoutés de l’histoire coloniale : la cérémonie du Bois-Caïman. Loin du mythe exotique véhiculé par la tradition coloniale (qui y voit un sabbat sanguinaire) cette rencontre est, en réalité, un congrès de guerre, une conjuration politique déguisée en rituel religieux. Dirigée par Boukman Dutty, prêtre vaudou et esclave jamaïcain affranchi, la cérémonie scelle une alliance entre différentes nations africaines asservies : Mandingues, Congos, Igbos, Aradas. Le serment est clair : incendier les plantations, éliminer les maîtres, renverser l’ordre esclavagiste.

Quelques jours plus tard, le feu prend. Entre le 22 et le 23 août, le Nord de la colonie s’embrase. En quelques semaines, près de 200 plantations sont détruites, des centaines de colons tués, et des milliers d’esclaves prennent les armes. Cette fulgurance n’est pas le fruit du hasard : c’est une opération coordonnée, longtemps murie dans l’ombre des cases et des campements marrons. L’armée insurgée adopte une stratégie classique des peuples dominés : la terre brûlée, qui prive l’ennemi de ressources et sème la panique psychologique.

Trois figures émergent dès cette première phase : Jean-FrançoisBiassou et Boukman. Tous anciens esclaves, souvent lettrés ou formés dans les rouages du système militaire colonial, ils dirigent les forces insurgées selon une logique hiérarchisée. Jean-François se proclame « général en chef » et négocie rapidement avec les Espagnols de Saint-Domingue orientale, qui voient dans le soulèvement une opportunité d’affaiblir la France. Biassou, quant à lui, établit une base logistique durable et impose une discipline de guerre stricte. Boukman, charismatique mais radical, sera abattu dès novembre 1791 ; sa tête exposée en place publique dans une vaine tentative de décapitation morale du mouvement.

L’effet de l’insurrection sur l’opinion coloniale et métropolitaine est immédiat : un séisme politique. À Paris, les débats de l’Assemblée législative se crispent, les clubs abolitionnistes comme la Société des Amis des Noirs sont marginalisés, et l’on commence à percevoir que la « question coloniale » pourrait faire éclater la jeune République. À Saint-Domingue, les colons paniquent, s’arment, réclament l’aide de la métropole. L’illusion d’un esclavage éternel s’est effondrée en quelques semaines.

Mais ce que les colons ne comprennent pas encore, c’est que cette révolte ne vise pas uniquement à corriger des abus. Elle négocie mal avec la réforme. Ce que veulent les insurgés, c’est la destruction complète du système plantationnaire, et au-delà, l’instauration d’un ordre où les Noirs (et eux seuls) décident de leur avenir. En ce sens, 1791 n’est pas une explosion anarchique : c’est le premier acte d’une guerre de libération nationale noire.

B. La riposte coloniale et l’entrée des puissances européennes : vers une guerre de course géopolitique

Face à l’embrasement de la colonie, la réaction française, d’abord hésitante, devient rapidement un brasier politique et militaire. Les colons exigent des renforts, la métropole envoie des commissaires civils, mais le mal est déjà fait : l’insurrection a fracturé l’autorité blanche, et la France révolutionnaire (elle-même en guerre civile et étrangère) peine à définir une ligne cohérente sur la « question noire ». Dans ce vide stratégique, deux puissances guettent l’opportunité de frapper : l’Espagne et l’Angleterre, toutes deux encore esclavagistes, mais prêtes à instrumentaliser la révolte pour affaiblir la France.

L’Espagne, qui contrôle la partie orientale de l’île (Santo Domingo), adopte rapidement une posture de conciliation tactique. Madrid comprend que les chefs noirs (Jean-François, Biassou, et plus tard Toussaint Louverture) peuvent devenir des alliés militaires précieux dans le cadre de la guerre contre la République française. En 1793, elle leur propose armes, munitions et reconnaissance officielle de leurs grades militaires, en échange de leur engagement contre les troupes républicaines. C’est un tournant capital : une partie des insurgés noirs devient armée auxiliaire de la monarchie espagnole, ajoutant une dimension géopolitique transatlantique à un conflit déjà explosif.

Les Britanniques, quant à eux, débarquent en 1793 dans le Sud de l’île. Officiellement, il s’agit de rétablir l’ordre et de protéger les colons. En réalité, Londres espère annexer Saint-Domingue, ou du moins en contrôler les ports et la production. Les planteurs royalistes leur ouvrent volontiers les portes, espérant sauver leurs propriétés et rétablir l’ordre esclavagiste sous pavillon britannique. L’Angleterre engage jusqu’à 20 000 hommes (pour la plupart non acclimatés) et se heurte rapidement à la dure réalité du terrain : maladies, guérillas noires, sabotage des infrastructures.

Ce moment inaugure ce que l’on pourrait appeler une guerre de course géopolitique, où chaque puissance impériale tente de manipuler les factions locales (Noirs insurgés, mulâtres autonomistes, colons royalistes, républicains blancs) pour servir ses propres intérêts. Mais c’est une guerre aux règles inversées : les Africains, jusqu’ici objets des rivalités européennes, deviennent sujets actifs de la diplomatie, négociant, trahissant, changeant d’allégeance selon la logique du terrain. Toussaint Louverture, en particulier, saura exceller dans cet art de la double loyauté stratégique.

La Révolution haïtienne n’est donc pas une simple guerre de libération. Elle devient, dès 1793, une bataille globale, imbriquée dans le grand affrontement impérial entre monarchies européennes et républiques naissantes. Et au centre de cette mêlée, ce ne sont plus les Blancs qui dictent les règles du jeu.

III. TOUSSAINT LOUVERTURE : LE GÉNIE POLITIQUE ET MILITAIRE D’UN LIBÉRATEUR AFRICAIN

A. L’homme, sa formation et son réseau : Origines africaines et art de la négociation

Parmi les figures majeures de l’histoire moderne, rares sont celles qui, comme Toussaint Louverture, ont su transformer une insurrection périphérique en projet d’État. Né esclave vers 1743 sur l’habitation Bréda, dans la plaine du Cap, Toussaint n’est ni un chef charismatique à la Boukman, ni un militaire issu de la noblesse européenne. Il est quelque chose de plus complexe, plus redoutable : un stratège autodidacte, nourri de savoirs africains, de lectures françaises et d’une intuition politique quasi prophétique.

Ses origines font l’objet de multiples récits. Une tradition orale (soigneusement entretenue par lui-même) évoque une ascendance noble africaine, notamment arada ou dahoméenne, fils d’un chef capturé lors des razzias. Qu’importe la véracité : ce mythe royal africain n’est pas anodin. Il sert de légitimation dans une société où la mémoire de l’Afrique reste structurante, même dans l’exil. Par cette filiation, Toussaint se place dans une lignée de commandement ancestrale, re-sacralisant le rôle du chef au sein de la communauté noire.

Formé d’abord comme soigneur et maître d’attelage sur l’habitation, Toussaint se distingue par une curiosité intellectuelle peu commune. Il apprend à lire et à écrire tardivement, mais maîtrise rapidement le français, le créole, le latin liturgique, et surtout les grands textes du siècle : l’abbé Raynal, Rousseau, les traités de stratégie militaire. Il s’entoure d’anciens esclaves, de mulâtres cultivés, de prêtres réfractaires, et même d’anciens colons. Il construit un réseau transversal, alliant compétence, loyauté, et realpolitik.

Ce qui fait de Louverture un cas à part, ce n’est pas seulement son intelligence militaire, mais sa capacité à manier la contradiction : catholique mais tolérant envers le vaudou, noir mais dialoguant avec les colons blancs, ancien esclave mais défenseur d’une forme de discipline quasi féodale. Il incarne cette figure que les Européens redoutent : l’Africain qui a compris les codes du maître, sans renier les siens.

Sur le plan politique, Toussaint développe très tôt un art consommé de la négociation. Il change de camp à plusieurs reprises (allié des Espagnols jusqu’en 1794, puis rallié aux Français dès que la République abolit l’esclavage) non par opportunisme pur, mais par lecture stratégique des rapports de force. Il comprend que l’émancipation réelle ne viendra ni des rois catholiques ni des girondins abolitionnistes, mais d’une autonomie forgée dans le feu et le compromis. À chaque fois, il négocie en position de force, exige reconnaissance de ses grades, respect de ses hommes, et garantie d’un ordre nouveau.

En somme, Toussaint Louverture n’est pas seulement un chef noir remarquable ; il est l’un des rares leaders du XVIIIe siècle (toutes origines confondues) à avoir su transformer une révolution sociale en projet d’État autonome, sans céder aux fantasmes de vengeance ni à la soumission aux grandes puissances. Il est, à ce stade de l’histoire, l’incarnation politique de l’intelligence afro-descendante en acte.

B. Une stratégie en trois axes : diplomatie, terreur, ordre économique

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Le général Toussaint Louverture recevant le général britannique Thomas Maitland le 30 mars 1798.

Derrière l’aura charismatique de Toussaint Louverture se cache une architecture politique rigoureuse, articulée autour de trois piliers : la diplomatie, la terreur, et la reconstruction économique coercitive. Ce triptyque, austère mais efficace, permet à Louverture de stabiliser un territoire en guerre, de tenir tête aux grandes puissances impériales, et d’imposer une forme d’État noir autonome ; au prix de tensions croissantes avec ses alliés comme avec les masses paysannes.

Diplomatiquement, Toussaint joue une partie d’échecs à plusieurs dimensions. Il exploite les rivalités franco-britanniques, les hésitations espagnoles, les fractures internes entre républicains métropolitains et colons royalistes. Il se pose en fidèle de la République française, tout en consolidant un pouvoir local indépendant. Mais il manie aussi la traîtrise stratégique, assumée comme outil de souveraineté. Il se débarrasse de ses rivaux au gré des nécessités : Rigaud (chef des mulâtres du Sud) est vaincu en 1800, Biassou est écarté, et même Moyse Louverture, son neveu, est exécuté pour insubordination. La loyauté est exigée sans faille, même au prix du sang familial. L’ordre prévaut sur les affinités.

En interne, Louverture comprend que la liberté politique ne suffit pas sans survie économique. Or, après des années de guerre, les plantations sont à l’abandon, et les anciens esclaves (désormais libres) refusent souvent d’y retourner. Louverture impose alors un système de travail obligatoire, proche d’un servage d’État : les anciens esclaves doivent retourner dans les plantations, contre rémunération fixe, sous surveillance militaire. Les planteurs blancs sont invités à revenir, protégés par les soldats noirs, dans un pacte étrange et tendu. Ce choix, critiqué dès son époque, est vu par certains comme une trahison des idéaux d’émancipation. Mais pour Louverture, c’est un mal nécessaire : il s’agit de démontrer à l’Europe que Saint-Domingue peut rester un acteur commercial crédible, même sans esclavage.

Enfin, en 1801, Louverture franchit un cap décisif : il promulgue une Constitution unilatérale, rédigée sans l’aval de Paris, qui le nomme gouverneur à vie, avec droit de désigner son successeur. Cette Constitution, tout en affirmant la fin définitive de l’esclavage, impose aussi le catholicisme comme religion d’État et centralise tous les pouvoirs entre les mains de Louverture. Certains y verront un moment bonapartiste noir : un pouvoir autoritaire, personnel, fondé sur l’ordre, le culte du chef, et une légitimité puisée dans la guerre. D’autres y verront le seul cadre possible, dans un monde hostile, pour préserver la liberté conquise par les armes.

Quoi qu’il en soit, cette stratégie à la fois inflexible et visionnaire fit de Toussaint non pas un saint, mais un fondateur d’État noir moderne, pétri de contradictions, capable de naviguer entre les nécessités de la guerre et les exigences d’une société fracturée.

IV. GUERRE DES NOIRS : LES FAÇONS D’ÊTRE LIBRE ENTRE AFRO-CRÉOLES

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Le Serment des ancêtres, tableau symbolisant l’alliance en novembre 1802, entre les mulâtres de Pétion et les Noirs de Dessalines.

A. Dessalines, Christophe, Rigaud, Pétion : la fracture Nord/Sud

La Révolution haïtienne, longtemps pensée comme une lutte frontale entre Noirs et Blancs, contient en réalité une dimension plus subtile, plus déchirante : la guerre des Noirs entre eux. Car une fois l’ennemi esclavagiste affaibli, la question suivante s’impose : comment vivre la liberté ? Et surtout, qui doit en définir les contours ?

C’est ici que les grandes figures de l’après-1799 s’affrontent : Jean-Jacques Dessalines, bras droit radical de Louverture ; Henri Christophe, militaire rigide et moderniste ; André Rigaud, mulâtre républicain attaché à la classe des libres de couleur ; Alexandre Pétion, créole lettré, défenseur d’un ordre plus libéral. Ces hommes ne s’affrontent pas que militairement ; ils incarnent quatre visions concurrentes de la liberté noire, marquées par l’origine sociale, la couleur de peau, et l’horizon politique.

La fracture Nord/Sud se cristallise dès 1799, dans ce qu’on appellera plus tard la guerre des couteaux. Rigaud, appuyé par les élites mulâtres du Sud, refuse la domination croissante des Noirs du Nord dans les postes de pouvoir. Sous couvert de lutte républicaine, il engage une guerre contre Toussaint Louverture, qui répond par une campagne brutale, orchestrée notamment par Dessalines. Cette guerre, bien que souvent minimisée dans les récits officiels, est une guerre civile raciale, où s’expriment des ressentiments anciens : mépris des mulâtres envers les Noirs africains, suspicion des anciens esclaves envers les affranchis souvent complices du système plantationnaire.

Dessalines, figure noire absolue, sans attache avec la France, est l’archétype du chef populaire radical. Il méprise les élites mulâtres, qu’il considère comme une bourgeoisie coloniale déguisée. Pour lui, la liberté passe par l’éradication complète de l’ancien ordre, y compris ses relais créoles. Christophe, plus austère, envisage une société noire hiérarchisée, disciplinée, modernisée à l’européenne, presque prussienne dans son organisation. Rigaud, de son côté, rêve d’une Haïti républicaine, mais gouvernée par une élite éclairée (souvent métissée, francophone, instruite) qui perpétue, sans l’esclavage, la structure sociale coloniale. Pétion, quant à lui, oscille entre idéalisme libéral et pragmatisme clientéliste, instaurant plus tard un système de « petite propriété » pour stabiliser les masses, tout en gardant le pouvoir entre les mains d’un cercle étroit.

Derrière ces confrontations, se cache une question fondamentale non résolue par la révolution : la liberté est-elle une rupture totale avec le monde colonial, ou peut-elle s’accommoder d’une réplique inversée du même ordre ? Et surtout : qui sont les héritiers légitimes de cette liberté ? Les anciens esclaves ? Les affranchis ? Les intellectuels créoles ? Les militaires victorieux ?

La guerre des Noirs ne fut donc pas un épiphénomène mais une seconde révolution, plus sourde, plus douloureuse, où le peuple noir dut apprendre que la liberté ne suffit pas ; encore faut-il l’organiser, la distribuer, et parfois l’imposer.

B. La guerre des couteaux : les armes de la discorde

La guerre des couteaux (1799–1800) est bien plus qu’un simple conflit militaire entre factions rivales. Elle incarne une rupture historique : le moment où les lignes de fracture internes à la société noire post-esclavagiste éclatent au grand jour. Dans cette lutte intestine, le Sud et le Nord ne sont pas que des territoires : ils symbolisent deux visions opposées du futur d’Haïti, deux héritages culturels, deux rapports à l’identité noire et à la mémoire coloniale.

Le Sud, dominé par les élites mulâtres comme Rigaud, est plus francophile, plus urbain, plus proche des codes républicains métropolitains. L’ordre social y reste profondément teinté de hiérarchies de couleur : les Noirs y sont nombreux, mais la classe dirigeante, affranchie avant 1791, entend préserver sa suprématie. Cette élite redoute le pouvoir des anciens esclaves armés du Nord, qu’elle considère comme incultes, brutaux, et incontrôlables.

Le Nord, bastion des Noirs ex-esclaves, est l’héritage direct de l’insurrection de 1791. Sous Louverture, puis sous Dessalines et Christophe, il s’organise comme un espace militaire et agraire, marqué par la discipline, le culte du travail forcé, et la volonté de bâtir une autonomie politique noire fondée sur l’autorité plutôt que sur la discussion parlementaire. Cette région est aussi plus ouverte au vaudou et à la mémoire africaine ; des éléments que les républicains du Sud regardent avec mépris ou inquiétude.

La guerre débute en juin 1799, lorsque Toussaint Louverture, sous prétexte de rétablir l’ordre républicain, lance une offensive contre Rigaud. En vérité, il s’agit d’une entreprise d’épuration politique et raciale, visant à briser l’hégémonie mulâtre sur les villes du Sud. L’armée de Dessalines mène cette campagne avec une férocité méthodique. Les atrocités sont nombreuses, les exécutions sommaires se multiplient. À l’inverse, les forces de Rigaud, soutenues discrètement par les Français métropolitains hostiles à Louverture, pratiquent aussi la répression ciblée contre les officiers noirs du Nord.

Dans ce contexte explosif, apparaissent des figures moins connues, mais cruciales : Lamour Desrances, chef noir indépendantiste dans l’Ouest, et Moyse Louverture, neveu du gouverneur. Tous deux incarnent une dissidence interne, non pas venue de l’ennemi mulâtre, mais de la base noire elle-même. Moyse, notamment, critique le retour au travail forcé et le maintien des anciens maîtres dans leurs plantations. En octobre 1801, il prend la tête d’une révolte populaire contre son propre oncle. Louverture, fidèle à son ordre, le fait arrêter et exécuter publiquement. Ce geste brise un tabou : la Révolution dévore ses enfants, y compris les plus proches.

Lamour Desrances, quant à lui, mène une guérilla autonomiste dans la région de Port-au-Prince, refusant l’autorité centralisatrice de Louverture. S’il échoue militairement, sa résistance témoigne d’un fait fondamental : même au sein du camp noir, l’unité est une fiction précaire. Il existe des clivages de classe, de mémoire, de stratégie. Tous les Noirs ne veulent pas le même avenir ; certains réclament l’autonomie locale, d’autres une réforme agraire, d’autres encore une monarchie noire disciplinée.

Ainsi, la guerre des couteaux est bien une guerre de visions, et non seulement de chefs. Elle annonce déjà les fractures post-indépendance, où l’unité noire se disloquera autour de deux pôles : Cap-Haïtien, bastion du royaume noir de Christophe, et Port-au-Prince, capitale républicaine mulâtre de Pétion. L’épée noire de la liberté se transforme lentement en couteau intérieur, celui qui tranche non plus les chaînes du maître, mais les alliances entre frères d’armes.

V. NAPOLÉON ET L’EXPÉDITION FRANÇAISE : LA GUERRE TOTALE

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Prise du Cap-Français par le corps expéditionnaire en févier 1802.

A. Leclerc, Rochambeau, et la logique d’extermination

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Exécutions d’insurgés par noyade.

En 1802, Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, décide de mettre un terme au projet haïtien d’autonomie noire. Sous couvert de rétablir l’ordre républicain, il envoie à Saint-Domingue la plus grande expédition coloniale jamais déployée par la France : près de 30 000 hommes, menés par son beau-frère, le général Charles Leclerc. L’objectif officieux est clair : renverser Toussaint Louverture, désarmer les Noirs, et rétablir l’esclavage ; comme cela a déjà été fait en Guadeloupe.

Dès leur arrivée, les troupes françaises adoptent une double stratégie : d’un côté, la séduction politique ; promesse de liberté maintenue, discussions avec les chefs noirs ; de l’autre, la terreur militaire, avec des colonnes mobiles, des massacres préventifs, et un harcèlement systématique des positions haïtiennes. Toussaint, dans un premier temps, tente une résistance militaire conventionnelle, mais face à la supériorité logistique des Français, il opte pour la guerre d’usure : incendie des récoltes, sabotage des routes, embuscades dans les mornes.

Mais c’est une trahison interne qui marque le tournant : Jean-Jacques Dessalines, puis Henri Christophe, feignent un ralliement à Leclerc. Cette manœuvre, plus tactique que sincère, désarçonne Toussaint, qui finit par se rendre en mai 1802, contre la promesse de sécurité. Cette promesse sera trahie : Toussaint est capturé et déporté en France. Enfermé dans le fort de Joux, dans le Jura, il y meurt quelques mois plus tard, en avril 1803. Avant de partir, il aurait lancé cette prophétie devenue légende : 

« En me renversant, vous n’avez abattu que le tronc de l’arbre de la liberté. Il repoussera par les racines, car elles sont profondes et nombreuses. »

Avec la disparition de Louverture, les Français croient avoir pacifié l’île. Mais la résistance se réorganise, et la stratégie coloniale bascule alors dans l’abject. Leclerc, de plus en plus isolé et paranoïaque, meurt du typhus en novembre 1802. Il est remplacé par Donatien de Rochambeau, un militaire sans scrupules, qui inaugure une politique d’extermination raciale à peine voilée. Les ordres sont clairs : pas de quartier. Les Noirs capturés sont pendus, noyés, ou brûlés vifs. Rochambeau invente même des méthodes chimiques rudimentaires, enfermant des prisonniers dans des cales de navires et y injectant des fumées toxiques. Les femmes, les enfants, les vieillards ne sont pas épargnés. On enterre vivants les rebelles présumés, on empoisonne les puits, on décime les campagnes.

Mais loin de soumettre la population, cette logique d’horreur radicalise la résistance. Les anciens compagnons de Toussaint (Dessalines, Christophe, Pétion) unifient leurs forces. Les paysans prennent les armes, les femmes servent d’espionnes, les enfants guident les combattants à travers les montagnes. La guerre devient totale, et désormais existentielle : il ne s’agit plus de négocier un statut, mais d’arracher une terre ou de périr.

En moins d’un an, les troupes françaises s’effondrent, décimées par les maladies, les désertions et la haine généralisée. Rochambeau, encerclé, capitule en novembre 1803 après la bataille de Vertières. Ce n’est pas seulement une défaite militaire : c’est la première fois dans l’histoire moderne qu’un empire européen est chassé par une armée d’esclaves affranchis.

B. 1803 : bataille de Vertières, acte fondateur d’un peuple d’armes

Le 18 novembre 1803, sur les hauteurs de Vertières, à quelques kilomètres du Cap-Français, se joue le dernier acte de la plus improbable des guerres coloniales. Face à une armée française affaiblie, mais retranchée dans ses bastions, les troupes noires, commandées par Jean-Jacques Dessalines, lancent une offensive décisive. C’est plus qu’une bataille : c’est une consécration guerrière, une affirmation par les armes d’un peuple qui refuse le retour en servitude.

Dessalines, longtemps perçu comme le bras droit sanguinaire de Louverture, révèle ici sa dimension de stratège brut et méthodique. Il connaît les failles de l’ennemi, ses habitudes, son arrogance. Il divise ses troupes en unités mobiles, frappe les flancs, coupe les lignes de ravitaillement, joue sur la fatigue morale des Français. Il galvanise ses hommes par des discours de feu, invoque les ancêtres, promet la terre ou la mort. Et surtout, il donne l’ordre de n’épargner aucun symbole de la domination coloniale.

Face à lui, Rochambeau, désavoué par Paris, pris au piège d’une guerre qu’il ne comprend plus, tient une position désespérée. Ses soldats, rongés par le typhus, minés par la démoralisation, sont encerclés. La supériorité technique ne suffit plus face à une armée noire déterminée, unifiée par la rage, la mémoire et la soif d’autonomie. Même les anciens esclaves non enrôlés apportent vivres, informations et soutien logistique.

La bataille de Vertières est courte, violente, décisive. Le général noir Capois-la-Mort, fauché à plusieurs reprises par les tirs, continue d’avancer sous les boulets en criant « En avant ! » : son geste devient légende, symbole d’une liberté plus forte que la peur. Rochambeau, frappé d’effroi par la détermination adverse, accepte la reddition le 28 novembre. Il obtient de sauver l’honneur en quittant l’île avec ses derniers soldats, mais laisse derrière lui une armée détruite et un empire humilié.

Vertières n’est pas simplement une victoire militaire. C’est la première fois qu’une colonie esclavagiste réussit à vaincre une armée européenne de première puissance, à l’issue d’un conflit frontal et prolongé. C’est la preuve que l’histoire ne se joue plus seulement à Paris, Londres ou Madrid ; mais aussi dans les mornes, les champs de canne et les forteresses de pierres noires.

Avec cette victoire, le peuple haïtien naît dans le sang et la souveraineté armée. Ce n’est pas un don, ni un décret venu d’en haut, mais une conquête, arracher par des hommes et des femmes noirs refusant de redevenir chair à plantation. À Vertières, ce sont les descendants des razziés d’Afrique qui font plier l’arrogance impériale. Ce jour-là, l’histoire mondiale change de camp.

VI. 1804 ET AU-DELÀ : UNE INDÉPENDANCE SANS MODÈLE

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne

A. Massacre des colons : purification stratégique ou fardeau historique ?

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Incendie de la Plaine du Cap. Massacre des Blancs par les Noirs. Illustration des esclaves de la colonie de Saint-Domingue (future Haïti) se révoltant contre leurs maîtres le 22 août 1791.

Le 1er janvier 1804, sur la place publique de Gonaïves, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance de Haïti, première république noire libre du monde moderne. Mais à peine l’encre de la déclaration sèche que commence l’un des épisodes les plus controversés de la révolution haïtienne : le massacre systématique des colons blancs encore présents sur l’île. Entre février et avril 1804, entre 3 000 et 5 000 Français (hommes, femmes, vieillards) sont tués sur ordre de Dessalines. Ce n’est ni un débordement populaire ni un accès de vengeance incontrôlée : c’est une purge planifiée, organisée par zones, menée par des officiers chargés d’exécuter un ordre politique.

Les justifications avancées par Dessalines sont multiples. D’abord, préserver l’indépendance par la terreur : il s’agit d’empêcher tout retour en arrière, de dissuader les Français d’un futur débarquement, en effaçant leur présence démographique. Ensuite, venger les milliers de morts noirs de la guerre, les massacres de Rochambeau, les pendaisons, les tortures, les trahisons. Enfin, refonder la société haïtienne sur une base raciale inverse : Haïti ne sera plus une colonie blanche, mais une nation noire, sans ambiguïté. Cette logique d’éradication est brutale, mais dans l’esprit de Dessalines, elle est stratégique ; il ne s’agit pas de haine, mais de prévention.

Les conséquences sont immédiates : l’Occident s’indigne, les récits des survivants alimentent une propagande raciste massive en Europe et en Amérique. Haïti devient un État paria, dont l’indépendance est refusée ou ignorée par les grandes puissances pendant des décennies. Seuls les États-Unis de Jefferson (eux-mêmes esclavagistes) acceptent des relations commerciales, dans une hypocrisie notoire. Le massacre devient ainsi un fardeau historique, utilisé pour diaboliser l’expérience haïtienne, mais aussi pour freiner l’enthousiasme des mouvements abolitionnistes ailleurs.

Sur le plan intérieur, la disparition des colons laisse un vide économique et technique. Dessalines tente de maintenir l’ordre post-esclavagiste sans l’esclavage : il confisque les terres, redistribue parfois, mais surtout impose le travail obligatoire dans les plantations, comme Louverture avant lui. L’armée devient l’épine dorsale de l’État : c’est elle qui surveille, produit, discipline. La liberté est là, mais encadrée, militarisée, surveillée.

La contradiction est criante : l’esclavage est aboli, mais le travail forcé demeure. Le maître blanc a disparu, mais le commandeur noir prend sa place. L’État haïtien naissant est pris en tenaille entre une volonté d’émancipation radicale et une dépendance structurelle au modèle économique hérité de la colonie. Le peuple noir n’est plus esclave, mais il n’est pas encore souverain dans ses conditions de vie.

Ainsi, le massacre de 1804, acte fondateur autant que plaie ouverte, résume les tensions de l’indépendance haïtienne : entre sécurité et brutalité, entre liberté arrachée et ordre hérité, entre purification nécessaire et mémoire impossible. Il est, aujourd’hui encore, le nœud le plus explosif de la conscience haïtienne et de son image mondiale.

B. Pétion, Christophe, Boyer : les héritiers divisés

Après l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines en octobre 1806, la Révolution haïtienne entre dans une nouvelle phase : la fragmentation politique. Les anciens compagnons d’armes deviennent les héritiers d’un rêve difficile à maintenir, tiraillés entre ambition personnelle, divergences idéologiques et gestion du vide institutionnel laissé par la guerre. Trois figures s’imposent : Henri ChristopheAlexandre Pétion et plus tard Jean-Pierre Boyer. Trois hommes, trois styles de pouvoir, trois conceptions de ce que doit être Haïti après la rupture.

Au Nord, Henri Christophe fonde un régime autoritaire et centralisé. Inspiré par les monarchies européennes et la rigueur militaire prussienne, il instaure en 1811 un royaume noir, se couronne roi sous le nom de Henri Ier, érige une noblesse haïtienne, et construit des palais à la hauteur de sa vision ; dont l’imposante citadelle La Ferrière, bastion défensif contre toute tentative de recolonisation. Mais ce rêve d’empire noir discipliné repose sur une base paysanne contrainte au travail forcé : Christophe impose une économie de plantation militarisée, fondée sur le rendement et l’obéissance. Le progrès architectural et administratif s’accompagne d’une répression féroce. L’ordre prime, même au prix du consentement. Isolé et malade, Christophe se suicide en 1820, abandonné par ses officiers.

Au Sud, Alexandre Pétion incarne l’exact opposé. Président à vie d’une république créole, il prône une démocratie mulâtre, fondée sur la petite propriété. Il distribue les terres d’État aux anciens soldats et paysans, instaure une politique libérale, mais à géométrie variable : l’armée et l’administration restent entre les mains d’une élite métissée, souvent francophone, qui marginalise les masses noires rurales. Pétion est salué pour son soutien aux luttes d’indépendance en Amérique latine (notamment à Simón Bolívar), mais son régime s’enracine dans une société à deux vitesses : liberté en surface, reproduction des privilèges sous une nouvelle couleur.

Enfin, Jean-Pierre Boyer, successeur de Pétion, parvient en 1820 à réunifier le pays, puis à annexer la partie orientale de l’île (l’actuelle République dominicaine). Mais cette unité retrouvée est rapidement minée par un acte aux conséquences désastreuses : en 1825, sous la menace d’une nouvelle invasion, Boyer signe avec la France monarchiste de Charles X un accord reconnaissant l’indépendance d’Haïti… contre le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs-or. Cette somme, exorbitante pour un pays ruiné, vise à « dédommager » les anciens colons pour la perte de leurs biens humains et matériels. L’économie haïtienne sera étranglée pendant plus d’un siècle pour rembourser cette dette coloniale immorale, négociée sous la contrainte et transformée en dogme financier par la suite.

Cette obsession française, couplée à l’absence de soutien international, enferme Haïti dans un isolement politique et une dépendance structurelle. Les divisions internes, les rivalités de couleur, les modèles de gouvernance antagonistes, tout cela empêche la naissance d’un projet national cohérent.

En définitive, les héritiers de 1804 n’ont pas su, ou pas pu, transformer une victoire révolutionnaire en un ordre politique durablement équitable. Le rêve d’un empire noir, la république mulâtre, l’État unifié sous tutelle économique : autant de trajectoires inachevées, contradictoires, qui forgeront les tensions haïtiennes du XIXe siècle. La liberté fut conquise par le feu, mais la souveraineté, elle, reste à construire.

CONCLUSION

Révolution haïtienne : Matrice noire de l’insurrection moderne
Exécution d’officiers français capturés par les insurgés.

La Révolution haïtienne demeure, encore aujourd’hui, un séisme dans l’histoire mondiale ; un événement si radical qu’il ne trouve pas d’équivalent direct. Elle est la seule révolte d’esclaves à avoir donné naissance à un État souverain, gouverné par ceux que l’ordre colonial définissait comme non-humains. À ce titre, Haïti n’est pas seulement la « première république noire » : elle est la matrice inavouée de toutes les insurrections modernes, la preuve que les damnés peuvent renverser l’Histoire.

Mais cette révolution fut aussi un fardeau, tant pour ses acteurs que pour leur postérité. Elle charriait les paradoxes d’une lutte qui devait briser l’esclavage tout en maintenant l’économie de plantation ; proclamer la liberté tout en imposant l’ordre par la contrainte ; imaginer une souveraineté noire dans un monde toujours structuré par la blancheur impériale. Le peuple haïtien hérita ainsi d’une indépendance sans modèle, bâtie sur des ruines, assiégée de l’extérieur, fracturée de l’intérieur.

Ce qui rend Haïti unique, ce n’est pas seulement sa victoire contre l’armée napoléonienne, ni même sa proclamation d’un ordre nouveau, mais la manière dont elle incarne la fracture coloniale au plus intime de sa société : entre mémoire africaine et aspirations républicaines, entre rêve monarchique noir et volonté démocratique mulâtre, entre autonomie radicale et dépendance financière imposée.

Haïti n’a jamais cessé de déranger l’Occident, non parce qu’elle aurait échoué, mais parce qu’elle a osé. Elle a osé abolir l’esclavage par la force, sans attendre la morale de l’oppresseur. Elle a osé exister en dehors des modèles européens. Elle a payé le prix fort pour cette audace. Mais dans cette tragédie politique, elle a laissé une trace indélébile : celle d’un peuple debout, né d’une lutte implacable, et porteur d’une promesse universelle ; la liberté conquise, non octroyée.

Notes et références

Siddis ou le legs africain oublié du sous-continent indien

Peu connue, la communauté des Siddis (Africains établis depuis cinq siècles en Inde et au Pakistan) révèle un pan oublié de l’histoire afro-asiatique, entre royaumes, traditions bantoues et bastions militaires. Une diaspora loin du récit victimaire.

Lorsqu’il est question de diaspora africaine, les regards se tournent presque exclusivement vers l’Atlantique, ses navires négriers, ses plantations et ses révoltes. Pourtant, un autre chapitre, tout aussi ancien mais largement ignoré, se joue sur l’échiquier indo-océanique. Là, loin des Amériques, une présence africaine s’enracine depuis plus d’un millénaire dans les terres de l’Inde et du Pakistan actuels. Ces communautés, connues sous le nom de Siddis ou Sheedis, offrent un contre-exemple fascinant au récit victimaire classique : elles furent esclaves, certes, mais aussi soldats, administrateurs, musiciens, bâtisseurs d’États et parfois même sultans.

De Malik Ambar, stratège militaire du Deccan au XVIe siècle, aux gardes africains du Nizam d’Hyderabad, les Siddis n’ont cessé de marquer de leur empreinte les sphères politiques, militaires et culturelles du sous-continent. Leur trajectoire mêle adaptabilité, ascension sociale et conservation de traits culturels africains, souvent à contre-courant des récits d’assimilation passive.

Comment ces communautés afro-descendantes, minoritaires et éparpillées, ont-elles su s’imposer durablement dans l’histoire tumultueuse de l’Asie du Sud ? Quelles structures sociales, alliances politiques ou ressources culturelles leur ont permis de franchir les siècles ? À travers le prisme des Siddis, se dessine une autre géopolitique de l’Afrique : celle qui regarde vers l’Est.

I. GÉNÉALOGIE ET GÉOSTRATÉGIE D’UNE DIASPORA MARITIME

Siddis ou le legs africain oublié du sous-continent indien
La capture d’esclaves dans l’océan Indien (1873).

1.1 Origines africaines et circulation indo-océanique

Siddis ou le legs africain oublié du sous-continent indien
Les marchands d’esclaves arabo-swahilis et leurs captifs le long de la rivière Ruvuma au Mozambique

L’histoire des Siddis s’ancre dans une géographie vaste, qui s’étend des côtes de l’Afrique orientale à celles du Gujarat et du Sind. Originaires des régions bantoues (du Mozambique au Kenya) mais aussi des hauts plateaux éthiopiens et de l’Abyssinie, ces hommes et femmes furent emportés dans un flux maritime multi-séculaire qui reliait l’Afrique, la péninsule Arabique et l’Asie du Sud. Cette circulation ne se résume pas à la traite d’esclaves : elle inclut aussi des échanges commerciaux, des migrations militaires, des alliances religieuses et des installations durables.

Le golfe d’Aden et la mer d’Arabie, bien avant l’expansion européenne, constituaient déjà un axe fondamental de la mobilité humaine. Des marchands omanais, des navigateurs gujaratis, des capitaines arabes embarquaient avec eux des Africains, parfois réduits en servitude, parfois employés comme mercenaires ou marins. Les Arabes les appelaient Zanj, terme générique désignant les peuples noirs d’Afrique de l’Est. Ce sont ces mêmes Zanj qui fourniront les premiers contingents afro-asiatiques du sous-continent indien, bien avant l’arrivée des Européens.

Lorsque les Portugais s’implantent à Goa et sur les côtes de Malabar au XVe siècle, ils ne font que s’insérer dans une dynamique bien antérieure. Eux aussi transportent des Africains depuis leurs colonies mozambicaines, mais dans une logique chrétienne et impériale différente. En somme, les Siddis ne sont pas des intrus soudains : ils s’inscrivent dans une tradition d’échanges afro-asiatiques aussi fluide que méconnue, dont l’océan Indien fut l’amphithéâtre central.

1.2 Multiplicité des statuts : esclaves, soldats, commerçants, élites

Siddis ou le legs africain oublié du sous-continent indien
Malik Amber d’Ahmadnager (vers 1605-27).

Réduire l’histoire des Siddis à celle de l’esclavage reviendrait à ignorer la profondeur de leur rôle dans les structures politiques et militaires du sous-continent. S’il est vrai que nombre d’entre eux furent arrachés à leurs terres en tant qu’esclaves (surtout à travers les routes omanaises et portugaises) leur destin ne fut ni figé ni linéaire. Le système social dans les sultanats de l’Inde médiévale permettait à certains captifs, une fois convertis ou libérés, d’accéder à des fonctions militaires, administratives, voire souveraines.

L’exemple le plus éclatant est sans doute celui de Malik Ambar (1548–1626). Né en Éthiopie, capturé dans son enfance, vendu à plusieurs reprises avant d’être affranchi, il devint l’un des plus grands stratèges militaires de l’Inde médiévale. À la tête de l’armée du sultanat d’Ahmadnagar, il utilisa des tactiques de guérilla novatrices contre les incursions mogholes, redessinant l’équilibre des forces dans le Deccan. Plus qu’un général, il fut un bâtisseur : urbaniste, diplomate, mécène. Il fit édifier la ville d’Aurangabad et imposa aux sultans et aux empereurs le respect dû à un chef de guerre.

Mais Malik Ambar n’était pas une exception isolée. Des figures comme Ikhlas Khan à Bijapur, Sidi Johar à Murud-Janjira ou Saifuddin Firuz Shah au Bengale incarnent cette capacité à transformer une condition initialement servile en pouvoir effectif. Certains créèrent même des États indépendants ou semi-autonomes, comme la principauté siddi de Janjira, qui résista farouchement aux Marathes.

La société siddi fut donc traversée par une hiérarchie interne souple, allant du soldat au gouverneur, du pêcheur au dignitaire de cour. Cette pluralité de statuts invite à reconsidérer leur trajectoire non comme celle d’une population dominée, mais comme celle d’un corps social stratifié, mobile et politiquement actif.

II. IMPLANTATIONS RÉGIONALES ET STRUCTURES SOCIOPOLITIQUES

2.1 États africains d’Asie : souveraineté et bastions militaires

Les implantations siddi sur le sous-continent indien ne relèvent pas seulement d’une présence marginale ou d’une insertion subalterne. Elles s’illustrent aussi par la constitution de noyaux de pouvoir politique et militaire, parfois d’une autonomie remarquable. Ce phénomène, observé sur plusieurs siècles et dans diverses régions, contredit l’idée d’une diaspora passivement intégrée ou simplement acculturée. Les Siddis se sont dotés d’une mémoire politique ancrée dans la géographie et dans les institutions.

Siddis ou le legs africain oublié du sous-continent indien
Fort de Murud-Janjira

Le fort de Janjira, au large de la côte de Konkan dans l’actuel Maharashtra, en constitue l’exemple le plus éloquent. Ce bastion maritime imprenable, tenu par des dynasties siddis pendant près de trois siècles, opposa une résistance obstinée aux ambitions navales des Marathes. Loin d’être de simples vassaux, les Nawabs de Janjira jouaient habilement des rivalités mogholes, européennes et régionales, parfois alliés de Delhi, parfois maîtres de leur propre destinée. Les tombes de la dynastie, les armes conservées, les chartes subsistantes en témoignent : les Siddis ne furent pas des supplétifs, mais des souverains locaux dotés d’un pouvoir réel.

À Hyderabad, les Africains intégrés dans la cavalerie d’élite des Nizams forment un autre type de bastion, davantage militaire que territorial. Les Gardes de cavalerie africains, cantonnés autour de Masjid Rahmania, étaient distingués non seulement pour leur loyauté, mais aussi pour leur culture propre, rythmée par la musique marfa, d’origine afro-arabe. Le quartier d’Habsiguda, littéralement “village des Habshis”, perpétue à lui seul la mémoire toponymique de cette présence africaine institutionnalisée.

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Le Firoz Minar au Bengale, du nom du sultan Habshi Saifuddin Firuz Shah .

Plus à l’est, le Bengale vit s’élever au XVe siècle une éphémère mais marquante dynastie habshi. Dans un contexte de crise politique, des esclaves d’origine abyssinienne promus officiers par les sultans bengalis prirent le pouvoir par la force. Saifuddin Firuz Shah, architecte du Firoz Minar à Gour, symbolise cette brève hégémonie. Loin d’être un épisode folklorique, cette prise de pouvoir illustre la porosité des hiérarchies ethniques et sociales dans les structures sultaniennes.

Ces bastions africains (navals, militaires ou dynastiques) dessinent une cartographie insoupçonnée de la puissance siddi en Asie. Ils rappellent qu’en dépit de leur dispersion, les Africains de l’Inde et du Pakistan furent, à certains moments de l’histoire, maîtres de leur sort et bâtisseurs d’États.

2.2 Les Siddis ruraux et sédentaires

Au-delà des figures militaires et des bastions autonomes, la grande majorité des Siddis, au fil des siècles, a connu un enracinement rural profond. Dispersés dans les États de l’Inde de l’Ouest et du Sud (Gujarat, Maharashtra, Karnataka, Goa) ainsi qu’au Pakistan dans les provinces du Sind et du Baloutchistan, ils ont développé une existence sédentaire fondée sur l’agriculture, l’artisanat ou des fonctions subalternes dans l’économie locale. Ce mode de vie, loin de signifier un effacement culturel, révèle en réalité une dialectique constante entre adaptation et maintien d’une identité africaine.

Dans les régions de Sasan Gir au Gujarat, ou dans le village de Sirvan, exclusivement habité par des Siddis, l’indianisation est visible à travers la langue, la cuisine et les pratiques vestimentaires. Pourtant, certains marqueurs subsistent, notamment dans les formes musicales comme le Goma ou Dhamaal, héritage direct des danses rituelles bantoues, où le tambour devient médium spirituel et lien communautaire. Le mot lui-même dérive du kiswahili ngoma, désignant autant l’instrument que l’acte rituel de danser pour invoquer les ancêtres.

Dans le Karnataka, où vivent environ un tiers des Siddis d’Inde, l’empreinte africaine s’entrelace avec les pratiques religieuses locales : hindouisme (41,8 %), islam (30,6 %) et christianisme (27,4 %) coexistent au sein d’une même communauté. Cette diversité religieuse témoigne non pas d’une dilution identitaire, mais d’un ancrage territorial souple, nourri d’interactions séculaires. Certaines familles affirment même un lien spirituel ou génétique avec Barack Obama, comme pour revendiquer une place symbolique dans la modernité globale.

Au Pakistan, les Sheedis du Sindh ont su tisser des réseaux internes solides, organisés autour de confréries ou “makans” (maisons), avec leurs propres saints tutélaires et fêtes communautaires comme le Sheedi Mela de Manghopir, où musique africaine et vénération des crocodiles sacrés se croisent dans un rituel unique. Là encore, la ruralité n’empêche ni l’organisation, ni la transmission d’une culture distincte.

Ainsi, la sédentarité des Siddis n’a pas signifié leur disparition. Au contraire, elle a permis une forme d’acculturation maîtrisée, où l’identité africaine se mue sans se dissoudre. En s’intégrant dans la mosaïque sud-asiatique, les Siddis ont su préserver l’essentiel : une mémoire vivante, souvent vibrante, de leur origine et de leur singularité.

III. CULTURE, MÉMOIRE ET IDENTITÉS PLURIELLES

3.1 Créolisation culturelle

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Sidis de Bombay. Illustrations de M. V. Dhurandhar tirées du livre By The Ways of Bombay – 1912

La culture des Siddis se situe à la croisée de l’ancestral et du local, de l’Afrique bantoue et de l’Asie méridionale. Elle illustre un phénomène de créolisation lente, où les éléments culturels africains n’ont pas été simplement absorbés, mais métissés, réinterprétés et parfois sanctifiés dans un cadre indien ou pakistanais. Le résultat : une culture siddi reconnaissable, malléable, et vivace.

Langue et religion furent les premières interfaces d’adaptation. Les Siddis parlent le gujarati, le marathi, le kannada, ou encore le sindhi selon leur localisation, et très peu conservent des éléments lexicaux africains. Cependant, certaines expressions communautaires (en particulier autour des rituels) trahissent des syntaxes orales proches du kiswahili ou de l’amharique. Religieusement, on observe un équilibre fascinant entre intégration et distinction : musulmans majoritaires au Gujarat et au Sindh, les Siddis sont hindous dans le nord du Karnataka, et parfois chrétiens, conséquence probable des conversions forcées ou opportunistes sous domination portugaise. Cette pluralité religieuse n’a pas fragmenté la conscience communautaire, mais l’a renforcée par la ritualisation de la différence.

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C’est dans la musique que l’héritage africain s’exprime avec le plus de force. Le Goma, également appelé Dhamaal, est bien plus qu’une danse : c’est une transe rythmée par le tambour, dérivé du ngoma swahili, au sein de laquelle les corps deviennent des relais spirituels. Dans certaines cérémonies, les participants disent être “possédés” par les anciens esprits siddi.

Au Pakistan, le style musical des Sheedis (identifiable à ses percussions syncopées, à ses rythmes circulaires et à ses cadences vocales) s’infiltre même dans la culture populaire, comme en témoigne la chanson politique “Bija Teer” ou les succès populaires du chanteur Younis Jani. Ces survivances ne sont pas des reliques : elles sont vivantes, partagées, et dans certains cas, intégrées à des formes contemporaines telles que le reggaeton, les musiques soufies ou le hip-hop urbain.

Enfin, la notion même de créolisation chez les Siddis ne se limite pas à une fusion passive de traits culturels. Elle est stratégie identitaire, adaptation consciente, voire posture politique. Affirmer son africanité dans un contexte indien ou pakistanais sans tomber dans le repli : telle est la prouesse qu’ils incarnent depuis plus de cinq siècles.

3.2 Réseaux mémoriels et affirmation contemporaine

Dans les sociétés où la mémoire des marges est souvent reléguée à l’oubli, les Siddis et Sheedis se distinguent par leur capacité à entretenir, transmettre et reconfigurer une mémoire africaine, non comme vestige folklorique, mais comme levier de reconnaissance. Cette mémoire, tissée à la fois dans les pratiques rituelles, les récits familiaux et les institutions locales, constitue l’ossature d’une affirmation identitaire contemporaine.

L’un des principaux vecteurs de cette mémoire vivante réside dans les rites communautaires. Au Pakistan, le Sheedi Mela de Manghopir, dans les faubourgs de Karachi, concentre chaque année une foule fervente autour du sanctuaire de Pir Mangho, saint soufi vénéré, dont le lien avec l’Afrique est revendiqué. Les crocodiles du bassin sacré, perçus comme des intercesseurs spirituels, incarnent cette fusion entre croyance islamique, pratiques animistes et mémoire esclave. La fête est à la fois religieuse, festive et politique : elle affirme la place des Sheedis dans le tissu social pakistanais, tout en célébrant leur africanité.

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Shantaram Siddi, photo d’archives, Uttara Kannada, Karnataka

En Inde, ce travail mémoriel s’exprime à la fois dans l’art, la politique et le sport. Des personnalités comme Shantaram Siddi, devenu membre du Conseil législatif du Karnataka, ou Girija Siddi, chanteuse de musique classique hindoustani, incarnent une nouvelle génération de figures publiques revendiquant ouvertement leur ascendance africaine tout en participant activement à la culture indienne dominante. Leur réussite n’est pas qu’individuelle : elle fait écho à une dynamique collective de repositionnement communautaire.

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Girija Siddi, diplômée d’une école de théâtre, qui joue dans Nimilita.

Dans le Sindh pakistanais, l’élection en 2018 de Tanzeela Qambrani, première femme Sheedi au Parlement provincial, marque un tournant. Issue de la maison Qambrani (du nom de Qambar, l’esclave affranchi du calife Ali) elle incarne la réappropriation d’une histoire souvent instrumentalisée. En assumant son héritage africain, elle redonne à ce pan de l’histoire musulmane asiatique une visibilité inédite.

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Tanzeela Qambrani. Photo par : Saad Sarfraz Sheikh

Ces affirmations contemporaines s’appuient également sur une relecture académique croissante de l’histoire siddi. Travaux de chercheurs, documentaires ethnographiques, récits diasporiques circulant sur les réseaux sociaux : tout cela alimente une contre-mémoire qui s’oppose à l’effacement. Ce n’est pas tant la revendication victimaire qui prime, mais la reconnaissance d’un passé riche, d’un rôle joué dans les dynamiques locales, et d’une dignité restée intacte malgré les siècles de marginalité.

Loin d’être figée, l’identité siddi se redessine aujourd’hui au croisement du local et du global, dans un dialogue entre la mémoire du tambour et les exigences de la modernité.

L’histoire des Siddis, souvent reléguée aux marges des récits nationaux indien et pakistanais, mérite une place centrale dans toute réflexion sur la circulation des peuples, des cultures et des souverainetés en Asie. Leur trajectoire n’est pas celle d’un peuple oublié, mais celle d’un peuple dispersé, enraciné, et pourtant toujours en tension avec les représentations dominantes.

Ils furent esclaves et généraux, bâtisseurs d’États et gardes d’honneur, agriculteurs de l’arrière-pays et poètes urbains. Leur présence dans des espaces aussi variés que Murud-Janjira, Hyderabad, Karachi ou les forêts de Gir démontre que l’Afrique orientale ne s’est pas contentée de traverser l’océan Indien ; elle y a laissé une empreinte durable, parfois silencieuse, mais jamais effacée.

En somme, les Siddis incarnent une autre lecture de l’histoire afro-asiatique : celle d’une diaspora volontairement créolisée, stratégiquement intégrée, et farouchement digne. À l’heure où l’Inde et le Pakistan cherchent à redéfinir leur pluralité interne, leur reconnaissance ne relèverait pas de la charité mémorielle, mais d’un impératif historique.

SOURCES

Ahmet Ali Çelikten, l’aigle noir de l’aviation turque

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Ahmet Ali Çelikten, officier ottoman devenu colonel de l’armée de l’air turque, fut le premier pilote noir de l’histoire. Pourtant, son nom est resté dans l’ombre. Ni héros d’empire, ni icône républicaine, ce pionnier afro-turc incarne une mémoire enfouie entre deux récits officiels ; celui de la modernité aérienne et celui de l’identité nationale. Son parcours, éclipsé des livres d’histoire, force à repenser la place des figures noires hors du prisme colonial occidental.

L’histoire mondiale de l’aviation célèbre volontiers ses pionniers. Les frères Wright, Roland Garros, Guynemer, ou encore Eugene Bullard pour la mémoire afro-américaine. Pourtant, un nom reste absent des annales officielles, malgré un parcours qui le place, chronologiquement et symboliquement, parmi les tout premiers pilotes militaires noirs de l’histoire humaine : Ahmet Ali Çelikten, dit « l’Aigle noir d’Izmir ».

Né en 1883 dans l’Empire ottoman, d’ascendance africaine nigériane par sa mère, et formé à la marine impériale avant de devenir pilote dès 1914, Ahmet Ali s’inscrit dans une temporalité qui précède tous les afro-descendants souvent cités comme « premiers » dans ce domaine. Mais à la différence de ses homologues américains, caribéens ou français, il n’évolue pas dans un contexte colonial. Il incarne une autre modernité : celle d’un empire non occidental, multiethnique, où les Afro-descendants occupent une place complexe, ni totalement marginale, ni pleinement visible.

Oublié des manuels d’histoire autant que des musées d’aviation, Ahmet Ali Çelikten est une figure d’interstice : à la fois militaire de haut rang, héros discret de la guerre d’indépendance turque, et symbole d’une diaspora noire ottomane à laquelle aucun espace mémoriel n’a jamais été accordé.

Cet article s’attache à redonner sa place à cet homme de l’air dont le destin traverse les guerres mondiales, les ruptures impériales, et les fractures raciales, tout en révélant une vérité trop longtemps négligée : l’histoire des Noirs ne se limite pas aux périphéries coloniales. Elle a aussi volé, combattu, et triomphé depuis le cœur d’autres puissances.

Aux origines d’un pilote hors du commun

Ahmet Ali Çelikten, l’aigle noir oublié de l’aviation turque
Pilotes ottomans en 1914/1915 à côté d’un monoplan Blériot XI-2. Ahmet Ali Çelikten est visible à côté de l’hélice.

Ahmet Ali Çelikten naît en 1883 à İzmir, dans le vilayet d’Aydın, l’un des plus anciens ports ouverts de la Méditerranée orientale. Cosmopolite, multilingue, brassant les populations grecques, turques, arméniennes, levantines et africaines, İzmir incarne alors cette “interface ottomane” entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe. C’est dans ce creuset impérial que grandit celui que l’histoire désignera tardivement comme le premier pilote militaire noir.

Sa lignée familiale éclaire une trajectoire bien plus vaste que celle d’un simple individu. Sa mère, Emine Hanım, est d’origine nigériane ; elle descend des esclaves ou affranchis passés par l’Égypte ottomane, puis par la Crète, avant de rejoindre l’Anatolie. Son père, Ali Bey, est lui aussi afro-descendant, intégré à l’élite artisanale ou militaire ottomane. Ainsi, Ahmet Ali incarne cette diaspora africaine de l’Empire, souvent invisibilisée mais bien présente : les Zenci Osmanlılar, littéralement “les Noirs Ottomans”, établis dans les grandes villes côtières.

À la différence des sociétés coloniales européennes, l’Empire ottoman ne fonde pas son système politique sur une hiérarchie raciale rigide. Il n’y a pas de “code de couleur” au sens juridique. Cela ne signifie pas pour autant l’absence de discrimination. Mais dans ce cadre, les Afro-Ottomans pouvaient accéder à certains postes (dans l’armée, les métiers techniques, les fonctions religieuses) à condition de loyauté et d’effacement culturel. C’est dans ce pli que se glisse le destin d’Ahmet Ali.

Élevé dans une société où l’islam joue un rôle intégrateur plus qu’exclusif, il bénéficie d’un enseignement structuré. Très jeune, il manifeste une attirance pour la mer et la mécanique. Dans un empire vieillissant, conscient de sa fragilité face aux puissances européennes, les écoles militaires techniques représentent une voie d’ascension sociale ; et aussi une manière de servir sans renier sa singularité raciale.

La famille choisit donc de l’inscrire à la Haddehâne Mektebi, l’école technique de la marine ottomane. Là, il devient l’un des rares élèves afro-descendants, mais non un cas unique. Cette institution, comme d’autres à Istanbul et Smyrne, formait alors une jeunesse impériale dont les origines étaient aussi diverses que les territoires de l’Empire lui-même. Ce n’est pas une France républicaine qui ouvre les portes à un jeune homme noir : c’est une Sublime Porte ottomane, tardive mais encore capable d’intégrer ses propres marges.

Ce cadre d’origine est crucial pour comprendre l’homme qu’il deviendra. Ahmet Ali ne se pense pas comme un sujet colonisé. Il n’est ni dominé, ni exilé. Il est un officier en devenir dans un État qui, malgré ses tensions internes, le reconnaît comme partie prenante. Ce statut impérial complexe le distingue radicalement des figures afro-descendantes de l’aviation militaire dans les pays occidentaux : là où d’autres ont dû braver la ségrégation, lui opère depuis une zone grise d’inclusion limitée mais réelle.

Ahmet Ali est donc, dès ses origines, le produit d’un autre récit. Celui d’un empire islamisé, bureaucratisé, poly-ethnique ; où les Noirs n’ont jamais été majoritaires, mais jamais totalement effacés. Ce détail changera tout.

Le destin d’Ahmet Ali Çelikten bascule en 1904 lorsqu’il intègre la prestigieuse Haddehâne Mektebi, l’École technique de la marine ottomane. En pleine phase de modernisation de l’appareil militaire, l’Empire mise sur une jeunesse instruite, techniquement compétente, capable de répondre au défi technologique posé par les puissances européennes. Ahmet Ali, jeune homme afro-descendant dans un corps où l’élite est majoritairement turque et arabisée, s’y distingue par ses capacités techniques et sa discipline.

Diplômé en 1908 comme mülâzım-ı evvel (lieutenant de marine), il entame une carrière dans la marine ottomane. Mais très vite, une nouvelle force l’attire : le ciel. L’aviation militaire est à ses débuts dans l’Empire ottoman, qui crée sa première école de pilotage navale, la Deniz Tayyare Mektebi, à Yeşilköy en 1914 ; le même lieu où il posera plus tard pour les rares clichés qui nous sont parvenus. L’accès à l’aviation dans l’Empire n’est pas encore saturé par des critères sociaux ou raciaux rigides. C’est un espace neuf, ouvert aux techniciens de la marine, surtout à ceux qui maîtrisent les mécaniques modernes. Ahmet Ali coche toutes les cases.

Cette bascule du marin vers le pilote n’est pas anodine. Elle représente une double ascension : dans la hiérarchie militaire et dans l’imaginaire collectif. L’aviateur, dans l’Empire comme ailleurs, est la figure du progrès, du courage, de la maîtrise de l’invisible. Pour un homme noir, cette position dépasse le cadre personnel. Elle devient une subversion silencieuse. Là où l’Afrique colonisée est pensée comme « clouée au sol », passive, sans maîtrise technologique, Ahmet Ali prend les airs.

Le 11 novembre 1916, il devient officiellement pilote militaire. Il est alors parmi les tout premiers à recevoir ses ailes dans l’Empire ottoman. Mieux : il est le premier homme noir au monde à intégrer une force aérienne régulière en tant que pilote militaire. À cette époque, Eugene Bullard n’a pas encore reçu son brevet français, William Robinson Clarke est à peine en formation, et Domenico Mondelli sert dans un cadre paramilitaire italien.

Mais Ahmet Ali ne se contente pas de voler. Le 14 février 1917, il est promu Yüzbaşı (capitaine), et envoyé en Allemagne pour y suivre des cours d’aviation avancée. À Berlin, il découvre un autre rapport à la guerre technologique, mais aussi à la race. Ce séjour va renforcer chez lui une posture singulière : il n’est ni un colonisé formé par l’Occident, ni un “Noir utile” mis en avant à des fins symboliques. Il est un officier autonome, turc et africain, ottoman et moderne.

De retour en Anatolie, il est affecté à l’Unité aéronavale d’Izmir, avec un surnom désormais gravé dans les registres : Kara Kartal ; « l’Aigle noir », ou plus littéralement, « l’Aigle de fer noir ». Ce nom n’est pas seulement un surnom martial : il est une déclaration. Dans un monde où les figures noires sont assignées à l’infanterie coloniale ou à l’effacement, lui prend le vent. Et l’histoire, pourtant, refusera longtemps de lui accorder l’altitude qu’il mérite.

L’image d’un pilote noir dans l’armée ottomane au début du XXe siècle pourrait surprendre. Dans l’imaginaire collectif, les Afro-descendants sont souvent associés aux colonies d’Afrique subsaharienne, aux empires européens, à la condition d’assujettis ou de tirailleurs. Pourtant, l’Empire ottoman a, lui aussi, connu sa propre population africaine, ses propres dynamiques raciales ; distinctes mais pas toujours plus inclusives. Pour comprendre la place d’un homme comme Ahmet Ali Çelikten dans l’armée ottomane, il faut d’abord déconstruire les clichés tenaces.

Loin d’être un monde ethniquement homogène, l’Empire ottoman était une mosaïque impériale : Turcs, Arabes, Kurdes, Arméniens, Grecs, Juifs, Bosniaques, Circassiens, mais aussi Afro-descendants y coexistaient dans des structures sociales hiérarchisées, certes, mais plus souples que les régimes coloniaux raciaux d’Europe occidentale. L’esclavage y fut aboli tardivement, au tournant du XXe siècle, mais de nombreux affranchis africains s’étaient déjà intégrés dans les tissus urbains et militaires.

À Istanbul, Smyrne, ou en Anatolie, les Zenci (terme utilisé à la fois pour désigner la couleur noire et l’origine africaine) formaient des communautés souvent liées au service domestique, religieux ou militaire. Beaucoup servaient dans les palais, les mosquées, les confréries soufies. Mais certains parvinrent à s’élever, notamment dans les unités maritimes ou les écoles techniques, là où la compétence technique primait encore sur les hiérarchies raciales strictes.

L’armée ottomane, bien que dominée par des élites turques et caucasiennes, n’interdisait pas explicitement l’accès aux Afro-descendants. Elle le rendait difficile par les biais sociaux, mais pas légalement impossible. Ainsi, la présence d’un officier noir, et bientôt pilote, n’était pas totalement inédite ; mais restait rare. Ahmet Ali n’est pas une exception radicale, mais une incarnation extrême d’une possibilité rarement réalisée.

Dans la culture militaire ottomane, l’image du soldat africain n’était ni celle du “tirailleur nègre” européen ni celle du “barbare” à civiliser. Elle oscillait entre deux pôles : celui du loyal serviteur et celui de l’étranger toléré. Ce positionnement ambigu permettait certains accès ; mais rendait toute ascension spectaculaire politiquement invisible. C’est peut-être ce qui explique pourquoi, malgré ses états de service, Ahmet Ali ne deviendra jamais une figure publique dans la Turquie républicaine à venir.

Il est également important de noter que, dans l’imaginaire ottoman, la hiérarchie entre musulmans primait souvent sur celle entre races. Un Africain musulman, loyal à l’État et discipliné, pouvait théoriquement aller plus loin qu’un chrétien d’Europe de l’Est ou un Juif d’Empire, considérés comme millets (communautés non musulmanes) soumis mais distincts. Cette logique religieuse, plutôt que raciale, aura permis à Ahmet Ali d’entrer dans les cercles fermés de l’aviation naissante.

Mais cela ne signifie pas l’absence de préjugés. Être noir dans l’Empire ottoman, même musulman et loyal, signifiait porter un stigmate : celui d’une altérité visible, toujours susceptible d’être rappelée, toujours sujette à effacement. En ce sens, Ahmet Ali est aussi l’héritier d’une tradition de loyauté non reconnue ; celle des Noirs de l’Empire, invisibles dans les fresques impériales, mais omniprésents dans les marges du pouvoir.

Ce contexte éclaire la singularité de son ascension. Il n’est pas un pion dans une stratégie d’inclusion. Il est l’exception née d’une faille dans le système. Et l’histoire officielle, celle de l’État ottoman comme celle de la République turque, se hâtera d’oublier cette anomalie.

Un pionnier de l’aviation militaire mondiale

Ahmet Ali Çelikten, l’aigle noir oublié de l’aviation turque

Dans le panthéon de l’aviation militaire, les figures noires sont rares ; et souvent tardivement reconnues. Eugene Bullard, pilote afro-américain ayant servi dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale, est généralement présenté comme “le premier aviateur noir de l’histoire”. C’est une erreur historique. Car trois ans avant que Bullard ne reçoive son brevet de pilote en 1917, un autre homme, né d’ascendance africaine, avait déjà conquis les airs : Ahmet Ali Çelikten, diplômé pilote militaire ottoman dès 1914.

Cette antériorité n’est pas anodine. Elle révèle combien l’histoire officielle, façonnée par les centres impériaux d’Europe et d’Amérique, a systématiquement marginalisé les trajectoires noires situées hors du prisme colonial classique. Ahmet Ali ne servait pas dans une armée coloniale ; il servait un empire musulman, certes vieillissant, mais encore souverain. Et c’est peut-être ce qui le condamna à l’oubli : il ne rentrait dans aucune catégorie commode du récit occidental.

La chronologie est pourtant claire. L’école d’aviation navale de Yeşilköy ouvre ses portes en juin 1914. Ahmet Ali y est déjà officier de marine, formé à la technique. Il fait partie des premiers à suivre la formation. En novembre 1916, il est officiellement reconnu pilote militaire. Il est promu capitaine en février 1917, soit plusieurs mois avant qu’Eugene Bullard, William Robinson Clarke (Jamaïque, Royal Flying Corps) ou Domenico Mondelli (Erythrée/Italie) n’accèdent eux-mêmes au statut de pilotes de guerre.

Mais là où Bullard bénéficie d’un culte mémoriel posthume (médaille militaire française, timbre américain, statues et documentaires) Ahmet Ali reste dans l’ombre. Même la Turquie moderne ne l’a que très rarement célébré. Pourquoi ?

Parce qu’il est le produit d’un monde disparu : celui d’un empire non européen, où la modernité technique ne passait pas exclusivement par l’Occident. Parce qu’il est noir, mais sans lien avec l’esclavage américain ou les colonies africaines. Parce qu’il est musulman, dans un univers où l’islam reste souvent perçu comme opposé à l’idée même de progrès technologique.

Son cas révèle donc un biais majeur de l’historiographie : l’incapacité des récits dominants à reconnaître la pluralité des trajectoires noires, surtout lorsque ces dernières émergent hors des systèmes coloniaux européens. Ce n’est pas seulement le racisme qui a effacé Ahmet Ali ; c’est l’eurocentrisme appliqué à la mémoire noire elle-même.

Et pourtant, son existence est documentée. Ses états de service, ses photographies en tenue d’aviateur, les archives militaires turques, les témoignages de ses contemporains : tout confirme qu’il fut bel et bien le premier pilote noir de l’histoire militaire mondiale.

Ce fait, une fois reconnu, bouleverse notre lecture des débuts de l’aviation. Il oblige à déplacer le centre de gravité du récit. Il rappelle que les figures noires de l’histoire ne sont pas toutes issues de la résistance à l’Europe, ni nées sous bannière coloniale. Certaines, comme Ahmet Ali, ont pris leur envol depuis d’autres mondes ; ignorés, mais puissants.

Au moment où l’Europe plonge dans la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman, affaibli mais encore souverain, s’allie à l’Allemagne dans l’espoir de reconquérir un poids stratégique face à ses pertes territoriales. L’aviation, encore embryonnaire, devient rapidement un levier tactique majeur. Dans ce contexte, Ahmet Ali Çelikten entre dans une phase active de sa carrière : non plus simple pilote, mais acteur militaire d’un empire en guerre.

À la différence des aviateurs des grandes puissances industrielles, les pilotes ottomans évoluent dans des conditions rudimentaires : peu d’appareils, pièces détachées rares, formation écourtée, mais une polyvalence inégalée. Ahmet Ali, déjà reconnu pour ses compétences techniques, est affecté à des missions de reconnaissance et de logistique au-dessus des zones sensibles, notamment dans le cadre de la campagne des Dardanelles (Gallipoli). Il ne combat pas en escadrille de chasse, mais joue un rôle clé dans la coordination navale et la surveillance aérienne du littoral égéen.

En décembre 1917, il est envoyé en Allemagne pour y parfaire sa formation à l’aéronautique. Ce stage dans l’allié technologique majeur de l’Empire n’est pas qu’une formalité : c’est un moment stratégique, car les Allemands, en pleine guerre d’attrition, veulent faire des officiers ottomans des relais de leur savoir-faire. Ahmet Ali en revient aguerri, et surtout reconnu comme l’un des rares officiers noirs de toute l’alliance germano-ottomane. Dans les archives militaires, il est référencé sous un surnom unique : Çelik Kara Kartal, le « Black Steel Eagle« .

À son retour, il est affecté à la compagnie aéronavale d’İzmir, où il assure non seulement des vols de surveillance, mais aussi l’encadrement de jeunes pilotes. Dans un moment où l’Empire commence à se disloquer sous la pression militaire et politique, Ahmet Ali choisit pourtant de rester engagé. Il refuse de rejoindre les puissances étrangères qui offrent parfois un asile doré aux élites ottomanes déçues.

Ce patriotisme, enraciné dans une vision ottomane de l’honneur militaire, va connaître un prolongement inattendu : la guerre d’indépendance turque (1919–1923). À la chute de l’Empire, le pays est fragmenté, sous occupation étrangère. Une nouvelle lutte commence, menée par Mustafa Kemal et le mouvement nationaliste. Une guerre sans ligne de front fixe, où l’aviation jouera un rôle discret mais crucial.

Ahmet Ali se joint aux nationalistes. Il est affecté à la base aérienne de Konya, puis participe à une mission stratégique : le détournement et la récupération d’appareils stockés dans les entrepôts ottomans, afin de les transférer à Amasra, sur la mer Noire. Ce sont ces avions (transportés clandestinement) qui permettront aux forces kémalistes de mener des reconnaissances aériennes et de défendre leurs lignes navales.

Ce moment de bascule (entre la fin de l’Empire et la naissance de la République) est déterminant dans la trajectoire de Çelikten. Il devient l’un des rares officiers afro-ottomans à transiter vers la Turquie républicaine en conservant son rang et sa fonction. Il incarne ainsi un fil de continuité peu visible dans les récits modernes : celui d’un soldat noir ayant servi les deux formes politiques de son pays, sans jamais renier sa loyauté.

Lorsque l’armistice de 1918 scelle la défaite ottomane, l’Empire est morcelé par les puissances alliées, Istanbul est sous occupation britannique, Smyrne sous contrôle grec, et l’Anatolie s’embrase. Ce n’est plus un simple conflit de frontières : c’est une guerre existentielle. Dans ce chaos, Ahmet Ali Çelikten fait un choix net : celui de rejeter la résignation et d’embrasser la lutte pour une nouvelle souveraineté turque.

L’aviation, dans ce contexte, n’est pas un outil de domination technologique comme dans les grandes puissances occidentales. C’est une ressource rare, précaire, mais décisive. Les nationalistes doivent improviser une armée à partir de fragments épars. Parmi leurs besoins stratégiques : des avions… et des pilotes expérimentés. Ahmet Ali est alors l’un des seuls aviateurs de métier encore en service, et surtout un homme de confiance ; loyal, compétent, non affilié aux anciennes élites impériales compromises avec les Alliés.

Sa première mission cruciale intervient en 1922 : il est envoyé à Amasra, port discret de la mer Noire, pour superviser l’exfiltration d’avions entreposés dans les hangars militaires abandonnés. Le but : les soustraire à l’œil des puissances occupantes, les réparer, et les utiliser pour sécuriser les côtes stratégiques du nord de l’Anatolie. Ce ne sont pas des combats aériens spectaculaires, mais des vols à très haut risque, dans des conditions météorologiques souvent extrêmes, et avec un matériel en mauvais état.

Depuis Amasra, les avions récupérés sont utilisés pour surveiller les mouvements de troupes grecques, intercepter les approvisionnements maritimes suspects, et fournir des données essentielles au commandement kémaliste. Ahmet Ali n’est pas seulement un pilote : il devient un coordinateur opérationnel de l’aviation nationaliste, sorte de directeur technique de fortune pour un embryon de force aérienne libre.

Ce rôle discret mais stratégique lui vaut la reconnaissance des plus hauts niveaux de la nouvelle hiérarchie. En 1924, la République turque, fraîchement proclamée, lui décerne la Médaille de l’Indépendance n°480, signée par Mustafa Kemal Atatürk en personne. Ce geste symbolique, rare pour un officier noir dans un pays en recomposition, marque une reconnaissance implicite : celle d’un homme qui, sans chercher la gloire, a servi avec constance une cause nationale.

Mais dans la nouvelle Turquie, hyper-centralisée, républicaine et tournée vers une modernité européanisée, l’image d’un pilote noir de l’ancien empire ne cadre pas avec les mythes fondateurs. Peu à peu, Ahmet Ali est relégué dans les marges de l’histoire. Il poursuit néanmoins sa carrière dans l’armée de l’air, participe à la création de l’Air Undersecretariat (Hava Müsteşarlığı) au ministère de la Défense, avant de prendre sa retraite en 1949 avec le grade de colonel.

Ce que retient l’histoire officielle, souvent lacunaire, ce n’est ni son rôle stratégique à Amasra, ni son expérience allemande, ni son implication dès 1914. Ce que l’on oublie, volontairement ou non, c’est qu’il fut le seul aviateur afro-descendant à servir à la fois sous la bannière ottomane et dans la république de Mustafa Kemal ; un témoin direct de la transition d’un monde vers un autre, sans jamais renier son intégrité.

Il est temps, aujourd’hui, de le remettre au centre de la mémoire.

L’aigle noir et la mémoire dérobée

Ahmet Ali Çelikten, l’aigle noir oublié de l’aviation turque
Le Nigérian Ahmet Ali Bey (Çelikten), premier pilote de chasse noir au monde, Izmir, 1922

L’histoire d’Ahmet Ali Çelikten est à la fois exceptionnelle et révélatrice. Exceptionnelle, parce qu’il fut le premier pilote noir de l’histoire militaire mondiale, un pionnier discret au cœur d’un empire en déclin et d’une république en gestation. Révélatrice, parce qu’elle expose les mécanismes d’invisibilisation qui touchent les figures noires en dehors du cadre colonial classique : celles qui n’ont pas combattu l’oppresseur blanc, mais servi loyalement un État non-européen, elles aussi disparaissent du récit global.

La trajectoire d’Ahmet Ali contredit tous les clichés : il n’est ni esclave affranchi, ni simple tirailleur exotique, ni héros folklorisé. Il est un technicien, un militaire, un patriote (et un homme noir) ayant exercé au plus haut niveau d’un appareil d’État. Il est l’antithèse vivante de l’idée selon laquelle les Noirs seraient entrés dans la modernité technologique par la porte coloniale européenne.

Que son nom reste absent des livres d’histoire, des manuels scolaires, des commémorations officielles, est un symptôme d’un mal plus large : la difficulté à intégrer les parcours noirs qui ne cadrent pas avec les narratifs dominants, qu’ils soient occidentaux ou nationalistes.

Restituer à Ahmet Ali Çelikten sa juste place, ce n’est pas seulement corriger une erreur historique. C’est élargir notre regard sur la modernité, sur l’Afrique diasporique, sur l’histoire des technologies et des nations. C’est rappeler que les ailes de l’histoire noire ne se sont pas déployées qu’au-dessus des champs de coton ou dans les escadrons coloniaux, mais aussi, parfois, depuis un ciel ottoman ; chargé d’oubli, mais aussi de promesses.

Notes et références :

Rapport Brazza : Anatomie d’un silence d’État colonial

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En 1905, Pierre Savorgnan de Brazza dévoile les dessous atroces du système colonial français au Congo : réquisitions sanglantes, camps d’otages, violences institutionnalisées. Son rapport, trop dérangeant, est enterré pendant un siècle. Nofi explore l’anatomie d’un silence d’État et la manière dont la République a maquillé ses crimes au nom de la “civilisation”.

L’histoire coloniale française regorge de silences stratégiques. Certains furent improvisés dans l’urgence, d’autres soigneusement construits par les élites pour que jamais les faits ne deviennent vérité politique. Le cas du rapport Brazzarelève de cette seconde catégorie. Longtemps occulté, ce document explosif rédigé en 1905 par l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza n’était pas seulement une pièce administrative. Il était un acte d’accusation. Un miroir tendu à la République, reflet d’une brutalité organisée sur les terres africaines du Congo français, à une époque où les grandes puissances européennes prétendaient apporter lumière, loi et civilisation.

Mais que disait exactement ce rapport ? Et pourquoi fut-il enterré pendant plus d’un siècle ? Derrière la façade du devoir d’humanité, l’empire colonial français (notamment en Afrique équatoriale) pratiquait une politique de prédation économique, d’asservissement physique et d’humiliation culturelle, souvent par l’intermédiaire de compagnies privées soutenues par l’administration. L’affaire Toqué-Gaud, souvent réduite à un simple “scandale isolé”, fut en réalité l’expression d’un système rodé où la violence symbolique et réelle tenait lieu de gouvernance.

Le rapport Brazza, rédigé à la suite de cette affaire, fut l’un des rares documents produits depuis l’intérieur même de la structure coloniale qui documentait avec précision les mécanismes de cette violence. Mais ce document n’avait pas vocation à éclairer. Il fut mis sous clé, résumé à une version inoffensive, et son auteur discrédité puis marginalisé jusqu’à sa mort, survenue peu après la fin de sa mission.

Cet article propose de revenir, sans fard ni filtre, sur l’affaire du rapport Brazza. Non pas pour exhumer un fait historique figé, mais pour comprendre comment un État peut effacer ses propres crimes, comment une administration peut organiser l’oubli ; et comment l’Afrique, en tant que sujet et non plus simple terrain, peut reprendre le récit de cette mémoire mutilée.

Genèse d’un scandale colonial étouffé

L’exécution barbare de Pakpa

L’année 1903 marque un tournant sinistre dans l’histoire du Congo français. À Fort-Crampel, poste administratif situé dans l’actuelle République centrafricaine, un acte de cruauté volontaire, froidement calculé, va mettre à nu la brutalité structurelle du système colonial français. Ce n’est pas un incident isolé. C’est un rituel sacrificiel orchestré par des représentants de la République.

Le 14 juillet (jour symbolique entre tous) Georges Toqué, administrateur colonial, et Fernand Gaud, commis des affaires indigènes, décident de « faire un exemple ». La cible : un certain Pakpa, ancien guide africain, accusé d’insubordination et d’indépendance d’esprit. Leur méthode ? Un meurtre rituel travesti en opération psychologique. Ils attachent de la dynamite autour du cou de Pakpa et le font exploser. Non pas dans un élan de folie, mais avec une préméditation minutieuse, assumée plus tard devant les juges. “Ça a l’air idiot”, dira Gaud lors de son procès, “mais ça médusera les indigènes. Si après ça ils ne se tiennent pas tranquilles…”

Cette phrase dit tout. Elle résume la logique profonde de la colonisation telle qu’elle s’exerce dans l’intérieur africain à l’époque : terroriser pour soumettre, déshumaniser pour gouverner. Pakpa n’est pas exécuté pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est : un homme libre qui refuse l’ordre colonial.

L’objectif de Toqué et Gaud est clair : frapper les esprits. Semer la peur pour consolider un pouvoir fragile. L’action s’inscrit dans une stratégie plus vaste d’intimidation : les administrateurs savent qu’ils n’ont ni les moyens logistiques, ni la légitimité morale pour contrôler les populations locales. Il leur reste donc la violence, pure, spectaculaire, destinée à briser tout embryon de résistance.

Ce meurtre ne restera pas longtemps confiné aux marges de l’empire. Grâce à quelques témoins (dont des militaires français choqués) l’affaire remonte jusqu’à Paris. Des journaux en parlent, timidement d’abord, puis avec une indignation grandissante. Le Journal des Débats, puis Le Temps, relaient l’affaire. La presse catholique, républicaine, et même socialiste s’en empare. L’émotion gagne les chambres parlementaires. Le scandale est lancé.

Mais attention : ce n’est pas le sort de Pakpa qui émeut la classe politique. C’est le risque diplomatique. Le “caoutchouc rouge” du Congo belge, exposé par des Britanniques comme Roger Casement, fait déjà grand bruit en Europe. La République ne veut pas voir son image ternie par des accusations similaires. Il faut réagir ; sans trop révéler. C’est dans ce contexte que naît l’idée d’une commission d’enquête. On choisira un nom prestigieux, à la réputation d’intégrité : Pierre Savorgnan de Brazza. Un homme respecté, mais affaibli. L’enquête est lancée. Le cadre est posé. Mais la volonté de vérité ? Elle, reste à prouver.

L’indignation médiatique et parlementaire

L’exécution barbare de Pakpa, en ce 14 juillet 1903, aurait pu rester l’un de ces innombrables actes de brutalité coloniale noyés dans l’indifférence administrative. Mais cette fois, quelques lignes franchissent la ligne rouge. Des témoins européens, outrés ou inquiets pour leur propre réputation, transmettent l’information. La presse parisienne, toujours à l’affût des excès que la République se plaît à condamner… chez les autres, s’en empare.

Très vite, Le Journal des Débats sonne l’alarme, bientôt suivi par Le Temps et L’Humanité, chacun y allant de sa rhétorique morale. La mise à mort de Pakpa choque, bien sûr ; mais plus encore, elle embarrasse. Car en pleine rivalité coloniale avec la Belgique de Léopold II, la France ne peut se permettre d’être associée à des pratiques qu’elle dénonce avec virulence dans le Congo voisin. Dans l’opinion publique européenne, on commence à parler de “caoutchouc rouge”, d’exploitation sanglante. Le mythe de la mission civilisatrice vacille.

Dans les salons de la République, c’est moins la violence en elle-même qui gêne que la possibilité de perdre la bataille de l’image. À l’Assemblée nationale, certains députés républicains s’inquiètent : le silence ne fera que confirmer les accusations. Une commission d’enquête internationale, redoutée comme un affront à la souveraineté française, pourrait être imposée. Il faut reprendre l’initiative. D’où l’idée (habile) de nommer une commission “interne”, nationale, pour contenir la crise.

C’est à ce moment que le nom de Pierre Savorgnan de Brazza resurgit. Ancien explorateur respecté, figure connue du public, il possède un avantage décisif : il incarne encore, dans l’imaginaire français, une forme de colonialisme “humain”, “moral”, opposé aux intérêts privés et à la répression aveugle. Le ministère des Colonies, dirigé par Étienne Clémentel, fait de Brazza un fusible idéal. Il est nommé à la tête de la mission, non pour révéler, mais pour rassurer. Clémentel l’écrit noir sur blanc : il faut montrer que les violences “ne sont que des cas isolés”, que la France “réprime systématiquement les abus”, contrairement à d’autres puissances.

Ainsi naît une commission d’enquête dont le but officiel est la transparence, mais dont le cadre est soigneusement balisé. Le budget alloué est conséquent (268 000 francs, un montant inhabituel pour une mission d’évaluation) mais le calendrier est limité à six mois, voyage compris. Tout doit aller vite. Le décor est posé : l’État veut désamorcer, non ouvrir un procès en responsabilité. Ce que la presse a déclenché, le gouvernement s’apprête à le contenir.

Le cas Pakpa devient ainsi un enjeu diplomatique, un calcul politique, et non une alerte morale. L’indignation médiatique est réelle, mais inégale ; l’élan parlementaire existe, mais il est borné par la raison d’État. Pour les colonies africaines, c’est une leçon amère : même leurs martyrs ne peuvent être reconnus que si leur mort met en péril les intérêts français. Dans ce bal de postures, Brazza, quant à lui, s’embarque pour le Congo avec une seule certitude : ce qu’il découvrira ne pourra pas être tu.

Les intentions officielles vs les attentes réelles

Lorsque Pierre Savorgnan de Brazza accepte de diriger la mission d’enquête au Congo français, il entre dans une arène dont les règles sont déjà écrites. Officiellement, il s’agit de “faire la lumière” sur les événements de Fort-Crampel et sur les conditions de vie des indigènes dans la colonie. Officieusement, il s’agit de produire un rapport diplomatiquement inoffensif, rassurant pour les parlementaires, valorisant pour l’image de la République, et suffisamment flou pour éviter toute sanction politique ou réforme structurelle.

Les instructions remises à Brazza par Étienne Clémentel, ministre des Colonies, sont révélatrices. Il lui est expressément demandé de démontrer que la France, à la différence de ses concurrents coloniaux, réprime les abus “lorsqu’ils sont portés à sa connaissance”, que les violences “restent individuelles” et qu’il ne saurait être question “d’un système organisé”. Tout est là : le cadre du récit est prédéfini. Brazza peut constater, mais pas accuser ; il peut rapporter, mais non dénoncer. Il doit, en somme, vérifier que l’Empire est resté dans les bornes de la décence républicaine. Tout dépassement serait une trahison du mandat politique.

Mais l’administration française sous-estime Brazza. L’homme a changé. L’ancien conquérant humaniste est devenu un observateur critique. Il sait ce qu’il va trouver, et ce qu’on attend de lui. Mais à l’inverse des bureaucrates parisiens, il n’a plus rien à prouver. Malade, fatigué, marginalisé, il décide de jouer son rôle à fond, au risque de déplaire. Pour lui, cette mission est une ultime tentative de vérité, une sorte de testament moral.

L’enquête qu’il mène avec ses compagnons (notamment l’agrégé de philosophie Félicien Challaye) dépasse largement les attentes initiales. Là où Paris veut des rapports modérés, Brazza accumule les preuves : témoignages africains, journaux de bord, constats visuels. Il enquête à Bangui, à Fort-Crampel, dans les zones de réquisition les plus reculées. Il déjoue les tentatives d’intimidation, franchit les limites posées par l’administration locale, et rédige plus de 1 200 pages de notes. À mesure qu’il avance, il découvre que ce qu’on lui a présenté comme des “abus isolés” est en réalité une mécanique implacable, ancrée dans le fonctionnement même de l’administration coloniale.

Mais les autorités françaises, elles, n’ont pas changé de cap. À Paris, on se prépare déjà à « reformuler » le rapport, à le résumer, à le ranger. La commission qui suivra (la fameuse commission Lannessan) n’aura aucun des enquêteurs originels. Elle n’aura pas non plus l’intention de publier le document intégral. Car ce qu’a produit Brazza n’est pas un rapport administratif. C’est une déflagration politique.

Le décalage entre les intentions initiales du ministère et la radicalité des découvertes de Brazza pose une question essentielle : peut-on enquêter honnêtement dans un cadre défini par ceux qu’on doit interroger ? L’expérience de Brazza montre que non. Dès lors qu’une mission de “vérité” est encadrée par les acteurs du système à examiner, elle devient par défaut une opération de gestion de l’opinion, et non de justice.

Le rapport Brazza, dans sa version intégrale, n’était pas censé exister. Il existe pourtant. Mais en 1905, ce qu’il révèle est jugé trop dangereux. Trop réel. Trop africain aussi, dans la manière dont les voix indigènes y prennent une place égale, voire supérieure, à celles des administrateurs. Ce seul fait le condamne à l’oubli.

Le Congo français vu par Brazza

La mécanique de la terreur économique

Au cœur du système colonial mis à nu par le rapport Brazza se trouve un modèle économique implacable : celui de la réquisition par la peur. Ce n’est ni une bavure, ni une improvisation brutale. C’est une logique construite, planifiée, rationnelle dans son immoralité. L’économie coloniale du Congo français repose sur un socle de coercition absolue : extraire le maximum de caoutchouc et d’ivoire au moindre coût, c’est-à-dire sans salaires, sans infrastructures, sans négociation. L’indigène ne travaille pas : il est contraint, traqué, puni s’il échoue. L’ordre économique est garanti par la terreur.

Dans les régions de l’Oubangui-Chari, Brazza découvre une méthode systématique. Pour s’assurer que les hommes partent récolter le caoutchouc, on capture leurs épouses, leurs enfants, parfois leurs vieillards. Ces otages sont regroupés dans des enclos, des cases, des factoreries. Leur libération dépend directement de la quantité livrée. Ce n’est plus seulement un impôt, c’est un chantage existentiel.

À Bangui, Brazza inspecte l’un de ces lieux : une case longue, de six mètres de large, où sont entassées 66 femmes. Pas de fenêtres. Une porte unique. 25 d’entre elles meurent en moins de deux semaines. Les cadavres sont jetés à la rivière. À Fort-Crampel, un camp d’otages est repéré, construit à ciel ouvert. Les enfants y hurlent, les femmes y dépérissent, les soldats gardent.

Le plus glaçant est l’absence de dissimulation. Les responsables locaux ne nient pas. Ils justifient. Ils expliquent. Ils parlent d’efficacité, de nécessité, de “discipline indigène”. C’est là que la logique économique rencontre la violence coloniale : les administrateurs ne considèrent plus les Africains comme des sujets, ni même comme des êtres humains, mais comme des variables de rendement.

La pression économique vient de Paris, mais aussi des compagnies concessionnaires. En 1899, elles sont 40. En 1905, elles ne sont plus que 33, dont à peine la moitié jugées “viables”. Leurs profits dépendent de la productivité locale. Et leur survie repose sur la coercition. Ces entreprises ne sont pas des opérateurs privés autonomes. Elles opèrent sous contrat avec l’État, avec l’armée comme bras exécutif. Ce système de prédation est donc parfaitement intégré à la chaîne de commandement impériale.

Brazza identifie également un mécanisme insidieux : l’impôt en nature. Plutôt que de percevoir un impôt monétaire, l’administration coloniale autorise (voire impose) le paiement en caoutchouc. Résultat : les populations ne sont pas seulement exploitées pour le compte des sociétés privées, elles sont contraintes de livrer leurs ressources à celles-ci au titre de leur devoir fiscal. L’économie coloniale se confond ainsi avec une forme de servage généralisé, sans contrat, sans durée, sans issue.

Mais au-delà des chiffres et des récits, c’est une logique de domination qui se dessine. L’administration française ne gouverne pas par l’intégration, mais par la dévastation organisée. L’ordre colonial repose sur la destruction méthodique des équilibres sociaux locaux : les hommes sont forcés d’abandonner leurs villages, les femmes sont prises en otage, les enfants grandissent dans la peur. L’objectif n’est pas de structurer un territoire, mais de le vider de sa résistance.

À travers cette mécanique économique de la terreur, c’est toute une vision du monde qui s’exprime. Une vision dans laquelle l’Afrique n’a pas d’autonomie, pas d’économie propre, pas de rationalité. Juste une fonction : fournir. Produire. Livrer. Ou périr.

Le rôle des compagnies concessionnaires

L’un des aspects les plus révélateurs du rapport Brazza réside dans sa démonstration froide d’un fait que l’administration coloniale voulait à tout prix dissimuler : au Congo français, l’autorité républicaine n’exerce pas un contrôle sur l’économie ; elle la délègue à des entreprises privées, dotées de pouvoirs quasi souverains, et largement affranchies de tout encadrement réel. C’est là le paradoxe du discours colonial français : une République qui proclame ses vertus morales tout en sous-traitant la violence à des agents de prédation économique.

À la fin du XIXe siècle, l’administration coloniale française accorde à des sociétés privées des concessions territoriales immenses, leur conférant le droit exclusif d’exploiter les ressources naturelles (notamment le caoutchouc et l’ivoire) sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés. En échange, ces entreprises doivent assurer une forme minimale de « mise en valeur » et verser une redevance symbolique à l’État. Mais dans les faits, cette « mise en valeur » n’est qu’une extraction brutale, massive, sans autre finalité que le profit immédiat.

Brazza constate que ces compagnies disposent d’une autonomie quasi totale. Elles lèvent elles-mêmes l’impôt, réquisitionnent les bras indigènes, organisent des expéditions punitives et maintiennent leurs propres réseaux de coercition ; parfois avec l’appui logistique de la troupe coloniale. Elles n’agissent pas dans l’ombre : elles opèrent sous les yeux bienveillants d’un État qui, tant que les recettes coloniales s’accumulent, détourne le regard.

L’exemple du « paiement de l’impôt en caoutchouc » illustre cette collusion. Loin d’être une anomalie, il devient une norme. Plutôt que de percevoir des taxes en argent ou en récoltes locales, les agents de l’État exigent du caoutchouc brut, collecté par les habitants des zones forestières. Ce caoutchouc est ensuite cédé directement aux concessionnaires. L’impôt, en apparence public, devient ainsi un transfert organisé de richesses au profit d’intérêts privés. La République joue le rôle d’intermédiaire de luxe dans un système de spoliation légalisée.

Ce montage hybride, qui mêle autorité étatique et logique de marché, ne produit pas une modernisation de la région ; il provoque un effondrement des structures traditionnelles. L’agriculture vivrière est abandonnée. Les communautés se désagrègent sous la pression des quotas de caoutchouc. Les territoires deviennent des zones de chasse humaine où les agents des compagnies traquent les « retardataires », les « insoumis », ou tout simplement les villages épuisés.

Brazza ne se contente pas de décrire les effets. Il en révèle les causes : la République n’est pas spectatrice, elle est architecte. Les concessions sont accordées en toute connaissance de cause. Les rapports intermédiaires, les alertes locales, les protestations des missionnaires ; tout a été remonté à Paris. Et pourtant, rien n’est modifié. Pire : les quelques agents coloniaux réfractaires à ce système, ceux qui refusent la violence gratuite ou contestent l’autorité des compagnies, sont mutés, marginalisés ou discrédités.

En ce sens, le Congo français n’est pas une colonie « mal administrée ». Il est administré pour être exploité. Et les sociétés concessionnaires, loin d’être des profiteurs isolés, forment un rouage central de cette économie politique du pillage. Ce que Brazza nomme avec précaution « la confusion des intérêts privés et publics » est en réalité une entente structurante, qui permet à la France de tirer profit de ses colonies tout en évitant les coûts humains, logistiques et moraux d’une occupation directe.

Ce modèle (que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « françafricain » avant l’heure ») repose sur une fiction : celle d’un empire humaniste et généreux. Or, comme le démontre le rapport, cette fiction ne tient que par l’occultation des faits, l’écrasement des voix africaines, et la délégation cynique de la violence.

1 200 pages d’accusation documentée

Loin du rapport administratif attendu par ses commanditaires, Pierre Savorgnan de Brazza livre, au terme de six mois d’enquête dans le Congo français, un document d’une densité inédite. Ce ne sont pas quelques observations techniques, ni un rapport moralement balancé. Ce sont 1 200 pages d’une rigueur glaçante, où chaque témoignage, chaque chiffre, chaque constat visuel vient démonter la mécanique coloniale mise en place par la France en Afrique équatoriale. Le résultat n’est pas une expertise. C’est un acte d’accusation.

Dès les premières lignes de ses notes, Brazza tranche : “J’ai trouvé dans l’Oubangui-Chari une situation impossible.” Il parle d’“annihilation de populations”, de “réquisitions systématiques”, de “dissimulation méthodique de la réalité”. Ce que le ministère des Colonies redoutait, il le trouve : un système organisé de violence, couvert par la hiérarchie, et reproduit de poste en poste avec une efficacité bureaucratique.

Chaque étape de son parcours, de Libreville à Fort-Crampel, est une descente dans les bas-fonds de l’ordre impérial. Il visite des factoreries où les femmes sont parquées comme du bétail. Il interroge des chefs de village, des otages libérés, des enfants marqués au fer. Partout, les récits concordent. Partout, les faits s’alignent. Il n’est pas question ici d’un “manque de rigueur” ou de “failles isolées” dans l’administration. Il s’agit d’un système pensé, exécuté, protégé.

Brazza documente les entraves dressées contre lui. À Krébédjé, il note que les autorités locales ont tenté de le détourner, de l’empêcher de voir les sites sensibles, de faire disparaître les otages. À chaque obstacle, il oppose une obstination rare. Ce n’est plus le simple explorateur romantique de la fin du XIXe siècle : c’est un homme désabusé, animé par un dernier souffle de vérité.

Ce qui frappe dans ces 1 200 pages, c’est la place qu’il accorde aux voix africaines. Les témoignages ne sont pas des annexes anecdotiques : ils constituent l’ossature du récit. Pour un homme issu de la haute société européenne, c’est un renversement radical. Brazza reconnaît implicitement que les seuls à pouvoir dire la réalité du colonialisme sont ceux qui le subissent.

Félicien Challaye, jeune philosophe présent dans la mission, racontera plus tard la force de ces récits. Il en publiera quelques extraits dans Le Temps, mais la plupart resteront inconnus. Ce sont des récits de femmes racontant les rafles de nuit, d’enfants décrivant les camps d’otages, de chefs de village expliquant comment on leur a pris leurs cultures, leurs armes, puis leurs familles.

Mais au-delà du contenu, c’est la structure même du rapport qui le rend explosif. Brazza ne ménage personne. Il accuse sans détour les administrateurs de terrain, les chefs de poste, les commandants de cercle. Mais il pointe aussi la responsabilité de la hiérarchie : le gouverneur général Émile Gentil est cité nommément pour avoir freiné l’enquête, écarté des témoins, et tenté de rediriger la mission. Brazza ne parle plus d’“erreurs” mais d’obstruction, de complicité, de duplicité d’État.

Ces 1 200 pages sont donc bien plus qu’un diagnostic. Elles sont un manifeste involontaire. Elles montrent que même dans le cadre d’une mission officielle, un homme peut décider de franchir la ligne, de dire ce qui ne devait pas être dit. Mais Brazza n’est pas naïf. Il sait que ce rapport ne sera pas reçu comme il le souhaiterait. Il le rédige avec la lucidité d’un mourant, conscient que son document sera probablement manipulé, déformé, voire enterré.

Et c’est précisément ce qui arrivera.

L’art du camouflage républicain

La commission Lannessan ou l’épuration d’État

Au lendemain de la mort de Brazza à Dakar en septembre 1905 (dans des circonstances demeurées suspectes, aggravées par une santé déjà dégradée mais précipitée par l’isolement) le ministère des Colonies se retrouve en possession d’un rapport ingérable. Trop dense, trop précis, trop accusateur. Un document qu’on ne peut réfuter sans se décrédibiliser, mais qu’on ne peut publier sans provoquer un séisme politique. Il faut donc neutraliser. Et pour cela, une solution éprouvée par tous les appareils d’État : la création d’une nouvelle commission, autonome, vierge, triée sur le volet. La commission Lannessan.

Officiellement, cette commission est chargée de faire la synthèse des documents recueillis sur le terrain. En réalité, elle est le filtre. Elle est l’appareil de traduction politique de ce que Brazza a voulu hurler par ses 1 200 pages. À sa tête, Jean-Louis de Lanessan, député radical, ancien gouverneur de l’Indochine et ancien ministre de la Marine. Un homme du système, parfaitement conscient des équilibres à maintenir entre la morale affichée et la réalité coloniale. Mais surtout, un homme qui connaît les règles du jeu : on ne met pas à mal l’État colonial sans conséquences.

Le premier acte de cette commission est révélateur. Aucun des membres de la mission originale n’est reconduit. Aucun inspecteur, aucun témoin direct. Tout est réécrit à partir de notes secondaires, résumées, réorganisées. Le travail de terrain est écarté comme source directe. On ne conserve que les extraits jugés « exploitables » dans une logique administrative.

Les 1 200 pages deviennent un rapport de 112 pages. Une réduction de plus de 90 %. Mais cette coupe n’est pas un simple résumé. C’est une épuration. Les passages les plus accablants sont supprimés. Les témoignages africains sont minimisés, quand ils ne sont pas tout bonnement exclus. Les noms de responsables ne sont plus cités. Les chiffres des décès, des otages, des mutilations sont gommés ou réinterprétés. Ce n’est plus un rapport d’enquête : c’est une synthèse politique.

Dans ce nouveau document, l’administration centrale est partiellement dédouanée. Le gouverneur général Émile Gentil, pourtant pointé nommément par Brazza pour entrave, est protégé par un principe d’“esprit de corps”. On reconnaît des “excès”, des “abus”, mais on les attribue aux subalternes, à des “initiatives isolées”, à des “manquements ponctuels”. La structure n’est pas mise en cause. Le système est sauvé.

La commission Lannessan n’est pas une trahison. Elle est un prolongement logique. Le système colonial français, à la différence de celui du roi Léopold au Congo belge, prétendait être encadré par la République, par le droit, par l’administration. Il fallait donc sauver la façade. Le rapport de Brazza en faisait voler les vernis. Le rapport Lannessan recolle les morceaux.

Ce tour de force bureaucratique est un modèle du genre. Il montre comment un État peut transformer une bombe en note de service. Comment un cri peut devenir un murmure administratif. Comment la mémoire d’un peuple peut être effacée au nom de la stabilité impériale.

Mais il montre aussi que l’État colonial français, au début du XXe siècle, n’agissait pas dans le désordre. Il savait très exactement ce qu’il faisait, et comment réagir lorsque la vérité menaçait de sortir du cadre.

La gestion politique du scandale

Une fois le rapport Lannessan achevé (amputé, poli, dépouillé de sa force accusatrice) la machine d’État s’emploie à verrouiller ce qu’elle redoute le plus : la diffusion publique. Car si la vérité est désamorcée sur le fond, il reste une menace de forme. Une fuite. Une mobilisation. Un basculement de l’opinion. Alors, la République va agir non comme un régime éclairé, mais comme une entité repliée sur ses intérêts coloniaux. Le silence devient stratégie.

Imprimé à seulement dix exemplaires, le rapport Lannessan est classé “confidentiel”. Aucun débat parlementaire n’est organisé. Et lorsque certains députés (parmi eux même Jean-Louis de Lanessan, ironie historique) demandent officiellement la publication du rapport complet, ils se heurtent à une fin de non-recevoir. Le député socialiste Gustave Rouanet, qui exige la transparence lors de la séance du 19 février 1906, est ignoré. Le ministre des Colonies, Raphaël Milliès-Lacroix, fait enterrer le document. Littéralement.

Mais il ne s’agit pas seulement d’un refus passif. L’État colonial déploie un effort actif pour étouffer la mémoire de l’affaire. Les quelques journalistes qui continuent à évoquer le cas de Fort-Crampel se voient marginalisés. Les universitaires favorables à une lecture critique du colonialisme sont discrédités. Les fonctionnaires trop curieux sont mutés. Quant aux rares survivants africains de l’enquête de Brazza qui avaient livré leurs témoignages, ils sont tout simplement oubliés. Leurs noms ne figurent nulle part dans la version finale du rapport.

Émile Gentil, gouverneur général pourtant directement mis en cause dans les notes de Brazza, est maintenu en poste pendant encore trois ans. Mieux : il évite toute enquête militaire. On le récompense presque de sa gestion de crise, preuve que dans le système colonial, la loyauté envers la structure prime sur la responsabilité face aux faits.

Ce réflexe de protection systémique n’est pas une surprise. Il est la règle dans toutes les administrations impériales, mais il est ici aggravé par la nature même du scandale. Le rapport Brazza, tel qu’il fut rédigé, aurait pu alimenter une critique radicale du colonialisme français : non pas sur ses « excès », mais sur son essence même. C’est ce qui le rendait dangereux. Il ne parlait pas seulement d’atrocités. Il révélait une logique, un mode de gouvernement par la peur, un réseau d’intérêts publics et privés. Il montrait que ce système n’avait rien d’accidentel : il était la règle.

Le traitement réservé à cette vérité fut donc cohérent avec les pratiques impériales : invisibilisation, déplacement du débat, réaffirmation de l’autorité, et instrumentalisation des discours moraux. Ce n’est pas la République qui s’est tue. C’est une République coloniale, consciente de ses crimes, qui a choisi de les couvrir.

Ce silence organisé a un prix : celui de la mémoire amputée. Il crée une fracture historique entre la réalité vécue par les populations africaines et la version édulcorée enseignée, diffusée, célébrée en métropole. Et il faudra attendre plus d’un siècle pour que cette vérité retrouve le chemin de la lumière.

Le lent réveil d’un document-clé

Durant plus d’un siècle, le rapport Brazza restera enfermé dans les silences de la République. Il ne sera ni publié, ni commenté, ni même cité. Il disparaît purement et simplement du champ historique officiel. Les rares allusions dans la littérature administrative sont vagues, superficielles, ou volontairement incomplètes. Le plus grave n’est pas tant l’absence de débat ; c’est l’oubli organisé, l’effacement méthodique d’un document qui aurait pu changer le regard porté sur l’Empire colonial français dès le début du XXe siècle.

Pendant des décennies, l’existence même de ce rapport est mise en doute. Certains chercheurs pensent qu’il a été détruit, d’autres qu’il a été classé à jamais sous embargo. Les rares historiens qui s’y intéressent (souvent issus des cercles anticolonialistes ou des études africaines) n’ont pas accès aux archives. Et dans les écoles françaises, l’affaire de Fort-Crampel devient une note de bas de page, dépourvue de contexte, vidée de sa portée politique.

Il faut attendre les années 1960 pour qu’un premier mouvement de redécouverte s’amorce. L’universitaire Catherine Coquery-Vidrovitch, spécialiste de l’Afrique coloniale, met la main sur un exemplaire oublié du rapport dans les archives du ministère des Colonies à Aix-en-Provence. Ce n’est pas encore une révélation publique, mais c’est un signal. Le document existe. Il a survécu.

Ce sont ensuite des éditeurs militants, des chercheurs indépendants, des historiens marginaux qui vont faire œuvre de mémoire. Dominique Bellec retrouve les pièces annexes, les notes internes, les témoignages bruts qui avaient servi à rédiger le rapport. Peu à peu, le puzzle se reconstitue. La machine de l’oubli se fissure.

Enfin, en 2014 (soit 109 ans après sa rédaction) Le rapport Brazza est publié intégralement par les éditions Le Passager clandestin. Avec une préface de Coquery-Vidrovitch, l’ouvrage redevient accessible au grand public. Ce n’est pas un simple fac-similé historique : c’est une résurrection. Pour la première fois, la France post-coloniale est confrontée à l’une des archives les plus compromettantes de son passé impérial.

Ce retour dans l’espace public n’a rien d’anodin. Il intervient à une époque où les mémoires coloniales, longtemps refoulées, refont surface dans les sociétés africaines comme en France. Les massacres du passé, les pillages, les logiques de domination structurelle ne sont plus des objets de recherche marginale : ils deviennent des questions politiques, sociales, éducatives. Le rapport Brazza, longtemps tenu hors du champ républicain, revient comme une pièce à conviction dans le procès moral de la colonisation.

Mais ce réveil reste fragile. L’ouvrage n’est pas intégré dans les programmes scolaires. Il ne donne lieu à aucun discours officiel. Il est lu, analysé, mais rarement assumé. Car son contenu ne permet pas de s’abriter derrière les formules habituelles ; “excès”, “erreurs”, “période”. Il oblige à poser une question simple : et si le colonialisme français n’avait pas seulement été un système autoritaire, mais un système criminel ? Si tel est le cas, alors le rapport Brazza n’est plus un document historique ; c’est un témoignage à charge.

Sa redécouverte n’est donc pas une fin. Elle est un point de départ. Un appel à reconsidérer ce que l’on appelle encore, trop souvent, la « grande aventure coloniale ».

Une République à l’épreuve de sa propre violence

Le rapport Brazza n’est pas seulement une archive administrative exhumée d’un siècle d’oubli. Il est un miroir. Et ce qu’il reflète, c’est l’image d’une République coloniale engagée, non pas par erreur, mais par choix, dans un système de prédation humaine et de répression organisée. Ce document, bâillonné dès sa naissance, démontre que le colonialisme français en Afrique équatoriale n’était pas un élan civilisateur contrarié, mais une mécanique froide fondée sur la terreur, l’économie de spoliation, et l’invisibilisation des voix africaines.

Ce n’est pas l’existence d’exactions qui choque dans le rapport Brazza ; c’est leur caractère systémique. Ce n’est pas la brutalité des administrateurs de terrain ; c’est la protection dont ils bénéficient. Ce n’est pas l’inaction des hautes sphères ; c’est la sophistication du camouflage mis en place pour étouffer la vérité.

L’histoire du rapport Brazza nous enseigne aussi que dans le monde colonial, il ne suffit pas de dire la vérité. Il faut que celle-ci trouve un espace politique pour exister. Brazza a dit, écrit, documenté. Il en est mort. Son rapport a été enterré. L’État a gagné cette manche, en imposant le silence, en repliant l’archive dans l’ombre.

Mais les faits, eux, ont persisté.

Aujourd’hui, alors que les sociétés africaines réclament réparation, reconnaissance, et réécriture des récits historiques, ce rapport redevient essentiel. Non pas comme une pièce de musée, mais comme un outil critique. Une arme mémorielle. Il nous oblige à affronter une question que la République continue d’éviter : que vaut une démocratie qui, dès qu’elle sort de ses frontières, nie ses principes fondateurs ?

La mémoire coloniale ne peut pas être une option. Elle est une dette. Et dans cette dette, le rapport Brazza est un acte de rupture. Il prouve qu’au cœur même du système colonial, certains savaient. Certains ont parlé. Et d’autres ont choisi de faire taire.

L’histoire de cette censure est désormais connue. Reste à savoir ce que nous en ferons.

Notes et références

Victor Cochinat, l’intellectuel martiniquais dans la France impériale

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Découvrez la trajectoire singulière de Victor Cochinat (1819–1886), avocat martiniquais, journaliste et intellectuel engagé, figure oubliée de la pensée coloniale critique sous le Second Empire. De Fort-de-France à Paris, de la justice à la satire, son parcours éclaire les tensions entre assimilation et affirmation identitaire.

Le parcours de Jean-Baptiste-Thomas-Victor Cochinat s’inscrit dans une période charnière de l’histoire coloniale française, au croisement des logiques d’assimilation républicaine, des tensions impériales, et de l’émergence d’un regard noir sur la société métropolitaine. Originaire de Saint‑Pierre de la Martinique, Cochinat est l’une de ces figures que l’historiographie officielle a marginalisées, malgré un engagement intellectuel et politique notable.

Une ascension dans la société coloniale

Rédaction de la Petite Presse (La Fronde, 1874-12-13)

Né en 1819 dans l’une des cités les plus actives de la Martinique, Victor Cochinat appartient à cette élite créole éduquée, formée dans le moule des institutions françaises. Dès ses jeunes années, il reçoit une instruction solide, fondée sur les principes du droit civil et de la rhétorique. Il devient avocat, puis magistrat ; d’abord substitut, ensuite procureur de la République à Fort‑de‑France. Il représente alors cette génération issue des colonies, parfaitement intégrée aux codes de l’administration française, mais toujours reléguée dans une zone grise entre reconnaissance formelle et suspicion raciale.

Cochinat exerce ces fonctions durant les années précédant et suivant l’abolition définitive de l’esclavage en 1848. Le contexte est donc hautement sensible : la société martiniquaise est en pleine recomposition, les rapports de force économiques et sociaux se transforment, et le rôle des juristes devient central pour faire tenir l’ordre républicain naissant.

L’exil intellectuel à Paris

Victor Cochinat, l’intellectuel martiniquais dans la France impériale
Victor Cochinat (1823-1886), écrivain et journaliste français.

En 1850, Cochinat fait le choix, comme tant d’autres intellectuels des colonies, de « monter » à Paris. Il y rejoint un monde qui le fascine et le repousse. Très rapidement, il devient le secrétaire d’Alexandre Dumas, figure tutélaire pour les hommes de lettres noirs de l’époque. Cette rencontre est plus qu’une collaboration : elle illustre l’émergence d’un réseau diasporique informel dans le Paris littéraire du Second Empire.

Dans les années qui suivent, Cochinat prend la plume. Sous les pseudonymes de Maxime Leclerc ou Louis de Roselay, il écrit pour de nombreuses publications. Rédacteur en chef du Figaro‑programme en 1856, il dirige ensuite Le Foyer, journal culturel d’inspiration républicaine. Il y développe un style critique, volontiers moqueur, souvent acerbe. Il participe aux batailles culturelles de son temps, notamment contre le Parnasse, et dénonce le conformisme littéraire sous couvert d’objectivité.

Sa célèbre attaque contre les “Vilains Bonshommes”, surnom railleur qu’il donne aux parnassiens ayant acclamé Un Passant de Coppée en 1869, témoigne de son indépendance de pensée et de sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans des appartenances idéologiques figées.

Engagement pour une voix coloniale

Gustave le Gray – [Portrait of Victor Cochinat]

Dans la dernière partie de sa vie, Cochinat tente de renouer avec ses origines. Il voyage à Haïti (symbole pour lui d’un État noir libre, malgré ses instabilités) puis fonde La Revue exotique en 1880. L’objectif est clair : offrir un espace de visibilité aux productions intellectuelles venues des “périphéries”. Il s’agit, dans son esprit, de démontrer que les peuples colonisés sont capables de pensée autonome, de critique, de création.

Lancée sous l’égide de l’Académie des Palmiers, à laquelle appartiennent Hugo, Schoelcher ou Leconte de Lisle, la revue ne survit qu’un an. Toutefois, elle constitue une expérience fondatrice. Après sa mort, en 1886, cette entreprise renaît en 1889 sous le nom d’Alliance universelle. Elle connaîtra un succès institutionnel, mais sans l’âme critique et pionnière insufflée par Cochinat.

Une figure oubliée de l’universalisme colonial

[Recueil. Personnalités des arts et des lettres] : vue 20 – F. 7v. Victor Cochinat (Carjat phot.);

Cochinat est mort à Fort‑de‑France le 6 octobre 1886, loin des cénacles parisiens. Son œuvre est éparse, ses textes souvent non réédités, et son rôle sous-estimé. Pourtant, il incarne un moment-clé : celui où les sujets coloniaux accèdent à la parole publique, tentent de produire un discours situé, et refusent de n’être que des objets de réforme ou d’assimilation.

Ce que révèle le parcours de Cochinat, c’est l’ambiguïté constante entre intégration et critique, loyauté et subversion. Homme de loi devenu polémiste, créole assimilé devenu défenseur d’un monde “exotique” à faire entendre dans le concert intellectuel, il représente l’une des premières figures d’une pensée diasporique francophone.

Notes et références

  1. Janvier, Louis-JosephLa République d’Haïti et ses visiteurs (1840–1882), Paris, Marpon et Flammarion, 1883, 636 p.
  2. Chemla, Yves. « Comment la littérature haïtienne nous apprend à penser autrement »Littafcar (site académique sur la littérature africaine et caribéenne), 3 mars 2014.
  3. Le Voleur illustré, 61e série, vol. 40, no 1635, 1er novembre 1888, p. 450.
  4. Cochinat, VictorLacenaire, ses crimes, son procès et sa mort, Paris, Jules Laisné, 1864.

Fort-Crampel ou quand la France dynamitait ses sujets

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Le 14 juillet 1903, à Fort-Crampel, un homme noir est exécuté à la dynamite par deux agents coloniaux français. Ce n’était pas une bavure, mais le reflet cru d’un système colonial structuré par la violence et l’impunité. Retour sur l’affaire Gaud-Toqué, ou quand la République fit exploser sa propre façade humaniste.

Le silence avant l’explosion

Marché Fort-Crampel (1900 -1901). Source : Gallica, 3 albums de photo des missions de Georges Bruel. Mission du Haut-Chari (Oubangui-Chari et Tchad) en 1900-1901

Fort-Crampel, 14 juillet 1903. Tandis que la République française parade sous les drapeaux tricolores, célébrant la prise de la Bastille, dans une clairière reculée de l’Oubangui-Chari (actuelle Centrafrique) trois hommes africains croupissent dans un silo à grain. Pas de procès. Pas d’acte d’accusation. Seulement l’ordre vague d’un administrateur colonial alité par la fièvre : « Faites-en ce que vous voudrez. » Deux seront libérés. Le troisième, Pakpa, ne survivra pas. On ne lui tire pas dessus. On ne l’étrangle pas. On le fait exploser.

C’est Fernand Gaud, commis aux affaires indigènes, qui orchestre l’exécution. Une cartouche de dynamite, normalement réservée à la pêche, est fixée au cou de l’homme. Puis, dans un geste aussi technique qu’expéditif, on allume la mèche. Quelques secondes plus tard, il ne reste de Pakpa qu’un souvenir sanglant. Et un message :

« Le feu du ciel est tombé sur celui qui n’avait pas voulu faire amitié avec le blanc. »

Cette phrase, citée lors du procès, n’est pas une métaphore. Elle est la signature d’un acte colonial assumé, une synthèse violente de la logique impériale. Pakpa n’est pas tué pour un crime. Il est exécuté parce qu’il incarne une menace diffuse : celle d’un Noir qui aurait pu désobéir, trahir, se soustraire à l’ordre. Il est réduit à une fonction pédagogique, un exemple dissuasif. On ne tue pas l’homme. On discipline la population.

L’affaire aurait pu être classée, comme tant d’autres, dans les marges de l’administration. Un accident, un excès, une bavure. Mais cette fois, une enquête éclatera. Tardive, sabotée, incomplète ; mais suffisante pour révéler ce que la France préférait ignorer : que sous les habits de la République, l’Empire fonctionnait selon d’autres règles. Raciales. Absolues. Administratives.

Car cette exécution n’a rien d’un moment de folie. Ce n’est pas un “dérapage” isolé. C’est un meurtre programmé, commis dans un espace de non-droit organisé, par des hommes formés pour maintenir un pouvoir total, dans un système où la vie noire pesait moins qu’une cartouche de dynamite.

Pakpa, ce nom si rarement évoqué, incarne bien plus que la victime d’un crime colonial. Il est le symptôme d’un Empire sans témoin, sans procès équitable, sans retour. Un Empire où le silence précède toujours l’explosion ; et où l’explosion est souvent la seule réponse à une existence jugée de trop.

L’Empire aux mains nues (architecture de l’impunité)

Ils n’étaient ni tyrans, ni criminels de guerre chevronnés. Juste deux fonctionnaires en mission. Fernand Gaud, 29 ans, ex-étudiant en pharmacie, relégué en Afrique après un parcours bancal. Un homme de second plan, frustré, mal intégré à la hiérarchie coloniale, mais assez zélé pour se rendre indispensable dans les marges. Georges Toqué, 24 ans, administrateur colonial sorti de l’École coloniale, incarnation du fonctionnaire-missionnaire de la République. Deux visages de l’autorité : l’un rustique, l’autre bureaucratique. Mais tous deux investis du même pouvoir absolu.

Leur complémentarité est inquiétante. Toqué détient le titre, l’instruction, la légitimité républicaine. Gaud détient l’initiative brutale, la familiarité avec la violence de terrain. Ensemble, ils administrent Fort-Crampel comme un territoire sans loi, où leur autorité ne rencontre aucune limite. Aucun juge. Aucun témoin crédible. Aucun recours pour les indigènes.

Ce que révèle leur histoire, c’est l’effet délétère de l’infrastructure coloniale française : des postes reculés confiés à des hommes trop jeunes, trop libres, trop imprégnés de l’idée que les Noirs n’ont pas les mêmes droits. À l’École coloniale, Toqué a appris à gérer des “populations primitives” avec “fermeté et méthode”. Il applique. Gaud, lui, n’a pas eu besoin de cours. Il improvise, comme beaucoup d’agents coloniaux envoyés sans préparation psychologique dans des environnements où la domination raciale était la seule boussole.

Le plus glaçant est sans doute leur tranquillité. Avant et après l’explosion de Pakpa, ils ne montrent ni panique, ni remords. Toqué ne sanctionne pas Gaud. Il réprouve la méthode, dit-il, mais sans sévérité. Gaud, de son côté, se justifie avec assurance :

« C’était pour impressionner. Pour dissuader. »

Ils parlent d’un être humain comme d’un pion mal placé sur l’échiquier colonial. À leurs yeux, ce n’est pas un meurtre, c’est une gestion de risque.

Il faut comprendre une chose : dans le cadre de l’administration coloniale, ils n’étaient pas des déviants. Ils étaient des rouages. Ce que l’un a suggéré et l’autre accompli s’inscrit dans une logique tolérée, parfois encouragée, par le silence de leurs supérieurs. Ils n’ont pas “mal agi”. Ils ont agi comme on agit dans une zone d’exception.

Fort-Crampel n’est pas un lieu maudit. Il est un modèle réduit de l’Empire, un concentré de ce que la République fait quand personne ne regarde. Poste isolé, sans présence judiciaire, sans presse, sans observateurs. Pas de prison, pas d tribunal, pas d’avocat. L’autorité repose uniquement sur la volonté du fonctionnaire blanc.

C’est ici que s’opère l’équation coloniale dans sa version la plus nue : les indigènes ne sont pas des citoyens, mais des ressources administrées. Le portage devient une corvée permanente. L’impôt, un prélèvement au sabre. La désobéissance, un crime instantanément puni, sans débat. Les hommes sont des corps. Les femmes, des otages. Les enfants, des garanties vivantes. Le caoutchouc, l’objectif. Tout le reste est variable.

Le témoignage de Brazza, arrivé plus tard, est sans appel : des otages entassés dans une case obscure, soixante-six personnes enfermées sans lumière, vingt-cinq morts en douze jours. Les survivants sortent faméliques, inaptes à marcher. À Fort-Crampel, la faim, la peur, et l’humiliation ne sont pas des erreurs. Elles sont des outils.

La dynamite, dans ce contexte, n’est pas une aberration. Elle est la quintessence de la logique coloniale : efficacité maximale, symbolisme brutal, coût minimal. Un Noir soupçonné de trahison ? Inutile de perdre du temps avec une enquête. Une charge, une mèche, un exemple. Gaud, en cela, n’innove pas : il optimise. Il incarne le gestionnaire colonial, celui qui transforme l’horreur en méthode, et la méthode en routine.

Fort-Crampel n’est pas une tache. C’est un précipité de l’Empire : une enclave où la République suspend ses principes pour mieux asseoir sa domination. Et les fonctionnaires qui y opèrent ne sont pas des brebis galeuses. Ils sont le produit exact du système qui les a envoyés là.

L’exécution de Pakpa (un meurtre programmé)

L’exécution à la dynamite, caricaturée par Bernard Naudin dans L’Assiette au beurre, 11 mars 1905.

Il n’y a pas eu de procès. Il n’y a pas eu de cri. Il n’y a pas eu de résistance. Il y a eu une phrase, chuchotée dans une pièce moite par un administrateur colonial alité par la fièvre : « Faites-en ce que vous voudrez. » Le 14 juillet 1903, dans ce poste reculé de Fort-Crampel, cette phrase ouvre la voie à l’un des actes les plus sinistres de la domination française en Afrique équatoriale.

Pakpa, indigène arrêté quelques jours plus tôt, accusé sans preuve d’avoir trahi, est conduit dans une clairière. Plutôt que d’organiser une exécution par balles (trop formelle, trop militaire) Fernand Gaud opte pour la dynamite. Il attache la cartouche autour du cou du prisonnier, l’amorce, s’éloigne, et laisse l’explosif faire son œuvre. L’homme est littéralement désintégré. Son corps, vaporisé. L’horreur n’est pas un effet secondaire : elle est le message.

Ce n’est pas une exécution, c’est une leçon. Gaud dira plus tard qu’il voulait marquer les esprits : « Méduser les indigènes. » Il n’utilise pas le mot “punir”, ni “protéger”, ni même “neutraliser”. Il dit “impressionner”. Faire peur. Instaurer la domination par l’effet de choc. À ses yeux, la brutalité n’a de valeur que si elle est vue, sue, répétée dans les villages. Le meurtre devient un outil pédagogique.

Et pour justifier son geste, Gaud convoque même un imaginaire biblique : « Le feu du ciel est tombé sur celui qui n’avait pas voulu faire amitié avec le blanc. » Comme si le pouvoir colonial n’était pas seulement politique, mais sacré. Comme si la République avait, quelque part dans les nuages, un mandat divin.

À Fort-Crampel, ce 14 juillet, le pacte républicain n’est pas célébré. Il est inversé. L’égalité est pulvérisée avec le corps de Pakpa. La fraternité est réservée aux blancs. Et la liberté, elle, s’écrit dans la terreur. L’explosion n’est pas une détonation isolée : c’est l’acte fondateur d’un ordre colonial qui se passe de discours, de lois, et même d’aveux. Il suffit d’un geste. D’un éclat. D’un silence après le bruit.

Après l’exécution, rien ne se passe. Pas de rapport d’incident. Pas de commission. Pas même une note à Brazzaville. L’administration coloniale absorbe l’acte comme on absorbe un soubresaut logistique. Pakpa n’existe plus. Et ceux qui l’ont tué ne s’en cachent même pas.

Georges Toqué, l’homme qui a autorisé le crime d’un haussement d’épaule, ne blêmit pas. Il n’écrit pas une ligne de remords. Lorsqu’il apprend les détails (l’usage de la dynamite, la méthode barbare) il grimace, mais ne sanctionne pas. Il considère l’affaire close. Pakpa n’a pas de nom dans les registres. Il n’a donc pas droit à la justice.

Fernand Gaud, lui, se vante presque. Il raconte l’explosion. Il parle du silence qui a suivi. Il théorise. Il transforme l’horreur en outil pédagogique. Pour lui, l’acte est un exemple d’“efficacité coloniale”. Et si certains s’en indignent plus tard, c’est, selon ses mots, parce qu’ils “ne comprennent pas les réalités du terrain”.

Ce n’est que par un enchaînement improbable que l’affaire parvient à remonter jusqu’à la métropole. Des lettres, des témoins indirects, un début de scandale. Et surtout, le retour de Pierre Savorgnan de Brazza, missionné par la République pour enquêter sur les abus au Congo. Accompagné du jeune agrégé Félicien Challaye, il recueille des témoignages, confronte les silences, et finit par reconstruire le puzzle.

Mais même là, l’impunité se maintient. Le procès est délocalisé à Brazzaville, loin de Paris, loin de l’agitation politique. Gaud et Toqué comparaissent, non comme criminels de guerre, mais comme fonctionnaires ayant mal géré une “situation exceptionnelle”. L’un est reconnu coupable de “meurtre sans préméditation”. L’autre de “complicité”. Cinq ans de prison. Et encore : avec circonstances atténuantes.

Dans la salle d’audience, les colons s’indignent. Non pas du meurtre, mais du verdict. Pour eux, le problème, ce n’est pas la violence. C’est qu’on puisse la juger. « On accorde trop de valeur à un indigène. » Cette phrase, prononcée par des notables présents au procès, résume toute la philosophie coloniale de l’époque. L’Afrique ne valait pas un homme. Encore moins un procès équitable.

L’exécution de Pakpa ne choque pas l’Empire. Elle l’interroge à peine. Elle dérange seulement parce qu’elle fut visible. Parce qu’elle fut racontée. Et surtout, parce que le corps (cette fois) n’a pas disparu sans laisser de trace. Mais le système, lui, est resté intact.

Brazza, l’homme qui a vu

Brazza dans les années 1870, photographié par Fratelli Vianelli à Venise.

En 1905, l’État français, poussé par une presse en ébullition et des parlementaires inquiets, envoie une figure légendaire pour “faire la lumière” sur la situation au Congo français : Pierre Savorgnan de Brazza. Ancien explorateur, humaniste au cœur de fer, il est chargé d’évaluer les conditions de vie des populations indigènes, après des rumeurs persistantes de violences, d’exactions, et d’extorsions. Ce qu’on attend de lui, en vérité, c’est une opération de relations publiques. Une mission de façade. Un écran de fumée.

Mais Brazza n’est pas un homme de façade. Dès son arrivée à Libreville, il constate que tout est fait pour l’empêcher d’enquêter. Retards logistiques, refus de transport, crédits bloqués. Son adjoint Charles Hoarau-Desruisseaux est même sommé de rester à distance. On lui interdit de rejoindre la mission sur le terrain. Brazza est isolé, surveillé, freiné à chaque étape. C’est un sabotage bureaucratique, élégant et mortel. On veut l’empêcher de voir.

Mais il voit quand même.

Malgré la maladie qui l’épuise (diarrhées, fièvres continues, amaigrissement extrême) il poursuit sa route, soutenu par sa femme Thérèse et quelques compagnons fidèles. À chaque étape, il note, il consigne, il interroge. Et ce qu’il découvre dépasse l’entendement.

Dans le cœur de l’Afrique équatoriale française, Brazza découvre une machine coloniale tournant à la terreur pure. À Bangui, il entre dans une case longue de six mètres, sans fenêtre, sans ventilation, dans laquelle sont entassés 66 otages. Femmes, enfants, vieillards. Ils ne sont pas accusés d’un crime. Ils sont là pour forcer les hommes du village à livrer leur quota de caoutchouc. Ce sont des gages humains. Des moyens de pression.

En douze jours, vingt-cinq d’entre eux meurent. Les corps sont jetés à la rivière. Les survivants sont libérés dans un état de délabrement absolu. Plusieurs meurent dans les jours suivants. Une femme rentre chez elle en allaitant l’enfant d’une autre. À Fort-Crampel, Brazza découvre une infrastructure comparable à un camp de concentration avant la lettre. Les otages y sont parqués dans des conditions inhumaines. Les femmes pagaient seules sur des pirogues, battues si elles ralentissent. Les hommes sont introuvables : disparus, en fuite, ou déjà morts.

Et ce n’est pas tout. À l’entrée d’un sentier, il tombe sur un squelette abandonné, desséché, oublié. Il ordonne qu’on l’enterre selon les coutumes locales. Un acte dérisoire face à l’ampleur de la catastrophe, mais d’une portée symbolique immense. Pour la première fois, un haut représentant de la République reconnaît l’humanité d’un cadavre noir.

Le rapport qu’il rédige est clair, méthodique, accablant. Il y consigne ceci :

« Ce n’est pas un fait isolé. Ce que j’ai vu témoigne d’un système. Le département [des colonies] ignore, ou feint d’ignorer, la réalité des procédés employés. »

Son compagnon de mission, Félicien Challaye, agrégé de philosophie, écrit dans Le Temps des chroniques féroces. Il décrit sans fard les otages affamés, les enfants sans nom, les femmes suppliciées, les villages désertés. Il nomme l’horreur. Il la rend publique. Il refuse l’euphémisme.

Mais à Paris, l’administration fait tout pour enterrer le rapport. Il ne sera publié intégralement qu’un siècle plus tard. En 2014. Entre-temps, Brazza meurt. Usé, brisé, ignoré. Il refuse d’être porté sur une chaise (le “tipoye” réservé aux colons malades), marche jusqu’au dernier bateau, soutenu par sa femme. Il s’éteint le 14 septembre 1905, à Libreville. Seul. Sans honneur. Sans réponse.

Brazza aura vu. Et ce qu’il a vu (ce que la France n’a pas voulu voir), c’est que son Empire ne se tenait debout que parce qu’il s’appuyait sur des cadavres.

Un procès pour l’exemple… mais de qui ?

Quand l’affaire finit par remonter à la surface, l’État français se retrouve piégé par sa propre image. Impossible d’ignorer l’exécution de Pakpa après le rapport Brazza. Impossible, aussi, de faire comme si ce n’était qu’un incident local. Mais juger deux agents coloniaux revient à jeter une lumière crue sur les rouages de l’Empire. Il faut donc une manœuvre plus fine : faire un procès, mais sans juger le système. Accuser les hommes, pas l’institution. Punir sans se remettre en question.

C’est dans ce cadre que s’ouvre, en août 1905, le procès de Fernand Gaud et Georges Toqué à Brazzaville. La localisation n’est pas anodine : en éloignant la procédure de Paris, on réduit la pression médiatique. Seul un journaliste, Félicien Challaye, est présent ; le même qui a accompagné Brazza et publié des témoignages implacables dans Le Temps.

L’audience commence. Gaud, malade, joue la torpeur. Il parle peu, esquive. Toqué, lui, se défend avec fougue : il dénonce les conditions d’exercice de sa mission, les injonctions contradictoires, l’absence d’infrastructure judiciaire. Il admet le recours au travail forcé, aux prises d’otages, aux châtiments corporels. Il admet, sans ciller, que des familles ont été affamées pour obtenir leur obéissance. À ses yeux, ce n’est pas de la cruauté. C’est de l’administration.

Mais à aucun moment, les fondements du système ne sont mis en cause. L’interrogation centrale ne porte pas sur l’humanité du geste, mais sur la chaîne de commandement. Qui a donné l’ordre ? Qui a dérapé ? Toqué accuse Gaud d’avoir agi seul. Gaud affirme avoir reçu un feu vert implicite. Ils s’accusent mutuellement, chacun tentant de se dégager.

Le tribunal ne tranche pas clairement. Le 26 août 1905, Gaud est condamné à cinq ans de prison pour meurtre sans préméditation, Toqué à la même peine pour complicité. À l’époque, ces sanctions paraissent sévères aux yeux des colons, qui dénoncent « un excès de zèle judiciaire pour une vie indigène. » Dans la salle, plusieurs commentateurs murmurent que la République a “cédé à la pression parisienne”.

Mais la sentence, aussi lourde qu’elle semble, ne touche pas l’édifice impérial. Aucune instruction n’est lancée sur les pratiques de portage forcé. Aucun supérieur hiérarchique n’est convoqué. Aucun protocole n’est modifié. Gaud et Toqué sont désignés comme des déviants, des exceptions ; alors même que leurs actes s’inscrivent dans une normalité coloniale documentée, acceptée, institutionnalisée.

Le procès devient donc un rituel d’auto-purification pour la République : elle condamne deux hommes, pour mieux absoudre son Empire. Elle donne des gages à la presse, apaise les parlementaires, rassure l’opinion. Le crime est jugé. L’ordre est restauré. Le décor reste intact.

Et Pakpa ? Aucune mention de ses proches. Aucun statut de victime reconnu. Aucun monument, aucune stèle, aucune mémoire. Il n’est pas le cœur de l’affaire. Il en est le prétexte invisible.

Ce procès n’a pas jugé un meurtre. Il a scellé un silence.

Mémoire dynamitée, République aveugle

L’histoire de Pakpa n’est pas enseignée. Elle ne figure dans aucun manuel, aucune commémoration nationale, aucun monument. Son nom n’est pas gravé, sa souffrance pas reconnue, son exécution à la dynamite traitée comme un fait divers. Pourtant, il incarne ce que l’historiographie officielle refuse de nommer : la cruauté délibérée comme outil de gouvernement, la déshumanisation comme pilier de l’autorité coloniale, et le silence comme stratégie d’État.

Le colonialisme français ne fut pas seulement une aventure de “grandeur” ou de “mission civilisatrice”. Il fut, dans ses périphéries les plus reculées comme à Fort-Crampel, une bureaucratie de l’humiliation, gérée par de jeunes technocrates blancs convaincus d’œuvrer pour l’ordre. La République n’a pas déraillé un jour de juillet 1903. Elle a fonctionné comme prévu. Ce jour-là, elle n’a pas dysfonctionné. Elle a révélé son double visage.

Et c’est peut-être cela le plus insoutenable : l’apparente banalité des acteurs. Gaud, pharmacien raté. Toqué, jeune diplômé. Pas de monstres. Pas de fanatiques. Juste des hommes ordinaires, investis d’un pouvoir extraordinaire, dans un système sans garde-fous. Et lorsque ce pouvoir s’est mué en droit de vie et de mort, aucun principe, aucune loi, aucune morale n’est venue l’entraver.

Ce que Brazza a découvert, ce n’est pas une exception. C’est une architecture. Une structure administrative, logistique, politique ; où la terreur était rationnelle, les cadavres comptés, les châtiments normalisés. Une mécanique de l’Empire. Il l’a dit. Il l’a écrit. Il en est mort. Et l’on a mis un siècle à publier son rapport.

Aujourd’hui encore, cette mémoire est en miettes. Dynamitée, comme Pakpa. Effacée sous le vernis des discours officiels. Or, se souvenir, ce n’est pas “faire repentance”. C’est refuser le mensonge, refuser que le silence remplace la justice. Refuser que l’histoire ne retienne que les noms des bourreaux ; et jamais ceux des victimes.

Alors il faut dire Pakpa. L’écrire. Le rappeler. Non pas comme une figure tragique, mais comme un homme tué par un système qui se croyait éternel. Et poser, au seuil du XXIe siècle, une question sans réponse facile : combien de Pakpa l’histoire française a-t-elle oubliés ?

SOURCES

Comment les Noirs ont transformé la piraterie en machine à libérer

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Longtemps relégués aux marges du mythe, les pirates noirs du XVIIIe siècle furent bien plus que des flibustiers oubliés. Fugitifs de l’esclavage et artisans d’une contre-société radicale, ils ont transformé le navire pirate en espace d’insubordination, de réinvention, et parfois même de pouvoir. À rebours des récits édulcorés, cet article exhume la mémoire effacée de ces révolutionnaires sans nation ; et interroge la mer comme premier terrain de décolonisation noire.

Naître esclave, mourir libre

Sur le rivage de Madagascar, vers la fin du XVIIe siècle, un homme nommé Abraham Samuel dirigeait un comptoir fortifié comme s’il régnait sur un royaume oublié. Ancien esclave noir devenu capitaine de pirates, Samuel n’était pas un homme d’exception dans l’univers maritime de l’époque ; il était un symptôme. Sous son commandement, des marins blancs exécutaient ses ordres, des traités étaient négociés avec les tribus locales, et son autorité s’étendait bien au-delà des récifs. Pourtant, rares sont ceux qui prononcent encore son nom.

Quand on évoque la piraterie, les images qui surgissent sont celles de perroquets, de coffres au trésor et de sabres levés dans des films pour enfants. Hollywood a blanchi l’océan, lissant l’histoire dans une fresque fantaisiste où l’odeur de poudre masque celle de la chair. Mais ces navires noirs aux pavillons grimaçants ne voguaient pas que pour l’or : ils portaient aussi des vies en rupture, des corps qui refusaient l’ordre racial imposé à terre.

Car pour bien des Noirs du XVIIIe siècle, monter à bord d’un navire pirate n’était pas une fuite mais une mue. Là, dans l’entrelacs du gréement et des lois alternatives, l’ancien esclave pouvait devenir homme. La mer, loin des plantations et des codes noirs, ouvrait un espace inédit ; non pas une utopie égalitaire, mais une brèche suffisamment large pour réinventer sa condition.

Ainsi, la piraterie ne doit pas être vue comme une simple aventure ou une dérive criminelle, mais comme une scène politique. Un théâtre d’insurrection où des Noirs, en quête de dignité, ont saisi le gouvernail de leur propre destinée. Ce n’était pas une échappatoire. C’était une refondation.

Fuir la cale ou l’appel du large

Dans l’imaginaire colonial, le port devait incarner l’ordre ; douanes, milices, registres de cargaison, tout semblait y être surveillé, pesé, contrôlé. Et pourtant, c’est précisément là, dans ces interstices entre bateaux et tavernes, entre rumeurs de cargaison et départs précipités, que de nombreux esclaves ont vu poindre une lueur de fuite. Car les ports atlantiques (de Boston à Charleston, de Bridgetown à Port Royal) étaient tout sauf hermétiques. Ils étaient des carrefours bouillonnants, saturés de bruits, de langues, de gestes clandestins. Des lieux poreux, ouverts à la ruse et au passage.

C’est dans ces marges flottantes que des hommes asservis ont tenté leur chance. Ils n’avaient parfois ni plan, ni allié, seulement l’intuition qu’un navire pouvait offrir l’éloignement nécessaire pour ne jamais revenir. Les bateaux marchands, en quête de bras bon marché, acceptaient volontiers les marins expérimentés, quelle que soit leur couleur de peau ; à condition qu’ils travaillent dur et se taisent. Quant aux baleiniers, leurs expéditions longues et périlleuses décourageaient les candidats blancs, laissant aux marins noirs une voie d’accès, même au prix de corvées exténuantes.

Ces navires n’étaient pas encore des refuges, mais ils ouvraient une brèche. Une fois embarqué, un fugitif n’était plus un esclave : il devenait un marin. Un homme parmi d’autres, capable de manœuvrer une voile, de hisser un ancre, de scruter l’horizon. Et à la première escale, à la première mutinerie, il pouvait devenir pirate. L’océan, vaste et indifférent, devenait complice silencieux d’un effacement d’identité imposée (celle de propriété humaine) au profit d’une métamorphose volontaire.

Sur la mer, les chaînes rouillent plus vite. L’ordre hiérarchique rigide de la terre ferme (où la couleur de peau détermine le sort) se fragilise au rythme des marées. Et sur un bateau pirate, il vacille jusqu’à parfois s’effondrer. Ce n’est pas l’égalité rêvée des philosophes, mais une horizontalité pragmatique, forgée dans la nécessité : pour survivre, il faut des bras solides, des cerveaux vifs, des volontés aguerries. Le reste (origine, religion, pigmentation) devient secondaire.

Le monde maritime a toujours eu ses propres règles, mais la piraterie pousse cette logique jusqu’à l’extrême. On élit les capitaines, on partage le butin, on signe des codes de conduite. Sur certains navires, le Noir (esclave la veille encore) peut devenir un membre à part entière de l’équipage, voire un officier. Ce n’est pas l’idéologie qui motive cette reconnaissance, c’est la compétence. Savoir lire les étoiles, manier le gouvernail, charger un canon : voilà les attributs du respect.

Pour l’homme noir, la mer devient alors un miroir inversé : ce que la plantation lui refusait (dignité, parole, pouvoir) le navire pirate peut lui accorder. Non sans contradictions, non sans abus, mais avec une ouverture qui, comparée au carcan colonial, relève de la subversion pure. La cale d’un négrier l’avait condamné au silence ; le pont d’un navire pirate lui offre la possibilité de se redéfinir.

Ainsi, la piraterie attire autant qu’elle transforme. Elle devient une forge identitaire où l’homme noir ne se contente plus de fuir ; il se bâtit. Non pas comme sujet de l’Empire, mais comme acteur d’un monde parallèle, éphémère, mais éminemment politique. Un monde où, le temps d’une traversée, l’horizontalité remplace la domination.

La confrérie noire (statut, armes, et parole)

Sur les ponts grinçants des navires pirates, les hiérarchies du monde colonial ne disparaissaient pas totalement ; mais elles cédaient du terrain. Le sang bleu n’y avait aucune valeur, le titre de naissance encore moins. Ce qui comptait, c’était l’endurance dans la tempête, la précision d’un tir de canon, la loyauté en cas de mutinerie. Le respect se gagnait au feu de l’action, non dans les registres de propriété.

Dans cette logique de survie partagée, la compétence devenait la seule monnaie durable. Un Noir capable de manœuvrer une goélette dans les bourrasques, de tenir tête à un abordage ou de réparer un mât brisé valait plus qu’un blanc maladroit et velléitaire. C’est là que s’est construite une forme d’égalité tactique, imparfaite mais réelle : une reconnaissance de l’utilité, de la bravoure, de l’intelligence.

Marcus Rediker résume cette dynamique en parlant des navires pirates comme de véritables « démocraties flottantes ». On y élisait le capitaine et on pouvait le destituer ; les décisions se prenaient collectivement, le butin était partagé selon des parts prédéfinies. Ce modèle (radicalement opposé à celui du navire négrier ou militaire) permettait à des hommes, même anciennement esclaves, d’être considérés comme acteurs et non comme rouages.

Mais cette fraternité n’était pas idéologique ; elle était circonstancielle. Elle naissait de la lutte contre des ennemis communs : l’État, les marchands, les armées. Une alliance de marges, forgée dans l’urgence et parfois brisée dès que la peur s’évaporait. L’homme noir y gagnait une voix, certes, mais une voix fragile, tolérée tant qu’elle servait le collectif.

Malgré cela, le simple fait qu’un ex-esclave puisse avoir un mot à dire dans la répartition du butin ou l’élection d’un chef représentait une rupture brutale avec l’ordre colonial. Sur le navire pirate, il n’était plus « propriété » : il devenait pair. Pas frère, pas maître, mais homme.

Si la piraterie n’était pas un sanctuaire égalitaire, elle fut au moins un laboratoire d’expérimentation sociale ; et certains Noirs y gravirent des échelons impensables ailleurs. Les archives nous livrent les noms de quelques figures noires de commandement, passés entre les mailles de l’histoire officielle : Diego Grillo, John Mapoo, Abraham Samuel, ou encore “Caesar”, officier sous les ordres de Barbe Noire. Leurs postes n’étaient pas honorifiques. Ils commandaient des équipages, dirigeaient des abordages, négociaient parfois même les termes de la survie collective.

Le poste de Quartier-maître, par exemple (véritable contre-pouvoir du capitaine, gestionnaire du butin et arbitre des conflits) fut occupé par plusieurs hommes noirs. Hendrick van der Heul en est un exemple frappant. Dans le monde de la plantation, il n’aurait été qu’un “esclave marron” bon à fouetter. Sur le pont de son navire, il pesait plus que le capitaine lui-même.

Mais l’insigne le plus visible de cette reconnaissance n’était ni le titre, ni le butin : c’était l’arme. Porter une arquebuse ou une paire de pistolets à silex sur un navire pirate, ce n’était pas qu’une question de combat ; c’était une question de confiance. Kenneth Kinkor le rappelle : aucun texte ne recense d’interdiction formelle faite aux Noirs de porter des armes à bord, et beaucoup furent signalés comme combattants d’avant-garde, au moment des abordages. Sur certains navires, les marins noirs formaient même la première ligne, celle à qui l’on confiait la prise du navire cible. Mission de prestige, mission de foi.

Cela en dit long. Ces hommes, arrachés au monde esclavagiste qui les classait en bas de l’échelle humaine, devenaient ici des guerriers. Mieux : des camarades d’armes. Rien ne peut mieux signifier le renversement de statut qu’un pistolet à la ceinture et une part équitable dans le trésor. Cette reconnaissance, bien que toujours contingente, redonnait à ces marins noirs ce que l’Empire leur avait nié : une valeur humaine, une parole qui compte, et une force que personne n’osait plus ignorer.

Les ombres du pavillon noir (limites et fractures)

Le drapeau noir flottait peut-être contre les puissances impériales, mais il n’effaçait pas tous les démons. Derrière l’illusion d’égalité en mer, une autre réalité s’écrivait ; moins glorieuse, plus brutale. Car si certains Noirs trouvaient sur les navires pirates un statut revalorisé, d’autres continuaient à être traités comme des pions jetables. Tout dépendait de leur point d’entrée dans le système : esclave capturé, marin volontaire, ou simple prise de guerre.

L’île d’Annobón, au large de l’Afrique de l’Ouest, incarne cette fracture. Là, en 1721, des pirates débarqués ont imposé la terreur : viols collectifs sur les femmes africaines, villages incendiés, habitants massacrés. La “fraternité maritime” s’évanouissait dès que les bottes foulaient la terre. Le Noir libre à bord devenait suspect à terre ; le Noir autochtone n’était qu’une proie. La piraterie, dans ces moments, ressemblait plus à un prédateur colonial qu’à une force libératrice.

Le traitement des captifs noirs variait d’ailleurs selon leur utilité immédiate. Certains étaient intégrés comme matelots après capture, d’autres simplement revendus comme esclaves ; la piraterie, malgré sa prétendue rupture, participait encore aux logiques du marché humain. Bartholomew Roberts, pirate célèbre, conservait à bord des esclaves qu’il utilisait pour les tâches les plus ingrates : pomper l’eau, nettoyer les latrines, ramer sans relâche. Même là, la couleur pouvait redevenir une frontière ; surtout lorsque la compétence manquait ou que la volonté de liberté n’était pas affirmée.

Ces ambiguïtés soulignent une vérité inconfortable : la piraterie, bien qu’ouverte par moments à une forme de méritocratie raciale, ne fut jamais exempte de racisme. Ce racisme n’était pas toujours structuré ou doctrinaire ; il était souvent pragmatique, cynique, lié aux nécessités du navire ou à l’arbitraire d’un capitaine. Mais il existait, et il réapparaissait dès que l’équilibre fragile entre utilité et solidarité s’effondrait.

Ainsi, le pavillon noir ne protégeait pas toujours les siens. Il accueillait, utilisait, parfois élevait ; mais pouvait aussi trahir. Pour les Noirs à bord, la liberté n’était jamais un acquis ; c’était une conquête quotidienne, fragile, toujours sous condition.

Le pont d’un navire pirate pouvait être une scène de transformation radicale ; mais cette métamorphose était réversible. Le retour à terre, l’approche d’un port colonial, ou même la capture par des autorités navales suffisait à faire s’effondrer ce fragile échafaudage d’égalité. Le Noir redevenait alors, aux yeux de l’Empire, un corps appropriable, une marchandise à récupérer. Et ce, même s’il avait été un combattant, un officier, ou un leader en mer.

Cette précarité du statut n’était pas seulement extérieure. Elle était également inscrite dans les logiques pirates elles-mêmes. À bord, les règles pouvaient changer selon l’équipage, la personnalité du capitaine, ou les conditions du moment. Ce qui faisait d’un Noir un pair aujourd’hui pouvait faire de lui un esclave demain, si l’intérêt du groupe l’imposait. Une mutinerie mal tournée, une escale mal choisie, et la nouvelle identité acquise se dissolvait dans les chaînes.

Certaines distinctions s’opéraient aussi entre les Noirs « choisis » (ceux qui rejoignaient l’équipage par volonté ou par ruse) et les Noirs « pris », ceux arrachés de force à des navires négriers. Ces derniers étaient souvent maintenus dans des fonctions subalternes, comme s’ils n’avaient pas encore « mérité » leur place sur le pont. La piraterie, dans ces cas, agissait comme un miroir déformant de la société coloniale : plus fluide, certes, mais toujours capable de reproduire les mêmes logiques d’exclusion.

Et puis il y avait le regard des autres ; celui de la terre ferme, celui des tribunaux, celui des chroniqueurs blancs. Les pirates noirs ne survivaient que rarement aux récits. Ils disparaissaient des procès-verbaux, des légendes populaires, des archives. Quand ils réapparaissent, c’est souvent à travers des filtres suspects : caricaturés, anonymisés, réduits à leur couleur ou à leur rôle de traîtres.

La liberté conquise sur mer, aussi réelle fut-elle, ne garantissait ni sécurité, ni mémoire. Elle restait conditionnelle, menacée, effaçable. Le pavillon noir offrait un souffle ; pas une absolution. Et pour beaucoup, ce souffle n’aura été qu’un intervalle avant la reconduction à l’ordre ancien.

Le navire comme utopie subversive

À une époque où l’ordre impérial quadrillait les mers et les terres avec ses codes, ses comptoirs, ses catéchismes, le navire pirate faisait figure d’anomalie flottante. Il ne battait pavillon d’aucune nation, ne reconnaissait aucune autorité divine ou royale. Il se plaçait résolument en dehors ; et en cela, il incarnait une forme radicale de dissidence. C’était une zone autonome temporaire avant l’heure, un espace-limite où les hiérarchies pouvaient être suspendues, recomposées, voire renversées.

Loin d’être un chaos anarchique, la piraterie était structurée par des règles propres ; écrites, débattues, ratifiées par les membres de l’équipage. Ce que l’on appelle aujourd’hui les articles de piraterie tenait lieu de proto-constitution égalitariste. On y trouvait des principes étonnamment modernes : égalité des parts (selon fonction, et non statut social), droit au vote pour l’élection du capitaine, protection des blessés de guerre, et même clauses contre les querelles internes ; réglées parfois par duel à terre, parfois par arbitrage.

Cette codification interne n’était pas naïve : elle était vitale. Dans un environnement aussi périlleux que la mer et face à des puissances coloniales toujours à l’affût, la survie dépendait de la cohésion, de la loyauté, et d’un minimum d’équité perçue. Chacun savait que l’injustice ou l’arbitraire pouvaient déclencher mutinerie, division, voire mort collective.

Pour un Noir, souvent exclu des lois protectrices à terre, cette forme de contrat social valait mieux que toutes les constitutions impériales. Ici, il pouvait exiger un partage du butin. Il pouvait contester un chef. Il pouvait inscrire sa voix ; non pas dans les marges d’un procès, mais dans le texte même de la règle commune. Le navire n’était pas une utopie parfaite, mais c’était une utopie fonctionnelle, un théâtre de réinvention où les damnés de la terre pouvaient, l’espace d’une traversée, devenir des sujets politiques à part entière.

On se représente souvent le pirate comme un aventurier sans attaches, animé par la soif d’or et d’ivresse. Mais cette image romantique efface une vérité bien plus dense : les navires pirates étaient peuplés de déclassés, de survivants, d’hommes jetés hors du monde “civilisé”. Marins blancs fuyant la conscription, petits criminels bannis, esclaves échappés des plantations, ouvriers navals ruinés : tous convergeaient vers ces bateaux comme vers une arche de la rupture. Ce n’était pas une utopie d’élus ; c’était une coalition de damnés.

Dans cette alliance, la solidarité n’était pas un luxe moral : elle était une nécessité stratégique. Il fallait se faire confiance, dormir sous les mêmes planches, combattre coude à coude, répartir les maigres victuailles et les périls constants. C’est dans cette promiscuité forcée que se nouait une forme de fraternité inédite, faite d’usure, de courage et de compromis.

Noirs et Blancs partageaient souvent plus qu’un espace clos : ils partageaient un passif d’humiliations, d’oppression, d’exploitation. L’un avait fui les coups de fouet, l’autre les salaires impayés ou les cabanes pourrissantes des marins pauvres. Ensemble, ils construisaient un ordre alternatif, dans lequel le butin était réparti, le pouvoir discuté, et (parfois) le destin judiciaire commun. Car aux yeux des puissances coloniales, tous ces hommes n’étaient que pirates : sans couleur, sans nom, condamnés d’avance.

Ce lien, tissé sur le rejet mutuel des maîtres, ne garantissait pas une égalité de cœur. Le racisme ne disparaissait pas comme par magie au large des côtes. Mais il se trouvait relégué, contenu, neutralisé par une fraternité d’expérience. Ce que la terre avait séparé par le fouet et l’église, la mer le recollait à coups de labeur, de sabre, et parfois, de dernière volonté.

La piraterie ne proposait pas une révolution idéologique : elle offrait un terrain d’alliance entre les exclus. Et dans cette convergence fragile mais réelle, les esclaves fugitifs et les marins marginaux esquissaient, malgré eux, les prémices d’une solidarité trans-raciale ; non rêvée, mais vécue.

L’histoire effacée des révolutionnaires sans nation

Ils ont existé (ces hommes sans blason, sans patrie, sans héritage) et pourtant leur mémoire s’est évaporée comme brume au lever du canon. Ni statues, ni rues à leur nom. Pas même une mention sérieuse dans les manuels d’histoire. Pourquoi ? Parce qu’ils incarnaient un double scandale : celui du pauvre qui se rebelle et celui du Noir qui commande.

La piraterie noire a été méthodiquement refoulée pour deux raisons majeures. D’abord, le mépris de classe : les pirates, au fond, n’étaient que des « voyous des mers », des prolétaires trop bruyants, trop indisciplinés pour être intégrés dans les récits glorieux de l’expansion maritime. Ensuite, l’effacement racial : reconnaître que des Noirs aient pu organiser, diriger, et survivre dans un ordre insurrectionnel autonome revenait à admettre une capacité d’émancipation hors du cadre colonial ; une hérésie intellectuelle pour les pouvoirs en place, et parfois encore pour les historiens.

Mais ces hommes furent bien plus que des corsaires improvisés ou des criminels de fortune. Ils furent des acteurs politiques, inventant, en actes, une autre forme de société. Une société brutale, certes, mais plus perméable, plus horizontale, et surtout profondément subversive. Chaque arme portée, chaque mot prononcé dans un conseil d’équipage, chaque refus de se soumettre à l’ordre racial était un acte de souveraineté. Une déclaration d’humanité.

Il est temps de les réhabiliter. Non comme des héros sans tâche, mais comme des figures de rupture. Leur insubordination n’était pas gratuite : elle avait une logique, une cible, une portée. Ils ne combattaient pas seulement pour de l’or ; ils combattaient pour un statut, une voix, une reconnaissance.

Et si, au fond, la première révolution noire moderne n’avait pas commencé à Saint-Domingue, mais bien plus tôt ; sur le pont d’un navire pirate, quelque part entre les côtes d’Afrique et les Caraïbes ? Si la mer avait été le premier théâtre de la décolonisation ; non proclamée, mais vécue ?

L’histoire ne répondra peut-être jamais avec certitude. Mais il appartient à notre mémoire collective de poser la question ; et de ne plus jamais l’éluder.

SOURCES

  • Marcus RedikerVillains of All Nations: Atlantic Pirates in the Golden Age (Boston: Beacon Press, 2004).
  • Kenneth J. Kinkor, “Black Men under the Black Flag,” in Bandits at Sea: A Pirate Reader, ed. C. R. Pennell (New York University Press, 2001).
  • Arne Bialuschewski, “Black People under the Black Flag: Piracy and the Slave Trade on the West Coast of Africa, 1718–1723,” Slavery & Abolition, vol. 29, no. 4 (2008): 461–475.
  • Charles R. FoyPorts of Slavery, Ports of Freedom: How Slaves Used Northern Seaports’ Maritime Industry to Escape and Create Trans-Atlantic Identities, 1713–1783 (PhD diss., Rutgers University, 2008).
  • Daniel DefoeA General History of the Pyrates (1724), ed. Manuel Schonhorn (Dover Publications, 1999).
  • Oxford English Dictionary, 2nd ed. (Oxford: Oxford University Press, 1989).

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

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Avant d’être personnages de folklore, Bouki et Ti Malice sont des prismes. Par eux transitent des siècles d’esclavage, de résistance, d’humour comme art de survie. De la savane ouest-africaine aux mornes haïtiens, leurs aventures ne cessent de refléter les tensions du pouvoir, de la ruse et de la naïveté. Portrait d’un duo mythique, aussi cruel que tendre.

Quand la brousse entre dans la Caraïbe

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

À l’origine, avant même d’être des personnages de chair et d’os dans les imaginaires créoles, Bouki et Ti Malice rampaient et bondissaient à quatre pattes dans les savanes d’Afrique de l’Ouest. Là-bas, dans les récits transmis de village en village par les griots, Bouki était une hyène (« Bouki » en wolof) à la démarche maladroite, la mâchoire vorace, et l’odeur de la soumission dans le pelage. Animal de disgrâce et de faim, il représentait l’échec, la lourdeur, la bête qui obéit plus qu’elle ne comprend.

Face à lui, Leuk le lièvre. Petit, nerveux, fuyant. Un cabotin des fourrés, qui ne gagnait jamais par la force mais toujours par l’esprit. Rusé à l’excès, joueur parfois cruel, mais toujours vif. Dans ces contes originels, la confrontation est constante : la hyène court, le lièvre esquive. Bouki grogne, Leuk riposte par la ruse. C’est l’éternel duel entre le muscle soumis et l’intelligence frondeuse.

Ce duo n’était pas qu’un divertissement pastoral. Il était pédagogie, satire sociale, mise en scène des rapports de pouvoir dans les sociétés africaines. Leuk, le malin, ne riait jamais gratuitement : il riait pour survivre, pour déjouer la faim, le roi, l’ordre établi. Et Bouki, dans ses défaites, incarnait parfois les travers du peuple (sa naïveté, sa paresse, ses failles) mais aussi sa capacité à toujours se relever, à courir de nouveau malgré les humiliations.

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

Lorsque les récits franchissent l’Atlantique dans les cales des navires négriers, les bêtes africaines ne restent pas tout à fait les mêmes. Elles se métamorphosent. Sous le soleil des Antilles, Bouki et Ti Malice quittent peu à peu leurs fourrures pour revêtir des traits humains. Leurs voix s’épaississent, leurs visages prennent les rides des anciens du quartier, et leurs ruses ou leurs sottises deviennent des anecdotes familières. Le bestiaire originel devient galerie de personnages, croqués à même la vie.

Dans les campagnes d’Haïti, Bouki devient un paysan famélique, souvent vêtu de haillons, toujours affamé, parfois touchant. Malice, lui, se transforme en un jeune homme frêle, mais vif d’esprit, volontiers escroc, irrésistiblement charmeur. L’animalité n’a pas disparu, elle s’est diluée dans les gestes, dans les regards. Elle a changé de peau, tout simplement.

En Martinique et en Guadeloupe, la mutation est plus nuancée. On y retrouve encore Zamba, le félin lent et crédule, incarnation locale de Bouki. Le lièvre, quant à lui, devient Lapin ; ou reste une allégorie au sourire en coin. Le duel demeure, mais chaque île lui insuffle ses nuances : l’histoire s’adapte au terroir, au créole, au rire des enfants qui l’écoutent sous les carbets.

Curieusement, cette dynamique animale-humaine n’est pas propre au monde afro-caribéen. Elle dialogue, parfois sans le savoir, avec les contes européens. Le Grand-Loup naïf n’est pas si éloigné de Bouki, et le rusé Maître Renard pourrait bien être un cousin éloigné de Ti Malice. Mais là où le Renard français agit avec froideur aristocratique, Malice agit avec urgence. Il ne trompe pas pour dominer, il trompe pour vivre ; nuance capitale, fruit d’une histoire différente, trempée dans la douleur et la débrouille.

Dans les plantations, les chaînes ne laissaient pas place au rêve. Mais la nuit, quand les tâches s’achevaient et que la sueur séchait lentement sur les dos écorchés, une autre parole surgissait. Ce n’était pas une parole savante ou officielle. C’était une voix basse, espiègle, pleine d’ombres et de clins d’œil. Elle disait : « Krik ? » ; et l’autre répondait : « Krak ! ». Alors commençait le conte.

Ces histoires, mises en scène autour de Bouki et Ti Malice, n’étaient jamais innocentes. Sous couvert d’humour, elles offraient un miroir déformé du monde colonial : le maître devenait bête, le souffre-douleur trouvait sa revanche, et la survie passait par le mensonge bien tourné. Ti Malice n’était pas qu’un farceur : il était la voix du captif qui retournait l’ordre établi en l’enrobant de malice. Bouki, lui, rappelait les effets tragiques de la crédulité ; mais aussi la dignité d’exister malgré tout.

Il fallait raconter ces histoires après le crépuscule. Ce n’était pas qu’une règle esthétique. C’était un code sacré, hérité du vaudou et des traditions africaines. Conter avant la tombée de la nuit, c’était appeler les esprits à l’heure où ils n’étaient pas encore prêts, risquer la malchance, attirer le mauvais œil sur sa maison. Le conte, dans ces conditions, n’était pas qu’un art populaire. Il devenait rituel, pacte, soupape.

Rire dans les ténèbres de l’esclavage, ce n’était pas fuir la réalité. C’était l’encercler autrement. D’un trait d’esprit, d’une chute absurde, les conteurs africains créolisés dressaient un rempart contre la terreur quotidienne. Le fouet ne pouvait rien contre le mot bien placé. Et c’est ainsi que Bouki et Ti Malice, nés dans les savanes, sont devenus des héros de résistance nocturne dans les champs de canne.

Miroir d’un monde noir post-traumatique

Bouki et Ti Malice ou l’Afrique malicieuse dans les veines d’Haïti

Bouki, dans la bouche des anciens, c’est l’idiot magnifique. Celui qu’on aime moquer, mais jamais rejeter. Celui qui tombe dans tous les pièges, surtout les plus grossiers, et qui pourtant revient, à chaque histoire, la tête basse mais le cœur intact. Il n’apprend pas vraiment, ou mal. Il fait confiance, trop vite, trop souvent. Mais il incarne une forme d’humanité brute, vulnérable, émouvante par sa constance.

Dans le théâtre oral des contes haïtiens, Bouki n’est pas seulement la victime de Ti Malice ; il est aussi le reflet du peuple dans ses fragilités : la faim qui déforme le jugement, la fatigue qui érode la vigilance, le besoin d’amour qui rend aveugle. Il est paresseux parfois, glouton souvent, un peu bêta toujours. Mais il aime ses enfants, chérit sa femme (quand elle existe), et surtout : il persiste. Bouki n’abandonne jamais.

Il y a chez lui quelque chose du Sisyphe créole. À chaque chute, il remonte son rocher. Quand Malice l’humilie, il repart, les pieds nus et l’ego cabossé, mais l’âme toujours ouverte. Ce n’est pas un héros triomphant. C’est un survivant obstiné. Une figure de la dignité silencieuse.

Dans un monde où la ruse est reine, Bouki, par son absence de duplicité, devient paradoxalement le plus humain. Il nous tend un miroir cruel, mais juste : celui de nos naïvetés, de nos rêves trop simples, mais aussi de notre capacité à rester debout, même dans le ridicule.

Ti Malice, c’est le cerveau agile du duo. Un personnage qui ne se contente pas de survivre : il entend dominer, manipuler, faire plier le réel à sa volonté. Là où Bouki encaisse, Malice anticipe. Là où l’autre croit, lui soupçonne. Il est l’enfant bâtard de la débrouillardise et du vice ; un être qui comprend très tôt que, dans un monde structuré par l’injustice, l’éthique est un luxe pour les naïfs.

On le décrit souvent comme farceur, espiègle, joueur. Mais sous la couche de comédie, Ti Malice cache une lucidité presque inquiétante. Il voit les failles de Bouki comme des opportunités. Il triche, vole, ment ; toujours avec le sourire. Et c’est justement ce sourire qui dérange : car il est le masque d’une intelligence qui, dans un autre contexte, aurait fait un fin stratège ou un politicien hors pair.

Ti Malice, c’est aussi la revanche symbolique de l’opprimé qui refuse de plier. Il incarne une forme de résistance, certes amorale, mais pragmatique. Dans les récits issus de l’esclavage, il devient la voix de ceux qui, n’ayant pas le pouvoir, cultivent l’astuce comme arme de guerre. Il ne cherche pas à renverser l’ordre ; il l’exploite, le contourne, s’y faufile.

Mais cette stratégie a un coût : Malice est seul. Son triomphe est souvent amer. Car si l’on rit de ses tours, on se méfie de sa duplicité. Il charme, puis il trahit. Il fait rire, mais n’inspire pas confiance. On l’admire à distance, comme on regarde un feu de paille : avec fascination, et prudence.

Il est l’autre face du monde noir post-traumatique : celle qui, au lieu d’endurer, choisit d’attaquer ; même au risque de devenir un monstre dans le miroir.

Derrière leurs rires en cascade et leurs grimaces de papier-mâché, Bouki et Ti Malice jouent une comédie bien plus grave qu’il n’y paraît. Chaque conte, chaque ruse, chaque humiliation cache une mise en scène fine (parfois cruelle) des rapports sociaux hérités de l’esclavage et reconduits dans la société post-coloniale. Ces deux-là, en surface complices, incarnent en creux une fracture : celle entre dominé et dominateur, entre celui qui subit et celui qui manœuvre.

Bouki, par sa passivité, son manque de discernement et sa condition de perpétuel perdant, reflète l’image de ceux que les structures du pouvoir laissent sur le bord du chemin. Il est le paysan naïf, l’ouvrier exploité, l’homme ordinaire à qui on promet monts et merveilles, et qui finit toujours par payer l’addition. En face, Ti Malice, avec ses détours, son verbe, sa souplesse sociale, incarne une figure de l’opportunisme ; mais aussi, paradoxalement, celle d’une certaine élite noire ou métissée, formée dans l’ombre du système colonial et souvent prête à se courber pour mieux grimper.

On peut y voir un oncle et son neveu, mais aussi un peuple et sa bourgeoisie, un corps souffrant et un cerveau calculateur. La dynamique entre les deux est faussement ludique. Elle interroge, au fond, la trahison : que vaut une ruse si elle se construit sur le dos des siens ? Et que vaut la vertu si elle mène à l’échec, encore et encore ?

Dans ce théâtre populaire, Bouki et Ti Malice deviennent les archétypes d’une lutte de classes qui dépasse les frontières d’Haïti. Ils posent une question brutale : dans un monde brisé par la colonisation, qui a le droit d’être rusé ? Et surtout, à quel prix ?

Quand la fiction éclaire l’histoire

Longtemps, Bouki et Ti Malice n’ont existé que dans l’air, dans les rires partagés sous les vérandas, dans les veillées tièdes où la parole valait refuge. Ils appartenaient à l’oralité pure, celle qui ne laisse pas de traces mais qui s’inscrit dans les corps, dans les intonations, dans les silences complices. Raconter Bouki et Malice, c’était un art. L’écrire, c’était risquer de le figer.

Mais il fallut bien un jour que ces figures migrent aussi vers le papier, ne serait-ce que pour ne pas disparaître. Ce fut Alibée Féry, écrivain et conteur haïtien du XIXe siècle, qui osa le premier. Avec lui, les personnages gagnèrent en fixité ce qu’ils perdirent peut-être en souplesse. Le verbe s’encre, les dialogues se couchent sur la page. Une nouvelle étape commence : celle de la littérature populaire haïtienne.

Un siècle plus tard, entre mai 1991 et mai 1992, les dialogues de Bouki et Malice font leur retour dans les colonnes du Nouvelliste, quotidien de Port-au-Prince. Chaque semaine, un nouvel épisode : le public suit les péripéties de ces deux larrons comme on suivrait une série télé. Le conte, jadis murmuré, devient feuilleton. Il touche un autre lectorat, urbain, lettré, curieux de voir ses racines noires et rurales ressurgir dans l’imprimé.

D’autres plumes s’en emparent : Suzanne Comhaire-Sylvain dans Le Roman de Bouqui, Jean André Victor avec ses 50 dialogues choisis, Colette Rouzier qui offre une version jeunesse. Chaque auteur adapte, traduit, condense. Mais tous gardent l’essence : celle d’un folklore insaisissable, qui résiste à l’oubli, même quand on tente de le cadrer entre deux couvertures.

Le passage de la bouche au livre, loin d’avoir dilué leur puissance, a permis à Bouki et Ti Malice d’entrer dans le panthéon littéraire haïtien ; tout en gardant ce parfum d’impertinence populaire qui leur appartient.

Le conte n’est pas un simple divertissement. Dans les sociétés noires post-esclavagistes, il est un lieu de mémoire. Une mémoire chaude, incarnée, transmise non par les archives officielles (trop souvent muettes ou biaisées) mais par la parole des aïeux, par les intonations tremblantes, par les silences chargés de ce qu’on ne peut plus dire. Bouki et Ti Malice, à ce titre, sont plus que des personnages : ce sont des relais. Des véhicules de la mémoire affective d’un peuple traumatisé.

À travers eux, c’est toute l’expérience noire qui s’exprime : la faim, la trahison, la débrouillardise, l’humiliation, l’amour aussi. Chaque histoire devient une métaphore vivante. Une petite scène grotesque (Bouki qui perd son bœuf, qui se fait rouler par Malice, qui revient pieds en sang) devient un éclat d’histoire. L’histoire d’un peuple qui n’a cessé d’être dupé, mais qui, contre toute attente, continue d’avancer.

Le conte fonctionne ici comme une capsule émotionnelle. Il transmet des savoirs (moraux, pratiques, politiques) mais surtout, il transmet une sensation : celle d’avoir vécu malgré tout. Ce n’est pas pour rien qu’on les raconte aux enfants. Pas pour les endormir, mais pour les réveiller au monde. Le rire qu’ils provoquent est souvent nerveux, grinçant. C’est un rire qui soigne autant qu’il pique. Un rire qui dit :

« Oui, on a souffert. Mais regarde ce qu’on a fait de cette douleur. »

Et puis il y a cette langue, ce créole charpenté d’images, ce français métissé de musiques orales, qui porte les récits de Bouki et Malice. Cette langue elle-même est archive. Elle contient les chocs, les blessures, les transformations d’un monde bouleversé par la violence coloniale. Quand on écoute ces histoires, on entend aussi la voix des absents ; de ceux qui n’ont laissé aucun écrit mais dont l’empreinte traverse les siècles par la magie du conte.

On pourrait croire que Bouki et Ti Malice appartiennent à un monde révolu ; celui des cases en terre battue, des veillées à la chandelle, des anciens au verbe lent. Et pourtant, leurs figures continuent de résonner, bien au-delà des mornes haïtiens ou des plantations guadeloupéennes. Pourquoi ? Parce qu’au fond, ils parlent d’un rapport universel au pouvoir, à la faiblesse, à la ruse, à la survie. Leur langage est celui de l’humanité nue, dépouillée des apparats, confrontée à ses instincts les plus archaïques.

On retrouve leurs pendants partout : dans la figure d’Anansi l’araignée au Ghana, dans les farces du lapin Br’er Rabbit des Afro-Américains du Sud, ou dans les malices de Ti Jean en Louisiane créole. Même au cinéma ou dans la pop culture, l’opposition entre le dupeur et le dupe demeure un ressort narratif fondamental. Car ces deux figures, aussi enracinées soient-elles dans un terroir afro-caribéen, ne sont pas limitées à une géographie. Elles touchent à une vérité plus large : celle des sociétés fondées sur des déséquilibres de force.

Ti Malice incarne la ruse comme forme de génie populaire, Bouki la crédulité comme trait universel. Dans un monde où les rapports de domination ne cessent de se renouveler (qu’ils soient économiques, culturels, ou numériques) les leçons de leurs aventures restent cruellement d’actualité. Il y aura toujours des Malice qui savent détourner les règles, et des Bouki qui s’y font prendre.

Mais cette universalité n’est jamais purement théorique. Elle est incarnée. Elle est noire. Elle est créole. Elle vient d’une expérience du monde où l’injustice n’est pas une idée abstraite, mais une réalité quotidienne. C’est là toute la force des contes de Bouki et Ti Malice : ils disent le monde tel qu’il est, tout en laissant croire qu’il pourrait être autrement.

Une sagesse masquée dans le rire

Il faut se méfier des contes. Ce qu’ils disent avec légèreté est souvent ce que les livres d’histoire taisent avec gravité. Bouki et Ti Malice ne sont pas que deux amuseurs publics issus du folklore haïtien. Ils sont les porte-voix d’une mémoire collective, les gardiens d’une philosophie populaire née dans les ténèbres de la traite, murie dans les champs de canne, transmise dans les bouches tremblantes des grands-mères au crépuscule.

À travers leur éternel duel (naïf contre rusé, cœur contre tête, muscle contre verbe) c’est toute une cartographie des tensions sociales, raciales et morales du monde afro-diasporique qui se dessine. Un monde où l’on survit souvent grâce à l’ironie, où le rire devient stratégie, où le conte n’est jamais qu’un jeu.

Et si, au fond, ces personnages avaient mieux compris notre époque que bien des analystes ? Dans un monde saturé de manipulations, de mensonges politiques, de naïvetés exploitées et de rapports inégaux, Bouki et Ti Malice continuent de poser la bonne question : faut-il mieux être dupe avec dignité… ou malin sans scrupule ?

C’est peut-être là, dans cette tension, que se loge leur vraie sagesse ; une sagesse masquée par le rire, mais trempée dans l’expérience crue du monde.

À propos – Transmettre sans trahir : Griokids, la mémoire en héritage

Si Bouki et Ti Malice ont traversé les siècles, ce n’est pas un hasard. C’est parce que des voix ont continué à les porter. Aujourd’hui, cette mission prend un nouveau visage avec Griokids.com, une plateforme dédiée à la transmission du patrimoine folklorique africain et caribéen, pensée pour les plus jeunes ; mais sans jamais les prendre de haut.

À contre-courant de la mondialisation culturelle qui aplatit tout sur son passage, Griokids fait le pari d’un enracinement joyeux. On y trouve des contes animés, des récits audio, des fiches pédagogiques ; mais surtout, une volonté farouche de préserver la chaleur de l’oralité, le souffle des histoires dites avec amour, en créole, en wolof, en lingala, en français… avec des accents de partout et d’hier.

Griokids n’éduque pas, il enracine. Il ne muséifie pas, il fait vivre. Parce que transmettre, ce n’est pas figer : c’est continuer la ronde. Et dans cette ronde, Bouki et Ti Malice dansent encore ; malicieusement.

Découvrez leurs aventures sur www.griokids.com

SOURCES

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

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En mai 1803, sur les rives de Géorgie, un groupe d’Africains réduits en esclavage choisit de marcher dans l’eau plutôt que de vivre à genoux. Ce geste, longtemps étouffé par l’histoire officielle, s’est transmis à voix basse dans les communautés noires, jusqu’à devenir un mythe fondateur de la résistance afro-diasporique. Igbo Landing, c’est le lieu où la mer est devenue sanctuaire, où le refus de l’inhumain s’est inscrit dans le silence des marais. Ce n’est pas une légende. C’est un héritage.

Le silence des eaux, le cri des ancêtres

« Le dieu de l’eau nous a amenés ici, le dieu de l’eau nous ramènera. » Ainsi chantèrent, selon la tradition orale, les Igbo enchaînés, alors qu’ils s’enfonçaient lentement dans les marais de Dunbar Creek, Géorgie. Ni larmes ni cris, mais un chant en langue maternelle, une dernière prière collective adressée au divin pour refuser l’indicible.

Nous sommes en mai 1803. La traite transatlantique bat son plein. Un groupe de soixante-quinze captifs africains, fraîchement débarqués à Savannah, est revendu pour travailler dans les plantations de St. Simons Island. Mais une fois sur la goélette censée les y conduire, ces hommes et femmes, venus principalement de la région Igbo (actuel sud-est du Nigeria), renversent leurs geôliers, prennent possession du navire et, dans un dernier acte de souveraineté, marchent volontairement vers la mort plutôt que d’embrasser la servitude.

Longtemps considéré comme une légende folklorique, ce drame réel, aujourd’hui connu sous le nom d’Igbo Landing, incarne une forme ultime de révolte : celle du corps qui se libère par l’eau, quand la terre ne promet plus que chaînes. Plus qu’un épisode historique méconnu, Igbo Landing est devenu un mythe structurant, enraciné dans la mémoire des peuples africains et afrodescendants, un chant de dignité transmis de bouche en bouche, de génération en génération.

Ce récit, à la croisée du réel et du sacré, mérite d’être revisité comme un socle de la résistance diasporique, une mémoire refoulée que l’on exhume, non sans frisson.

UN ACTE DE RÉSISTANCE RADICALE (LE FAIT HISTORIQUE)

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit
La région d’Igbo Landing, comté de Glynn, Géorgie, États-Unis.

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, la traite négrière transatlantique atteint son apogée. Les côtes de l’Afrique de l’Ouest, entre le Bénin, le Nigéria et le Cameroun actuels, deviennent des zones de déportation massives. Des royaumes comme le Biafra, les États Igbo et le Dahomey, déstabilisés par les conflits internes ou les incursions européennes, alimentent le commerce d’humains, souvent au profit d’intérêts marchands européens.

Dans ce contexte, les Igbo (peuple d’agriculteurs, de commerçants et de penseurs, réputés pour leur sens aigu de la communauté et de la liberté) sont ciblés mais aussi redoutés. Les négociants d’esclaves les considèrent comme rebellesdifficiles à briser, et parfois incompatibles avec la discipline des plantations. Cette réputation n’est pas sans fondement. Les Igbo possèdent une tradition profondément ancrée de gouvernance décentralisée et de résistance à l’autorité arbitraire. Leur spiritualité, centrée autour du dieu Chukwu et des esprits de la nature, leur offre un ancrage identitaire fort, qui dépasse l’humiliation du déracinement.

Ainsi, quand ces hommes et femmes sont capturés, arrachés à leurs terres, ils n’arrivent pas sur les côtes américaines vierges d’identité ou de volonté. Ils portent en eux un souffle d’insoumission. Et c’est précisément ce souffle que le destin va embraser sur les eaux de Géorgie.

Le voyage des Igbo vers Savannah commence comme tant d’autres : dans la cale fétide d’un navire négrier, entre vomissures, chaînes et râles d’agonie. C’est la sinistre routine de ce que l’on appelle aujourd’hui le Middle Passage ; un trajet transocéanique d’environ deux mois entre les côtes ouest-africaines et les colonies américaines, où le taux de mortalité dépasse parfois les 20 %.

Mais ce voyage-là, précisément, porte une anomalie dans son sillage : la présence d’un groupe d’Igbo, réputés pour leur cohésion, leur résistance à l’asservissement, et leur sens du sacré. Débarqués à Savannah, ils sont vendus à deux planteurs notoires de la région : John Couper et Thomas Spalding. Prix d’achat : 100 dollars l’unité ; une somme importante, mais sans comparaison avec le coût humain de cette transaction. La destination : St. Simons Island, au large de la Géorgie, une île où les champs de coton et de riz réclament des bras dociles. Eux n’en sont pas.

Pour ce court trajet côtier, les Igbo sont embarqués sur une goélette plus modeste, nommée selon les sources The Schooner York ou The Morovia. Mais alors que le navire remonte la crique de Dunbar, la tension atteint son paroxysme. Il ne s’agit plus seulement d’un transport de marchandise humaine. Quelque chose fermente dans l’entrepont. Une stratégie. Un pacte tacite. Peut-être même une prière.

Et puis, l’inimaginable se produit : les captifs brisent leurs chaînes, se soulèvent, désarment ou noient certains membres de l’équipage. La goélette s’échoue. Ce n’est pas une mutinerie impulsive. C’est une opération de reconquête. Pas de la liberté physique (car ils savent que la terre n’a plus rien de sûr) mais de leur propre destinée.

Ainsi s’écrit l’amorce d’un chapitre à part dans l’histoire de la traite : celui où les esclaves prennent la mer non pour fuir, mais pour s’y engloutir volontairement, à la manière des samouraïs tombés en disgrâce.

Le navire s’est échoué dans les eaux calmes, mais traîtresses, de Dunbar Creek. Le silence qui suit l’assaut est presque solennel. À bord, les corps des blancs noyés flottent ou sombrent. Les Igbo, eux, ne fuient pas. Ils ne cherchent pas à s’évaporer dans les marécages ou à se faire passer pour libres. Ils se dirigent, d’un pas sûr, vers la rive.

C’est là que le récit entre dans le domaine du sacré. Selon plusieurs témoignages oraux collectés au fil des siècles (notamment par le Federal Writers’ Project dans les années 1930) les captifs, menés par un chef spirituel ou un ancien, entonnent un chant dans leur langue d’origine : 

“The water spirit brought us, the water spirit will take us home.” 

Ce n’est ni une fuite ni une supplique. C’est une incantation.

Un à un, en rang, ils entrent dans le cours d’eau. Les chaînes ont été rompues, mais ils ne cherchent pas à conquérir la liberté selon les termes des hommes qui les ont vendus. Ils la reprennent selon les lois de leur foi, de leurs ancêtres, de leur dignité. Ils choisissent l’élément liquide comme seuil de passage ; entre ce monde et l’autre, entre l’asservissement et le souvenir.

La scène, rapportée de manière fragmentaire par Roswell King, un superviseur de plantation local, est brève et irréversible : les Igbo refusent de vivre sur une terre qui les considère comme bétail. Ils se dissolvent dans le marécage avec la ferveur d’un peuple qui, jusque dans la mort, refuse l’avilissement.

Il ne s’agit pas d’un suicide individuel. C’est un acte collectif, ritualisé, peut-être inspiré par des traditions funéraires africaines ; ou par la certitude que mourir ensemble, les pieds dans l’eau, vaut mieux que survivre seul, le dos courbé dans les champs.

Le message est limpide, même à plus de deux siècles de distance : mieux vaut disparaître debout dans l’eau que vivre à genoux dans la boue.

ENTRE HISTOIRE ET MYTHOLOGIE

Dans les années 1930, bien avant que les universités ne redécouvrent la portée historique d’Igbo Landing, ce sont des vieillards sans titres qui en ont conservé l’essence. Parmi eux, Floyd White, Wallace Quarterman et d’autres Afro-Américains âgés de plus de quatre-vingts ans, interviewés par le Federal Writers’ Project. Ces anciens, souvent descendants directs des Gullah, ne citaient pas de dates ni de sources officielles. Mais ils parlaient avec la certitude de ceux qui savent ce que l’histoire a oublié.

“Ils sont descendus dans la rivière en chantant, pour rentrer chez eux. Ils voulaient pas de cette vie ici.” 

Ainsi racontait White, presque un siècle après les faits. Et ce genre de récit, loin d’être unique, tissait une toile de mémoire invisible, transmise sans papier ni encre, mais avec ferveur.

Chez les Gullah (communauté afro-américaine insulaire, héritière directe des cultures d’Afrique de l’Ouest) cette histoire devient plus qu’un souvenir : elle se mue en parabole. Avec le temps, la marche des Igbo dans le marécage se transforme. Le geste n’est plus seulement celui de captifs fuyant la servitude. Il devient celui d’Africains capables, littéralement, de marcher sur l’eau. Comme s’ils défiaient les lois physiques de ce Nouveau Monde pour retourner à l’ancien.

Dans cette version du mythe, les eaux de Dunbar Creek ne sont pas un tombeau, mais un pont. Un passage mystique entre deux continents, une forme d’ascension qui inverse les règles de l’humiliation. Le sol américain, souillé par l’esclavage, est refusé. L’Atlantique redevient utérus.

Et cette mémoire-là, transmise oralement à travers les générations, devient à son tour une forme de résistance. Car si les archives blanches oublient, la parole noire, elle, grave.

À mesure que le récit d’Igbo Landing infuse la conscience des communautés afrodescendantes du Sud des États-Unis, une mutation mythologique s’opère. L’image des captifs marchant dans l’eau se mue, dans certaines versions, en celle d’Africains s’envolant littéralement ; quittant ce monde avec des ailes invisibles, échappant aux chaînes en défiant la gravité. On ne parle plus seulement de refus de la servitude, mais d’un retour céleste.

Dans plusieurs témoignages collectés par le Federal Writers’ Project, l’histoire prend une dimension surnaturelle : les esclaves, après avoir défié le fouet du contremaître, plantent leur outil dans la terre (un geste de rupture) puis s’élèvent dans les airs. 

“Ils ont volé comme des oiseaux, ils sont partis, retournés là-bas, en Afrique.” 

Certains parlent de transformation en vautours, d’autres en anges. Le fait brut devient fable, la révolte devient envol.

Ce glissement n’est pas un effacement du passé réel, mais un enrichissement symbolique. Dans les traditions africaines de la diaspora, le vol a toujours représenté plus que le mouvement physique. C’est un acte de libération spirituelle. Voler, c’est s’échapper du corps souffrant, échapper aux maîtres, aux chaînes, aux champs. Voler, c’est rentrer à la maison quand la terre d’exil ne veut pas de vous autrement.

Des anthropologues, comme Terri L. Snyder, y voient un prolongement poétique du suicide collectif d’Igbo Landing. Mais d’autres, comme Jeroen Dewulf, estiment que ce mythe est antérieur, enraciné dans des récits du Loango et du Kongo, au centre de l’Afrique. Quelle qu’en soit l’origine exacte, le mythe des “Africains volants” témoigne d’un même besoin : celui de réinventer une échappatoire quand la liberté est devenue impensable.

C’est aussi un mythe qui s’adresse à ceux qui restent. Car dans ces récits, il n’y a pas de spectateur passif. Il y a toujours une transmission ; une incitation à ne pas se résigner. L’envol des ancêtres devient l’élan des descendants.

Le mythe d’Igbo Landing, et celui des Africains volants qui en découle, n’a jamais cessé de voler d’une génération à l’autre ; jusqu’à imprégner la littérature, le cinéma, la musique, l’art contemporain. Ce n’est pas un simple folklore figé dans les marges : c’est un motif vivant, réinterprété sans cesse, comme une trame invisible traversant l’histoire culturelle noire.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

Dans « Song of Solomon«  (1977), Toni Morrison fait du vol une métaphore centrale de l’émancipation. Le personnage principal, à la recherche de ses racines, découvre une légende familiale où des hommes auraient pris leur envol pour échapper à l’esclavage. Sans jamais citer Igbo Landing, Morrison en capte l’esprit ; cette idée selon laquelle l’envol est une réponse poétique à l’oppression, un refus d’être fixé par la douleur.

Dans « Roots« , Alex Haley évoque explicitement le suicide collectif des Igbo comme un acte sacré. Il en fait non pas un drame, mais un acte de mémoire, de transmission. De même, Paule Marshall, dans « Praisesong for the Widow« , bâtit tout un roman autour du pèlerinage d’une Afro-Américaine sur les traces de ses ancêtres, jusqu’à St. Simons Island, où elle ressent dans sa chair le poids du sacrifice.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

Le cinéma n’est pas en reste. Julie Dash, avec son chef-d’œuvre « Daughters of the Dust«  (1991), puise profondément dans le mythe des Africains volants. Les paysages éthérés, les dialogues murmurés, les silences habités d’esprits ; tout y rappelle Igbo Landing.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit

Plus tard, Beyoncé s’en inspire visuellement dans son clip Love Drought, extrait de Lemonade, où l’on voit des femmes noires marcher dans l’eau comme dans un rituel ancestral. Là encore, pas de citation directe, mais une allégeance esthétique et spirituelle.

Enfin, la pop culture scelle définitivement l’héritage du mythe dans « Black Panther«  (2018). Dans la scène finale, le personnage de Killmonger, mourant, choisit d’être jeté à la mer : 

“Enterre-moi dans l’océan avec mes ancêtres qui ont sauté des navires, parce qu’ils savaient que la mort valait mieux que la servitude.” 

Cette phrase, simple et tranchante, ressuscite en un instant toute la mémoire engloutie d’Igbo Landing.

La culture populaire, souvent réduite à un divertissement, devient ici un outil de réhabilitation. Elle rend visibles les voix qu’on a trop longtemps noyées. Elle fait voler l’histoire là où l’archive s’était tue.

LE SILENCE ET LA MÉMOIRE

Il y a des silences qui pèsent plus lourd que des chaînes. Pendant plus de deux siècles, les eaux de Dunbar Creek ont abrité non seulement des corps, mais un récit que l’Amérique officielle s’est obstinée à taire. Aucun monument, aucune plaque, aucun effort de reconnaissance publique ne venait rappeler que, sur cette rive, des hommes et des femmes avaient choisi la mort plutôt que l’asservissement. L’histoire d’Igbo Landing n’était pas niée : elle était simplement… ignorée.

Et le mépris est allé plus loin. En 1940, au cœur du Sud ségrégationniste, les autorités locales décidèrent d’installer, précisément sur ce site sacré, une station d’épuration des eaux usées. Là où des ancêtres africains s’étaient donné la mort pour préserver leur dignité, on déverserait désormais les déchets des vivants. Le symbole est brutal. L’histoire n’est pas seulement effacée : elle est profanée.

Ce choix n’a rien d’anodin. Il s’inscrit dans une tradition américaine bien rodée : celle qui consiste à étouffer les mémoires rebelles, à désacraliser les lieux de résistance noire, à ensevelir les actes de dignité sous des couches de béton administratif.

Pourtant, la mémoire d’Igbo Landing n’a jamais cessé d’exister ; mais en sourdine, dans les communautés Gullah, dans les contes transmis lors des veillées, dans les silences habités des anciens. L’État pouvait nier, mais la terre se souvenait. Et un jour, les descendants aussi allaient se rappeler.

Il aura fallu attendre l’aube du XXIe siècle pour que les rives de Dunbar Creek soient enfin reconnues pour ce qu’elles sont : un sanctuaire. Et ironiquement (ou plutôt symboliquement) cette reconnaissance n’est pas venue des institutions fédérales ou des grandes universités. Elle est venue de la jeunesse.

Igbo Landing : La mer comme seul refuge, la mort comme dernier droit
Marqueur historique, inauguré le 24 mai 2022

En 2021, un groupe d’élèves du Glynn Academy Ethnology Club, à Saint Simons Island, entreprend un travail minutieux de recherche historique sur Igbo Landing. Avec la ténacité que seule une conscience neuve peut porter, ces adolescents fouillent les archives, croisent les témoignages, écrivent un mémoire argumenté, et soumettent une demande officielle au Georgia Historical Society pour ériger un marqueur historique. Un vrai. En granit, en mots gravés, avec validation académique. Pas une légende orale de plus ; mais une reconnaissance d’État.

Leur dossier est accepté. L’émotion est immense. Grâce à eux (épaulés par la Coastal Georgia Historical Society et la St. Simons African American Heritage Coalition) une plaque commémorative est enfin financée, installée et inaugurée le 24 mai 2022. Elle se dresse aujourd’hui dans un espace vert à proximité du site, car la crique elle-même, ironie mordante, est toujours une propriété privée.

Ce geste n’efface pas l’humiliation d’hier, mais il répare, un peu. Il offre aux descendants des Igbo et à toute la diaspora noire un point d’ancrage. Un lieu où déposer des fleurs, des prières, des récits. Un lieu pour dire : 

“On ne vous a pas oubliés. On ne vous oubliera plus.”

Ce marqueur n’est pas un objet de musée. C’est une balise dans la mer de l’amnésie. Et elle a été posée par une génération qui, en refusant l’effacement, perpétue l’acte de résistance d’origine.

Aujourd’hui, Igbo Landing n’est plus un simple marécage au bord d’une île de Géorgie. Pour beaucoup, c’est une terre sanctifiée. Ce lieu où la mort a été choisie librement, et non infligée, a fini par se charger d’une force quasi mystique. Chaque pas dans les hautes herbes de Dunbar Creek, chaque bouffée d’air salé y est un rappel silencieux : ici, l’Atlantique n’a pas seulement englouti des corps ; il a conservé une âme.

Depuis les années 2000, historiens, artistes, militants, prêtres africains et membres de la diaspora s’y rendent en pèlerinage. Certains versent de l’eau bénite, d’autres entonnent des chants ancestraux. En 2002, une grande cérémonie est organisée par la St. Simons African-American Heritage Coalition. Des participants venus de tout le pays, mais aussi du Nigéria, du Bénin, de Haïti, ou du Belize (pays marqués eux aussi par des résistances similaires) marchent ensemble vers le site pour “libérer les âmes” des Igbo. Comme si, plus de deux siècles plus tard, les ancêtres attendaient encore d’être reconnus.

Pour les communautés Gullah, ce lieu est depuis longtemps considéré comme un seuil entre deux mondes. Il n’est pas rare d’y percevoir, selon les récits locaux, des chants portés par le vent, ou des silhouettes au loin dans la brume. La crique n’est pas hantée ; elle est habitée. Par une mémoire qui ne veut pas s’effacer, par une force qui parle aux vivants.

Ce n’est donc pas un hasard si Igbo Landing est aujourd’hui étudié dans les écoles locales, intégré aux programmes d’histoire sur la côte géorgienne. Enseigner ce récit, c’est accepter que l’histoire des États-Unis ne commence pas avec les Pères fondateurs ; mais aussi avec ceux qui, arrachés de l’Afrique, ont refusé d’y renoncer jusque dans la mort.

ENTRE POLITIQUE, ART ET RÉSISTANCE

Dans un monde saturé de récits de soumission et de douleur liés à l’esclavage, l’histoire d’Igbo Landing vient tout bouleverser. Elle renverse la grammaire du martyre. Elle ne raconte pas des corps brisés mais des volontés intactes. Elle ne se laisse pas enfermer dans la compassion facile. Elle dérange, car elle oppose un silence déterminé à l’ordre esclavagiste, une mort collective à la survie domestiquée.

À Igbo Landing, la mort n’est pas une défaite. C’est une décision. Une forme d’ultime autonomie. Ces hommes et femmes auraient pu tenter la fuite, se disperser, s’intégrer au système à contrecœur. Mais ils ont choisi la fin, ensemble, comme un peuple uni. Ce n’est pas un suicide au sens occidental, c’est un rituel, une proclamation. Nous ne sommes pas à vendre. Nous ne serons pas possédés.

Ce choix fait écho à d’autres résistances noires à travers les Amériques. Aux révoltes sanglantes de Saint-Domingue, où les esclaves ont fait plier un empire. Aux marrons du Suriname et de Jamaïque, qui ont fondé leurs propres sociétés dans les montagnes. À Nat Turner, qui en 1831 mena une insurrection messianique en Virginie. À Harriet Tubman, qui mena les siens hors des enfers en disant : 

“J’ai libéré mille esclaves. J’aurais pu en libérer mille de plus, s’ils avaient su qu’ils étaient esclaves.”

Tous ces gestes (fuite, révolte, sabotage, insoumission) partagent un ADN avec celui d’Igbo Landing. Mais ce dernier porte une gravité supplémentaire : il ne cherche pas la survie, il exige le respect. Même dans l’extinction.

Dans cette perspective, Dunbar Creek devient un texte à ciel ouvert, un contre-récit fondamental : celui d’Africains qui, au cœur de la machine esclavagiste, n’ont jamais abdiqué leur souveraineté.

Là où l’eau a parlé plus fort que les chaînes

Dunbar Creek n’est pas seulement un marécage géorgien où quelques corps se sont dissous il y a plus de deux siècles. C’est un seuil. Un murmure persistant au fond des consciences diasporiques. Une blessure devenue balise.

Les Igbo de 1803 n’ont laissé ni journaux intimes, ni traces écrites, ni tombeaux. Mais ils ont laissé mieux : un acte pur. Irréductible. Un refus qui traverse le temps. Un chant porté par l’eau : “Le dieu de l’eau nous a amenés ici, le dieu de l’eau nous ramènera.” Ce chant-là n’a pas coulé. Il s’est transmis, par la veillée, le conte, la chanson, l’image, jusqu’à s’imprimer dans la culture mondiale, parfois sans qu’on sache d’où il vient.

Igbo Landing nous rappelle une vérité brutale : la mémoire noire ne meurt jamais de sa propre main. Elle est souvent ensevelie, niée, ignorée. Mais il suffit d’un mot, d’un geste, d’une œuvre, pour qu’elle refasse surface. Et quand elle ressurgit, elle dérange ; car elle parle d’orgueil, de mystique, de sacrifice volontaire. Elle dit que les esclaves n’ont pas toujours été soumis. Qu’ils ont, parfois, refusé d’entrer dans l’histoire de l’oppresseur. Qu’ils ont choisi la mer comme dernier mot.

Dans un monde encore hanté par les héritages de l’esclavage, le geste d’Igbo Landing n’a rien perdu de sa force. Il nous invite à réinventer nos récits, à rendre sacrés les lieux profanés, à écouter les chants qu’on croyait éteints.

Et surtout, il nous oblige à poser une question dérangeante, peut-être la plus essentielle : si l’on devait choisir entre survivre à genoux ou disparaître debout… qu’aurions-nous fait, nous ?

SOURCES

La Charte du Mandé, entre mythe et matrice

À l’heure où les récits fondateurs africains peinent à se faire entendre dans le tumulte de l’histoire mondiale, la Charte du Mandé (proclamée au XIIIe siècle selon la tradition orale) revient comme un souffle ancien aux accents modernes. Texte mythique ou manifeste politique ? De Kouroukan Fouga aux rues de Kayes, en passant par les couloirs de l’UNESCO, Nofi interroge la portée d’un serment qui revendiquait la dignité humaine bien avant les Lumières. Entre exaltation symbolique et controverse académique, une plongée critique dans ce que certains appellent déjà “la première déclaration des droits de l’homme”.

À l’ombre de Kouroukan Fouga : une parole enfouie

Ils disent que tout a commencé par un serment, prononcé les mains pleines de poussière et d’avenir.

Au pied d’un vieux baobab, quelque part entre Kangaba et les confins de la savane, un griot égrène les mots comme on tisse des sorts. Sa voix, rythmée par le balancement du corps et le martèlement d’un tambour doux, traverse l’air du crépuscule. Autour de lui, le vent soulève la terre rouge, mêlant les odeurs de mil, de feu de bois et de mémoire.

L’homme parle, ou plutôt chante. Il dit le nom de Soundiata Keïta, l’enfant boiteux devenu roi des rois. Celui qu’on croyait condamné à ramper mais qui fit plier les trônes. Il raconte comment, au lendemain de la victoire contre Soumaoro Kanté, les peuples du Mandé se rassemblèrent sur la plaine de Kouroukan Fouga. Là, entre les mains jointes des sages et les flèches croisées des chasseurs, fut énoncée une parole ; pas un décret, pas une loi gravée dans le marbre, mais un souffle porté par la tradition orale : une charte.

On dit que cette charte abolissait l’esclavage. Qu’elle affirmait la dignité humaine. Qu’elle interdisait la faim, la guerre de razzia, le mépris du faible. Qu’elle reconnaissait à chacun le droit d’être maître de soi, libre dans ses actes et gardien de son propre travail. Un manifeste d’égalité, avant l’heure, bien avant les Lumières, avant 1789, avant la Déclaration universelle.

Mais que vaut une parole ancienne dans un monde moderne ? Une charte non écrite peut-elle encore nous parler, nous troubler, nous guider ? Peut-on croire qu’un empire africain, au XIIIe siècle, ait rêvé des droits humains ; non comme une invention, mais comme une évidence ?

À l’ombre du baobab, le griot continue de dire. Et dans chaque syllabe, quelque chose d’inouï pulse sous les siècles : une promesse de justice, murmurée dans la poussière.

Genèse politique d’une mémoire orale

Il n’y a pas de parchemin. Pas de sceau royal. Pas de manuscrit jauni retrouvé dans une cave de monastère. Ce que nous appelons “Charte du Mandé” n’est ni un acte notarié ni une constitution au sens occidental du terme. C’est une mémoire portée par le souffle. Un texte de feu, transmis de gorge en gorge, de griot en griot, comme une braise qu’on ravive à chaque génération.

La scène fondatrice, elle aussi, est chantée plus qu’écrite. Kouroukan Fouga, l’an 1236. Soundiata Keïta, auréolé de sa victoire sur le roi sorcier Soumaoro, convoque les peuples du Mandé. Là, sur cette vaste plaine devenue agora, s’assemblent les chefs de clan, les chasseurs, les forgerons, les anciens. Tous les piliers d’une société encore mal cicatrisée par des années de guerre. Ce jour-là, entre les applaudissements des vents et la vigilance des ancêtres, on prononce ce que l’on retiendra plus tard comme une charte : quarante-quatre articles, dit-on, qui tracent les lignes d’une société fondée non pas sur la conquête, mais sur le pacte.

Les mots frappent fort, simples et radicaux :

“La faim n’est pas une bonne chose, l’esclavage non plus.”

C’est la phrase qui revient le plus souvent. Elle claque comme une sentence et s’élève comme une prophétie. On y entend le cri de ceux qui furent pris dans les chaînes, la promesse de ceux qui refusent de voir recommencer le cycle du mépris.

Ce texte est tout sauf neutre. Il pose des bornes : à la guerre de razzia, à la privation de liberté, à la déshumanisation du semblable. Il affirme aussi des droits subtils, presque inaudibles si on n’y prête pas attention : le droit à la parole, le droit de se mouvoir, le droit de posséder le fruit de son labeur. Rien qui ne soit juridiquement normé, mais tout ce qui fait l’ossature d’une société juste.

Pour certains, cette charte n’est qu’une fiction tardive, réécrite à la lumière des idéaux modernes. Pour d’autres, elle est la preuve que l’Afrique n’a jamais attendu les Lumières pour penser le droit, la dignité et la paix.

Entre ces deux feux, reste une certitude : dans un monde façonné par la domination coloniale et l’effacement des savoirs africains, cette parole ressuscitée dérange. Elle dérange parce qu’elle suggère que les peuples africains n’étaient pas seulement dans l’histoire, mais dans la pensée politique. Et que cette pensée, bien que transmise sans plume ni papier, portait déjà en elle les germes d’une justice universelle.

Et si la première déclaration des droits de l’homme était africaine ?

Et si tout ce que l’on croyait savoir sur l’origine des droits humains devait être repensé ? Si le chant du griot précédait les imprimeries parisiennes, si la parole malinké avait murmuré “égalité” avant que les révolutionnaires de 1789 ne l’écrivent à l’encre noire sur parchemin blanc ? L’idée dérange, elle agite les certitudes. Pourtant, elle s’impose peu à peu, non comme une vérité historique absolue, mais comme une possibilité crédible, presque poétique.

La Charte du Mandé, proclamée en 1236, affirme des principes que l’on retrouvera plus de cinq siècles plus tard dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) ou la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Le droit à la vie, la condamnation de l’esclavage, la libre disposition de son travail, le respect du prochain ; ces idées ne sont pas nées sur les bancs du Parlement français, mais, peut-être, sur les terres du Mandé, entre le bruit des calebasses et le grondement du djembé.

Il serait naïf de prétendre que la charte mandingue équivaut juridiquement aux déclarations européennes. Mais il serait tout aussi faux de la reléguer au rang de simple mythe. Dans l’article sur la faim et l’esclavage, dans le serment des chasseurs appelant à la fraternité et à la justice, dans l’idée que toute vie est une vie, on perçoit une éthique radicalement humaine. Une souveraineté fondée non sur le droit divin ni la domination de classe, mais sur l’interdépendance et la reconnaissance mutuelle.

Dans cette tradition, la propriété du travail n’est pas une abstraction bourgeoise ; c’est une évidence sociale. L’individu n’est pas seul, il est responsable de sa famille, de sa terre, de sa parole. Et la paix civile n’est pas imposée d’en haut, elle est le fruit d’un équilibre entre devoirs et droits, mémoire et avenir.

Dans l’Afrique contemporaine, marquée par les inégalités, les conflits ethniques, les résidus d’esclavage par ascendance, ces mots anciens résonnent étrangement comme des mots d’ordre. Ils nous rappellent que les valeurs universelles n’ont pas de centre unique, qu’elles peuvent naître aussi bien dans une assemblée de griots que dans un hémicycle éclairé au gaz.

Ce texte est une prière faite à voix haute contre l’effacement. Et c’est cela qui dérange : la capacité des vaincus à léguer un idéal.

Car dans cette charte, il ne s’agit pas simplement d’un passé glorieux à brandir, mais d’un futur à reconquérir. Une manière de dire que l’afrofuturisme ne commence pas dans les galaxies fictives, mais dans les plis de nos mémoires.

La polémique des origines

À première vue, la Charte du Mandé semble être une relique glorieuse, un témoignage du génie politique africain précolonial. Mais derrière cette image lumineuse couvent des braises de controverse, attisées par les débats académiques les plus vifs. Car la question qui hante les historiens n’est pas tant ce que dit la charte, mais ce qu’elle est vraiment.

Pour Jean-Loup Amselle, anthropologue réputé, et Francis Simonis, historien de l’Université d’Aix-Marseille, l’affaire est claire : la Charte du Mandé est une reconstruction contemporaine. Elle serait, selon eux, le produit d’une volonté de doter l’Afrique d’un ancêtre des droits de l’homme, un geste guidé plus par l’idéologie afrocentriste que par une rigueur historique. Simonis va plus loin : il évoque “l’invention” de la charte, au sens archéologique du terme ; une création datée de 1998, lors d’un atelier à Kankan, en Guinée, où plusieurs versions orales ont été fusionnées pour produire un texte unifié.

Le reproche principal ? L’absence de sources écrites médiévales, la variabilité des récits oraux, la confusion entre le Serment des chasseurs de 1222 et la Charte de Kouroukan Fouga de 1236. À leurs yeux, l’UNESCO aurait commis une erreur en classant cette charte comme patrimoine culturel immatériel sans s’assurer de sa vérifiabilité scientifique.

Mais à cette approche positiviste, d’autres opposent une autre vision, plus ancrée dans les réalités africaines. Pour Éric Jolly et Noël Sanou, spécialistes de l’oralité et de la culture mandingue, cette charte n’est pas une invention, mais une transformation. Elle évolue comme tout texte oral, s’adapte, s’actualise, sans cesser d’être authentique. Car dans les sociétés africaines, la parole vivante a valeur d’archive. Le griot est à la fois mémoire et médiateur, et le récit ne ment pas : il traduit une vérité sociale, non une chronologie figée.

Le débat n’est pas seulement historique, il est profondément éthique. En 2009, lorsque l’UNESCO inscrit la Charte du Mandé au patrimoine mondial, elle choisit de reconnaître la légitimité d’un récit africain. Mais ce choix soulève une question vertigineuse : faut-il que l’Afrique prouve son passé par des manuscrits pour qu’il soit crédible ? L’écrit doit-il primer sur l’oral pour qu’un texte entre dans la mémoire collective mondiale ?

Dans le fond, la controverse révèle une fracture plus large : celle entre deux conceptions de la vérité. L’une, froide et factuelle, réclame des preuves tangibles. L’autre, plus intuitive, voit dans la Charte un symbole puissant, une déclaration de principes enracinée dans la pensée africaine. Et au croisement de ces deux feux, une interrogation demeure : la vérité historique est-elle plus précieuse que la vérité symbolique ?

Peut-être que, parfois, ce sont les fictions collectives qui portent les plus grands élans de liberté.

Le Mali contemporain et ses contradictions

On l’invoque avec ferveur lors des commémorations nationales. Elle trône sur les affiches pédagogiques, citée dans les discours présidentiels comme un patrimoine de fierté. Et pourtant, dans le Mali d’aujourd’hui, la Charte du Mandé ressemble parfois à un miroir fendu. Elle reflète autant qu’elle déforme. Elle éclaire des idéaux qu’elle n’a pas su faire advenir.

Car derrière les célébrations officielles, une autre réalité subsiste ; têtue, brutale, insupportable. Celle de l’esclavage par ascendance, encore bien présent dans plusieurs régions du pays, notamment chez les Soninké. Des femmes interdites de mariage, des enfants privés d’éducation, des familles stigmatisées pour être « de naissance servile ». En 2021, au moins vingt personnes ont été emprisonnées au motif… qu’elles réclamaient la fin de cette hiérarchie sociale ancestrale. Ce n’est pas une légende. C’est une plaie ouverte, dans une république qui se targue de porter une charte antiesclavagiste vieille de huit siècles.

À ces contradictions s’ajoutent les tensions ethniques, les milices communautaires, les conflits fonciers, et une crise de légitimité de l’État central. Comment parler de paix, de justice et de solidarité (les mots mêmes de Kouroukan Fouga) quand le tissu social est lui-même lacéré ?

Un jeune activiste de Kayes, interrogé dans un reportage de la BBC, l’a dit avec une ironie cinglante :

“Ils nous parlent de Soundiata… mais dans mon village, les jôn ne votent pas.”

Sa phrase claque comme un rappel à l’ordre. Elle dit l’écart entre le récit fondateur et le quotidien, entre la promesse et le vécu.

Peut-on dès lors réactiver un texte ancien comme projet d’émancipation moderne ? Peut-on relire la Charte du Mandé non comme une relique, mais comme un manifeste ? C’est là tout l’enjeu. Il ne s’agit pas de sacraliser un passé glorieux, mais de s’en emparer pour transformer le présent. D’en faire non pas un musée, mais une matrice politique. Une boussole dans les tempêtes contemporaines.

Reste une exigence : que les principes proclamés à Kouroukan Fouga ne servent pas à masquer les injustices, mais à les combattre. Que la parole du griot ne soit pas une incantation vide, mais une invitation à l’action. Autrement dit : faire de la charte non un mythe qui endort, mais une vérité qui dérange ; et qui pousse à agir.

Ce que le Mandé nous dit encore

Le crépuscule est revenu. Le vieux griot est toujours là, sous le même baobab, ses mains calleuses posées sur le bois de son ngoni. Sa voix, râpeuse et lente, s’effile dans le soir qui tombe. Il n’a pas changé de place, mais le monde autour de lui, lui, vacille. Les téléphones filment, les enfants écoutent distraitement, les anciens hochent la tête — et pourtant, quelque chose, dans l’air, demeure solennel.

Il murmure un dernier vers, comme on ferme un livre sans le clore vraiment :

“La parole que j’ai dite, je l’ai reçue. Que celui qui l’entend sache qu’elle ne m’appartient pas. Elle vient de plus loin, et va plus loin encore.”

La Charte du Mandé ne prouve peut-être rien. Elle n’a ni codex, ni sceau, ni date gravée dans la pierre. Elle flotte entre les siècles, comme un papyrus invisible. Mais ce qu’elle affirme (la dignité humaine, la solidarité comme loi, la liberté comme socle) touche à l’essentiel. Elle rêve tout. Et c’est peut-être là sa force : elle ne s’impose pas, elle inspire.

Dans un monde où les récits dominants étouffent les voix minorées, dans une Afrique souvent regardée par d’autres avant de s’écouter elle-même, la Charte du Mandé chuchote un contre-récit. Elle invite à penser l’histoire non comme un monopole européen, mais comme une polyphonie où l’Afrique n’est pas seulement actrice, mais aussi autrice.

Car finalement, ce texte-là n’est pas fait pour être lu dans le silence d’une bibliothèque. Il est fait pour être dit, repris, réinventé ; et surtout, vécu.

Dans chaque mot de cette charte souffle une urgence : celle de croire qu’une autre histoire africaine est possible ; et peut-être, déjà écrite.

Notes et références

  1. La Charte du Mandé et autres traditions du Mali, éd. Albin Michel, 2003.
  2. Djibril Tamsir Niane, Sunjata ou l’épopée mandingue, Présence Africaine, 1960.
  3. CELTHO (Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale), La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique en Afrique, L’Harmattan, 2008.
  4. Éric Jolly, « L’épopée en contexte. Variantes et usages politiques de deux récits épiques (Mali/Guinée) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/4, p. 885-912.
  5. Noël Sanou, « La Charte du Mandé : reconfigurations textuelles et mémorielles », Afroglobe, vol. 1, n°1, avril/mai 2021, p. 72–105.
  6. Francis Simonis, « Le griot, l’historien, le chasseur et l’Unesco », Ultramarines, n°28, 2015.
  7. UNESCO, « La Charte du Mandén, proclamée à Kouroukan Fouga », Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, 2009.
  8. Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Slavery by descent in Mali must be criminalised, communiqué du 23 mai 2023.
  9. Al Jazeera, « Slavery is alive in Mali and continues to wreak havoc on lives », 29 octobre 2021.

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien

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Un homme entre deux mondes, deux couleurs, deux rêves brisés. Jean-Pierre Boyer, métis d’un tailleur français et d’une ancienne esclave congolaise, incarne à lui seul le drame et les aspirations de l’Haïti post-indépendance. Sa vie est une fresque de révolutions trahies, d’alliances contrariées et de luttes pour une souveraineté si chèrement acquise qu’elle coûta l’âme de la nation.

Le prix de l’indépendance noire

Il est des hommes que l’Histoire préfère oublier, non pas parce qu’ils furent insignifiants, mais parce qu’ils furent trop complexes pour le confort des récits simplifiés. Jean-Pierre Boyer est de ceux-là. Ni héros flamboyant comme Dessalines, ni traître caricatural comme on a pu le dire de certains autres, Boyer fut un architecte fragile d’un rêve noir devenu fardeau : celui d’une nation affranchie, debout, mais étranglée à genoux par la dette et les contradictions de sa propre souveraineté.

Dans les rues de Port-au-Prince, son nom n’éveille plus que de vagues souvenirs ; une avenue, une école, peut-être un manuel d’histoire scolaire. Pourtant, sans lui, Haïti ne serait pas l’État qu’il est devenu : un pays unifié, affranchi de l’esclavage sur l’ensemble de l’île, mais aussi prisonnier d’un modèle autoritaire, d’une dette abyssale et d’une défiance interne qui ne s’est jamais vraiment apaisée.

Boyer, c’est le mirage de la stabilité dans un monde post-colonial sans repères. Un homme né entre deux mondes (le sang français de son père et l’héritage africain de sa mère) projeté au sommet d’un État noir qu’il a tenté de gouverner comme une république, mais qu’il a fini par façonner comme un empire bureaucratique. Il a cru pouvoir acheter la reconnaissance de la liberté haïtienne. Il a cru que des lois suffiraient à organiser un peuple blessé. Il s’est trompé. Et dans cette erreur réside peut-être la plus douloureuse vérité du monde noir post-esclavagiste : la liberté ne s’achète pas, elle se vit ; ou elle se perd à nouveau.

Ce récit n’est pas une simple biographie. C’est un retour sur l’un des chapitres les plus fascinants (et les plus négligés) de l’histoire des Noirs dans l’Atlantique moderne. Un récit de pouvoir, de compromis, de mémoire. C’est aussi une invitation à penser autrement le rôle des chefs noirs face à l’Histoire : non pas comme des sauveurs ou des traîtres, mais comme des hommes pris dans l’étau cruel de l’impossible.

Naissance d’un révolutionnaire mulâtre

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien
Journal La Victoire, 1800-1899. Avec un paysage et deux portraits : Jean-Pierre Boyer et Toussaint Louverture.

Port-au-Prince, 1776. Tandis que les colonies britanniques d’Amérique du Nord rêvent bruyamment de liberté, une autre merde silencieuse fermente sous les cocotiers de Saint-Domingue. Dans cette colonie la plus prospère de l’empire français, où l’indigo coule comme du vin et le sucre vaut plus que l’or, la liberté est un mot éteint dans la gorge des esclaves. Les chaînes résonnent plus fort que la cloche des églises, et les flots charrient plus de sang que d’écume. Dans cet enfer sucré, un enfant vient au monde : Jean-Pierre Boyer, fils d’un tailleur français et d’une femme noire affranchie, née quelque part sur les rives du Congo.

Son existence, dès le départ, est une contradiction incarnée : libre, mais assigné à résidence par sa couleur ; éduqué, mais dans un système bâti pour son effacement. Il grandit à l’ombre d’une plantation, entre deux mondes qui refusent de se reconnaître. Puis, un jour, la République l’appelle.

Envoyé en France, Boyer arrive à Paris en pleine convulsion révolutionnaire. La Bastille est tombée, les têtes roulent, et l’idée folle d’égalité (ce mot presque hérétique pour une colonie comme Saint-Domingue) se faufile dans les salons comme dans les casernes. Là-bas, en métropole, il apprend l’Art de la guerre et celui de l’idéal : liberté, égalité, fraternité. Ce triptyque deviendra sa boussole ; même s’il finira souvent par le tordre, le plier, et parfois, l’ignorer complètement.

Mais en revenant à Saint-Domingue, la réalité le frappe de plein fouet. La Révolution n’a pas encore traversé l’Atlantique. Ou plutôt, elle est arrivée, mais défigurée. Les esclaves réclament leur dû, les colons leur empire, et les hommes comme Boyer, entre deux teintes de peau, sont soupçonnés par tous. À ses côtés, un autre mulâtre, André Rigaud, se dresse contre Toussaint Louverture, le général noir qui s’est taillé un royaume dans les cendres de l’ancien monde.

La guerre des couteaux éclate en 1799. Ce n’est pas seulement une lutte pour le pouvoir : c’est un duel idéologique, un règlement de comptes entre les enfers d’hier et les promesses bafouées de demain. Boyer, fidèle à Rigaud, prend les armes contre Louverture. Il combat un homme qui, paradoxalement, incarne ce qu’il a toujours rêvé d’être : un noir libre, puissant, maître de son destin.

Mais derrière les lignes de front, une autre guerre se joue : celle de la loyauté. Boyer, bien qu’enfant de la Révolution, choisit la France. Pas la France métropolitaine, mais celle des valeurs qu’il a apprises entre les murs humides des académies militaires. À tort ou à raison, il croit que seul l’ordre républicain peut sauver Saint-Domingue de son propre chaos. Ce choix (la fidélité à un empire qui ne l’a jamais pleinement reconnu) le hantera jusqu’à son dernier souffle.

Ainsi naît le révolutionnaire mulâtre : forgé dans les flammes de l’idéalisme européen, mais contraint de marcher sur les cendres chaudes d’une île qui ne voulait pas de maître, qu’il soit blanc, noir ou entre les deux.

La guerre des couteaux (première désillusion d’une République noire)

Ce n’est pas Toussaint Louverture qui a trahi la Révolution, diront certains, c’est la Révolution elle-même qui a refusé de regarder en face ce qu’elle avait engendré. En 1799, Haïti (encore appelée Saint-Domingue) est un volcan. Les colons tremblent, les esclaves regardent vers le sommet, les libres de couleur serrent les dents. Et au milieu, Jean-Pierre Boyer choisit son camp : celui d’André Rigaud, celui des mulâtres, celui d’un ordre nouveau mais pas trop, un ordre libéré de la sujétion blanche, mais pas encore prêt à embrasser la souveraineté noire dans son entièreté.

La guerre des couteaux, malgré son nom tranchant, n’est pas simplement une lutte militaire. C’est une dissection de la révolution haïtienne elle-même. Deux généraux, deux visions, deux peaux. Louverture veut un État noir, autoritaire peut-être, mais solide. Rigaud, Pétion, Boyer ; eux rêvent d’un État libéral, influencé par les idéaux français, mais où le pouvoir reste aux mains des hommes de couleur libres, éduqués, souvent francophones, souvent propriétaires.

Alors, on s’étripe. Boyer n’est pas encore au sommet de sa gloire, mais déjà, il manie le sabre avec la froideur des gens qui savent que l’Histoire est écrite dans la violence. Aux côtés de Pétion, il s’impose, il galvanise. Son aversion pour Louverture n’est pas qu’idéologique : elle est intime, viscérale. Car Toussaint, en refusant de se soumettre aux envoyés de la République française, a brisé le mythe de la loyauté impériale que Boyer chérit encore. Dans ce combat, Boyer se bat pour une République ; mais pas nécessairement pour une liberté absolue.

Quand Jacmel tombe aux mains de Louverture en mars 1800, la guerre est perdue. Rigaud embarque pour la France. Pétion et Boyer n’ont d’autre choix que de suivre. Ce premier exil est plus qu’un repli stratégique : c’est un enterrement d’illusions. La République n’a pas de place pour deux visages. Louverture, ce Spartacus créole devenu général, l’a bien compris. Boyer, lui, mettra encore des années à s’en rendre compte.

À Paris, il est à nouveau l’homme invisible. Mulâtre, mais colonisé. Républicain, mais suspect. On le regarde comme une anomalie politique. Mais il observe. Et quand Napoléon, devenu Premier Consul, décide de reconquérir Saint-Domingue, c’est Boyer qui revient dans les bagages de l’expédition Leclerc, aux côtés de Pétion et de Rigaud. Ils croient encore pouvoir rétablir un ordre qu’ils n’ont jamais vraiment eu le temps d’installer.

Ce sera leur deuxième erreur.

Le président malgré lui (héritage de Pétion, début de l’autocratie)

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien
« La prestation de serment du président Boyer au palais d’Haïti », par Adolphe Roehn

Jean-Pierre Boyer n’a jamais été élu par le peuple. Il a été désigné, façonné, presque hérité ; comme un testament politique livré dans le silence d’une chambre de malade. En 1818, lorsque Alexandre Pétion s’éteint, rongé par la tuberculose et par la fatigue d’avoir trop cru à une république sans institutions solides, c’est à Boyer qu’il confie son pouvoir. Non pas à un parti, pas à un Sénat ; à un homme. Et cet homme, c’est celui qui avait toujours su se montrer utile mais discret, loyal sans zèle, un soldat des idées républicaines, mais capable de pragmatisme brutal. En d’autres termes : le successeur idéal pour une république qui ne voulait plus de débats.

Dès sa prise de pouvoir, Boyer ne cache pas ses intentions. Il ne cherche pas à réformer, il cherche à durer. La Constitution de 1816, écrite sous Pétion mais perfectionnée par lui, le nomme président à vie. Il ne la conteste pas. Au contraire, il s’en enveloppe comme d’une cuirasse. Le pouvoir n’est plus un mandat : c’est un sacerdoce ; et il s’en proclame l’unique interprète.

Ce tournant, c’est celui d’un homme qui a vu la République échouer trop de fois, se faire trahir par ses propres enfants, et qui croit qu’il peut en prolonger l’esprit en en étouffant la lettre. Boyer est alors convaincu que le désordre est l’ennemi principal d’Haïti, pas l’injustice. Alors, il centralise. Il uniformise. Il parle peu, mais légifère beaucoup. Il garde la presse sous étouffoir, encadre l’armée, et fait de la capitale le cerveau unique d’un État encore embryonnaire.

Et puis, il y a Marie-Madeleine Lachenais.

Là encore, l’Histoire ne sait pas trop quoi faire d’elle. Veuve de Pétion, conseillère officieuse devenue compagne officielle de Boyer, elle est de ces femmes que les manuels taisent mais dont les archives murmurent l’influence. À deux, ils incarnent une continuité. Un pouvoir qui ne change pas de visage, seulement de voix.

Mais Boyer ne gouverne pas un pays stable. Il hérite d’un Sud affaibli, d’un Nord monarchiste dirigé par Henri Christophe, et d’une population de cultivateurs plus attachés à la terre qu’à l’État. Son règne commence donc par une ambition : réunifier l’île. Ce sera sa première grande manœuvre de pouvoir ; et sa première grande illusion aussi.

Car s’il rêve d’unifier les Haïtiens, Boyer oublie que les Haïtiens eux-mêmes n’ont jamais vraiment été un seul peuple. Les divisions ne sont pas seulement géographiques. Elles sont sociales, raciales, historiques. Mais il avance quand même, avec cette foi presque militaire en l’ordre par la loi, en l’unité par la discipline. Et pendant un temps, il y parvient.

À ce moment de son règne, Boyer est un sphinx. Ni dictateur brutal ni président démocratique. Un homme de transition. Un homme qui croit que, face au chaos du passé, un État fort est une vertu, même s’il coûte la liberté.

Mais ce que Boyer n’a pas encore compris, c’est qu’un peuple qui n’a pas choisi son chef, même s’il le tolère, finit toujours par se lasser. Et que les chaînes, même dorées, finissent par peser.

L’île entière ou rien (l’utopie expansionniste)

L’histoire ne manque pas d’hommes qui ont voulu unifier des territoires morcelés au nom d’un idéal supérieur. Ce que Rome appelait l’ordre, Napoléon la grandeur, Boyer l’appellera la cohérence. Pour lui, Haïti ne pouvait survivre scindée en deux ; au Nord, un royaume noir monarchique déchu ; à l’Est, une colonie espagnole nostalgique d’un empire en ruine. Si la révolution avait un sens, elle devait embrasser toute l’île. Sinon, c’était un mensonge.

En 1820, Christophe est mort, sa monarchie s’est effondrée dans le silence d’un suicide. Boyer, plus stratège que conquérant, ne verse pas de sang pour annexer le Nord. Il avance doucement, comme une ombre. Il fait promettre l’ordre, la continuité, la paix. Et dans le fracas mou des ruines christophiennes, il s’installe ; président d’un Haïti unifié, du Cap au Cayes, du fleuve Artibonite aux plantations abandonnées de la Grand’Anse.

Mais Boyer ne s’arrête pas là. À l’Est, la partie espagnole de l’île (aujourd’hui République dominicaine) se cherche une voie. En novembre 1821, elle déclare son indépendance de l’Espagne. Mais c’est une indépendance orpheline, sans armée, sans institutions, sans vision claire. Certains rêvent d’un rattachement à la Grande Colombie de Bolívar, d’autres prônent la solitude, et quelques-uns (plus nombreux qu’on ne l’a longtemps dit) voient dans Haïti non pas un occupant, mais un rempart. Un État noir, libre, stable, prêt à garantir l’abolition de l’esclavage et la fin du joug impérial.

Boyer y voit une opportunité : consolider la Révolution, sanctuariser l’abolition sur toute l’île, éloigner la menace européenne d’un retour colonial. En février 1822, il entre à Saint-Domingue avec 10 000 hommes. Pas comme un conquérant ; comme un libérateur. Ou du moins, c’est ainsi qu’il le raconte. Car très vite, le langage du sauveur se mue en langage de l’administration. Les lois haïtiennes s’appliquent. La terre est redistribuée. Les biens de l’Église sont confisqués. L’espagnol, peu à peu, cède la place au créole. Et le drapeau haïtien flotte partout.

Mais ce rêve pan-insulaire a un coût. Il repose sur une illusion : celle que l’abolition suffit à bâtir une adhésion. Que la liberté partagée gomme les mémoires divergentes. Que les cicatrices de l’histoire coloniale, en se touchant, peuvent se refermer.

Or, à l’Est, l’Église a encore son pouvoir. Les élites blanches, leurs terres. Le ressentiment est latent. Et ce que Boyer n’a pas prévu, c’est que dans un monde post-esclavagiste, l’identité devient une ressource aussi politique que la terre ou le café. Les Dominicains ne veulent plus de la couronne espagnole. Mais cela ne veut pas dire qu’ils veulent le sceptre noir.

Pendant vingt-deux ans, Boyer tentera de tenir l’île unie. Vingt-deux ans de tension, de résistances sourdes, de révoltes matées, d’alliances fragiles. Mais déjà, l’utopie se fissure. Car même dans les empires noirs, l’occupation est un mot lourd. Et Boyer, malgré toute sa prudence, devient à son tour ce qu’il avait toujours juré de combattre : un pouvoir distant, imposé, perçu comme étranger.

La dette ou la mort (le prix du noir libre)

Jean-Pierre Boyer ou le paradoxe haïtien
Boyer recevant l’ordonnance de Charles X des mains du baron de Mackau.

Il y a des victoires qui ressemblent à des trahisons. Le 17 avril 1825, après vingt-et-un ans d’indépendance, Haïti reçoit enfin ce que tout État libre attend : la reconnaissance officielle d’une puissance mondiale. Mais c’est une reconnaissance extorquée, délivrée par les canons braqués de quatorze navires français stationnés dans la rade de Port-au-Prince.

Le roi Charles X n’a pas envoyé une délégation diplomatique ; il a envoyé le baron de Mackau avec une ordonnance, une facture et une menace : la France reconnaîtra Haïti comme nation souveraine à une seule condition ; le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs or, censée « dédommager » les anciens colons pour la perte de leurs plantations, de leurs terres… et de leurs esclaves.

Boyer sait ce que cette somme représente : l’hypothèque du futur d’un peuple tout entier. Mais il sait aussi ce que refuse pourrait signifier : une nouvelle guerre. L’île est épuisée, les caisses sont vides, et l’Europe n’attend qu’un prétexte pour réécrire le chapitre colonial. Il accepte. Il plie, mais ne rompt pas. Il négocie, réduit l’indemnité à 90 millions. C’est un geste d’homme d’État ; ou un sacrifice qu’on ne lui a jamais vraiment pardonné.

Pour payer cette rançon de la liberté, Boyer impose des taxes insoutenables, réactive le travail forcé, resserre son emprise sur les cultivateurs. Le peuple, qui avait vu en lui un libérateur silencieux, commence à le percevoir comme un percepteur impitoyable. Car c’est bien cela, au fond : Boyer devient le caissier de la dette coloniale, le gestionnaire d’une souffrance transformée en créance.

Et cette dette n’est pas seulement financière. Elle est morale, existentielle. C’est l’humiliation de devoir payer pour sa liberté. C’est l’absurdité d’indemniser ceux qui ont possédé des corps, des vies, des siècles d’humanité piétinée. Haïti devient le premier État noir à payer pour n’avoir plus d’esclaves. Ce n’est pas une métaphore : c’est une réalité documentée, chiffrée, brutale.

Boyer ne s’en remettra jamais. Il continue de gouverner, mais quelque chose s’est cassé. La confiance populaire. La légitimité morale. Son image dans l’imaginaire noir diasporique. Il voulait l’ordre, il aura la rancune. Il voulait la reconnaissance, il aura le ressentiment.

Pendant ce temps, la dette s’accumule, les intérêts étranglent les exportations, et le rêve haïtien devient un champ d’épines pour ses enfants. Ce n’est pas qu’Haïti ait échoué. C’est que le monde ne l’a jamais autorisée à réussir.

Le café et les chaînes (une réforme agraire en trompe-l’œil)

Quand Boyer regarde l’intérieur du pays, il ne voit pas un peuple de paysans, mais une économie en suspens. La terre, ce symbole de liberté arrachée, n’est toujours pas source de prospérité. Il y a du café, du cacao, des hectares fertiles ; mais trop de mains oisives, trop de désorganisation. Ou du moins, c’est ainsi qu’il le croit.

Alors, il décide de codifier l’agriculture comme on codifie un traité de paix. En 1826, il fait adopter un Code rural, calqué sur les textes napoléoniens, visant à forcer les cultivateurs à rester sur leurs terres, à travailler les plantations, à maintenir les routes. C’est l’État qui dicte désormais le rythme des saisons, l’ordre des récoltes, les mouvements des hommes.

Mais le paysan haïtien, lui, n’a pas oublié. Il se souvient que les chaînes ne se portaient pas toujours autour du cou, mais souvent autour des poignets, du ventre, de la mémoire. Il ne veut pas d’un nouvel esclavage, même masqué sous les habits de la République. Ce que Boyer appelle « organisation » ; les masses le vivent comme une trahison.

Et pourtant, les chiffres parlent d’essor. Le café haïtien inonde les ports de Liverpool, de Marseille, de Philadelphie. En 1824, près de la moitié du café consommé en France vient d’Haïti. L’agriculture explose. Mais elle n’enrichit pas le peuple. Les cultivateurs restent coincés dans un système de corvées et de prélèvements, sans véritable propriété, sans accès au crédit. La richesse s’exporte, les souffrances restent.

Dans ce contexte, Boyer tente une autre manœuvre audacieuse : il invite des milliers de Noirs américains à venir s’installer en Haïti. L’idée est noble ; un retour aux sources, une terre promise pour ceux que les États-Unis refusaient d’intégrer. En 1824, environ 6 000 Afro-Américains, majoritairement libres, traversent l’Atlantique vers Haïti. Certains viennent avec espoir, d’autres avec résignation.

Mais Haïti n’est pas prête. Ni économiquement, ni socialement. Boyer n’a ni les moyens ni l’infrastructure pour les accueillir. Très vite, la désillusion s’installe. Beaucoup repartent. Les rares qui restent s’adaptent, fondent des familles, importent leur langue, leur culture, leur méthode de culture ; mais sans jamais vraiment se fondre.

Ainsi, le café, fruit symbole de liberté cultivée, devient aussi celui de la tension. Car derrière l’odeur enivrante des grains torréfiés, il y a le silence des frustrations paysannes, les conspirations rurales, les révoltes qui grondent. Boyer, qui voulait redonner au pays sa colonne vertébrale économique, a sans le vouloir mis en place un système qui bride la paysannerie plutôt que de la libérer.

Encore une fois, son pouvoir s’est heurté à cette vérité brûlante : la liberté ne se régente pas depuis un palais. Elle pousse, parfois, dans le désordre, comme les mauvaises herbes sur les routes qu’il voulait trop droites.

Un homme seul (crépuscule d’un souverain isolé)

Le pouvoir, disait un écrivain haïtien, a ceci de cruel qu’il isole même dans la foule. À mesure que les années passent, Jean-Pierre Boyer ne règne plus ; il s’accroche. Ce qui fut autorité devient inertie, ce qui fut stabilité devient verrouillage. Le pays, lui, s’agite. Il réclame, murmure, puis crie.

En 1842, un tremblement de terre détruit une partie de la République. Mais ce ne sont pas seulement les murs qui s’effondrent. C’est la façade d’un régime. Boyer ne voit plus que des ennemis : dans les campagnes, dans les salons, parfois jusque dans ses propres rangs. Il envoie des espions, multiplie les interdictions, ferme l’université. La République qu’il avait rêvée se replie sur elle-même, épuisée, soupçonneuse, encroutée dans ses propres lois.

Pendant ce temps, à l’est, le ressentiment dominicain s’organise. La société secrète La Trinitaria, fondée par Juan Pablo Duarte et ses compagnons, tisse les premières mailles d’un nationalisme neuf, distinct, post-haïtien. Là-bas, on ne parle plus d’unification, mais de libération. Boyer n’entend pas ce grondement ; ou il le sous-estime. Il croit encore que les Dominicains sont fatigués, divisés, désorganisés. Il a tort.

Et dans le cœur même de l’État haïtien, une autre révolution germe. En mars 1843, un soulèvement parti du sud (mené par le général Charles Rivière Hérard) finit par encercler Port-au-Prince. Boyer comprend que cette fois, il n’y aura ni compromis, ni second souffle. Les soutiens de la veille sont devenus les conjurés du matin. Même ses généraux, naguère loyaux, se rangent derrière les insurgés.

Alors, dans un dernier éclat de lucidité, il abdique. Pas dans le tumulte, mais dans une lettre sèche, presque digne :

« En me soumettant à un exil volontaire, j’espère détruire tout prétexte d’une guerre civile causée par mon moyen. »

Pas de grand discours, pas de chute théâtrale. Juste un départ. Un adieu par fatigue, plus que par panique. Boyer quitte Port-au-Prince comme il avait gouverné : en silence, le regard ailleurs.

Il part pour la Jamaïque, avec sa compagne de toujours, Marie-Madeleine Lachenais. Elle meurt peu après. Et lui, le président à vie devenu fantôme, s’installe à Paris — ville des révolutions qu’il n’a jamais su importer sans les déformer.

Dans la capitale française, Boyer est un exilé parmi d’autres. Il suit les journaux haïtiens, écrit à Faustin Soulouque, espère un retour. Peut-être un titre. Un poste. Une réhabilitation. Mais il n’y aura rien. Juste une mort discrète, en 1850, au 11 rue de Castiglione. Il est enterré au Père-Lachaise, loin des plantations, loin des montagnes, loin de l’île qu’il a tant voulu façonner et qui, au bout du compte, ne l’a jamais pleinement adopté.

Boyer fut peut-être le plus haïtien des présidents, et pourtant, il est mort en étranger.

Boyer dans l’imaginaire postcolonial

Portrait du président Jean-Pierre Boyer d’Haïti, alors qu’il dirigeait l’ensemble de l’île d’Hispaniola au sommet de sa carrière, vêtu d’un uniforme militaire orné d’épaulettes, symbole de son rang élevé.

Il y a quelque chose d’injuste, presque cruel, dans la manière dont l’Histoire a rangé Jean-Pierre Boyer dans ses arrière-salles. Ni statue majeure, ni mythe populaire, ni même figure de rejet total. Simplement oublié. Une parenthèse de vingt-cinq ans (le plus long règne de l’histoire haïtienne) réduit à une ligne administrative dans les manuels, à une gêne discrète dans les cérémonies officielles.

Et pourtant, il est partout.

Dans le Code rural, toujours débattu.
Dans les frontières d’Haïti, toujours disputées.
Dans la dette que le pays a fini par rembourser jusqu’au XXe siècle ; comme un tribut à la culpabilité du monde.
Dans la mémoire dominicaine aussi, où son nom rime plus souvent avec occupation qu’avec libération.

Jean-Pierre Boyer n’a pas échoué parce qu’il était faible. Il a échoué parce que la tâche était impossible. On lui a demandé de gouverner un pays né dans les cendres, sans alliés, avec une population divisée, des élites méfiantes, une économie détruite et une Europe menaçante aux portes. Il a tenté de tenir. Il a cru qu’en codifiant l’ordre, il stabiliserait la liberté. Il a cru qu’en payant la France, il achèterait la paix. Il a cru qu’en imposant l’unité, il cimenterait l’histoire. Mais rien de tout cela n’a vraiment tenu.

Et c’est peut-être là que réside sa tragédie : il fut un homme de compromis dans une époque qui n’offrait que des extrêmes. Il n’avait ni la splendeur de Dessalines, ni le charisme mystique de Louverture, ni la finesse tactique d’un Simón Bolívar. Mais il avait une obsession : faire durer la République. Une République étroite, autoritaire, mais noire. Et pour cela, il a tout sacrifié ; y compris le soutien de ceux qu’il gouvernait.

Aujourd’hui, alors qu’Haïti tente encore de sortir de ses impasses structurelles, que l’ombre de la dette coloniale continue de peser comme une malédiction, le silence autour de Boyer dit quelque chose. Non pas qu’il n’ait rien apporté ; mais que ce qu’il a tenté de bâtir est trop inconfortable pour les mythes nationaux. Ni martyr, ni sauveur. Juste un homme, un président noir, confronté à un monde qui ne voulait pas croire qu’un État noir pouvait être libre sans être puni.

Peut-être est-ce cela, en fin de compte, l’héritage de Boyer : un avertissement voilé, un chapitre complexe, un miroir brisé où l’on devine encore, entre les éclats, les visages d’un futur jamais complètement réalisé.

Sources

François de Pescay, le médecin noir que la France a effacé de son histoire

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Médecin, intellectuel, pionnier oublié : François Fournier de Pescay fut le premier afro-descendant (mais pas le premier africain) à exercer la médecine en Europe. Né entre Saint-Domingue et Bordeaux, il incarne à lui seul les contradictions d’une République qui prêchait l’égalité tout en codifiant l’exclusion. De la Révolution française à l’Empire napoléonien, puis dans la jeune République d’Haïti, son parcours révèle une vérité dérangeante : en France, le mérite noir n’a jamais suffi pour accéder à la mémoire nationale.

Premier médecin afro en Europe : pourquoi on ne parle jamais de lui ?

Il est né sur les flots, entre deux continents, entre deux mondes, entre deux vérités. François Xavier Fournier de Pescay, enfant de Saint-Domingue et de Bordeaux, surgit en 1771 à la frontière du droit et de l’interdit, du sang noble et de la peau noire, du privilège et de l’humiliation. Fils d’un planteur blanc et d’une femme noire libre, il incarne dès sa naissance le paradoxe colonial : un métis trop brillant pour rester invisible, mais trop noir pour être célébré.

Chirurgien de la Révolution, médecin de Napoléon, professeur en Haïti, penseur, traducteur, il fut l’un des premiers Afro-descendants à exercer la médecine en Europe, et l’un des rares à naviguer, sans jamais trahir ses origines, entre la France coloniale et la République noire d’Haïti. Et pourtant, son nom est resté dans les marges de l’histoire, là où l’on range les destins qui dérangent.

Cet article est un hommage restitué. Il s’agit de faire réapparaître la silhouette de Fournier de Pescay à la lumière crue qu’il mérite : celle des grandes figures effacées, des passeurs entre deux humanités, des hommes que la République oublie quand ils sont trop noirs pour son Panthéon, et trop brillants pour son silence.

Naître entre deux mondes

François Xavier Fournier de Pescay voit le jour le 7 septembre 1771, quelque part entre Saint-Domingue et Bordeaux, sur le pont d’un navire qui le transporte de la colonie vers la métropole. Cette naissance flottante résume à elle seule le destin double et disloqué qui l’attend. Il est fils d’une femme noire libreAdélaïde Rappau, et d’un planteur blancFrançois Pescay, membre d’une famille noble de Blaye. Un métis, donc (ou plutôt un « bâtard de l’Empire », selon la terminologie du temps) né de l’union impossible entre une descendante d’Africains et un héritier des Lumières esclavagistes.

Car dans la France de l’Ancien Régime, le Code noir interdit formellement le mariage entre Blancs et Noirs, même libres. Ce texte fondateur du racisme d’État français consacre une hiérarchie des êtres humains où la « noirceur » est synonyme d’infériorité, de servilité, voire d’animalité. Ainsi, bien que né d’un amour sincère, l’enfant Fournier de Pescay est d’emblée exclu de toute reconnaissance légale. Sa venue au monde est à la fois une transgression intime et une provocation politique.

Dans cette faille du droit colonial naît un homme qui portera, sa vie durant, la blessure d’une République qui n’est pas faite pour les siens.

Débarqué à Bordeaux, le jeune métis entre dans une ville schizophrène. D’un côté, foyer d’idées nouvelles, ville frondeuse et intellectuelle, elle s’enflamme pour Rousseau, pour Voltaire, pour les Droits de l’homme. De l’autre, métropole négrière, elle prospère sur la traite des Africains, les cargaisons humaines, et les fortunes sucrières venues de Saint-Domingue. Bordeaux pense l’égalité universelle tout en tirant sa richesse de l’exploitation raciale.

C’est dans ce paradoxe que Fournier de Pescay forge ses armes. Il suit une formation médicale à Bordeaux, puis à Paris, et se révèle d’une précocité exceptionnelle. Dans les amphithéâtres de la Révolution, il est l’un des tout premiers Afro-descendants à manipuler le scalpel en métropole. Face aux corps blancs allongés sur les tables de dissection, lui, l’enfant né du ventre noir d’une mère libre, dissèque les mensonges d’un monde qui prône l’universel, mais pratique l’exclusion.

Il entre en médecine comme on entre en résistance. Car pour un homme de couleur au XVIIIe siècle, guérir des corps n’efface pas les plaies de l’histoire.

Chirurgien de la République (entre idéaux et tranchées)

À peine formé, François Fournier de Pescay rejoint les armées révolutionnaires en 1792, aux côtés de deux de ses frères. Il ne combat pas l’arme à la main, mais avec un scalpel, une trousse médicale et une foi inébranlable dans le progrès. Il soigne, il opère, il sauve, dans un monde où la mort frappe autant par la poudre que par l’infection.

Il est l’un des rares hommes de couleur à exercer une fonction aussi cruciale dans une armée blanche, en pleine mutation idéologique. La Révolution proclame que tous les hommes naissent libres et égaux ; mais sur les champs de bataille, cette égalité reste à sens unique. Sa compétence est respectée, mais jamais célébrée. Il est utile, mais jamais totalement reconnu. Fournier de Pescay incarne alors cette contradiction fondamentale de la République française : celle d’un universalisme qui sélectionne ses égaux.

Pour lui, chaque opération chirurgicale est aussi une démonstration politique : un homme noir peut maîtriser la science, porter la blouse, soigner les blessures d’un soldat blanc. Mais cette simple évidence reste radicale dans un pays qui a codifié l’infériorité raciale dans son droit et ses colonies.

En 1806, après quelques années à Bruxelles, Pescay est rappelé au service de l’Empire. Il intègre la Garde impériale, corps d’élite de l’armée napoléonienne. Cette nomination est rare, exceptionnelle même, pour un homme de son origine. Elle signale un fait troublant : l’Empire peut reconnaître le talent, mais jamais l’égalité.

Napoléon ne l’ignore pas. L’homme qui a rétabli l’esclavage en 1802, brisé la République noire de Toussaint Louverture, et mis sous tutelle les colonies, ne croit pas à la fraternité universelle, mais à l’utilité des hommes. Pescay, lui, devient médecin personnel du prince des Asturies, futur Ferdinand VII d’Espagne, prisonnier au château de Valençay. Le poste est prestigieux, diplomatique, presque confidentiel. C’est une mission de confiance ; mais aussi une cage dorée.

On lui confie la santé d’un roi captif, mais pas la reconnaissance d’un citoyen à part entière. Loin du champ de bataille, il est maintenu dans un espace d’élite sans influence, dans l’ombre du pouvoir blanc. Car l’Empire, comme la Révolution, tolère l’exception noire à condition qu’elle ne prétende ni à la visibilité, ni à l’égalité réelle.

Fournier de Pescay, pourtant, ne plie pas. Il soigne, il écrit, il pense. Et il attend son heure.

Bruxelles, savoir et silence (une ascension discrète)

En 1799, lassé des campagnes militaires et des limites imposées à sa carrière, Fournier de Pescay s’installe à Bruxelles, alors sous influence française. Il y trouve un espace plus propice à l’exercice du savoir ; non pas parce que le racisme y est absent, mais parce que l’anonymat y offre un répit. Il enseigne, soigne, écrit. Et surtout, il fonde la Société de médecine de Bruxelles, une institution scientifique de référence, au sein de laquelle il est nommé secrétaire général adjoint.

Ce poste n’est pas symbolique : il traduit une réelle reconnaissance de ses compétences médicales et de sa rigueur scientifique. En 1801, il publie un traité pionnier, Essai historique et pratique sur l’inoculation de la vaccine, dans lequel il défend l’usage de la vaccination contre la variole. Un homme noir qui vulgarise la médecine moderne au tournant du XIXe siècle : cela aurait dû faire date.

Mais la mémoire nationale, elle, choisira de l’ignorer. Car il n’est ni un général en uniforme, ni un penseur radical de salon. Il est un homme d’action, de savoir, et de retenue. Et cela ne suffit pas pour entrer dans le récit héroïque de la République.

Fournier de Pescay coche toutes les cases de la grandeur républicaine : excellence académique, dévouement médical, loyauté politique, contribution à la science. Et pourtant, il n’est jamais cité dans les manuels scolaires, jamais panthéonisé, rarement mentionné dans les récits de la Révolution ou de l’Empire.

Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas là pour rassurer. Sa simple existence, son intelligence, son parcours, mettaient à nu le mensonge d’un universalisme à géométrie raciale. Son mérite démentait les hiérarchies héritées de l’esclavage. Il n’était pas le « bon nègre » des récits coloniaux, ni l’exception folklorisée. Il était un intellectuel noir dans une Europe blanche, sans complexe, sans docilité.

Ce silence autour de lui n’est pas un oubli : c’est un choix. Un effacement. Un acte politique, aussi cruel qu’un décret.

Haïti : retour à la terre natale, conflit avec Boyer

En 1823, après une longue carrière au service de la France, François Fournier de Pescay embarque pour Haïti, cette république noire proclamée dans le sang et l’insoumission, où il espère enfin pouvoir servir sans se justifier. Il n’y retourne pas en exilé, mais en bâtisseur. Il y est nommé directeur du lycée national de Port-au-Prince, puis professeur de médecine et de chirurgie, et enfin inspecteur général du service de santé.

Son objectif est clair : donner à Haïti les fondements d’une élite intellectuelle autonome, capable de penser et de soigner par elle-même. Il participe à la structuration des institutions éducatives, notamment en rédigeant le règlement de l’Académie d’Haïti, embryon de la première université haïtienne. Il y introduit non seulement la médecine, mais aussi le droit, l’histoire, les sciences ; une vision encyclopédique, fidèle à l’idéal des Lumières… mais au service d’un peuple noir libéré.

Dans ce contexte, Fournier de Pescay n’est plus un pion toléré d’un pouvoir impérial. Il devient un architecte d’indépendance intellectuelle, un passeur de savoir au cœur d’un État noir souverain. Du moins le croit-il.

Car cette terre d’émancipation n’est pas exempte de ses propres contradictions. Sous la présidence de Jean-Pierre Boyer, Haïti est unifiée mais centralisée, gouvernée d’une main autoritaire par une élite mulâtre souvent méfiante envers les influences extérieures, même celles qui viennent de ses propres fils.

Rapidement, Fournier de Pescay se heurte à la rigidité administrative, aux luttes d’ego, aux clans de pouvoir. Son projet éducatif, trop ambitieux, trop autonome, dérange. Il critique les dérives, les compromissions, les régressions bureaucratiques. Le conflit avec Boyer devient inévitable. Le grand médecin, celui qui croyait rentrer au pays comme bâtisseur, découvre qu’il est perçu comme un intrus, un esprit libre dans un système obsédé par le contrôle.

Déçu, isolé, malade, il quitte Haïti en 1828. La République noire qu’il espérait servir ne sait plus quoi faire de lui.Et la France, de son côté, n’a toujours pas effacé le stigmate de sa naissance.

Une fin effacée (entre Pau et l’oubli)

De retour en France en 1828, François Fournier de Pescay n’est plus le jeune chirurgien prometteur, ni le pédagogue exalté qu’il avait été. La maladie a gagné sur son corps comme le silence a gagné sur son nom. Il se retire d’abord à Paris, puis s’installe dans le Midi, à Pau, loin des cercles de pouvoir, loin aussi de la république qu’il avait servie sans relâche.

Il meurt le 8 juillet 1833, à l’âge de 61 ans. Sans panache, sans grand hommage, sans pierre levée à sa mémoire. À cette époque, les journaux n’en parlent pas. Les institutions qu’il a servies ne publient pas d’éloge. La France, qui décorerait bien plus tard d’autres figures, laisse son nom glisser dans l’oubli administratif. Son portrait, pourtant peint en 1831, est remisé dans les collections du Service de santé des armées ; belle ironie pour un homme dont l’œuvre fut précisément de soigner, d’enseigner, d’instituer.

François de Pescay, le médecin noir que la France a effacé de son histoire
 Portrait de François Fournier de Pescay, par Augustine Cochet de Saint-Omer, 1831.

Fournier de Pescay avait reçu la Légion d’honneur sous Louis XVIII. Une décoration rare pour un homme noir, et un symbole ambigu : on reconnaît son utilité, mais non sa pleine appartenance. Son parcours, pourtant exemplaire, n’a jamais été inscrit dans les récits nationaux. Pas de manuels scolaires, pas de plaques commémoratives, pas de colloques. Il est de ces figures dont l’existence embarrasse les mythes français.

Pourquoi ? Parce qu’il est noir, savant, républicain, et qu’il a refusé toutes les assignations. Il n’était ni l’exception docile, ni le héros folklorisé. Il était l’intellectuel afro-descendant que la France a produit malgré elle, et que son propre universalisme n’a jamais su accueillir à égalité. Trop français pour Haïti, trop noir pour la République.

Héritage confisqué

À l’heure où l’on glorifie les grands principes de la Révolution française, où l’on cite Montesquieu, Rousseau et Voltaire comme les prophètes de la liberté universelle, le parcours de François Fournier de Pescay agit comme un contre-poison. Il rappelle que ces mêmes penseurs n’ont pas défendu l’émancipation des Noirs, que la Déclaration des droits de l’homme de 1789 n’a jamais été pensée pour inclure les esclaves, et que la République a longtemps toléré (voire promu) des formes de racisme structurel.

Fournier de Pescay est un homme du réel, pas de la légende. Il est l’exemple vivant que l’excellence noire a existé malgré les lois, malgré l’exclusion, malgré les récits officiels. Il démontre que l’universalisme proclamé par la France n’a jamais été inconditionnel. Qu’il s’est souvent construit contre ceux qu’il prétendait libérer.

C’est pour cela qu’il dérange. Parce qu’il ne permet pas de se raconter l’histoire à moitié.

Il est temps de tirer Pescay de l’oubli. Pas pour célébrer un héros de vitrine, mais pour restituer une vérité longtemps étouffée. On ne répare pas l’histoire, mais on peut lui redonner ses visages. Le sien mérite d’être inscrit dans les programmes scolaires, intégré aux musées de la République, et honoré dans les lieux publics.

Pourquoi son nom ne figure-t-il pas sur les frontons d’hôpitaux ? Pourquoi n’est-il pas enseigné dans les facultés de médecine ? Pourquoi l’Académie nationale de médecine n’a-t-elle jamais honoré ce pionnier ? Pourquoi ne pas lui ouvrir les portes du Panthéon, aux côtés de Félix Éboué ?

Ce n’est pas une question de mémoire minoritaire. C’est une question de cohérence historique. Car l’histoire de la France n’est pas seulement celle de ceux qu’elle a faits citoyens ; c’est aussi celle de ceux qu’elle a empêchés de l’être.

Sources

  • Wikipedia – François Fournier de Pescay
  • Dictionnaire des sciences médicales (1813)
  • Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, 1860
  • J.A. Rogers, World’s Great Men of Color, vol. 2
  • Bibliothèque interuniversitaire de santé (BIU Santé)

Funni x Gloria Kabe : récits de femmes, cuisine du monde

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Le 26 juillet, à Paris, un dîner unique réunit céréales anciennes, cuisine végétale et mémoire collective africaine. Entre Bénin et Paris, la marque Funni dévoile son tout premier dîner public aux côtés de la cheffe afro-vegan Gloria Kabe. Un événement inédit où chaque plat devient un acte de transmission. À travers cinq séquences gustatives, ce repas rend hommage aux femmes rurales africaines et redéfinit la souveraineté alimentaire comme un geste poétique et politique.

FUNNI x GLORIA KABE : UN DÎNER POUR SE SOUVENIR, POUR SOIGNER, POUR SEMER

Funni, c’est une marque. Mais c’est d’abord un geste. Un geste qui plonge ses racines au nord du Bénin, dans les champs de fonio, de niébé, de sorgho. Trois céréales anciennes, millénaires, trop souvent effacées des récits dominants de la nutrition. Ces graines, pourtant, portent en elles les mémoires agricoles de tout un continent. Elles racontent la résilience, la biodiversité, les gestes lents et précis des femmes rurales. Elles disent la souveraineté, le soin, la transmission.

Funni naît de cette volonté : reconnecter la chaîne alimentaire au tissu vivant de l’histoire africaine. À travers des techniques naturelles comme la germination, la fermentation ou le toastage, Funni transforme ces céréales oubliées en produits biodisponibles, sensoriels, ancrés dans une écologie à la fois du sol et de l’âme.

Mais au-delà du produit, il y a une ambition : réhabiliter les savoirs nutritionnels africains et les femmes qui les portent.

Car Funni, c’est aussi un réseau de plus de 700 femmes rurales partenaires, souvent invisibles, mais toujours indispensables. Elles sont les tisseuses patientes de ce projet, celles qui récoltent, sélectionnent, transmettent. À contre-courant des modèles agricoles extractivistes, elles incarnent un autre futur : plus juste, plus enraciné, plus vivant.

Le 26 juillet 2025, Funni organise son tout premier dîner public à Paris. Ce n’est ni un lancement de produit, ni une performance gastronomique. C’est un rituel. Un espace-temps suspendu, pensé pour donner corps à une mémoire collective, celle des agricultures féminines, des nourritures décolonisées, des saveurs tues.

Le lieu ? Une adresse sobre, au cœur du 3e arrondissement.

Les invité·es ? Cinquante-cinq convives choisis avec soin : artistes, militant·es, journalistes, chef·fes, semenciers, penseur·ses, activistes du goût. Le dress code ? Noir. Comme une élégance silencieuse. Comme un hommage. Le ton ? Intime et politique. Mémoriel et sensoriel. Comme une veillée. Comme un chant.

Funni x Gloria Kabe : récits de femmes, cuisine du monde

Pour porter cette vision à la table, Funni s’est associée à Gloria Kabe, cheffe afro-vegan autodidacte d’origine congolaise. Dans sa cuisine, il n’y a ni folklore, ni fétichisme. Il y a de l’intuition. De la grâce. De la radicalité douce. Elle travaille le végétal comme on écrit un poème. Sans dogme, mais avec une mémoire. Une urgence de raconter ce qui ne l’a pas été.

À travers son parcours, Gloria incarne une génération qui questionne, déconstruit et réinvente l’afrodescendance culinaire. Sa démarche artistique, inclusive et sensible, fait de la cuisine un langage symbolique, un outil de guérison, un miroir de l’âme diasporique.

Pour ce dîner, elle compose un menu en 5 séquences ; 5 tableaux gustatifs qui dialoguent avec les semences anciennes, les gestes oubliés, les transmissions intergénérationnelles. Chaque plat devient une voix. Chaque ingrédient, une archive comestible.

C’est une vérité silencieuse : les femmes africaines nourrissent le monde. Dans les campagnes du Sahel, les montagnes du Kivu, les vallées du Soudan, ce sont elles qui sèment, récoltent, sélectionnent. Ce sont elles qui conservent les graines, qui nomment les sols, qui savent quand planter. Elles possèdent une connaissance fine des cycles de la terre, une science intuitive du vivant, bien plus précise que bien des manuels d’agronomie.

Et pourtant, dans les récits globaux de l’alimentation durable, elles sont invisibles.
Leurs savoirs sont souvent considérés comme folkloriques. Leurs gestes, comme archaïques. Leurs grains, comme marginaux.

Funni refuse cet oubli. En tissant des partenariats directs avec ces femmes rurales, la marque redonne sens et valeur à ces pratiques. Elle les rend visibles, audibles, tangibles. Elle fait exister une autre chaîne de production : circulaire, éthique, narrative.

Ce dîner n’est pas un simple événement culinaire. C’est une performance politique. Une œuvre comestible. Une cérémonie contemporaine. Il interroge ce que veut dire « bien manger » quand on vient d’Afrique ou de sa diaspora. Il interroge la place du végétal dans les cultures noires. Il brouille les frontières entre santé et plaisir, entre art et nourriture, entre mémoire et futur.

Il rappelle aussi une évidence : la souveraineté alimentaire ne peut se penser sans souveraineté narrative. Cuisiner, c’est aussi écrire. C’est dire au monde : voici qui je suis, voici d’où je viens, voici ce que je rêve.

Funni et Gloria Kabe posent ensemble une question essentielle : et si l’avenir de la nutrition mondiale passait par l’Afrique ? Pas une Afrique fantasmée ou réduite à ses super-aliments tendance. Une Afrique réelle, rurale, parfois silencieuse mais jamais soumise. Une Afrique où les mains des femmes sèment encore du fonio, où les marmites parlent encore le langage de l’âme, où la cuisine est encore un acte de soin.

Ce dîner n’est que le début. Un manifeste en cinq bouchées. Une invitation à écouter ce que mangent les marges, ce que murmurent les traditions, ce que les graines anciennes ont à dire du monde qui vient.

📍 INFOS PRATIQUES

  • Contact presse : Luka – eventsfunni@gmail.com
  • Date : Samedi 26 juillet 2025
  • Heure : 18h30 – 23h
  • Lieu : 4–6 rue de Braque, Paris 3e
  • Nombre de places : 55 convives
  • Tarif : 95€ / personne
  • Dress code : noir — chic, sobre, élégant
  • Réservations : bientôt disponibles
  • Instagram : @eat_funni

Haïti, 7 juillet 2021 : Anatomie d’un assassinat d’État

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Dans la nuit du 7 juillet 2021, le président haïtien Jovenel Moïse est abattu dans sa résidence de Pétion‑Ville. L’opération est rapide, silencieuse, menée par un commando étranger. quatre ans plus tard, le mystère demeure entier : qui a tué le président ? Et surtout, pourquoi ? Cette enquête retrace les failles, les complicités et les silences d’un assassinat qui a mis à nu la décomposition d’un État.

La nuit où Haïti a basculé

Haïti, 7 juillet 2021 : Anatomie d’un assassinat d’État
L’ancienne première dame d’Haïti, Martine Moise, se tient près du cercueil de son mari décédé, l’ancien président Jovenel Moise, à Cap-Haïtien, en Haïti, le 23 juillet 2021.  © Matias Delacroix, AP

Un président abattu, une première dame blessée, une nation sans repères

Haïti, en juillet 2021, n’était déjà plus qu’une démocratie vacillante. Le pays sombrait dans une crise institutionnelle, gangrené par la violence des gangs, les pénuries chroniques et une corruption qui semblait avoir infiltré jusqu’aux derniers bastions de l’État. Depuis plusieurs mois, le mandat du président Jovenel Moïse était l’objet d’une vive controverse : ses détracteurs l’accusaient de s’accrocher au pouvoir au-delà de la date légale, alors que lui soutenait que son quinquennat ne prenait fin qu’en 2022. Cette tension constitutionnelle, sur fond d’impunité généralisée et de paralysie gouvernementale, préparait le terrain d’un drame.

Ce drame survint dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, peu après une heure du matin. Dans sa résidence privée de Pétion‑Ville, quartier résidentiel situé sur les hauteurs de Port‑au‑Prince, Jovenel Moïse fut assassiné avec une violence glaçante. Criblé de balles, le corps du président témoignait d’une exécution méthodique. À ses côtés, Martine Moïse, première dame du pays, grièvement blessée, parvint à survivre et fut rapidement évacuée vers les États‑Unis.

Très vite, l’onde de choc dépassa les frontières haïtiennes : les premiers éléments de l’enquête révélèrent l’implication d’un commando étranger composé majoritairement de Colombiens, et de double-nationaux haïtiano-américains. L’opération semblait planifiée, financée et exécutée avec une précision inquiétante. Mais derrière les images spectaculaires des assaillants capturés et des corps laissés au sol, surgissait une question plus vertigineuse : qui avait réellement commandité ce crime ? Et pourquoi ?

Plus qu’un simple assassinat politique, la mort de Jovenel Moïse allait rapidement se muer en cauchemar judiciaire, en révélateur d’un État en décomposition, et en nouvelle fracture d’une société haïtienne déjà au bord du gouffre.

République fantôme

Quand l’État vacille entre mandat contesté et légitimité effondrée

Avant même que ne retentissent les coups de feu dans la nuit de Pétion‑Ville, le pouvoir de Jovenel Moïse était déjà contesté, délégitimé, et profondément fracturé. Élu en 2016 à l’issue d’un scrutin entaché de fraudes et annulé une première fois, Moïse avait pris ses fonctions en février 2017. Cinq ans plus tard, la question centrale divisait tout le pays : son mandat devait-il s’achever en 2021 ou en 2022 ?

Pour l’opposition et une partie de la société civile, le mandat débutait dès l’élection initiale de 2015, malgré les irrégularités. Pour Moïse, au contraire, son quinquennat commençait en 2017, date de son investiture effective. Cette querelle apparemment technique a eu des conséquences explosives. Elle a alimenté des mois de manifestations, parfois violentes, une paralysie institutionnelle prolongée (le Parlement n’étant plus fonctionnel) et un gouvernement dirigé par décrets, sans contrôle parlementaire.

Haïti s’enfonçait ainsi dans une forme de présidentialisme autoritaire, où Moïse, isolé, accusait une « oligarchie mafieuse » de vouloir l’évincer, tandis que ses opposants voyaient en lui un président hors-la-loi. La confiance envers les institutions fondait comme neige au soleil. L’État, déjà fragilisé, perdait toute capacité à arbitrer les tensions.

Mais la crise haïtienne n’était pas qu’institutionnelle. Elle était aussi souterraine, opaque, liée aux circuits invisibles du trafic de drogue et de la corruption organisée. Stratégiquement situé entre l’Amérique du Sud et les États-Unis, Haïti est depuis longtemps une plaque tournante du narcotrafic régional. Le contrôle de cette route n’implique pas seulement les gangs ou les cartels ; il touche également des pans entiers de l’appareil d’État.

Des rumeurs persistantes (et parfois des témoignages directs) faisaient état de connivences entre le pouvoir et les trafiquants, y compris dans les sphères les plus proches de la présidence. Le nom de Dimitri Hérard, chef de la sécurité présidentielle, aujourd’hui incarcéré, est souvent cité comme symbole de cette porosité entre fonctions officielles et réseaux criminels. Plusieurs rapports accusaient des proches du président d’avoir protégé, voire facilité, les opérations de groupes armés ou de réseaux transnationaux.

Dans ce contexte, l’assassinat de Moïse ne pouvait être interprété comme un acte isolé. Il apparaissait déjà comme l’aboutissement d’un système où l’autorité légale était concurrencée, infiltrée ou achetée. La République haïtienne, minée de l’intérieur, offrait un terrain idéal pour un coup de force ; qu’il soit politique, mafieux ou hybride.

Le complot des ombres

Comment un puzzle de mercenaires, d’hommes d’affaires et de traîtres a pris forme

L’assassinat de Jovenel Moïse n’est pas né d’une pulsion soudaine. Il s’est au contraire inscrit dans une stratégie longuement planifiée, où se mêlaient ambition politique, opportunisme financier et complicités internes. Les enquêteurs ont mis en évidence deux scénarios initiaux envisagés par les commanditaires présumés : un plan A, supposé plus “légal”, visant à arrêter le président et le remplacer par une autorité de transition ; et un plan B, plus expéditif, qui consistait à l’éliminer physiquement.

Au centre de cette machination, une croyance répandue dans l’entourage des assaillants : celle que Moïse détenait chez lui plusieurs millions de dollars en liquide, ainsi que des documents sensibles. Le mobile du vol s’est donc entremêlé à des motivations politiques ; notamment le projet d’installer Christian Emmanuel Sanon, un pasteur haïtiano-américain peu connu, mais présenté par les organisateurs comme un président intérimaire « clé en main ». Certains membres du commando croyaient sincèrement participer à une “mission officielle de libération”. Ils ne comprirent leur instrumentalisation qu’après l’attaque.

Plusieurs figures-clés se détachent dans ce puzzle tentaculaire. En premier lieu, Joseph Félix Badio, ancien cadre de l’unité anti-corruption haïtienne, est soupçonné d’avoir coordonné les aspects logistiques de l’opération. Il aurait ordonné l’assassinat de Moïse deux jours avant l’assaut, court-circuitant le plan initial d’arrestation.

Autre nom majeur : Christian Emmanuel Sanon, présenté comme le « président désigné » par les comploteurs. Basé en Floride, il aurait participé au recrutement de mercenaires à travers la société CTU Security, une entreprise colombienne dirigée par un ex-militaire, Antonio Intriago. Sanon aurait bénéficié d’un financement opaque, lié à Worldwide Capital, une entité basée à Miami, qui aurait injecté des fonds pour couvrir la logistique, les billets d’avion et les équipements.

L’ex-policier Wilson Coq‑Thélot complète cette galerie d’acteurs. D’après les autorités haïtiennes, il aurait servi de lien entre les planificateurs et les exécutants, en assurant la coordination sur le terrain.

Entre mai et juillet 2021, la machinerie s’accélère. Plusieurs réunions ont lieu en République dominicaine, où les commanditaires peaufinent le plan d’action. 28 hommes, dont 21 anciens militaires colombiens, sont recrutés. Ils reçoivent des promesses de salaire, des visas rapides, et des instructions floues mais présentées comme légales. Certains croient réellement venir arrêter un président pour le compte d’une autorité haïtienne légitime.

Une fois arrivés à Port-au-Prince, ils sont logés dans des maisons sécurisées, avec armes, véhicules et faux uniformes. L’opération prend des allures de raid paramilitaire : les mercenaires sont équipés, disciplinés, et agissent en unité structurée. Le soir de l’assaut, ils se présentent comme des agents de la DEA, afin de semer la confusion et de neutraliser les gardes présidentiels sans résistance.

Toute cette logistique, aussi professionnelle soit-elle, repose pourtant sur un socle instable : aucun mandat, aucune légitimité, aucun soutien réel d’institutions internationales. Ce fut un coup d’État déguisé, un acte de guerre maquillé en opération policière.

Minuit, silence. 1h05, carnage.

La reconstitution glaçante d’un meurtre présidentiel

La nuit du 6 au 7 juillet 2021, Pétion‑Ville s’endormait sous tension, mais rien ne laissait présager le basculement historique qui allait s’y jouer. À 1h05 du matin, un cortège de six véhicules pénètre dans les hauteurs du quartier présidentiel. À son bord, une partie du commando colombien et haïtiano-américain, armés, équipés, et organisés en formation tactique.

Ils se présentent comme des agents de la DEA, l’agence antidrogue américaine ; un mensonge stratégique destiné à désarmer toute opposition. Des vidéos filmées par des voisins confirment cette ruse : une voix dans un mégaphone ordonne en anglais aux policiers haïtiens de ne pas tirer, arguant qu’il s’agit d’une opération officielle. La supercherie fonctionne. Aucun garde du corps ne riposte.

Une fois à l’intérieur, les mercenaires isolent les agents de sécurité et accèdent à la chambre présidentielle. Les faits, reconstitués par les experts légistes et les témoignages, sont glaçants. Jovenel Moïse est criblé de balles : douze impacts, dont certains au crâne et à la poitrine. Son œil gauche est arraché. Aucune trace de lutte, aucun garde blessé ; comme si l’exécution s’était déroulée dans un huis clos méticuleusement orchestré.

Martine Moïse, quant à elle, reçoit plusieurs balles mais survit miraculeusement. Elle parvient à appeler à l’aide dans les heures suivantes et sera évacuée vers les États-Unis dans un état critique.

Le commando fouille ensuite la maison, emportant des documents sensibles, des téléphones et des valises d’argent. Plusieurs sources évoquent le vol de sommes comprises entre 18 et 45 millions de dollars en liquide ; un chiffre qui, s’il est confirmé, renforce l’hypothèse d’un mobile partiellement financier.

Vers 2h30, le commando tente de s’exfiltrer. Mais le plan initial se délite. La police haïtienne est alertée. Un périmètre est bouclé, plusieurs hommes sont pourchassés, et une fusillade éclate autour de la maison où certains mercenaires s’étaient retranchés avec des otages. La tension monte jusqu’au petit matin. Plusieurs assaillants sont tués, capturés ou en fuite. D’autres se réfugient dans l’ambassade de Taïwan, où ils seront arrêtés après 24 heures de siège.

En moins de dix heures, Haïti perd son président, révèle la porosité de son appareil sécuritaire, et expose au monde un niveau de déliquescence étatique rarement atteint. La nuit du 7 juillet ne fut pas seulement un meurtre présidentiel. Ce fut une démonstration brutale de l’impuissance d’un État à protéger son propre chef.

L’enquête ou l’écran de fumée

Des arrestations, des juges menacés, une vérité introuvable

À l’aube du 7 juillet 2021, alors que la nouvelle de l’assassinat du président Moïse se répand, Haïti entre dans un état de sidération totale. Le gouvernement décrète immédiatement l’état de siège : les frontières sont temporairement fermées, les rassemblements interdits, et l’armée appelée en renfort. Mais derrière cette démonstration de force, l’improvisation est palpable. La chaîne de commandement est floue, le pouvoir vacant, et les risques de chaos politique majeurs.

Sur la scène internationale, les condamnations pleuvent. L’ONU, l’Union africaine, l’OEA, les États-Unis, la France, le Vatican : tous appellent au calme et réclament une enquête indépendante. L’assassinat d’un chef d’État en exercice, sur son sol, par des mercenaires étrangers, constitue un précédent rarissime dans l’histoire contemporaine. La dimension géopolitique de l’affaire suscite autant d’émotion que de soupçons.

Très vite, les autorités haïtiennes annoncent plusieurs arrestations. Au total, plus de 40 personnes sont interpellées, dont 18 ex-soldats colombienstrois Haïtiano-Américains (dont James Solages et Joseph Vincent), ainsi que des citoyens haïtiens liés au cercle présidentiel, comme le chef de la sécurité du palais, Dimitri Hérard. Ce dernier est accusé d’avoir délibérément désorganisé les dispositifs de protection le soir du drame.

Mais au-delà des arrestations, l’enquête s’enlise. Trois juges désignés pour instruire le dossier se récusent successivement, invoquant des menaces de mort et des pressions politiques. L’un d’eux, Gary Orélien, sera accusé de corruption et de manipulations. Les témoins disparaissent, les preuves sont dispersées, et l’instruction peine à définir qui a commandité l’assassinat, avec quels objectifs et financements.

Des demandes d’extradition sont adressées à plusieurs pays, notamment aux États-Unis, où certaines ramifications financières semblent mener. Mais la coopération internationale reste partielle, et le flou demeure sur les réseaux impliqués ; notamment les sociétés comme CTU Security ou Worldwide Capital, basées en Floride.

Face à l’inefficacité apparente de l’enquête haïtienne, le FBI et la justice fédérale américaine se saisissent de certaines parties du dossier. En février 2023, quatre hommes sont inculpés en Floride, dont Antonio Intriago, directeur de CTU, et Arcangel Pretel Ortiz, chargé du recrutement des mercenaires. En parallèle, plusieurs détenus haïtiens sont extradés aux États-Unis, où l’enquête progresse à un rythme bien plus soutenu qu’en Haïti.

Ce double circuit judiciaire (nationalement paralysé, internationalement actif) témoigne d’une réalité amère : Haïti, incapable de mener seule une instruction d’une telle ampleur, dépend désormais de juridictions étrangères pour espérer un semblant de vérité.

Un pays décapité, une capitale livrée aux gangs

Le chaos politique et sécuritaire après Pétion‑Ville

Au lendemain de l’assassinat de Jovenel Moïse, Haïti bascule dans un vide constitutionnel sans précédent. Aucun président du Sénat, aucune instance législative fonctionnelle, un gouvernement démissionnaire ; l’État haïtien se retrouve décapité, sans successeur clairement désigné. Deux hommes revendiquent immédiatement le pouvoir : Claude Joseph, Premier ministre par intérim, et Ariel Henry, nommé quelques jours avant l’attentat mais jamais officiellement installé.

Ce duel, reflet de la fragmentation du pouvoir haïtien, plonge le pays dans une crise institutionnelle ouverte. Après plusieurs semaines de tensions, Claude Joseph finit par se retirer sous la pression internationale, laissant Ariel Henry prendre la tête d’un gouvernement de facto, sans légitimité électorale. Cette transition n’apaise en rien les craintes : pour beaucoup, elle s’apparente à un arrangement entre élites, plutôt qu’à un processus démocratique.

L’assassinat du président Moïse agit comme un accélérateur de désintégration nationale. Les gangs armés, déjà puissants, étendent leur emprise sur des portions entières du territoire. Port‑au‑Prince devient une zone de guerre informelle, avec enlèvements quotidiens, violences urbaines, et contrôle armé de quartiers entiers. L’État, affaibli, ne parvient plus à assurer ni sécurité, ni justice, ni services de base.

Sur le plan international, Haïti apparaît comme un État failli, incapable de garantir sa propre stabilité. Les appels à une mission d’intervention étrangère se multiplient, notamment de la part du gouvernement haïtien lui-même. Une mission de soutien multilatérale dirigée par le Kenya est envisagée, avec l’appui de l’ONU, mais rencontre de nombreuses résistances, tant internes qu’externes.

L’enquête sur l’assassinat révèle l’implication de ressortissants de plusieurs pays (Colombie, États-Unis, République dominicaine), ce qui confère à l’affaire une dimension géopolitique sensible. Les relations bilatérales s’en trouvent momentanément tendues, notamment avec la Colombie, dont plusieurs citoyens sont emprisonnés en Haïti dans des conditions jugées inhumaines.

Les États-Unis, bien que prompt à condamner l’attentat, restent silencieux sur les liens potentiels entre les comploteurs et certains anciens agents fédéraux, notamment ceux ayant collaboré avec la DEA ou le FBI. Ce silence alimente les suspicions d’une tutelle opaque, voire d’un « deal » tacite pour éviter certaines révélations gênantes sur les relations entre le pouvoir haïtien et les agences américaines.

Dans ce climat d’opacité et de méfiance généralisée, l’assassinat de Moïse n’a pas seulement modifié le paysage politique haïtien : il l’a réduit à l’état de fragmentation permanente, où aucune autorité ne semble plus capable de gouverner sans soutien international.

Quatre ans de mensonges et de silences

Toutes les pistes, sauf une vérité claire

L’assassinat de Jovenel Moïse, au-delà de son caractère spectaculaire, a rapidement suscité une multitude d’hypothèses. Était-ce un acte politique visant à empêcher une réforme ou une révélation compromettante ? Un règlement de comptes entre clans d’affaires rivaux ? Ou un coup d’État raté maquillé en braquage sanglant ?

Certains observateurs, comme l’analyste Frédéric Thomas, évoquent un règlement de comptes entre factions oligarchiques, chacune liée à un pan de l’État ou de l’économie parallèle. Moïse, dans ses derniers mois, avait dénoncé publiquement les « oligarques » du secteur énergétique, menaçant de publier des contrats léonins. Il préparait, selon son entourage, une « opération mains propres » visant à réformer les circuits de corruption, notamment dans les douanes et le secteur de l’électricité.

Dans cette lecture, l’assassinat serait une riposte préventive de ceux qui avaient tout à perdre d’un tel nettoyage. D’autres y voient plutôt l’échec d’un coup d’État civilo-militaire, dont le plan aurait mal tourné en raison de trahisons internes ou d’une impréparation logistique.

Dès les premières heures de l’enquête, la présence de ressortissants colombiens et de Haïtiano-Américains vivant en Floride a orienté les soupçons vers une possible ingérence étrangère, voire une opération montée avec le silence complice d’acteurs internationaux. Plusieurs des mercenaires capturés ont affirmé avoir été recrutés pour une mission légale, appuyée selon eux par des « autorisations américaines ».

Un nom revient avec insistance : James Solages, un des Haïtiano-Américains arrêtés, qui affirmait au départ travailler pour la DEA. Les autorités américaines ont rapidement démenti tout lien officiel avec cette agence, mais le doute persiste. D’autres noms, plus obscurs, liés à la sécurité privée, aux réseaux évangéliques ou à des anciens militaires circulent, sans que les responsabilités soient formellement établies.

Les États-Unis, bien qu’engagés dans l’enquête via le FBI, ont jusqu’ici évité de rendre publics les liens financiers ou logistiques entre les commanditaires du meurtre et certains de leurs ressortissants. Ce silence alimente la thèse d’une complicité passive, voire stratégique, dans le but de préserver des intérêts diplomatiques ou géopolitiques dans la région.

Plus récemment, de nouveaux rebondissements ont éclaté. En février 2024, le juge haïtien Walter Wesser Voltaire a formellement inculpé plusieurs personnalités, dont Martine Moïse elle-même, l’ex-première dame, mais aussi l’ancien Premier ministre Claude Joseph, et l’ex-directeur général de la police nationale, Léon Charles.

Leur implication présumée, encore floue, repose sur des éléments non divulgués en totalité, mais cette décision relance l’hypothèse d’un complot intérieur, fomenté au sein même du pouvoir haïtien. La théorie d’un assassinat avec complicités internes de haut niveau, voire motivé par la succession présidentielle, regagne du terrain. Ariel Henry, lui-même cité dans plusieurs écoutes téléphoniques, a toujours nié toute implication, mais ses appels avec Joseph Badio la veille du meurtre restent inexpliqués.

En somme, le dossier Moïse est devenu une hydre à plusieurs têtes. Chaque hypothèse soulève d’autres zones d’ombre, d’autres complicités, d’autres non-dits. Et au cœur de ce brouillard, une certitude demeure : le crime dépasse de loin ses exécutants. Ceux qui ont pressé la détente cette nuit-là n’étaient que les instruments d’un jeu d’influence opaque, où se croisent argent, pouvoir, politique, et trahisons d’État.

L’héritage du sang

Ce que l’assassinat de Moïse dit de l’avenir d’Haïti

Quatre ans après l’assassinat de Jovenel Moïse, aucun procès n’a été ouvert en Haïti. Le dossier, fragmenté entre Port-au-Prince, Miami et Bogotá, reste embourbé dans les lenteurs judiciaires, les menaces contre les juges, les disparitions de témoins et les manipulations politiques. Quatre magistrats instructeurs se sont succédé, sans parvenir à établir une version cohérente des faits ou à désigner un commanditaire officiel.

Les rares inculpations récentes (notamment celle de Martine Moïse et d’anciens hauts responsables) suscitent autant de questions que d’espoirs. S’agit-il d’un réel sursaut judiciaire ou d’une instrumentalisation politique du dossier ? Les observateurs restent prudents, d’autant plus que les principaux cerveaux présumés du complot sont toujours en liberté, ou extradés à l’étranger sans coordination judiciaire.

Sur le plan institutionnel, l’assassinat a aggravé la désintégration de l’État haïtien. Aucun président n’a été élu depuis, le Parlement reste dissous, et les élections sans cesse repoussées. Le pays est dirigé par un gouvernement intérimaire sans base légale, pendant que les gangs contrôlent 80 % de Port-au-Prince et que la population sombre dans la misère.

Le vide sécuritaire est tel que la communauté internationale a dû intervenir : en 2023, sous mandat de l’ONU, une mission multinationale dirigée par le Kenya a été formellement approuvée pour tenter de restaurer un semblant d’ordre. Mais son déploiement, maintes fois retardé, témoigne du degré de défiance et de saturation face à Haïti, considéré par certains comme une cause perdue.

L’assassinat de Moïse a marqué un point de non-retour dans l’histoire contemporaine d’Haïti. Il a révélé les fractures profondes de son système politique, la perméabilité de ses institutions au crime organisé, et l’incapacité de son appareil judiciaire à traiter des affaires d’État. Mais il a aussi forcé la communauté internationale à regarder en face la faillite de décennies de politiques d’assistance inefficaces.

Pour sortir de ce tunnel, plusieurs pistes s’imposent. La mise en place d’un tribunal spécial indépendant, avec soutien international, pourrait restaurer une part de crédibilité judiciaire. Une réforme constitutionnelle s’avère également urgente, tout comme un processus électoral crédible. Mais sans une volonté réelle (à la fois locale et globale) de s’attaquer aux racines de l’impunité, les leçons de Pétion-Ville risquent de rester lettre morte.

L’assassinat de Jovenel Moïse n’est pas seulement une affaire criminelle. C’est un symptôme terminal d’un État qui s’effondre à la croisée de la violence, du pouvoir opaque et de l’abandon international. Quatre ans plus tard, ni vérité, ni justice, ni rédemption n’ont émergé de ce carnage présidentiel. Il reste une plaie ouverte, à la fois nationale et géopolitique, que seule une refondation radicale du système haïtien pourra, un jour, espérer refermer.

SOURCES

Les faits relatés dans cet article s’appuient sur une combinaison de rapports officiels, d’enquêtes journalistiques et de documents judiciaires accessibles au public. Parmi les sources principales figurent les dépêches de l’Associated Press (AP, 2024), qui ont révélé l’inculpation de plusieurs figures politiques haïtiennes, dont la veuve du président Martine Moïse. Les analyses publiées dans The New Yorker et Axios (2023) ont permis de contextualiser l’implication de sociétés privées basées en Floride, telles que CTU Security, ainsi que le rôle de ressortissants étrangers dans la logistique de l’assassinat.

Michael Jackson, Spike Lee et le parrain de la favela 

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En 1996, Michael Jackson tourne un clip dans une favela de Rio. Ce que le monde ignore, c’est que ce tournage historique n’a été possible qu’avec l’accord… d’un trafiquant. Récit d’un moment suspendu entre musique, politique et réalité urbaine.

Quand Michael Jackson tourne avec les barons de la favela

Rio de Janeiro, 1996. La caméra de Spike Lee balaie les hauteurs de Dona Marta, une favela accrochée aux flancs de la ville comme une cicatrice béante sur le visage d’un Brésil inégalitaire. Là, entre des murs délabrés, des visages brillent d’excitation : Michael Jackson est venu tourner son clip. Mais ce décor, à mille lieues des studios hollywoodiens, n’a rien d’un plateau classique. Ici, pour filmer, il faut d’abord… parlementer avec un trafiquant.

Le gouverneur de Rio est contre. La police ne mettra pas les pieds dans Dona Marta. Pourtant, les caméras tourneront bien. Car dans l’ombre du gouvernement officiel, un autre pouvoir régule la vie du quartier : celui de Marcinho VP, chef du trafic et figure tutélaire du Comando Vermelho. Ce jour-là, la sécurité du roi de la pop ne dépend pas de gardes du corps, mais d’un pacte avec le « patron » des lieux.

Entre pop culture, géopolitique urbaine et deals en coulisse, ce clip de « They Don’t Care About Us » révèle une vérité souvent tue : dans certaines zones du monde, l’ordre ne vient pas d’en haut. Il se négocie.

Marcinho VP, le parrain poète de Dona Marta

Son nom civil : Márcio Amaro de Oliveira. Mais à Santa Marta, on ne l’appelait jamais ainsi. Là-haut, sur les hauteurs escarpées de Rio, où les escaliers remplacent les rues et où l’asphalte s’efface dès que l’État tourne le dos, Marcinho VP était plus qu’un nom : c’était une figure d’autorité, une légende vivante, une contradiction ambulante.

À seulement 24 ans, il régnait déjà sur l’un des points névralgiques du Comando Vermelho, la faction criminelle la plus puissante de la ville. Charismatique et impitoyable, Marcinho s’était imposé dans un monde où la hiérarchie est gravée dans la peur et consolidée par les armes. Mais ce qui le distinguait des autres “chefs de morro”, c’était cette épaisseur intellectuelle étrange, presque dérangeante, pour un homme en guerre contre l’ordre établi.

Dans Abusado, l’enquête monumentale du journaliste Caco Barcellos, Marcinho apparaît comme un personnage quasi littéraire : il lit Nietzsche, interroge le sens de la violence, cite Che Guevara entre deux consignes tactiques. Son autre surnom, Juliano VP, faisait écho à un trafiquant-poète mythique de la favela voisine. Pour ses proches, Marcinho était un homme cultivé dans un monde brutal, un stratège capable de composer avec l’hostilité du système et la misère du quotidien.

Mais le vernis de l’intellectuel n’efface pas la réalité du terrain. Marcinho était aussi un gestionnaire du chaos. Il assurait la paix sociale à sa manière : arbitrage des disputes entre voisins, financement de fêtes communautaires, distribution d’aides ponctuelles. En l’absence de services publics, c’est lui qu’on allait voir pour une bouteille de gaz ou une médiation. Une autorité de fait, forgée dans l’illégalité mais tolérée (voire respectée) parce qu’elle répondait à un vide laissé par les institutions.

Et lorsque Michael Jackson débarque à Rio pour tourner dans une favela, ce n’est ni le maire, ni le gouverneur qui a le dernier mot. C’est Marcinho VP. L’homme que la police pourchasse est aussi celui qui garantit la sécurité du roi de la pop. Une ironie qui, au Brésil comme ailleurs, révèle une vérité plus profonde : dans les marges, la gouvernance n’est pas toujours celle qu’on croit.

Tournage sous tension

Ce n’est pas une scène de cinéma. Ce n’est pas un thriller urbain. C’est une histoire bien réelle, quelque part entre le surréaliste et le tragiquement banal : celle d’un clip tourné comme une mission diplomatique, dans un territoire que l’État lui-même n’ose plus traverser.

En 1996, Michael Jackson veut donner corps à « They Don’t Care About Us« , son protest song contre le racisme, la brutalité policière et l’abandon des minorités. Un morceau coup-de-poing, politiquement chargé. Et quoi de plus percutant qu’une favela brésilienne pour lui servir de décor ? À Rio, il choisit Dona Marta ; pas pour son exotisme, mais parce qu’elle incarne cette violence structurelle contre laquelle il chante.

Mais très vite, les caméras se heurtent à la réalité. Le gouverneur de Rio s’y oppose frontalement. Le Brésil rêve encore d’organiser les Jeux Olympiques de 2004 ; hors de question de laisser le monde voir ce qu’on cache derrière les plages de carte postale. Montrer la misère ? La dope ? Les murs criblés de balles ? Ce serait une mauvaise publicité. Alors l’État fait ce qu’il fait souvent dans ces zones-là : il recule.

Mais Spike Lee, lui, avance. Et il fait ce que les autorités n’osent plus faire : il parle avec le vrai décideur des lieux. Le nom est connu : Marcinho VP. Le baron du morro. Le patron du Comando Vermelho à Santa Marta.

Le deal est clair. Pas d’argent échangé, pas de dessous-de-table. Juste une entente tacite : Michael et son équipe peuvent tourner, à condition que la favela reste calme. En retour, le quartier reçoit du matériel, de la visibilité, du respect. Et Marcinho tient parole. Pendant trois jours, Dona Marta devient une enclave pacifiée, verrouillée par les hommes du trafic. Pas un cri. Pas une rafale. Juste la musique. Et les enfants qui dansent avec Michael, sourire aux lèvres, entre deux murs décrépis.

Spike Lee le dira plus tard avec une phrase qui résonne comme une gifle à la face du monde :

« Pendant trois jours, Dona Marta était le lieu le plus sûr du monde. »

Ironie mordante : ce n’est pas la police qui protège la plus grande star de la planète, c’est un trafiquant. Ce n’est pas l’État qui garantit la sécurité, mais le “roi” officieux d’un territoire oublié. De cette situation absurde naît un clip mondial, devenu aujourd’hui symbole d’un double constat : les luttes contre l’oppression sont universelles, mais leur mise en œuvre dépend souvent de pouvoirs invisibles ; ou illégitimes.

Michael, Marcinho et la favela : trois visages d’un même cri

Il y a des images qui marquent à vie. Celle de Michael Jackson, en tee-shirt blanc, encerclé d’enfants dansant pieds nus sur les hauteurs de Dona Marta, en fait partie. Mais derrière l’émotion collective, il y a un enchevêtrement de symboles bien plus complexes.

Michael Jackson n’est pas seulement une pop star ; c’est un corps noir hyper-exposé, longtemps défiguré par les projecteurs et la chirurgie, mais qui, en 1996, décide de revenir à la source : parler haut et fort de l’abandon des siens. « They Don’t Care About Us » n’est pas une chanson commerciale. C’est un manifeste, une plainte universelle contre la brutalité raciale, les violences systémiques, le silence des puissants. Ce jour-là, en chantant ces paroles au cœur d’une favela, il inscrit la douleur afro-américaine dans une cartographie globale de l’oppression.

Face à lui, invisible mais omniprésent, Marcinho VP. Il ne danse pas, ne chante pas. Il ne figure pas dans le clip. Pourtant, sans lui, rien ne se serait produit. Il est celui qui rend le tournage possible. Non pas par humanisme naïf, mais parce qu’il comprend (à sa manière) l’impact de cette image. Dans son monde, offrir la paix pour trois jours, c’est une démonstration de force. Mais c’est aussi un geste symbolique : le bandit devient gardien, le marginal devient médiateur. Un renversement de rôles dérangeant, mais terriblement réel.

Et puis il y a les habitants. Ceux qu’on voit à l’écran, souriants, vibrants, fiers. Pour eux, la venue de Michael n’est pas un caprice d’artiste. C’est un moment d’histoire. Une validation. Un fragment de rêve qui s’écrase sur leur bitume. La pop culture ne les regarde plus de loin : elle vient chez eux. En 2010, une statue de Michael Jackson est inaugurée à Dona Marta. Pas par l’État. Par les habitants.

Ce triangle (Michael, Marcinho, le peuple) résume toute l’ambiguïté du moment. Une star mondiale, un trafiquant philosophe, une communauté abandonnée mais digne. Trois figures qui, pour quelques jours, tissent ensemble un récit inattendu. Un cri global, une paix locale, et une vérité qui dérange : parfois, ce sont les marges qui réécrivent le centre.

Quand la pop culture rencontre l’ordre parallèle

Le tournage de « They Don’t Care About Us » à Dona Marta n’était pas un simple coup de com’. C’était un moment suspendu, presque irréel, où la culture mondiale a fait irruption dans une zone grise, oubliée par l’État mais structurée par ses propres règles. Michael Jackson, superstar au message universel, a trouvé un écho dans un territoire régi non par la loi, mais par un autre pouvoir : celui d’un anti-héros local, Marcinho VP.

Ce qui s’est joué là, ce n’est pas seulement un clip. C’est une leçon de géopolitique urbaine. Dans les marges des métropoles du Sud global, il faut souvent négocier avec ceux que l’on appelle « hors-la-loi » pour garantir la sécurité, la stabilité, voire la paix. Et quand la caméra de Spike Lee s’allume, c’est ce paradoxe qu’elle capte : un monde où les règles sont floues, où les rôles sont inversés.

La vraie question, au fond, est celle-ci : qui gouverne vraiment dans les marges ? Quand l’État abandonne, quand la police opprime, quand la justice ne descend plus jusqu’aux collines, d’autres prennent la relève. Et ce sont parfois ceux que la société désigne comme ennemis qui deviennent (de fait) les gestionnaires du quotidien.

Entre pop culture, politique et sous-commandement urbain, le clip de Michael Jackson restera comme un artefact de cette réalité hybride, où l’espoir côtoie l’illégalité, et où l’art met le doigt là où ça fait mal.

Références

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

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Depuis janvier 2025, les rebelles du M23 ont repris Goma et Bukavu avec l’appui direct de l’armée rwandaise. Un rapport confidentiel de l’ONU révèle l’ampleur de cette ingérence, ses motivations économiques, et l’impact dévastateur sur les civils. Plongée au cœur d’un conflit régional masqué par les diplomaties.

L’ONU dénonce un rôle clé du Rwanda dans l’offensive du M23

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Dans un rapport confidentiel consulté début juillet, les experts des Nations unies affirment que l’armée rwandaise a joué un rôle déterminant dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), aux côtés des rebelles du M23. Ce soutien militaire aurait été décisif lors des offensives menées en janvier et février derniers, qui ont conduit à la prise stratégique des villes de Goma et Bukavu.

Selon les enquêteurs onusiens, les Forces de défense rwandaises (FDR) ont fourni un appui structurant au M23 : commandement directmatériel de pointe (notamment des drones turcs Bayraktar TB2, des systèmes anti-aériens et des outils de guerre électronique), entraînement tactique et accès à des renseignements sensibles. Ce soutien, estiment-ils, a permis aux rebelles de lancer une offensive éclair contre une armée congolaise en grande difficulté.

L’ONU chiffre à environ 6 000 le nombre de soldats rwandais présents en RDC au plus fort de l’offensive. Leur déploiement, selon le rapport, visait à encercler et sécuriser la conquête de Goma et Bukavu, capitales économiques et administratives de l’est congolais.

Ces révélations interviennent quelques jours seulement après la signature d’un accord de paix à Washington entre Kinshasa et Kigali ; un accord dont la portée réelle reste sujette à caution, au vu de l’ampleur de l’implication militaire documentée.

Une supériorité militaire fulgurante sur le terrain

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

D’après les experts de l’ONU, l’appui rwandais a transformé le M23 en une force de frappe redoutablement efficace. En quelques semaines, les rebelles ont pris le contrôle de Goma, puis de Bukavu, avec une rapidité et une coordination qui dépassaient de loin leurs capacités traditionnelles. L’utilisation stratégique de drones d’observation et de combat, combinée à un appui logistique rwandais en première ligne, a paralysé la riposte de l’armée congolaise (FARDC).

Selon les sources du rapport, la tactique employée par le M23 reposait sur des frappes ciblées, une guerre électronique visant les communications des FARDC, et des opérations coordonnées impliquant du matériel militaire sophistiqué non disponible localement. Ce basculement technologique, attribué à l’appui de Kigali, a permis aux rebelles d’anticiper, de désorganiser et de submerger les positions congolaises, sans véritable résistance.

À cela s’ajoute la neutralisation tactique de la MONUSCO, la mission de maintien de la paix de l’ONU sur place, dont les bases ont été survolées et parfois contournées lors de l’offensive. Plusieurs drones, identifiés comme d’origine turque, ont été filmés lors des assauts, confirmant l’escalade technologique du conflit.

Ressources minières, ambition régionale : les vraies raisons de Kigali

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Derrière l’engagement militaire du Rwanda en territoire congolais, les experts de l’ONU identifient des motifs politiques et économiques clairs. Selon leur rapport, l’objectif de Kigali ne se limiterait pas à des préoccupations sécuritaires liées aux groupes armés hutus. Il viserait également à consolider un contrôle indirect sur les vastes ressources minières de l’Est congolais, notamment dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu.

Les documents collectés par les enquêteurs révèlent que le M23, sous protection rwandaise, a mis en place une administration parallèle dans les zones conquises. Cette structure gérerait la collecte de taxes, le contrôle des routes commerciales et l’extraction de minerais stratégiques comme le coltan, la cassitérite et l’or ; tous essentiels à l’industrie technologique mondiale.

Le rapport fait aussi état de circuits d’exportation opaques permettant le blanchiment de minerais congolais via le Rwanda. Kigali est ainsi accusé d’utiliser les zones tenues par le M23 comme zones tampons économiques, captant les richesses de la région tout en niant toute implication officielle.

Cette stratégie d’“influence invisible” s’inscrirait dans une volonté plus large du gouvernement rwandais de peser sur l’échiquier régional, en projetant puissance, stabilité apparente et maîtrise territoriale dans la région des Grands Lacs.

Une crise humanitaire à grande échelle

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Les conséquences de l’offensive M23–Rwanda sont catastrophiques pour les civils. D’après les dernières estimations des Nations unies, plus de 500 000 personnes ont été déplacées depuis janvier 2025, fuyant les combats autour de Goma, Bukavu et les zones rurales voisines. Camps de fortune, pénuries alimentaires, épidémies : la région fait face à une crise humanitaire majeure, dans un silence international assourdissant.

Le rapport évoque également de nombreux cas de violations des droits humains : pillages systématiques, exécutions sommaires, violences sexuelles massives, notamment dans les territoires passés sous contrôle du M23. Plusieurs hôpitaux et centres de soins ont été attaqués ou abandonnés, notamment dans les zones de Masisi et Rutshuru, aggravant la vulnérabilité des populations.

Les ONG présentes sur le terrain dénoncent une situation de non-assistance chronique, due à l’instabilité sécuritaire mais aussi à un certain laxisme diplomatique, les principales puissances semblant éviter une confrontation directe avec Kigali.

En parallèle, les tentatives de retour de certaines familles déplacées sont entravées par la militarisation croissante des zones conquises. L’installation d’administrations pro-M23 et les contrôles à l’entrée des villages visent à dissuader tout mouvement de population contraire aux intérêts du nouveau pouvoir de fait.

Réactions diplomatiques : entre déni, prudence et diplomatie parallèle

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo
Des rebelles du M23 montent la garde lors d’un meeting organisé au Stade de l’Unité, après la prise de la ville de Goma, République démocratique du Congo, le 6 février 2025/REUTERS/Arlette Bashizi/File Photo

Face aux révélations de l’ONU, Kigali maintient une ligne officielle de dénégation. Le gouvernement rwandais parle de “mesures défensives nécessaires” pour contrer la menace que représentent, selon lui, les FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), un groupe armé hutu historiquement lié au génocide de 1994. Aucune reconnaissance directe de l’implication militaire du Rwanda dans l’est de la RDC n’a été faite, malgré les preuves matérielles accumulées par l’ONU ; photos, vidéos de drones, intercepts radio et témoignages corroborés.

Du côté de Kinshasa, le ton est monté. Le président Félix Tshisekedi a dénoncé une “occupation déguisée”, accusant Paul Kagame de vouloir balkaniser la RDC sous couvert de lutte contre les FDLR. Plusieurs responsables congolais ont appelé à des sanctions internationales, tandis que la société civile et la diaspora congolaise organisent des mobilisations croissantes dans les capitales occidentales.

Sur le plan international, la situation crée un malaise. Si l’Union africaine et les États-Unis ont salué la signature, fin juin à Washington, d’un accord de paix entre Kinshasa et Kigali, l’efficacité réelle de cet accord reste sujette à caution. Le rapport de l’ONU révèle en effet que des troupes rwandaises étaient encore actives sur le sol congolais après la signature, en contradiction directe avec les engagements pris.

Dans les coulisses, plusieurs médiations sont en cours. Le Qatar mène des discussions indirectes avec le M23. L’Angola et le Kenya tentent de relancer les processus de Luanda et Nairobi. Mais sur le terrain, la réalité est claire : la paix diplomatique n’a pas encore atteint les collines de l’Est.

Une poudrière régionale en expansion

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo
Copyright 2010 Peter Greste

L’instabilité dans l’est de la RDC dépasse désormais les frontières congolaises. L’offensive éclair du M23, appuyée par le Rwanda, marque une nouvelle phase de la guerre des Grands Lacs, avec un risque réel de déstabilisation régionale. Les tensions entre Kinshasa et Kigali s’inscrivent dans une histoire de conflits transfrontaliers non résolus, aggravés par les enjeux miniers, les migrations forcées et les alliances fluctuantes.

Plusieurs pays voisins, dont l’Ouganda et le Burundi, observent avec inquiétude l’ascension militaire du M23. Des mouvements de troupes ont été signalés aux frontières, et des accrochages sporadiques font craindre un embrasement plus large. Dans ce contexte, les accords bilatéraux se multiplient en coulisses, redessinant un échiquier régional fragile.

La mission de l’ONU (MONUSCO), en voie de retrait, se trouve dans une impasse. Incapable d’empêcher l’avancée des rebelles, elle est de plus en plus perçue comme spectatrice d’un conflit asymétrique, voire complice par son inaction. Son départ annoncé risque d’ouvrir un vide sécuritaire dans lequel s’engouffreront milices, États et intérêts privés.

Face à cette dynamique, les analystes redoutent l’émergence d’un proto-État rebelle soutenu par une puissance étrangère ; une configuration qui rappelle d’autres zones de conflit où des gouvernements parallèles exploitent les ressources d’un territoire sous contrôle militaire.

La RDC, vaste, riche, mais politiquement fracturée, pourrait devenir le cœur d’une nouvelle guerre froide africaine, où se mêlent ambitions régionales, intérêts géoéconomiques et abandon diplomatique.

Sources