Le 10 mai, Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, rappelle l’importance de la mémoire et de la reconnaissance.
Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions
Une mémoire devenue loi

Au début des années 2000, la loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité relance un débat brûlant : où placer la frontière entre histoire scientifique et mémoire militante ?
Le 10 mai 2001, le Parlement adopte définitivement la loi portée par Christiane Taubira. L’ancien intitulé (« journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition ») devient, en 2006, la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.
Consacrée à la « réflexion civique sur le respect de la dignité humaine et la notion de crime contre l’humanité », cette journée vise toutes les mémoires : noires, antillaises, ultramarines, africaines. Un devoir de reconnaissance devenu outil de cohésion nationale.
Entre légitimité et controverses

Pourtant, depuis sa création, cette mémoire officielle suscite des critiques.
Certains redoutent qu’en érigeant la mémoire en obligation légale, l’État n’impose une lecture unique de l’histoire. En 2004, l’historien spécialiste de l’esclavage Olivier Grenouilleau publie Les Traites négrières : essai d’histoire globale. Il y défend l’idée que la traite transatlantique ne doit pas être isolée des autres formes d’esclavages. Lors d’une interview en 2005, il affirme :
« La traite musulmane n’a pas été menée au nom d’un racisme. »
Cette déclaration provoque un tollé. Accusé de relativiser la traite arabo-musulmane par rapport à la traite occidentale, Grenouilleau fait l’objet d’une plainte pour contestation de crime contre l’humanité ; plainte finalement classée sans suite.
La même année, dix-neuf historiens, dont Pierre Vidal-Naquet, lancent la pétition Liberté pour l’histoire, dénonçant ce qu’ils perçoivent comme une menace contre la liberté de la recherche historique. Sous la houlette de Pierre Nora, Liberté pour l’histoire devient un collectif luttant contre ce qu’ils appellent « la criminalisation du passé ».
Universalisme républicain ou négation des discriminations ?

En 2023, la revue Hérodote.net soutient que la loi Taubira « rate l’occasion de réunir les Français autour de leur histoire commune », réaffirmant la doctrine de l’universalisme républicain née de la Révolution française :
liberté, égalité, fraternité… mais sans distinctions identitaires.
Or, cette idéologie est de plus en plus critiquée. Pour le politologue Alain Policar, l’universalisme républicain contribue à l’« occultation de l’Histoire », en ignorant les discriminations héritées de la colonisation et de l’esclavage.
Dans Dialogue transatlantique (2021), Djamila Ribeiro et Nadia Yala Kisukidi interrogent la difficulté de valoriser les identités sans fragmenter la société. Pour Kisukidi, une mémoire nationale commune n’est possible qu’en intégrant les récits minoritaires.
Ribeiro va plus loin :
« C’est l’absence de reconnaissance qui divise, pas sa présence. »
Reconnaître pour avancer
En France, la cohésion sociale passe par l’acceptation assumée du multiculturalisme. Pour les descendants des populations asservies ou colonisées, l’histoire n’est pas un détail : c’est un fondement identitaire.
Demander aux Antilles, à la Guyane, à La Réunion ou aux diasporas africaines de « tourner la page » serait nier l’impact encore actuel de la traite, de l’esclavage et du colonialisme.
La loi Gayssot (1990) a posé un jalon en criminalisant le négationnisme, c’est-à-dire toute tentative de nier les crimes contre l’humanité. Cette loi protège la mémoire de la Shoah, mais son principe s’étend aux autres crimes historiques majeurs.
Amnesty International rappelle que les crimes contre l’humanité heurtent la conscience de l’humanité entière ; un cadre moral et juridique que l’ONU a consacré en 1948.
La mémoire comme acte politique
Pourtant, certains continuent de minimiser l’impact moral et historique de l’esclavage. En 2008, Pierre Nora publie une tribune dans Le Monde affirmant que :
« La notion de crime contre l’humanité ne saurait s’appliquer rétroactivement. »
Cette déclaration choque. Trente-et-une personnalités, dont Serge Klarsfeld et Claude Lanzmann, signent une lettre ouverte intitulée Ne mélangeons pas tout, rappelant l’importance de reconnaître pleinement la gravité de l’esclavage comme crime contre l’humanité.
En 2017, l’historien Pierre Serna publiera à son tour une tribune claire :
« L’esclavage était bien un crime contre l’humanité. »
25 ans de la loi Taubira : un nouveau cycle de mémoire

À l’approche du 25ᵉ anniversaire de la loi, la réflexion sur sa portée est relancée.
Dominique Taffin, directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, souligne que la loi a brisé un silence ancien :
« Elle a permis une reconnaissance officielle des souffrances des populations ultramarines et a eu un impact sur l’éducation, avec de nouveaux programmes scolaires, musées et mémoriaux. »
Parmi ces initiatives : le Mémorial ACTe en Guadeloupe, ou encore le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE).
Transmettre, encore et toujours
Le 10 mai demeure un appel : continuer à enseigner, à reconnaître, à transmettre.
Comme l’indique la plateforme publique Lumni :
« Il faut réconcilier nos divisions autour d’une mémoire commune. »
Mais cette mémoire ne saurait être authentique si certains citoyens, descendants des esclaves ou des colonisés, n’y trouvent pas leur juste place.
Samuel Légitimus, journaliste et metteur en scène, le formule ainsi :
« L’image de la France est prisonnière de son histoire. Il faut l’aider à évoluer. »
Les prochaines grandes étapes (notamment le mémorial prévu pour 2026 et la journée du 23 mai dédiée aux victimes de l’esclavage) marquent une dynamique nouvelle.
Car la mémoire ne saurait être figée : elle est un socle vivant, un levier pour penser l’avenir.