Premier Africain noir élu député en France, Blaise Diagne porta les espoirs d’une égalité républicaine au cœur de l’Empire colonial. Son parcours, entre conquête politique et ambiguïté historique, questionne encore aujourd’hui la mémoire française face à ses promesses inachevées.
Le paradoxe Blaise Diagne
Sur l’île de Gorée, balayée par les vents atlantiques, un jeune garçon gravissait en 1884 les marches d’une modeste école de missionnaires. Son nom à la naissance, Galaye M’Baye Diagne, serait bientôt effacé, remplacé par un prénom catholique : Blaise. En cet instant, dans l’insouciance de l’enfance, il ignorait encore que son destin s’écrirait loin des rivages africains.
Plus tard, vêtu de son uniforme d’élève modèle, il recevrait à Saint-Louis un prix d’excellence sous le regard approbateur de ses maîtres coloniaux. Une distinction apparemment anodine, mais qui, dans une Afrique en voie de colonisation brutale, valait comme un premier pas vers l’inimaginable : siéger, en homme noir, au cœur du pouvoir blanc.
Blaise Diagne, premier député africain noir à la Chambre des députés française, symbole d’une ascension que la République prétendait ouverte mais réservait encore à quelques rares élus.
Que reste-t-il aujourd’hui de ces trajectoires hybrides ? De ces hommes qui, croyant en l’universalisme français, furent souvent piégés par l’ambivalence de l’Empire ? Que disent-ils du rêve d’assimilation, de la conquête des droits, mais aussi du prix du silence et de la mémoire fracturée ?
À travers la figure complexe de Blaise Diagne, c’est toute une interrogation sur la loyauté, la reconnaissance et l’effacement qui surgit ; une question qui, un siècle plus tard, continue de résonner.
D’une île coloniale aux bancs de la République



Né le 13 octobre 1872 sur l’île de Gorée1, escale historique de la traite négrière puis laboratoire de l’assimilation française, Galaye M’Baye Diagne (futur Blaise Diagne) grandit entre deux mondes. Celui des traditions africaines, portées par ses parents lébou et manjaque, et celui, insistant, de l’école coloniale, des missionnaires, de l’éducation française comme unique horizon de réussite.
Très tôt, son adoption par la famille métisse Crespin de Saint-Louis l’arrache au destin commun des fils de pêcheurs. Rebaptisé « Blaise » par les Frères de Ploërmel2, il reçoit une instruction méthodique, imprégnée de morale républicaine autant que de préjugés coloniaux. Le jeune Blaise excelle : il apprend à lire, à écrire, à manier la rhétorique avec une aisance rare. Lors des distributions de prix, son nom résonne en écho aux slogans civilisateurs de l’époque.
Boursier du gouvernement français, il quitte le Sénégal pour poursuivre ses études à Aix-en-Provence. Là, loin des regards bienveillants de Gorée, il découvre une autre facette de la République : celle qui, tout en prônant l’égalité universelle, relègue encore les corps noirs à la marge, dans les salles de classe comme dans les rues.
Fragilisé par des problèmes de santé, Diagne interrompt ses études et revient en Afrique. Mais il ne rentre pas dans l’anonymat : en 1891, il réussit brillamment le concours de fonctionnaire des douanes, une voie royale pour les rares Africains pouvant prétendre à des postes d’autorité dans l’administration coloniale.
Son premier poste le mène au Dahomey, puis au Congo français, à La Réunion et enfin à Madagascar. Partout, il applique avec rigueur les lois d’un Empire dont il entend démontrer que l’égalité de principe n’est pas une chimère. À travers son parcours, Blaise Diagne incarne ce rêve de fusion entre la France et ses colonies : un rêve sincère, mais déjà semé d’ambiguïtés.
Car être un « modèle d’assimilé3 » lui offre des promotions, mais l’isole aussi de ceux qui, en Afrique, commencent à dénoncer la brutalité du système colonial. L’histoire est en marche, et Diagne, lui, s’avance, persuadé encore qu’à l’intérieur même des institutions, un homme noir peut conquérir respect et influence.
Le fonctionnaire devenu voix politique



En 1914, au moment où l’Europe s’embrase, Blaise Diagne franchit un seuil historique. En remportant l’élection législative du Sénégal, il devient le premier Africain noir élu député à la Chambre française. Ce n’est pas une simple victoire personnelle ; c’est un événement politique majeur. Jusqu’ici, seuls quelques métis ou notables assimilés avaient accédé à des responsabilités publiques sous la République. Avec Diagne, c’est un Africain « pur sang », comme disaient certains avec condescendance, qui entre au Palais Bourbon.
Surnommé « la voix de l’Afrique », Blaise Diagne impose sa stature dans une Assemblée souvent réticente à voir siéger un homme noir parmi ses membres. Dès ses premiers discours, il revendique pour les habitants des « Quatre Communes » (Dakar, Gorée, Saint-Louis et Rufisque) une citoyenneté pleine et entière. Plus question d’un statut d’exception, plus question d’être Français « par intermittence » selon les nécessités coloniales.
En 1916, grâce à son habileté politique, Diagne obtient un succès majeur : la loi conférant la citoyenneté française aux habitants des Quatre Communes sans qu’ils soient contraints d’abandonner leur statut personnel traditionnel. C’est un compromis subtil entre l’assimilation républicaine et la reconnaissance des spécificités africaines ; et une victoire éclatante dans un contexte profondément racialisé.
Dans les travées de l’Assemblée, Diagne n’est pas un simple orateur ; il est un stratège. S’alliant aux républicains-socialistes, puis aux indépendants, il navigue avec pragmatisme parmi les groupes politiques, tout en s’appuyant sur la franc-maçonnerie, réseau discret mais efficace qui lui ouvre certaines portes que sa couleur de peau aurait sinon fermées.
Pourtant, derrière les applaudissements officiels, la méfiance persiste. Ses adversaires l’accusent tantôt d’être trop loyal envers Paris, tantôt de fomenter en sous-main des revendications indigènes. Diagne évolue dans un équilibre périlleux : il doit sans cesse prouver qu’il est « suffisamment Français » pour siéger, mais aussi « suffisamment Africain » pour parler au nom des siens.
À chaque session parlementaire, à chaque allocution, Blaise Diagne avance sur une corde raide tendue entre reconnaissance et instrumentalisation. Son élection, son action, son image publique : tout, déjà, porte en germe les ambiguïtés qui entoureront plus tard sa mémoire.
Blaise Diagne et les troupes noires
Lorsque la Première Guerre mondiale s’enlise dans la boue et le sang des tranchées, la France impériale se tourne vers ses colonies. Le besoin de soldats est criant. En 1918, Georges Clemenceau nomme Blaise Diagne Haut Commissaire chargé du recrutement indigène ; un poste inédit qui lui confère un pouvoir considérable… mais aussi une lourde responsabilité.
Dans les villes et les villages d’Afrique-Occidentale française, Diagne entame une tournée sans précédent. Par ses discours vibrants, il promet la citoyenneté, la reconnaissance, l’honneur de participer pleinement à la défense de la « mère-patrie ». Il persuade, négocie, parfois supplie. Les jeunes hommes, séduits par l’idée d’une égalité promise ou poussés par la pression sociale, s’engagent en masse. Sous son impulsion, plus de 63 000 soldats sont levés en AOF4 et 14 000 en Afrique-Équatoriale française.
Mais cette réussite est ambiguë. Derrière les proclamations de dignité, la réalité du front est brutale. Les tirailleurs sénégalais sont souvent envoyés en première ligne, exposés aux pires conditions climatiques et aux assauts meurtriers, dans une indifférence parfois cynique des états-majors. Diagne lui-même, depuis la tribune parlementaire, dénonce en 1917 l’inhumanité avec laquelle les troupes noires sont utilisées : « c’est à un véritable massacre, sans utilité, hélas, qu’ils ont été voués », déclare-t-il avec une émotion retenue.
Le succès du recrutement n’efface donc pas l’ambiguïté morale de sa mission. En échange du sang versé, Diagne arrache aux autorités françaises une loi historique : la reconnaissance définitive de la citoyenneté française pour les originaires des Quatre Communes. Une victoire juridique, certes, mais obtenue au prix d’un pacte douloureux où la loyauté politique et le sacrifice militaire sont inextricablement liés.
Pour beaucoup, Blaise Diagne incarne ainsi la figure du médiateur, de celui qui ouvre des droits tout en assumant le poids des contradictions coloniales. Il restera durablement marqué par ce rôle complexe : célébré par certains comme un libérateur, critiqué par d’autres comme un agent du compromis avec l’ordre impérial.
Le crépuscule d’une fidélité blessée




À mesure que les années passent, l’éclat de Blaise Diagne commence à ternir. Si sa carrière politique semble solide (maire de Dakar, député réélu sans discontinuer), le monde autour de lui change. L’Afrique coloniale bruisse de nouvelles voix, plus radicales, plus impatientes. Une génération de militants, souvent marxistes ou nationalistes, dénonce désormais l’assimilation comme un piège, et l’attachement de Diagne à la République française comme une trahison.
Ses anciens partisans africains lui reprochent son refus de remettre en cause l’ordre colonial. Pour eux, obtenir des droits dans le cadre impérial ne suffit plus ; c’est l’édifice même de la domination qu’il faut abattre. Dans ce contexte bouillonnant, Blaise Diagne apparaît de plus en plus comme un homme du passé : fidèle à une République qui proclame l’égalité tout en l’entravant, loyal à un idéal que l’histoire est en train de fracturer.
Sur le plan personnel, Diagne n’est pas épargné non plus. Usé par les combats parlementaires, affaibli par la maladie (une tuberculose contractée dans les frimas parisiens), il continue pourtant d’assumer ses fonctions, fidèle à l’idée que l’intégration dans la République française est possible et souhaitable.
En 1931, il accède brièvement au poste de sous-secrétaire d’État aux Colonies dans les gouvernements Laval, une première pour un Africain. Mais ce titre, prestigieux en apparence, ne masque pas la réalité : ses marges d’action sont étroites, son influence réelle limitée. Diagne est un pion symbolique plus qu’un véritable acteur des décisions coloniales.
Le 11 mai 1934, Blaise Diagne s’éteint à Cambo-les-Bains5. Peu après, son corps est rapatrié à Dakar, où la population lui rend un hommage sincère. Pourtant, dans l’histoire officielle française, sa mémoire commence déjà à s’effacer, ensevelie sous les récits triomphalistes de l’Empire, incapable de célébrer sans gêne un pionnier noir qui avait voulu croire à la parole républicaine.
Ainsi s’achève la trajectoire d’un homme qui aura toute sa vie marché sur une ligne de crête : entre fidélité aux idéaux et désillusion face aux réalités du pouvoir.
Mémoire divisée d’un pionnier africain

Après sa mort, Blaise Diagne entre dans une étrange postérité, écartelée entre célébration locale et effacement national. Au Sénégal, son nom survit dans la mémoire collective : avenues, lycées, aéroport portent l’empreinte de celui qui fut le premier Africain à siéger dans la République française. Des bustes, érigés sur son île natale de Gorée, rappellent sa singularité et son ascension fulgurante.
Mais en France, sa mémoire est plus trouble, presque embarrassée. Dans les récits officiels de la Troisième République, il est souvent relégué au statut de curiosité historique : un « exemple réussi » de l’assimilation, rapidement éclipsé par les grandes figures métropolitaines. Rarement reconnu comme acteur politique de premier plan, il demeure aux marges d’une histoire nationale qui peine à intégrer ses enfants d’outre-mer dans son récit fondateur.
Parmi les historiens et les militants anticoloniaux du XXᵉ siècle, le jugement est également nuancé, parfois sévère. Diagne est vu par certains comme un agent fidèle du système colonial, ayant troqué l’égalité théorique contre un silence pratique sur les réalités de l’oppression. Pour d’autres, il incarne au contraire la complexité de l’époque : un homme qui a cru sincèrement dans les promesses républicaines et qui a, autant que possible, arraché des victoires pour ses compatriotes.
Son héritage, profondément ambivalent, reflète ainsi les tensions de son temps : entre espoir d’intégration et constat d’exclusion, entre promotion individuelle et immobilisme structurel.
À travers Blaise Diagne, c’est toute la difficulté d’évaluer les figures pionnières qui se révèle : comment juger ceux qui ont ouvert des brèches dans un monde fondamentalement hostile, mais au prix, parfois, de compromis impossibles à ignorer ?
Aujourd’hui, à l’heure où la France interroge de plus en plus son passé colonial, la figure de Blaise Diagne invite non à un jugement hâtif, mais à une réflexion plus ample sur les promesses trahies, les luttes silencieuses et les mémoires recomposées.
Sources
- Dominique Chathuant, L’émergence d’une élite politique noire dans la France du premier 20ᵉ siècle ?, Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n°101, Presses de Sciences Po, 2009.
- Iba Der Thiam, La révolution de 1914 au Sénégal : l’élection de Blaise Diagne, L’Harmattan Sénégal, 2014.
- Bruno Fuligni, Le retour de Blaise Diagne, Humanisme, Grand Orient de France, n°304, 2014.
- Chantal Antier-Renaud, Les soldats des colonies dans la Première Guerre mondiale, Éditions Ouest-France, 2008.
- Roger Little, Du nouveau sur le procès Blaise Diagne – René Maran, Cahiers d’études africaines, n°237, 2020.
Notes
- L’île de Gorée, située au large de Dakar (Sénégal), fut un important comptoir colonial et centre de la traite négrière entre le XVe et le XIXe siècle. À partir du XIXe siècle, elle devint un symbole de la présence française en Afrique de l’Ouest. ↩︎
- Les Frères de Ploërmel, ou Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel, sont un ordre religieux catholique fondé en 1824 en Bretagne, engagé dans l’éducation des jeunes garçons, notamment dans les colonies françaises où ils contribuèrent à l’expansion de l’enseignement occidental. ↩︎
- Dans le contexte colonial français, un « assimilé » désignait un indigène ayant adopté les normes juridiques, culturelles et politiques françaises, bénéficiant ainsi (théoriquement) de droits civiques comparables à ceux des citoyens métropolitains, sans toujours échapper aux discriminations raciales. ↩︎
- L’Afrique-Occidentale française (AOF) était une fédération de huit colonies françaises en Afrique subsaharienne, créée en 1895. Elle comprenait notamment le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Soudan français (Mali) et la Guinée, et fut dissoute en 1958 à la veille des indépendances africaines. ↩︎
- Cambo-les-Bains, petite commune thermale des Pyrénées-Atlantiques en France, était réputée au début du XXᵉ siècle pour ses établissements de soins contre les maladies respiratoires, notamment la tuberculose. ↩︎