Carlota Lucumí, la femme qui fit trembler l’ordre colonial

Carlota Lucumí, esclave d’origine yoruba, mena en 1843 l’une des plus puissantes révoltes anti-esclavagistes de Cuba. De Matanzas à Luanda, son héritage résonne comme un symbole de résistance afro. Découvrez l’histoire oubliée de cette héroïne noire, femme, rebelle et figure de mémoire transatlantique.

Carlota Lucumí : la mémoire insurgée d’une reine oubliée

Carlota Lucumí. Un nom, deux exils. L’un géographique, l’autre historique. Née en Afrique de l’Ouest, sans doute dans une région yoruba, Carlota fut arrachée à ses terres natales par la traite transatlantique pour être déportée à Cuba, dans l’enfer sucrier de Matanzas. De son prénom originel, il ne reste rien. De sa langue, de ses chants, de ses ancêtres, seule subsiste la marque ethnique que lui ont attribuée les colons : Lucumí. Une généralisation, un mot valise, pour désigner les captifs d’ascendance yoruba.

Carlota n’a laissé aucune lettre. Aucun portrait. Elle est de ces figures dont l’histoire officielle n’a voulu ni garder le regard, ni transmettre la voix. Et pourtant, elle a crié. Elle a dirigé. Elle a frappé. Et dans l’effacement même, elle est devenue lumière.

Carlota Lucumí : la mémoire insurgée d’une reine oubliée

Le 5 novembre 1843, le feu prend à la plantation de Triunvirato, au cœur de la province de Matanzas. Pas un feu de canne, mais un embrasement humain. Carlota, accompagnée de Ferminia Lucumí, se lève contre l’ordre colonial. Esclaves, tous et toutes. Enchaînés, mais déterminés. Armés de machettes, de haches, de flammes, les insurgés attaquent l’intendance, détruisent les symboles de leur asservissement. Carlota est à la tête.

Elle ne se contente pas de résister. Elle organise. Elle élargit. La révolte s’étend aux plantations voisines : Acaná, San Rafael… Cinq domaines en tout. Chaque nouveau foyer est un défi lancé à l’empire. Les maîtres blancs paniquent. Le pouvoir espagnol comprend que ce soulèvement n’est pas une explosion isolée, mais une coordination. Derrière cette stratégie, il y a l’intelligence d’une femme africaine.

Carlota aurait attaqué personnellement la fille de l’intendant. Non pas par vengeance, mais pour marquer la rupture, pour signifier que plus rien ne serait comme avant. Son geste se grave dans les mémoires orales. Le pouvoir patriarcal, colonial et esclavagiste vacille sous le choc de cette action féminine.

Carlota Lucumí : la mémoire insurgée d’une reine oubliée

L’insurrection s’étend, mais la répression est féroce. Ce moment terrible portera un nom : La Escalera. L’échelle. Celle sur laquelle on attache les esclaves pour les fouetter, les brûler, les mutiler. Le châtiment devient institution. En réponse aux soulèvements, l’État colonial lance une purge sans précédent.

Des milliers de personnes (esclaves, affranchis, métis libres) sont arrêtés, interrogés, torturés. Des centaines seront exécutés sans procès. Parmi les tués : Carlota. Elle meurt dans les premiers jours de la répression, sans procès ni sépulture. Mais son souvenir, lui, ne sera jamais complètement effacé.

La Escalera marque la fin d’un cycle de révoltes, mais aussi l’ouverture d’une nouvelle ère de surveillance. L’État espagnol comprend que les esclaves ne sont pas seulement des corps à exploiter, mais des esprits capables de s’organiser. Carlota, en mourant, devient une menace éternelle.

Carlota Lucumí : la mémoire insurgée d’une reine oubliée

Il y a des silences plus assourdissants que les cris. Celui qui entoure la vie de Carlota est de ceux-là. Peu de documents, et ceux qui existent, biaisés, écrits par des bourreaux, par des scribes de l’Empire. Les témoignages sur les rébellions viennent souvent de procès où les esclaves sont torturés, contraints à parler sous la menace.

L’historienne Aisha Finch souligne l’ambiguïté méthodologique : comment reconstruire une mémoire noire à partir d’archives blanches, coloniales, punitives ? Comment distinguer la vérité de la stratégie de survie ? Carlota apparaît entre les lignes, entre les omissions, entre les mots d’autres. Même dans les œuvres des historiens cubains comme José Luciano Franco ou Ricardo Vázquez, elle est reléguée à l’arrière-plan des chefs masculins.

Et pourtant, sans elle, rien n’aurait été déclenché.

Carlota Lucumí : la mémoire insurgée d’une reine oubliée

Un siècle plus tard, un autre Carlota surgit. Mais cette fois, ce n’est plus une femme : c’est une opération militaire. En 1975, Cuba intervient en Angola pour soutenir le MPLA contre les forces sud-africaines soutenues par l’Occident. Le nom de code de cette intervention ? Operación Carlota.

Fidel Castro, fin stratège de la mémoire, invoque l’esprit de l’esclave rebelle pour justifier une politique étrangère. Carlota devient l’icône d’un socialisme afrocubain transatlantique. L’Afrique est perçue comme la mère blessée, Cuba comme l’enfant affranchi qui revient défendre la matrice.

Dans ce récit révolutionnaire, Carlota n’est plus seulement la résistante de 1843. Elle est l’ancêtre spirituelle du soldat cubain de 1975. Une boucle se ferme. Une autre s’ouvre.

La mémoire de Carlota n’a pas été spontanée. Elle a été construite, instrumentalisée. À partir des années 1970, le pouvoir cubain mobilise son histoire esclavagiste pour asseoir sa légitimité révolutionnaire. Carlota devient la preuve que la Révolution de 1959 est le prolongement naturel de toutes les luttes noires d’avant.

Un mémorial lui est dédié en 1991 sur le site de Triunvirato. Intégré au programme La Route de l’Esclave de l’UNESCO, il sert à rappeler le rôle des esclaves dans la construction de Cuba. Mais cette mémoire officielle évacue souvent les contradictions : elle universalise Carlota, la rend presque abstraite, oublie qu’elle était femme, africaine, enracinée dans une culture, une cosmogonie, une langue.

Dans l’imaginaire occidental, la rébellion est une affaire d’hommes. Des muscles, des armes, de la rage. Carlota déconstruit ce stéréotype. Elle incarne une autre manière de faire l’histoire. Elle brise les codes de genre imposés à la résistance. Elle n’est ni muse, ni concubine, ni traîtresse ; figures typiques associées aux esclaves féminines dans les narrations coloniales. Elle est stratège, actrice, déclencheuse.

Cette position dérange. Elle explique peut-être pourquoi son nom n’a pas été immédiatement célébré. Trop femme pour être chef, trop africaine pour être cubaine, trop libre pour être récupérable sans la remodeler.

Carlota appartient à une constellation de femmes noires qui ont fait l’histoire sans entrer dans les manuels. Elle est sœur de Sanité Bélair en Haïti, de la reine Nanny en Jamaïque, de la Ndongo Nzinga en Angola. Toutes ont lutté contre l’ordre esclavagiste, toutes ont été marginalisées après leur mort.

Son héritage dépasse Cuba. Il nous oblige à repenser l’Atlantique noir non pas comme une mer de larmes, mais comme un espace de résistance. Là où les navires passaient, les idées circulaient. L’insurrection n’était pas locale, elle était diasporique.

Nommer Carlota aujourd’hui, c’est résister à l’oubli. C’est inscrire dans la langue ce que l’histoire a effacé. C’est faire un pas de côté, interroger nos archives, nos récits, nos hiérarchies. Carlota est une praxis. Un acte. Une invitation à raconter autrement.

Elle nous rappelle que l’histoire des peuples noirs ne commence pas avec la douleur, mais avec la dignité. Qu’il n’y a pas de petites résistances. Que même sans papier, sans statue, sans chant, une femme noire peut ébranler un empire.

Carlota Lucumí ne demande pas qu’on la célèbre. Elle exige qu’on la continue.

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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