Sorti le 2 avril 2025, Fanon de Jean-Claude Barny revient sur la vie du penseur révolutionnaire Frantz Fanon. Malgré son importance historique, le film fait face à un accès limité en salles françaises. Une situation symptomatique d’un cinéma noir encore sous-exposé.
Acte I — L’urgence d’un film
Il était temps. Alors que le nom de Frantz Fanon résonne dans les universités du monde entier, qu’il inspire les luttes de libération en Palestine, aux États-Unis ou en Afrique du Sud, la France n’avait encore jamais daigné lui consacrer un film. Il aura fallu attendre 2025 pour qu’un long-métrage vienne poser ses images sur la trajectoire fulgurante du psychiatre martiniquais devenu penseur révolutionnaire de la décolonisation.
Jean-Claude Barny, réalisateur de Neg Marron et artisan d’un cinéma de mémoire, signe avec Fanon une œuvre aussi nécessaire que courageuse. À l’écran, Alexandre Bouyer incarne un Frantz Fanon à la fois incandescent et méthodique, pris dans la tourmente des guerres coloniales et des violences mentales du racisme. Face à lui, Déborah François campe une Europe coloniale figée dans sa bonne conscience.
Plus qu’un biopic, Fanon est une déflagration. Une tentative rare et précieuse de raconter un homme dont la pensée continue d’éclairer les angles morts de nos sociétés postcoloniales.
Acte II — Un film en lutte
Le 2 avril 2025, Fanon sort dans les salles. Mais très vite, une ombre s’étend sur cette naissance cinématographique : le film ne serait projeté que dans environ 70 cinémas en France, alors que des centaines d’écrans se libèrent chaque semaine pour les blockbusters hollywoodiens. Plusieurs cinémas du réseau MK2 – selon diverses sources – n’ont pas programmé le film, malgré son importance historique.
Le chiffre est glaçant : un film sur l’un des penseurs les plus cités au monde, distribué dans une poignée de salles.
Cette quasi-invisibilisation interroge : la France, patrie autoproclamée des Lumières, est-elle prête à entendre le récit d’un homme qui a déconstruit ses mythes les plus ancrés ? Peut-elle accueillir dans ses salles un discours anticolonial qui met à nu ses contradictions profondes ?
Acte III — Fanon, une figure mondiale
Pourtant, dans le reste du monde, Frantz Fanon est célébré. Aux États-Unis, Angela Davis, Bell Hooks ou Cornel West l’ont abondamment cité. En Afrique, il est étudié comme un stratège de la guérilla psychologique, ayant accompagné la révolution algérienne. En Amérique latine, sa pensée irrigue les luttes des afrodescendants.
Fanon n’est pas qu’un intellectuel : il est un choc. Un révolté méthodique. Un penseur-poète, psychiatre de formation, qui a su théoriser la folie de la colonisation et les blessures psychiques qu’elle inflige, bien après les indépendances.
Sa pensée, née entre Fort-de-France, Blida et Tunis, continue de faire trembler les fondations du racisme systémique et du capitalisme néocolonial. Alors pourquoi ce silence en France ?
Acte IV — Un cinéma de l’invisible
Fanon n’est pas un cas isolé. Ces dernières années, plusieurs films majeurs sur l’histoire coloniale, l’esclavage ou la mémoire afrodescendante ont eu un mal fou à trouver des financements, des distributeurs ou des salles. Du film Case Départ au Gang des Antillais, en passant par Vazaha ou Le Gang des Bois du Temple, les récits noirs, lorsqu’ils ne se contentent pas du divertissement, restent relégués à des circuits marginaux.
Ce manque de diffusion est politique. Il traduit une peur diffuse : celle de laisser les minorités raconter l’histoire autrement. De faire émerger d’autres récits, d’autres héros, d’autres mémoires. Or, comme le dit l’historienne Françoise Vergès : « Ceux qui contrôlent le récit contrôlent l’Histoire ».
Acte V — La réception populaire
Malgré ce mur, le public répond présent. Fanon a cumulé plus de 9 500 entrées en seulement 3 jours, et ce avec une distribution réduite. En Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, les salles affichent complet. Des projections-débats s’improvisent. Des spectateurs bouleversés sortent des larmes plein les yeux. Le film touche une corde sensible : celle de l’identité, de la justice, de la dignité retrouvée.
À l’heure des réseaux sociaux, ce sont les spectateurs eux-mêmes qui assurent la promotion du film. Sur X, Instagram, TikTok, les extraits circulent, les citations de Fanon résonnent, les appels à aller voir le film se multiplient.
La machine populaire s’est mise en marche.
Acte VI — Réparer le cinéma
Jean-Claude Barny, dans ses déclarations, ne crie pas au boycott de manière formelle. Mais il constate une réalité : l’accès aux écrans est une guerre silencieuse. Une guerre que mènent tous les cinéastes afrodescendants, tous les réalisateurs des périphéries, tous les porteurs d’un cinéma différent.
Fanon aurait pu être un film soutenu par le CNC comme un devoir de mémoire. Il aurait pu faire l’objet d’une diffusion scolaire, de partenariats institutionnels, d’une programmation dans les grands réseaux. Il n’en est rien.
Mais c’est précisément cette absence qui rend le film encore plus puissant. Il est l’expression d’un refus d’être invisibilisé. D’un droit au récit. D’une insoumission cinématographique.
Acte VII — Faire du bruit
Alors que le film poursuit sa course, il revient à chacun de nous de prendre part à sa trajectoire. Aller le voir. En parler. Le recommander. Le défendre.
Car Fanon, ce n’est pas qu’un film. C’est un acte politique. Une réponse à l’histoire écrite sans nous. Une réplique à l’effacement. Une lumière dans un tunnel de silences.
Le cinéma peut être une arme. Jean-Claude Barny nous le rappelle avec élégance et radicalité. À nous, maintenant, d’en faire une onde de choc.
Fanon est bien plus qu’un biopic. Il est une réponse artistique à une question brûlante : qui a le droit de raconter l’Histoire ? En refusant de se plier aux codes, en brisant les tabous, le film s’impose comme une œuvre majeure de notre époque.
Dans une France où les mémoires s’entrechoquent, Fanon vient poser une vérité nue : il est temps d’écouter les voix qu’on a trop longtemps étouffées.
Avec One of Them Days, Lawrence Lamont signe une comédie sociale mordante portée par Keke Palmer et SZA. Entre buddy movie explosif et critique du capitalisme précaire, le film navigue entre rire et tension, capturant avec finesse les réalités afro-américaines modernes. Une course effrénée contre l’expulsion, des situations absurdes et un duo électrisant font de ce film un incontournable du cinéma noir contemporain.
L’histoire du cinéma afro-américain s’est souvent écrite entre drames poignants et fresques épiques. Mais à intervalles irréguliers, des comédies surviennent, portées par une énergie indocile, capturant l’essence des réalités noires américaines avec un sens aigu du burlesque et de la satire sociale. One of Them Days, réalisé par Lawrence Lamont, s’inscrit dans cette veine : un buddy movie féminin porté par Keke Palmer et SZA, oscillant entre péripéties absurdes et critique acerbe du capitalisme précaire. Produit par TriStar Pictures et Hoorae Media, le film a fait une entrée fracassante au box-office, engrangeant 39 millions de dollars en quelques semaines.
Une intrigue qui danse entre urgence et hilarité
Keke Palmer and SZA in Tri-Star Pictures ONE OF THEM DAYS (Photo by Anne Marie Fox)
Dreux (Keke Palmer) et Alyssa (SZA), colocataires et inséparables, mènent une existence modeste dans un immeuble décrépit. Le 1er du mois, leur impitoyable propriétaire leur réclame 1 500 dollars sous peine d’expulsion. À leur grande stupeur, l’argent a disparu. Rapidement, elles comprennent que Keshawn, le petit ami volage d’Alyssa, a dilapidé leur loyer dans une lubie entrepreneuriale douteuse. Commence alors une course contre la montre, entre trafic de sneakers, tentatives de don du sang hasardeuses et rencontres fortuites avec des gangsters.
Si l’histoire semble relever du vaudeville, elle est sous-tendue par une réalité amère : celle de la précarité économique et du désespoir ordinaire des classes populaires noires. One of Them Days est une descente vertigineuse dans un système où les Noirs américains doivent constamment improviser, esquiver et lutter pour survivre.
Une alchimie explosive entre Keke Palmer et SZA
Si l’histoire fonctionne, c’est avant tout grâce à la chimie électrisante entre ses deux actrices principales. Keke Palmer, actrice et chanteuse au charisme inaltérable, incarne une Dreux aussi futée que débrouillarde, un personnage qui rappelle les héroïnes de la Blaxploitation tout en y ajoutant une touche de modernité. À ses côtés, SZA surprend par son naturel comique. La chanteuse, habituée aux textes introspectifs et mélancoliques, apporte à Alyssa une exubérance et une naïveté touchantes qui enrichissent le tandem.
Mais le casting ne s’arrête pas là. Katt Williams brille dans le rôle de Lucky, une figure ambivalente oscillant entre menace et comédie absurde. Vanessa Bell Calloway et Maude Apatow complètent une distribution haute en couleurs, apportant des moments de légèreté et de tension parfaitement dosés.
Une satire du capitalisme afro-américain moderne
SZA and Keke Palmer in Tri-Star Pictures ONE OF THEM DAYS (Photo by Anne Marie Fox)
Derrière son apparente légèreté, One of Them Days dissèque avec acuité l’angoisse économique des jeunes Afro-Américains. Dreux et Alyssa incarnent ces millions de jeunes noirs contraints à des emplois sous-payés, piégés par des dettes qu’ils n’ont pas contractées, mais qui dictent leur quotidien. Le film expose la brutalité des réalités économiques qui s’abattent sur ces communautés : la difficulté d’accéder à un prêt bancaire, l’impossibilité de stabiliser sa vie sans crédit, l’exploitation des talents noirs par un système qui refuse de les valoriser correctement.
Dans une scène particulièrement frappante, Dreux et Alyssa tentent de vendre un tableau pour lever des fonds à la dernière minute. Leur seule échappatoire repose sur les réseaux sociaux, dans un monde où la viralité est devenue un levier de survie économique. Cette mise en abyme souligne une vérité douloureuse : les Afro-Américains doivent souvent monétiser leur créativité ou leur culture pour espérer s’en sortir.
Une bande-son aussi éclectique que le film lui-même
La musique joue un rôle central dans One of Them Days. Avec Chanda Dancy à la composition et un tracklist où se croisent hip-hop, R&B et afrobeats, le film épouse le rythme effréné de la journée chaotique des héroïnes. Des titres de SZA elle-même, en passant par des classiques de Missy Elliott et Kendrick Lamar, chaque morceau amplifie les émotions et accentue le comique des situations.
Une réception critique et publique enthousiaste
One of Them Days a été accueilli avec enthousiasme par la critique, affichant un 95 % sur Rotten Tomatoes et un score de 71 sur Metacritic. Le consensus critique salue la fraîcheur du duo Palmer-SZA, tout en louant la réalisation dynamique de Lawrence Lamont.
Le box-office a également suivi : avec un budget de 14 millions de dollars, le film a rapporté près de 40 millions, confirmant l’appétit du public pour des récits afro-américains à la fois authentiques et accessibles. Certains critiques, cependant, ont noté une conclusion un peu trop précipitée, là où le film aurait gagné à approfondir certaines de ses thématiques.
Un renouveau du buddy movie afro-américain ?
Keke Palmer and SZA in Tristar Pictures ONE OF THEM DAYS
Depuis Girls Trip (2017), le cinéma afro-américain féminin a eu peu d’occasions d’explorer la comédie sous l’angle du buddy movie. Avec One of Them Days, on retrouve cette dynamique jubilatoire qui mélange réalités sociales, humour corrosif et dialogues tranchants.
Ce film marque-t-il un tournant dans la représentation des femmes noires au cinéma ? En offrant aux personnages féminins une complexité et une épaisseur rares dans la comédie grand public, il ouvre en tout cas une porte à d’autres récits, où les héroïnes noires ne sont ni des archétypes, ni des faire-valoir.
En attendant, One of Them Days s’impose déjà comme un incontournable de l’année 2025, une œuvre qui divertit autant qu’elle éclaire, et qui prouve que le rire peut être une arme redoutable face aux injustices du quotidien.
Du Mississipi à la Namibie, de l’Australie au Kenya, retour sur sept camps de concentration où l’histoire a tenté d’effacer les Noirs. Une mémoire à reconstruire.
Les camps de concentration n’ont pas été l’apanage du Troisième Reich. Avant Auschwitz, pendant et bien après, des millions de personnes noires ont été enfermées, affamées, brutalisées dans des camps érigés au nom du progrès, de l’ordre ou de la civilisation. Pourtant, cette vérité demeure absente des livres scolaires, reléguée aux marges de l’historiographie mondiale.
À la manière d’un reportage de fond, croisant géopolitique et mémoire, voici 7 exemples honteux de camps de concentration conçus pour des Noirs, dans les hémisphères Nord et Sud. Sept lieux de souffrance, de stratégie raciale, de silence.
1. Le “Devil’s Punchbowl” de Natchez (États-Unis, 1863-1865) : la liberté enchaînée
Les baraquements à l’intérieur d’un fort à Natchez, vers 1864. Les baraquements, ou camps de réfugiés, ont été construits avec des matériaux réutilisés provenant d’anciens marchés d’esclaves, dans des tons de bois différents. (Fondation historique des Natchez)
Le nom pourrait prêter à sourire s’il ne désignait pas l’un des premiers camps de concentration américains à l’ère post-esclavagiste. À Natchez, Mississippi, dans une cuvette naturelle surnommée Devil’s Punchbowl, l’armée de l’Union, pourtant libératrice des esclaves du Sud, a parqué plus de 20 000 Afro-Américains fraîchement affranchis dans des conditions abominables. Sans accès à l’eau potable, sans nourriture suffisante, ces hommes, femmes et enfants, considérés comme « surplus humanitaire », sont morts par milliers. Les sources évoquent une volonté implicite de “régulation naturelle” par famine et maladie. L’émancipation n’a pas toujours rimé avec humanité.
2. Les camps aborigènes d’Australie (1909-1970) : extermination légale
L’Australie blanche a fondé son identité en niant l’existence aborigène. Avec l’Aborigines Protection Act de 1909, le pays instaure une série de camps de détention et de travail forcé, souvent dissimulés sous des institutions dites « éducatives ». On y place les enfants arrachés à leurs familles — ce qu’on appellera plus tard la Stolen Generation — mais aussi les adultes jugés « inaptes » à la civilisation. Derrière les barbelés, c’est une politique d’effacement ethnique qui s’opère, par stérilisation, exploitation et isolement. Des générations entières ont grandi dans l’oubli, parfois jusqu’à la fin du XXe siècle.
3. Les camps noirs de la guerre des Boers (Afrique du Sud, 1899-1902) : les oubliés de l’histoire britannique
On connaît les camps britanniques pour les Boers. On oublie ceux, encore plus nombreux, établis pour les Africains noirs. Pendant la guerre anglo-boer, l’Empire britannique installe des « refugee camps« destinés aux travailleurs noirs déplacés par la politique de la terre brûlée. Officiellement « protégés », ils sont en réalité contraints au travail forcé, dans des conditions proches de l’esclavage. Pas de soins. Peu de nourriture. Et aucun statut. Ils creusent des tranchées, nourrissent les troupes, nettoient les armes de ceux qui méprisent leur humanité. Environ 115 000 Africains furent internés, plus de 14 000 y périrent.
4. Shark Island, Namibie (1904-1908) : prototype du génocide industriel
Avant Auschwitz, il y a eu Shark Island. Situé au large de Lüderitz, en Namibie, ce camp allemand a servi de terrain d’expérimentation à ce que le XXe siècle appellera plus tard le génocide. Après la rébellion des Hereros et des Namas contre l’occupation allemande, le Kaiser envoie ses troupes pour les réduire à néant. Résultat : plus de 100 000 morts, déportés, battus, affamés, soumis à des expérimentations médicales. Les crânes des victimes seront envoyés à Berlin pour justifier des thèses raciales. L’histoire coloniale allemande ne commence pas en Europe : elle commence en Afrique.
5. Tarrafal, Cap-Vert (1936-1974) : le goulag tropical du Portugal
Derrière la façade ensoleillée du Cap-Vert, le camp de Tarrafal fut l’un des outils les plus brutaux du colonialisme portugais. D’abord utilisé contre les opposants au régime salazariste, il devient dans les années 1960 une prison pour les indépendantistes africains. Angolais, Bissau-Guinéens, Capverdiens : tous y subirent tortures, travaux forcés, expérimentations inspirées des nazis, dans un isolement quasi-total. On l’appelait le « camp de la mort lente ». L’objectif n’était pas seulement de punir, mais d’annihiler symboliquement ceux qui rêvaient d’une Afrique libre.
6. Les camps Mau Mau au Kenya (1952-1960) : rébellion et répression
Au Kenya, l’insurrection Mau Mau a cristallisé le combat pour l’indépendance. La réponse britannique fut d’une violence extrême : plus de 1,5 million de Kenyans furent internés dans un réseau de camps de détention. Bâillonnés, battus, soumis à des humiliations systématiques, des milliers de prisonniers sont morts dans l’indifférence générale. Le plus tristement célèbre reste Hola, où 11 prisonniers furent massacrés à coups de matraque pour avoir refusé de travailler. Ce n’est qu’en 2013 que le Royaume-Uni a timidement reconnu sa responsabilité, après une longue bataille judiciaire.
7. Les Noirs dans l’Holocauste nazi (1933-1945) : les invisibles de l’extermination
On parle peu des Noirs dans l’Allemagne nazie, pourtant leur sort fut tragiquement aligné sur celui des autres « sous-hommes » selon l’idéologie hitlérienne. De nombreux Afro-Allemands furent stérilisés de force, exclus des écoles, interdits d’emploi, et pour beaucoup envoyés en camps de concentration. Le cas des enfants issus de soldats africains et de mères allemandes — les « enfants de la honte » — est particulièrement parlant : ils furent enlevés à leurs familles, internés, ou utilisés pour des expérimentations. L’Holocauste noir est une réalité historique encore méconnue.
Pourquoi faut-il en parler ?
Dans chacun de ces exemples, la création d’un camp pour les Noirs n’est pas un accident de l’histoire. C’est une décision politique. Un outil de contrôle racial. Une architecture du mépris. Parler de ces camps, c’est refuser l’amnésie planifiée. C’est remettre au centre ceux que l’histoire officielle a exilés dans les marges.
Le souvenir de ces camps ne doit pas être un exercice de culpabilité, mais un appel à la vigilance. Aujourd’hui encore, les populations noires sont surreprésentées dans les prisons, les zones de conflit, les camps de réfugiés. Ce continuum colonial, parfois invisible, exige des réparations morales et politiques. Connaître l’histoire, c’est aussi refuser sa répétition.
Écrire contre l’effacement
Claude Ribbe écrivait que « l’histoire des Noirs est une contre-histoire ». Celle qu’on ne raconte pas. Celle qui dérange. Celle qui bouscule les certitudes. Ces sept exemples honteux ne sont pas anecdotiques : ils sont systémiques. Ils dessinent une cartographie de l’oppression moderne. Mais ils appellent aussi à une cartographie de la mémoire. Une mémoire qui ne demande pas à être reconnue — elle exige d’être transmise.
Le 4 avril 1960, le Sénégal devenait indépendant. Retour sur les espoirs brisés de la Fédération du Mali, entre panafricanisme contrarié et souveraineté fragmentée.
Il est des dates qui ne s’effacent pas. Le 4 avril 1960 fait partie de ces jalons inscrits à l’encre chaude dans les veines du continent africain. Ce jour-là, le Sénégal accède à l’indépendance. Mais cette souveraineté tant attendue, tant rêvée, se fait dans la douleur, et surtout, dans la déchirure. Car avant d’être un État-nation tel que nous le connaissons, le Sénégal fut un pilier d’un projet bien plus vaste, plus ambitieux : la Fédération du Mali.
Cette tentative inachevée d’unir les peuples de l’ex-Afrique occidentale française aurait pu redessiner les contours du continent. Elle aurait pu, si l’on avait su entendre l’espoir des peuples plutôt que les calculs de chancellerie. À l’heure où le continent cherche encore les clés d’une intégration forte, ce passé méconnu mérite qu’on l’exhume avec rigueur et souffle. Voici l’histoire, mêlée d’idéalisme et de fractures, de ce court moment où le Sénégal et le Mali furent unis dans un même battement de souveraineté.
De l’empire au désordre colonial
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France se réinvente, contrainte par les pressions de l’histoire. Elle propose à ses colonies une Union française en 1946, une communauté plus théorique que réelle. Mais en Afrique, la contestation s’organise. Le vent de la liberté souffle de Conakry à Dakar, de Bamako à Ouagadougou.
Ce qui s’éveille dans l’âme africaine, c’est un besoin de parole. Non plus une parole dictée, mais une parole fondatrice. Cette parole, c’est celle de dirigeants comme Léopold Sédar Senghor, poète négritudinien formé à la rigueur de la langue française, et Modibo Keïta, instituteur soudanais, inflexible dans ses convictions panafricanistes. Ensemble, ils pensent l’avenir en grand : une Afrique libre, mais surtout solidaire.
La Fédération du Mali : une utopie négociée
Le 4 avril 1959, une date étrangement prémonitoire, marque la naissance de la Fédération du Mali. Elle réunit le Sénégal et le Soudan français (le futur Mali), avec l’espoir de constituer un noyau dur autour duquel pourraient graviter d’autres pays désireux d’une Afrique unie.
Les fondateurs de cette fédération veulent créer un contre-modèle au morcellement colonial. Dans l’esprit de Keïta et de Senghor, il s’agit de dépasser les clivages ethniques, les régionalismes imposés, pour créer une communauté politique panafricaine. Une nation d’idée, plus que de territoire.
Dans cette Fédération encore à peine éclose, deux visions s’affrontent. Modibo Keïta défend un État centralisé, socialiste, où Bamako jouerait un rôle directeur. Il conçoit la fédération comme une fusion organique, rapide, résolue.
Senghor, quant à lui, voit dans la fédération une association libre, souple, fondée sur le dialogue entre entités. Il redoute la captation du pouvoir par le Soudan, méfiant à l’égard d’une ligne politique trop autoritaire.
Ces divergences ne sont pas simplement théoriques : elles engendrent des crispations. L’administration est bicéphale, les finances floues, les compétences mal définies. L’horizon se brouille. Les idéaux s’entrechoquent à mesure que l’échéance de la souveraineté approche.
Juin 1960 : l’indépendance, et la chute
Le 20 juin 1960, la Fédération du Mali devient indépendante. Un moment historique. Le Soudan et le Sénégal deviennent ensemble les premiers États africains à accéder à la souveraineté en tant qu’entité fédérée. C’est une victoire, mais à la pyrrhus.
En coulisses, la méfiance grandit. Lorsque Modibo Keïta tente de limoger Mamadou Dia, le vice-président du gouvernement fédéral et figure montante du Sénégal, Dakar prend cela pour un coup de force. Le conflit devient ouvert.
Le 20 août 1960, l’Assemblée nationale du Sénégal vote son retrait de la Fédération. Senghor proclame l’indépendance. Les ministres soudanais sont expulsés de Dakar. Le rêve commun vole en éclats.
Deux jours plus tard, le Soudan français, seul, prend le nom de République du Mali.
De la rupture à la solitude
La chute de la Fédération du Mali n’est pas seulement l’échec d’un projet politique. C’est la fin d’une vision collective, d’une utopie continentale. Chacun retourne à ses frontières, à ses intérêts, à sa diplomatie propre. L’Afrique de l’Ouest, que les colons avaient divisée en compartiments administratifs, reste découpée selon les lignes décrétées à Berlin en 1885.
Le Sénégal, fort de son expérience politique, s’engage dans une construction républicaine stable. Senghor impose une méthode : modernité, dialogue avec la France, ouverture culturelle. Modibo Keïta, lui, radicalise sa position au Mali, nationalise, centralise, jusqu’à sa chute en 1968 par un coup d’État militaire.
Un rêve encore vivant ?
Aujourd’hui, alors que le Sénégal commémore les 65 ans de son indépendance, le souvenir de la Fédération du Mali n’est pas qu’un échec. Il est un témoignage. Celui d’une volonté d’autres possibles.
Les enjeux d’intégration régionale, de coopération continentale, de souveraineté partagée sont plus que jamais d’actualité. L’Afrique ne pourra émerger que si elle sait écouter cette mémoire. Une mémoire de solidarité, de convergence, de projets communs.
Le 4 avril n’est pas seulement un point de départ. C’est un rappel. Celui que l’indépendance ne suffit pas : encore faut-il savoir en faire un levier pour l’avenir commun.
En définitive, le Sénégal est né deux fois ce jour-là : comme État, et comme éclat d’un continent en quête d’unité.
Zion, le premier long-métrage coup-de-poing de Nelson Foix, propulse la Guadeloupe au cœur du cinéma d’auteur. Thriller social haletant et ode mystique aux Antilles, ce film 100 % créole interroge la paternité, la jeunesse désœuvrée, les injustices coloniales et la quête d’un avenir possible dans un monde en crise. Un chef-d’œuvre engagé et poétique, entre rage et tendresse, qui marque la naissance d’un auteur majeur du cinéma ultramarin.
Combinant film d’action et d’auteur, Zion est un thriller qui nous entraîne dans les rues brûlantes de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Premier long-métrage du Guadeloupéen Nelson Foix, tourné quasi intégralement en créole avec un casting local 100% antillais, Zion dresse le portrait d’une jeunesse en quête de repères dans une île en crise. Entre le poids des réalités sociales (eau courante rationnée, violences policières, chômage endémique) et une quête intime de rédemption par la paternité, le film brasse un récit universel ancré dans un terreau ultramarin authentique.
Nelson Foix y déploie un style unique, mêlant naturalisme urbain et envolées poétiques d’une Guadeloupe loin des cartes postales, peuplée de symboles forts – l’iguane impassible, le carnaval onirique – qui transcendent le réalisme. Un premier film coup de poing, à la fois film de genre et film d’auteur, qui fait rayonner la créativité antillaise sur la scène francophone et panafricaine.
Un film 100 % antillais qui célèbre la Guadeloupe authentique
Dès les premières minutes, Zion plonge le spectateur au cœur de la Guadeloupe réelle, loin des clichés balnéaires. Le film s’ouvre dans la moiteur nocturne, bercé par le chant familier des grillons, un son évocateur pour tous les Antillais. La langue créole crépite à l’écran avec naturel, puisque la plupart des dialogues sont en créole local. « Je ne peux pas raconter la Guadeloupe sans parler en créole » affirme Nelson Foix, qui a tenu bon sur ce choix malgré les réticences initiales des financeurs. Pour le cinéaste, tourner en français un braquage de rue à Pointe-à-Pitre n’aurait pas eu de sens :
« Un mec de la rue qui braque en français, ça n’existe pas. […] C’était un choix logique et d’authenticité ».
Ce réalisme linguistique imprègne le film d’une force d’évocation unique, donnant à entendre la musicalité du créole guadeloupéen dans toute sa verve.
En outre, le tournage a eu lieu intégralement sur place en Guadeloupe, dans les quartiers mêmes où Foix a grandi. Le casting est composé exclusivement d’acteurs antillais non-professionnels, recrutés via un casting sauvage. Le jeune Sloan Descombes, qui incarne Chris, a d’ailleurs été découvert par hasard lors des auditions : il accompagnait sa compagne et s’est révélé en lisant une réplique, impressionnant immédiatement le réalisateur par son naturel.
De même, Zebrist, qui prête ses traits au caïd Odell (alias “Ti Dog”), sortait de prison et a saisi dans Zion une chance de reconversion : « Il a un visage qui raconte la rue, mais empreint d’humanité »confie Foix. Ce choix de la fraîcheur brute apporte une authenticité saisissante au jeu d’acteur. On y croit d’autant plus que ces visages n’ont pas été vus ailleurs : Pointe-à-Pitre joue son propre rôle, sans filtre.
Nelson Foix voulait un film “100% guadeloupéen” – c’est ainsi que la presse locale l’a salué – et il peut être fier d’y être parvenu. « Nous avons réussi à décrocher un budget malgré que je sois inconnu, avec un casting exclusivement antillais, sans tête d’affiche, et un film majoritairement tourné en créole » souligne-t-il. C’est une petite révolution dans le cinéma français qu’un tel projet ait pu voir le jour, prouvant que l’authenticité locale peut rimer avec ambition internationale.
Foix insuffle dans Zion un véritable amour de la Guadeloupe, visible à l’écran par mille détails : un plan sur la statue du maître de gwo-ka Marcel Lollia dit “Vélo” (icône de la musique guadeloupéenne) dans les rues de Pointe-à-Pitre, le son d’une radio diffusant les actualités du pays en fond sonore, ou encore des bribes de conversations en créole truculent.
« J’aime la cité, j’aime Pointe-à-Pitre et c’est pourquoi j’ai tourné Ti Moun Awet Zion quasiment à 200 mètres de chez moi » confie le réalisateur. Le film est ainsi une déclaration d’amour à une Guadeloupe bien réelle, celle qu’il voit depuis sa porte : « je voyais une vieille barre HLM patinée par l’humidité… et au-delà, un gigantesque navire de croisière. Ce décalage m’a profondément marqué » se souvient Foix.
Zion capte ce contraste entre la vie des Guadeloupéens et l’imagerie touristique : à l’arrière-plan d’une scène de détresse de Chris, on aperçoit au loin un paquebot de croisière pour les vacanciers, symbole d’un « ailleurs » indifférent. En filmant « une Guadeloupe bien différente de l’image paradisiaque souvent véhiculée », Nelson Foix offre un regard intérieur sincère, loin de tout exotisme de carte postale.
« Zion, c’est une histoire antillaise racontée par un Antillais. Il faut qu’on raconte nos propres histoires et qu’on arrête de laisser les autres les raconter à notre place ».
Cette profession de foi de Nelson Foix résume l’ambition quasi militante du film.« Je suis fatigué de voir des histoires de Noirs en galère faites par des Blancs. Il n’y a pas de misérabilisme dans Zion. Je montre une réalité pas facile, c’est vrai. Mais en même temps, il y a de l’espoir, mes personnages sont beaux, et je les filme avec amour » souligne-t-il. Son regard d’insider change tout :
« Quand je filme la Guadeloupe, je me filme. La Guadeloupe, c’est moi… Il n’y a pas de voyeurisme dans ce que je fais ».
Cette vision imprègne Zion d’une dignité et d’une chaleur humaine palpables malgré la dureté du propos.
Jeunesse désœuvrée et colère sociale : miroir d’une Guadeloupe en crise
Au-delà de son ancrage culturel, Zion livre une radiographie sociale sans fard de la Guadeloupe contemporaine. Chris, le protagoniste de 26 ans, incarne une partie de la jeunesse antillaise « désœuvrée » et en échec social. Il survit de petits trafics de drogue dans les ruelles sombres de Pointe-à-Pitre. Ce quotidien de débrouille et de marginalité, Foix le connaît et le dépeint sans caricature. Le film n’élude aucun des problèmes qui minent l’archipel : chômage de masse, habitat indigne, pénurie d’eau potable, violence endémique.
« Les gens ont du mal à se rendre compte de la misère qu’il y a en Guadeloupe. La misère là-bas n’est pas celle qu’on trouve en France, même dans des quartiers difficiles. Elle est beaucoup plus dure » insiste le réalisateur. Il rappelle que sur cette île pourtant française, « il y a des mecs dans des bidonvilles qui n’ont même pas d’eau courante ». En toile de fond de Zion, on perçoit ainsi la crise de l’eau qui indigne les Guadeloupéens – ces HLM où l’eau ne coule pas, alors que la mer scintille à quelques mètres, aberration qui symbolise l’abandon de la population.
Le film s’inscrit dans un contexte de tension sociale où la colère gronde. À travers quelques dialogues radio et bruits de rue, Foix évoque les manifestations contre la vie chère, la défiance envers l’État central et les affrontements avec les forces de l’ordre. La Guadeloupe, toujours administrée par la métropole, y est montrée comme « une île partagée entre la guerre des gangs […] et la lutte sociale pour le pouvoir d’achat et la dignité, face aux forces de l’ordre de la métropole colonisatrice ».
Dans Zion, la police n’est pas omniprésente à l’écran, mais son ombre pèse sur l’intrigue : les personnages évoluent avec la conscience diffuse d’une autorité perçue comme lointaine et brutale. Cette tension latente fait écho aux épisodes bien réels de violences policières qui ont marqué l’histoire antillaise (de Mai 1967 à Pointe-à-Pitre aux émeutes plus récentes).
Chris et sa bande vivent dans une forme de désillusion politique, convaincus que la République les a laissés pour compte. Ce constat, Foix le partage : « Je ne peux pas parler de la Guadeloupe sans parler des problèmes qu’il y a » explique-t-il, se définissant comme« très engagé » sur les enjeux sociétaux. S’il se refuse à tout discours partisan, il admet volontiers pencher à gauche et avoir voulu infuser son film de ces réalités, mais« en filigrane » plutôt que de façon frontale.
Zion n’est donc jamais un pamphlet : le commentaire social est présent en arrière-plan, avec subtilité, comme un décor vivant contre lequel se détache le drame personnel de Chris.
Le quartier de Washington, à Pointe-à-Pitre, où évolue Chris, devient le microcosme de ces enjeux. Immeubles délabrés, squats insalubres, petits boulots introuvables : Foix montre ce quotidien sans misère appuyée, mais avec réalisme. Dans une scène marquante, Chris discute avec un jeune squatteur de 20 ans qui dort dans une tour murée : chaque matin, ce dernier repart de zéro pour chercher 20 euros et survivre la journée. Ce genre de destin, tragiquement ordinaire aux Antilles, installe le sentiment d’urgence sociale qui imprègne le film.
« Zion, c’est l’odyssée moderne de la galère d’un homme pour devenir lui-même, dans une société oppressante » analyse un critique. Oppressante, la société guadeloupéenne l’est autant par le poids du chômage que par l’héritage colonial encore palpable. En arrière-plan, Foix glisse ainsi des symboles de résistance et de fierté noire : on aperçoit par exemple un portrait de Nelson Mandela accroché chez un personnage, rappel que la lutte pour la dignité est mondiale et historique.
Malgré ce contexte sombre, Zion n’est jamais fataliste. Foix refuse de réduire ses personnages à la misère. « Ce ne sont pas que des jeunes qui s’en foutent de tout », affirme-t-il ; « ils se révèlent par leurs enfants ». Cette phrase annonce le cœur d’espoir du film : l’irruption de la paternité va rebattre les cartes du destin de Chris, offrant une possible échappatoire au déterminisme social.
Paternité et rédemption : le choix d’un destin
La trajectoire de Chris bascule lorsque survient l’imprévu le plus déroutant qui soit : un matin, sur le pas de sa porte, il découvre un bébé abandonné dans un sac cabas, avec l’inscription “Timoun a’w” (qui signifie “Ton enfant” en créole). Zion part de cette prémisse insolite – presque un conte moderne – pour explorer la métamorphose intime d’un jeune homme face à la responsabilité soudaine d’être père. « Un bébé dans un cabas… plus l’idée tourne, plus elle semble farfelue. Et pourtant c’est l’un des points de départ de Zion » rappelle un critique.
Nelson Foix avait déjà utilisé ce concept dans son court-métrage Ti Moun Aw (littéralement “Ton gamin”), comme un laboratoire narratif de ce qui deviendrait Zion. L’idée d’un enfant providentiel tombé du ciel est un ressort classique – on pense à Moïse recueilli dans son couffin sur le Nil ou, au cinéma, au bébé de Mon nom est Tsotsi dans les townships sud-africains. Foix revendique d’ailleurs, inconsciemment, l’influence de Tsotsi (2005) dont il avait adoré le propos ado, même s’il assure avoir écrit son film sans y penser sur le moment.
Dans Zion, l’arrivée de ce nourrisson anonyme est le catalyseur d’un dilemme moral et existentiel pour Chris. Juste avant, celui-ci venait d’accepter la mission que lui a confiée Odell, le chef de gang local : transporter discrètement un colis louche en échange d’une grosse somme et d’un rutilant scooter T-Max. En d’autres termes, plonger plus profond dans le crime pour “réussir”. Or, voilà qu’au même moment, le destin lui dépose un bébé dans les bras. Que faire ? Abandonner l’innocent ? Le confier aux services sociaux et poursuivre le deal dangereux ? Ou renoncer à la combine pour s’occuper de l’enfant ? Zion se mue alors en une course haletante où Chris tente de tout concilier, avec l’espoir insensé de s’en sortir indemne.
« Tout part de la faute de Chris, comme dans After Hours de Scorsese. Difficile de s’en extraire, autant pour le personnage que pour le spectateur »analyse un article. En effet, dès que Chris essaie de corriger le tir, d’autres ennuis s’enchaînent : le scénario prend des allures de descente aux enfers, chaque choix précipitant de nouvelles conséquences imprévues, dans une tension de thriller quasi permanente. Le spectateur retient son souffle en même temps que Chris, s’attachant de plus en plus à ce bandit malgré lui qui trimballe un bébé en pleurs à travers poursuites et règlements de compte. Le contraste entre la fragilité de l’enfant et la violence du milieu crée une dynamique poignante tout du long du film.
Au cœur de cette cavale chaotique, Zion tisse une réflexion profonde sur la paternité et la possibilité de rédemption. Chris, qui au départ se montre immature et inconséquent, va peu à peu s’adoucir au contact du bébé. Des scènes le montrent maladroitement en train de préparer un biberon ou de calmer les pleurs, découvrant un sentiment inédit : celui de prendre soin d’un autre être que lui. Parallèlement, le film aborde la relation de Chris avec son propre père, Joe. Ce dernier, joué avec justesse par Philippe Calodat, apparaît comme une figure paternelle éprouvée par la vie, peut-être anciennement marginal lui aussi, et qui voit d’un mauvais œil les fréquentations louches de son fils.
Le face-à-face entre Chris et son père offre de beaux moments de transmission : dans une séquence intimiste, Joe raconte à Chris ses propres erreurs de jeunesse, suggérant qu’il n’est jamais trop tard pour changer de voie. Le thème de la transmission intergénérationnelle affleure ici : quels repères un père peut-il (ou non) léguer à son fils dans un contexte de débrouille ? Comment rompre le cycle de la marginalité ?
Dans une scène onirique mémorable, Chris, épuisé, s’endort quelques instants aux abords d’un terrain vague avec le bébé dans les bras. Il rêve alors qu’il marche dans les rues lors d’un défilé de carnaval endiablé. Autour de lui tourbillonnent les danseurs en costumes multicolores et les masques traditionnels. Les percussions du gwo-karésonnent intensément, comme un battement de cœur collectif.
Soudain, un iguane majestueux traverse lentement la foule et fixe Chris de son regard antique, impassible. Au réveil en sursaut, Chris aperçoit un véritable iguane perché sur un muret, qui le regarde avant de disparaître. Cette intrusion du rêve dans la réalité illustre le propos du film : en Guadeloupe, la frontière est mince entre le monde tangible et le monde invisible des signes et des esprits.
La paternité devient peu à peu le fil d’Ariane qui pourrait guider Chris hors du labyrinthe infernal. Lui qui n’avait pas de but se retrouve investi d’une mission : protéger cet enfant coûte que coûte. Le bébé, qu’il finira par prénommer Zion (référence au promised land rasta, terre promise de liberté), symbolise l’espoir d’une vie nouvelle. « Quand on porte un enfant, on ne connaît pas la longueur de la route »rappelle l’épilogue du film en citant un proverbe bamiléké. La route sera longue en effet pour Chris, semée de tentations de replonger dans ses travers égoïstes.
À plusieurs reprises, il est à deux doigts d’abandonner le bébé – notamment lorsqu’une bande rivale se lance à leurs trousses ou quand les pleurs incessants du nourrisson compromettent sa fuite. Mais chaque fois, un sursaut d’humanité retient le jeune homme. Foix montre avec sensibilité comment cet enfant bouleverse le système de valeurs de Chris : peu à peu, l’appât du gain facile perd de son attrait face au regard innocent qui dépend de lui. Le récit prend alors des accents quasi bibliques, certains y voyant une réminiscence du mythe de Joseph et l’enfant.
D’ailleurs, le surnom donné à un clochard illuminé qui croise leur route –Le Prophète– n’est sans doute pas fortuit. Cet homme du quartier, vaguement fou mais porteur d’une sagesse mystique, apparaît à Chris à des moments clés pour le mettre en garde ou l’encourager, tel un guide spirituel imprévisible.
Foix évite cependant tout angélisme : devenir père ne se fait pas en un claquement de doigts. Zion montre crûment les doutes, les erreurs, les rechutes de Chris, tiraillé entre son instinct de survie (la loi du ghetto) et cette responsabilité nouvelle qui l’éleve. L’intensité dramatique culmine lorsque Chris devra décider s’il sacrifie sa “mission” criminelle pour sauver le bébé d’un danger imminent. Ce choix moral déterminera son destin – « Bâtard est souvent meilleur fils » écrivait Euripide, cité en exergue d’un chapitre du film, rappelant que les plus déshérités peuvent devenir les plus nobles des pères.
En filigrane, Zion suggère qu’une génération perdue peut se retrouver grâce à la suivante : c’est dans le regard de ce bébé que Chris entrevoit enfin un futur possible hors de la violence. La rédemption par l’amour filial donne tout son sens au titre du film :Zion, la terre promise, n’est peut-être rien d’autre que ce foyer qu’il porte désormais dans ses bras.
Naturalime urbain et lyrisme mystique : la patte Nelson Foix
Si Zion captive autant, c’est en grande partie grâce à la mise en scène inspirée de Nelson Foix, qui parvient à marier le réalisme le plus brut avec une poésie visuelle et sonore envoûtante. Le réalisateur, 33 ans, revendique un style à son image : hybride, nourri de ses deux héritages – la banlieue parisienne et les îles. « Son cinéma, nourri de ce double héritage, traverse un univers à la fois asphalté et lumineux.
La culture urbaine et les couleurs de son île se manifestent dans une esthétique directe et fougueuse » résume sa note biographique. En effet, Zion impressionne par la vigueur de sa réalisation, surtout pour un premier film. Les séquences de poursuite à moto, filmées caméra à l’épaule dans les ruelles étroites de Pointe-à-Pitre, sont d’un réalisme nerveux et immersif.
Foix, ancien sportif de haut niveau lui-même (il rêvait d’athlétisme et a fait de la boxe), insuffle à ses scènes d’action une réelle physicalité. On ressent chaque cahot de la route, chaque coup échangé, grâce à un travail précis sur les angles et la topographie du décor :« Quand on a le décor, il faut adapter la scène à la topographie… très naturellement, je sais quelles valeurs de plan utiliser et sous quel angle filmer » explique-t-il.
Cette assurance visuelle se renforce au fil du métrage : « la caméra de Nelson Foix se cherche un peu au début […] mais prend de plus en plus d’assurance au fur et à mesure de la progression de l’intrigue » note un critique. Le résultat est un thriller d’auteur mené tambour battant, qui réussit le pari d’être à la fois un film de genre haletant et une œuvre personnelle riche de sens.
Nelson Foix cite volontiers le cinéma “hood” des années 1990 (du Boyz N the Hood de John Singleton à La Haine de Mathieu Kassovitz) comme une influence, mais il y ajoute sa touche bien à lui. Interrogé sur l’équilibre entre réalisme de “quartier” et envolées oniriques, il répond qu’il n’a pas prémédité ce mélange : « Je fais le film que j’ai envie de faire, avec mes émotions et mon vécu. […] Je n’intellectualise très peu, j’ai confiance en ce que je ressens ».
Cette spontanéité donne à Zion un côté organique, à fleur de peau. Les scènes de la vie courante (transactions de drogue, soirées arrosées, embrouilles de rue) sont filmées avec un naturalisme presque documentaire, caméra au poing, lumière crue, acteurs non-grimés. On songe par moments au style de Jean-François Richet dans Ma 6-T va crack-er ou à celui de Ladj Ly dans Les Misérables, pour l’authenticité brute des quartiers filmés de l’intérieur.
Mais soudain, Foix surprend en faisant bifurquer son récit vers le lyrisme mystique. Il insère des plages oniriques, des images symboliques qui ouvrent le réel sur un au-delà. Ce peut être un rêve de carnaval halluciné, comme décrit plus haut, ou une simple vision fugitive – tel cet iguane placide apparaissant au début et à la fin du film, comme un témoin silencieux du destin de Chris. « L’iguane, présent au début et à la fin du film, symbolise cette vision d’un monde où la réalité dépasse ce que l’on perçoit » explique le réalisateur.
L’iguane des Antilles, animal totémique de l’île, incarne dans Zion la patience et la résilience – « impassible, marque de la nécessaire confiance en soi, même changeant de couleur au fil de la vie » note un article. Foix puise dans les croyances antillaises pour infuser son film d’une spiritualité subtile : « Il y a une dimension magique, très ancrée dans notre culture, dont la société occidentale s’est affranchie. […] On a mis de côté cette dimension mystique et magique qui nourrit l’âme » confie-t-il.
On pense à la présence diffuse du magico-religieux caribéen, héritage du vaudou et des mythes locaux, que le film évoque par touches : un autel avec une Vierge Marie et des cierges chez une grand-mère, des graffitis apotropaïques sur les murs, le personnage du Prophète citant des versets… Zion navigue ainsi entre deux eaux : les pieds ancrés dans la terre brulante de la réalité sociale, et la tête dans les étoiles d’une poésie mystique. Cette alliance audacieuse donne au film sa saveur singulière.
Les influences cinématographiques de Nelson Foix sont digérées avec habileté. Les cinéphiles s’amuseront à déceler çà et là des clins d’œil, volontaires ou non : une poursuite nocturne en moto aux néons bleutés évoque le Los Angeles fantasmatique de Michael Mann, tandis que l’atmosphère moite et hallucinée de certaines scènes renvoie au cinéma brésilien de La Cité de Dieu ou aux fièvres urbaines d’un Spike Lee (Clockers, Do the Right Thing).
Un critique mentionne « l’amour de la nuit de Leos Carax » en parlant de Zion, ou « la nervosité de Spike Lee, peintre urbain des relations humaines », tout en soulignant que Foix développe déjà un art et une esthétique qui lui sont propres. En effet, malgré ces filiations honorables, Zion ne ressemble à aucun autre film. Sa bande-son notamment contribue à forger son identité unique : le compositeur Brice Davoli a conçu une musique originale à contre-pied des attentes, évitant les clichés trop “typiques” pour privilégier des ambiances contrastées qui suscitent l’émotion.
À cela s’ajoutent des morceaux percutants de la scène caribéenne urbaine – on entend ainsi des titres du rappeur guadeloupéen Keros-N ou de l’artiste dancehall martiniquais Kalash (qui signe la chanson-titre Zion du film). Ces sons contemporains se mêlent aux rythmes traditionnels de percussionsgwokalors des passages de carnaval ou de cérémonies, reflétant parfaitement la dualité tradition/moderne qui traverse le film. Nelson Foix, ancien rappeur lui-même, accorde une grande importance à la musique : il a“l’oreille musicale”note-t-on, et cela s’entend. La bande originale de Zion est un personnage à part entière, qui pulse au rythme des émotions de Chris. Elle amplifie tantôt l’adrénaline des scènes de tension, tantôt la grâce des moments suspendus.
Avec Zion, Nelson Foix réalise un coup de maître : un premier film à la maîtrise étonnante, alliant le frisson de l’action à la profondeur du propos. « Le cinéma est un mélange parfait de vérité et de spectacle » disait François Truffaut, une citation que Foix semble avoir faite sienne. Zion équilibre en effet vérité sociale et spectacle cinématographique avec brio. Chaque séquence est habitée par un souci de vérité humaine– Foix filme « ses personnages avec amour », ainsi qu’il l’a dit, et cela se voit – en même temps qu’elle procure un divertissement captivant. Le spectateur ressort de la projection aussi ému qu’électrisé, imprégné de l’atmosphère antillaise et nourri de matière à réflexion.
L’iguane, le carnaval et autres symboles : l’âme d’un peuple en filigrane
Un des atouts de Zion réside dans son usage des symboles récurrents qui donnent au récit une portée quasi mythologique. Nelson Foix parsème son film de motifs visuels et culturels forts, qui résonnent avec l’imaginaire collectif antillais et panafricain. L’iguane, tout d’abord, s’impose comme un emblème. Présent dès la première scène, où l’on voit ce reptile préhistorique immobile sous le soleil levant, et revenant dans la dernière image, il encadre le parcours de Chris tel un gardien totem. En Guadeloupe, l’iguane des Petites Antilles est une espèce endémique, survivante tenace de l’époque des dinosaures, qui a su s’adapter aux changements.
Foix s’en sert pour signifier la nécessité pour Chris de muter s’il veut survivre – tout comme l’iguane peut changer de teinte pour se fondre dans son environnement. « Impassible », il représente « la confiance en soi nécessaire », note l’Insoumission. Symbole de sagesse tranquille, cet animal renvoie aussi aux racines amérindiennes de l’île (les Kalinagos, peuple autochtone, vénéraient probablement ce type de créature). Il y a dans son regard une mémoire ancestrale qui semble juger les hommes agités que nous sommes. Ainsi, lorsque Chris croise un iguane, on peut y voir un rappel de sa petitesse face à l’immensité du vivant, une invitation à se reconnecter à l’essentiel.
Le carnaval, ensuite, occupe dans Zion une place symbolique de choix, bien qu’il n’apparaisse qu’au détour d’un songe. Le carnaval guadeloupéen est plus qu’une fête : c’est un exutoire culturel et spirituel, où « l’inconscient populaire s’exprime à travers les danses, les costumes et les masques ». En intégrant un rêve de carnaval, Foix relie son héros à cette force collective.
Durant ces quelques minutes oniriques, Chris semble porté par les vibrations du tambour et les chants créoles, comme s’il puisait une énergie mystique dans les racines africaines de son peuple. Le carnaval, avec sa flamboyance et son chaos organisé, représente la résilience joyeuse des Antillais : malgré les difficultés de la vie, on chante, on danse le mas (masque), on rit de tout (par exemple à travers les parodies satiriques des groupes à peau).
Cette magie carnavalesque, Foix la filme avec une tendresse onirique, nappée de couleurs saturées et de ralentis élégiaques. Pour Chris, c’est peut-être l’espoir d’une renaissance– le carnaval marquant traditionnellement la fin d’un cycle (on brûle Vaval, le roi Carnaval, symbolisant les maux de l’année écoulée, pour renaître purifié). Dans Zion, le carnaval onirique joue ce rôle cathartique dans l’inconscient du héros : il préfigure la possibilité d’un nouveau départ, d’une libération des chaînes (Babylone) vers son propre Zion.
Parmi les autres symboles, on notera la présence du prénom Zion lui-même, lourd de sens. Dans la culture rastafari (très présente aux Antilles, notamment via la musique reggae et dancehall), Zion désigne la Terre promise, l’Afrique idéalisée ou tout lieu de salut à l’abri de Babylone (le système oppresseur). Nommer le bébé Zion, c’est clairement en faire le vecteur de la rédemption. Zion est l’innocent qui peut sauver Chris de son enfer intérieur, tout comme dans la Bible l’enfant Jésus apporte l’espoir de rachat dans un monde corrompu.
Foix joue subtilement avec cette analogie christique : des crucifix et images pieuses apparaissent en décor chez des personnages (témoignant de la ferveur catholique populaire), et le vagabond nomméLe Prophèteajoute une couche biblique, mais le réalisateur prend soin de déboulonner le mythe. « Jésus-Christ hante la Guadeloupe et le film […]. Mais on ne voit pas trop ce qu’il a sauvé ici. L’injustice et la misère règnent » remarque avec ironie un journaliste. En effet, Foix ne verse jamais dans la prêche : s’il convoque l’iconographie religieuse, c’est pour mieux souligner l’abandon des Antillais, livrés à eux-mêmes malgré la foi. En ce sens, Zion (l’enfant) serait plutôt un messie laïque, un sauveur intime pour Chris, sans promesse de miracle collectif.
Enfin, le film rend hommage aux femmes antillaises, quoique de manière discrète. Un détail notable est que les rares figures positives stables gravitent autour de la maternité ou de la féminité protectrice. La mère de Chris est absente (on comprend qu’il a grandi sans elle), mais on croise une voisine compatissante qui l’aide un instant avec le bébé, ou encore une jeune femme qui l’encourage à assumer ses responsabilités. « Les femmes font que la société tient encore debout » affirme l’Insoumission en évoquant Zion.
Effectivement, Foix suggère à travers une scène où un groupe de mères s’entraident autour d’une fontaine de quartier que la solidarité féminine pallie souvent les défaillances du système. C’est une constante dans les sociétés antillaises que les mères, grand-mères, “marraines” de quartier soient les piliers du lien social, maintenant la communauté à flot malgré tout. Zion souligne en creux cette réalité, rendant hommage à ces femmes fortes, sans qui Chris (et bien d’autres) n’auraient peut-être pas survécu jusque-là.
Un rayonnement francophone et panafricain
En fin de compte, Zion de Nelson Foix dépasse largement le simple cadre du polar local. Par son authenticité culturelle et l’universalité de ses thèmes, le film parvient à toucher des publics bien au-delà de la Guadeloupe. Il trouve une résonance particulière dans l’ensemble du monde noir et de la diaspora : l’histoire d’un jeune homme noir en butte à la relégation sociale, qui cherche sa rédemption à travers la famille, fait écho aux réalités de nombreuses sociétés, qu’on soit à Port-au-Prince, à Lagos ou dans un quartier défavorisé de Paris. Foix en est conscient :
« Je parle pour les Antillais, mais aussi pour les Africains, les Arabes, tout le monde. […] Comme récemment aux César, on voit des films de noirs qui galèrent faits par des blancs… » .
Zion offre un changement de prisme bienvenu, une histoire noire racontée de l’intérieur, sans filtre occidental. Ce regard endogène, fier et sans concession, rejoint le mouvement global actuel de valorisation des cinémas afrodescendants et indigènes. À l’heure où des créateurs africains, caribéens, afro-américains revendiquent de plus en plus de raconterleurs propres narratifs, Foix apporte sa pierre – et quelle pierre ! – à l’édifice.
Le succès du film aux Antilles, où il est sorti en avant-première, est révélateur : en à peine quelques jours, Zion a attiré des salles combles, réalisant un démarrage historique en Guadeloupe, Martinique et Guyane. La critique locale salue« un thriller poignant au cœur des Antilles »et un public conquis par la véracité du propos. Désormais, avec sa sortie nationale (prévue le 9 avril 2025 en métropole) et son parcours en festivals (il a été présenté notamment au Festival Reims Polar et remarqué par la critique),Zion s’apprête à rayonner dans tout l’espace francophone et au-delà.
Nelson Foix, en véritable griot moderne, nous a livré une fable puissante sur le destin, le choix et la transmission. Zion, c’est l’histoire d’une île qu’on n’avait jamais vraiment vue au cinéma – « On ne l’a jamais vue, la Guadeloupe, au cinéma. Il y a eu Nèg Maron, il y a 20 ans… » rappelle Foix – et qui enfin existe sur grand écran, dans toute sa complexité, sa douleur et sa beauté.
C’est aussi une histoire universelle qui rappelle que, même dans l’obscurité la plus profonde, une lueur peut surgir : celle d’un enfant, promesse d’avenir. Zionest un film enraciné et universel à la fois, un coup d’essai magistral qui marque la naissance d’un réalisateur à la vision singulière. Un film qui, à l’image de son titre, trace un chemin vers un horizon meilleur, pour la Guadeloupe comme pour tous les peuples en quête de leur propre “Zion”.
Sur l’affiche officielle, le ton est donné : on y voit Chris (Sloan Descombes) assis sur sa moto, un bébé dans les bras, devant un chemin bordé de palmiers sous un soleil couchant verdoyant. Le logo ZION se détache en lettres massives, avec en surtitre « Une course effrénée au cœur des Antilles ». Cette image résume le film : la tendresse inattendue (le bébé lové contre un antihéros tatoué), l’urgence de l’action (la moto prête à démarrer sur la route) et l’identité antillaise omniprésente (les palmiers, la lumière tropicale vert-or).
Chris regarde l’objectif, comme pour prendre le public à témoin de son choix à venir. L’affiche, à la fois douce et percutante, invite ainsi les spectateurs de toute la francophonie à embarquer pour cette course folle au cœur des Antilles – une odyssée cinématographique dont on ressort bouleversé, avec le cœur battant au rythme du gwo-ka.
Zion de Nelson Foix est bien plus qu’un simple film d’action : c’est un cri d’amour à la Guadeloupe, une plongée dans l’âme d’une jeunesse en quête de sens, et une célébration du pouvoir rédempteur de la transmission. Un film solaire et sombre à la fois, qui prouve que le cinéma antillais peut atteindre des sommets lorsqu’il est porté par une vision sincère et courageuse.
À n’en pas douter, le public francophone et panafricain réservera à Zion l’accueil qu’il mérite : celui d’une œuvre qui fera date, tant pour sa qualité artistique que pour le message d’espoir et de fierté qu’elle véhicule. Zion brille déjà au firmament du cinéma ultramarin, et son éclat est appelé à rayonner bien au-delà de la mer des Caraïbes.
À l’occasion du Festival du film caribéen 2025 en Guadeloupe « Nouveaux Regard« , du 2 au 6 avril, hommage aux figures emblématiques qui ont fait du cinéma caribéen un cri d’histoire, d’art et de résistance.
Cinéma caribéen, entre révolte et résilience
À l’occasion du Festival du film caribéen « Nouveaux Regards », qui illumine la Guadeloupe du 2 au 6 avril 2025, c’est toute une mémoire filmée que l’on célèbre — celle d’un cinéma né dans le tumulte, forgé dans l’urgence, porté par des voix que l’histoire voulait faire taire. Car ici, pas de carte postale figée ni d’exotisme en vitrine : le cinéma caribéen est un cri. Un cri d’héritage, de révolte et de beauté brute. Euzhan Palcy, Raoul Peck, Sarah Maldoror, Christian Lara, Perry Henzell… Ces noms sont les piliers d’un 7ᵉ art insulaire, indocile, résolument politique.
Ce portrait à cinq voix rend hommage à celles et ceux qui ont donné un visage, une langue et une mémoire à des peuples trop souvent filmés par d’autres.
La réalisatrice française Euzhan Palcy en 1989 sur le tournage de son film « Une saison blanche et sèche » (DR)
Le nom d’Euzhan Palcy est incontournable lorsqu’on parle du cinéma caribéen. Née en 1958 en Martinique, elle a marqué l’histoire en devenant la première femme noire à réaliser un film produit par un grand studio hollywoodien avec Une saison blanche et sèche (1989). Mais c’est bien avant cela, avec Rue Cases-Nègres (1983), qu’elle impose son regard, offrant une plongée réaliste dans les Antilles postcoloniales.
Son cinéma est un cinéma de mémoire. À travers Rue Cases-Nègres, adapté du roman de Joseph Zobel, elle capte avec une rare sensibilité l’enfance martiniquaise des années 1930, entre oppression coloniale et espoirs d’émancipation. Son travail force l’admiration non seulement par la beauté de ses images, mais aussi par son engagement politique et social.
Avec Une saison blanche et sèche, elle s’attaque à l’apartheid en Afrique du Sud, signant un thriller politique qui fait de Donald Sutherland et Marlon Brando des porte-voix de la lutte anti-raciste. Ce film, tourné en pleine période de censure et de répression, démontre une détermination sans faille à raconter l’histoire des peuples opprimés.
Aujourd’hui encore, Euzhan Palcy demeure une figure essentielle du cinéma engagé, à la croisée des luttes féministes, panafricaines et postcoloniales.
Difficile d’évoquer le cinéma caribéen sans parler de Raoul Peck, réalisateur haïtien à la carrière internationale. Son œuvre oscille entre le documentaire et la fiction, avec un fil conducteur : la quête de vérité et la déconstruction des récits dominants.
Né en Haïti en 1953, Peck est contraint à l’exil durant la dictature de Duvalier. Cet arrachement marque profondément son cinéma, qui ne cessera de questionner l’histoire et le sort des peuples dominés. Son film L’Homme sur les quais (1993) est une évocation sombre et lyrique des traumatismes laissés par la dictature, tandis que son documentaire Lumumba (2000) revient sur l’assassinat du leader congolais, offrant une lecture critique des ingérences occidentales en Afrique.
Mais c’est en 2016 qu’il frappe un grand coup avec I Am Not Your Negro, documentaire magistral qui s’appuie sur les écrits de James Baldwin pour déconstruire l’histoire du racisme aux États-Unis. Peck y fusionne narration, archives et analyse sociale dans un exercice de mémoire critique et bouleversant.
À travers sa filmographie, il s’impose comme un passeur de mémoire, refusant que l’histoire des Noirs et des opprimés soit racontée par d’autres que par eux-mêmes.
Si l’on parle souvent de Palcy et Peck, il serait criminel d’ignorer Sarah Maldoror, pionnière du cinéma africain et caribéen, dont le travail a pavé la voie aux générations suivantes.
Née en 1929 en Guadeloupe, Maldoror se forme au cinéma à Moscou avant de plonger dans le feu des luttes de libération en Afrique. Son œuvre majeure, Sambizanga (1972), retrace le combat du MPLA (Mouvement Populaire de Libération de l’Angola) contre la colonisation portugaise. Plus qu’un simple film militant, c’est un acte de guerre cinématographique, une œuvre où chaque image porte en elle l’urgence de la libération.
Sarah Maldoror ne filme pas seulement des histoires, elle filme des actes de révolte. Son regard capte l’âme des luttes anti-impérialistes, qu’elles se déroulent en Afrique, dans la Caraïbe ou dans la diaspora.
Sa trajectoire atypique, entre Guadeloupe, Angola et France, fait d’elle une réalisatrice hors normes, une conteuse de la décolonisation et de la dignité noire.
Christian Lara, le gardien de la mémoire antillaise
Si le cinéma caribéen s’est longtemps heurté à l’invisibilisation, c’est en grande partie grâce à des figures comme Christian Lara qu’il a survécu et prospéré. Surnommé « le père du cinéma guadeloupéen », il a consacré sa carrière à raconter les réalités antillaises sous toutes leurs facettes.
Né en 1939, Lara a réalisé plus de 20 films, dont Coco la Fleur, candidat (1979), l’un des premiers films de fiction produits en Guadeloupe. Son style se distingue par une approche hybride, oscillant entre comédie populaire et drame historique, toujours avec la même obsession : rendre justice aux invisibles.
Avec Sucre Amer (1998), il plonge dans l’histoire de la révolte des esclaves en Guadeloupe, mettant en lumière un pan oublié de l’histoire coloniale française. Son travail est une archive filmique précieuse, qui documente autant qu’il interroge les fondements de l’identité antillaise.
Lara est un bâtisseur, un cinéaste qui a posé les bases d’un cinéma caribéen autonome, affranchi du regard extérieur.
Perry Henzell, la Jamaïque sur grand écran
Enfin, impossible de parler du cinéma caribéen sans mentionner Perry Henzell, le réalisateur jamaïcain qui a offert au monde l’un des films les plus emblématiques de l’île : The Harder They Come (1972).
Ce film, porté par le reggae de Jimmy Cliff, est un brûlot social, un cri de rage contre l’injustice et l’exploitation. Il suit le parcours d’un jeune chanteur qui, face à un système corrompu, bascule dans la criminalité. Ce récit, inspiré d’un fait réel, capte la tension entre les classes, la violence des marges et l’énergie brute d’un peuple en quête de justice.
The Harder They Come n’est pas juste un film culte, c’est un manifeste. Il a inspiré le cinéma indépendant, influencé le reggae dans le monde et posé les bases d’un cinéma jamaïcain audacieux et authentique.
Un héritage en marche
Alors que bat son plein le Festival « Nouveaux Regards », la Guadeloupe devient le théâtre vivant d’un cinéma caribéen qui ne cesse de se réinventer.
Euzhan Palcy, Raoul Peck, Sarah Maldoror, Christian Lara, Perry Henzell… Tous ont ouvert des brèches dans l’histoire du 7e art, en y inscrivant les luttes, les rêves et la dignité des peuples caribéens.
Aujourd’hui, une nouvelle génération s’empare de leur héritage pour le transformer. Leurs films ne sont pas des hommages figés : ce sont des torches transmises. Et tant que des festivals comme celui-ci existeront pour amplifier ces voix, le cinéma caribéen continuera de grandir, non plus dans l’ombre des autres, mais à la lumière de sa propre vérité.
Du 2 au 6 avril 2025, la Guadeloupe célèbre un cinéma caribéen en pleine ébullition : une arme de mémoire, d’identité et de réinvention culturelle.
Une mémoire filmée entre résistance et héritage
Du 2 au 6 avril 2025, la Guadeloupe devient l’épicentre d’un cinéma qui refuse l’oubli.
Le Festival du film caribéen célèbre cette année encore la puissance narrative de la Caraïbe, terre de mémoire, de luttes et d’imaginaires insulaires en pleine effervescence. À la croisée de l’histoire, de la résistance et de l’art, le cinéma caribéen s’impose comme un cri d’existence. Entre mémoire, révolte et créativité, chaque projection est un acte de transmission et de réappropriation.
Ce dossier revient sur les grandes étapes de cette aventure cinématographique, de l’ombre de l’Empire aux écrans du monde, en passant par les combats identitaires portés par des voix audacieuses.
L’ombre de l’Empire : naissance d’un cinéma sous tutelle
L’histoire du cinéma caribéen commence dans un cadre colonial où l’image sert d’outil de contrôle. Dès les premières décennies du XXᵉ siècle, les puissances européennes et américaines capturent la Caraïbe à travers des documentaires ethnographiques et des fictions exotiques, souvent empreints d’une vision paternaliste. La caméra est alors un instrument de domination, un dispositif de mise en scène du « sauvage », comme dans « Divine Horsemen: The Living Gods of Haiti » (1953) de Maya Deren, qui, malgré son respect des rites vaudous, perpétue une certaine fascination exotisante.
Parallèlement, les États-Unis, par le biais d’Hollywood, utilisent la région comme un décor pittoresque, peuplé de clichés : îles paradisiaques, danseurs lascifs et corsaires romantiques. Le film « Captain Blood » (1935) de Michael Curtiz, avec Errol Flynn, illustre cette vision où la Caraïbe est un simple terrain de jeu pour les aventures de l’Occident.
Mais les années 1950 et 1960 marquent un tournant. Alors que les indépendances politiques s’amorcent, une nouvelle génération de cinéastes s’éveille, décidée à reprendre en main la narration.
Les années 1960-1970 : le cinéma militant et la quête d’identité
Les indépendances de plusieurs pays caribéens dans les années 1960 ne se traduisent pas immédiatement par une autonomie cinématographique. La dépendance économique aux anciens colonisateurs limite la production locale, mais un cinéma militant commence à émerger. Inspirés par la vague tiers-mondiste du cinéma latino-américain (notamment le « Cinéma Novo » brésilien et le cinéma cubain révolutionnaire), certains réalisateurs caribéens utilisent le film comme un outil de contestation politique.
L’éveil du cinéma martiniquais et guadeloupéen
En Martinique et en Guadeloupe, les revendications identitaires s’expriment par l’image. Christian Lara, souvent considéré comme le père du cinéma guadeloupéen, réalise en 1978 Coco-la-fleur, candidat, une satire politique dénonçant la manipulation des élections dans les Antilles françaises.
De son côté, Euzhan Palcy, avec Rue Cases-Nègres (1983), offre un regard inédit sur la condition des travailleurs noirs dans les plantations de Martinique, loin des récits folklorisés.
Cuba et le cinéma révolutionnaire
À Cuba, le cinéma devient un pilier du projet révolutionnaire. Sous l’impulsion de l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (ICAIC), créé en 1959, des films comme Memorias del Subdesarrollo (1968) de Tomás Gutiérrez Alea dressent un portrait sans concession des contradictions de la révolution. Le cinéma cubain s’impose alors comme le fer de lance du cinéma caribéen engagé, jouant un rôle de modèle pour les cinéastes des îles voisines.
Le cinéma haïtien : entre engagement et tragédie
En Haïti, où la dictature des Duvalier censure toute velléité artistique, des cinéastes comme Raoul Peck et Arnold Antonin émergent dans les années 1980. L’Homme sur les Quais (1993), premier film haïtien sélectionné à Cannes, met en lumière le poids de la mémoire sous un régime autoritaire. L’exil devient une constante du cinéma haïtien, nombre de réalisateurs étant contraints de tourner hors du pays.
3. Les années 1990-2000 : entre diaspora et reconnaissance internationale
Avec la mondialisation et l’essor des diasporas, le cinéma caribéen se diffuse davantage à l’international. Le numérique démocratise la production, permettant à de jeunes réalisateurs d’émerger, bien que le financement reste un défi majeur.
L’un des tournants de cette période est la montée du cinéma de la diaspora. Des cinéastes comme Raoul Peck, après avoir fui Haïti sous Duvalier, tournent aux États-Unis (Lumumba, 2000) et en Europe (I Am Not Your Negro, 2016), tout en restant fidèles à leur engagement pour la mémoire noire.
Dans le même temps, la Guadeloupe et la Martinique restent sous contrôle français, ce qui limite les possibilités de productions locales. Le Centre National du Cinéma (CNC) finance quelques films, mais ceux-ci peinent à exister face au rouleau compresseur de la production hexagonale. Des festivals comme le FEMI en Guadeloupe ou le Festival Régional et International du Cinéma de Guadeloupe (FÉMIG) jouent un rôle clé dans la visibilité de ces œuvres.
4. Le cinéma caribéen aujourd’hui : vers une autonomie narrative ?
Le XXIᵉ siècle marque une accélération des initiatives locales. Des plateformes de streaming indépendantes, telles que KweliTV, donnent une place plus grande aux productions afro-caribéennes. Les femmes cinéastes occupent désormais une place centrale, avec des réalisatrices comme Miryam Charles (Haïti-Canada) et Martine Jean.
Le cinéma caribéen reste toutefois confronté à des défis majeurs :
Le financement et la distribution : Peu de films caribéens accèdent aux grands circuits de diffusion.
L’absence de structures industrielles solides : Contrairement à Nollywood en Afrique, la Caraïbe peine à construire un écosystème cinématographique durable.
L’influence persistante des productions étrangères : Beaucoup de films caribéens doivent être coproduits avec la France, le Canada ou les États-Unis.
Cependant, de nouvelles voix émergent, et la Caraïbe devient un espace d’expérimentation. Des films comme Nanny de Roy T. Anderson explorent l’héritage des marrons, tandis que des séries comme Tropiques Criminels tentent d’intégrer une représentation plus authentique des îles.
Le cinéma caribéen, une insurrection permanente
Le cinéma caribéen est une insurrection permanente contre l’invisibilité. À travers ses films, il revendique l’histoire de peuples marqués par la traite, la créolisation et l’exil, mais aussi par une force de création inouïe. Il refuse d’être un simple reflet du regard occidental et s’impose, lentement mais sûrement, comme une voix singulière dans le paysage cinématographique mondial.
Le chemin reste long, mais une chose est certaine : tant qu’il y aura des cinéastes pour braquer leur caméra sur la Caraïbe, celle-ci continuera d’exister à l’écran, non plus comme un décor, mais comme un sujet.
Le Festival du film caribéen 2025 n’est pas qu’un événement culturel : c’est une insurrection poétique contre l’effacement.
En projetant les récits des peuples caribéens, en valorisant les figures oubliées et en révélant de nouvelles plumes, il participe à l’émergence d’un cinéma qui ne demande plus la parole — il la prend.
Car tant qu’il y aura des cinéastes pour filmer la Caraïbe avec sincérité et exigence, elle ne sera plus un simple décor : elle sera un monde, une voix, un regard.
Alors que le film Fanon de Jean-Claude Barny sort au cinéma le 2 avril 2025, retour sur Les Damnés de la Terre, ouvrage phare de Frantz Fanon, où la violence devient le symptôme et le remède d’un monde colonial à démanteler. Une fiche de lecture engagée, dans la verve critique d’aujourd’hui.
Il est des livres qui s’écrivent avec le corps. Pas seulement avec la chair du stylo, mais avec le souffle court, les nerfs à vif, la peau même qui parle. Les Damnés de la Terre, publié en 1961 quelques jours avant la mort de Frantz Fanon, est de ceux-là. Un texte fulgurant, irréconciliable avec la tièdeur. Psychiatre de formation, penseur politique par engagement, Fanon y déploie une théorie du démantèlement : celui de l’ordre colonial, de ses hiérarchies, de ses hypocrisies.
Alors que Jean-Claude Barny signe avec Fanon un film biographique attendu (sortie en salles le 2 avril 2025), le moment est venu de relire – ou de lire enfin – ce livre qui continue de faire trembler les fondations de l’ordre du monde.
I. Une cartographie de la violence
« La décolonisation est toujours un phénomène violent », assène Fanon en ouverture. Là où d’autres cherchent à amortir les chocs de l’Histoire, lui expose la décolonisation comme une chirurgie sans anesthésie. Il ne s’agit pas d’une rupture négociée, mais d’une destruction. Le colon, figure saturée de privilèges et de peur, ne cède pas. Le colonisé, nié dans son humanité, se reconquiert par la contre-violence.
Fanon analyse le monde colonial comme un espace manichéen. Deux camps, deux villes, deux humanités : le colon est l’humain, le colonisé est la bête. L’infrastructure (l’économie) est aussi superstructure (la culture, la médecine, le droit). Tout se tisse dans un même filet d’asservissement. Le racisme y devient une organisation totale du monde : on est riche parce que blanc, blanc parce que riche.
Face à cela, Fanon ne fait pas l’éloge d’une violence aveugle. Il en pense les mécanismes, la gestation. Psychiatre, il observe les effets de la violence sur le psychisme du colonisé : honte, culpabilité, clivage identitaire. Il voit également comment cette violence peut être redirigée : de l’autodestruction à la rébellion. Le muscle et la parole se reconnectent. La contre-violence n’est pas simple revanche : elle est catharsis et politique.
II. Qui parle au nom du peuple ?
Le chapitre deux, « Grandeur et faiblesse de la spontanéité », met en lumière le rôle ambivalent des partis nationalistes. Trop souvent, ils miment les formes de la politique occidentale sans comprendre les dynamiques profondes des masses colonisées. Pour Fanon, la véritable force révolutionnaire est ailleurs : dans la paysannerie, dans les bidonvilles, chez les déshérités que la bourgeoisie colonisée méprise.
Il fustige cette bourgeoisie nationale qui, sitôt l’indépendance acquise, troque l’uniforme de la lutte pour le costume du notable. Elle ne réinvente rien. Elle réplique le modèle du colon, en pire. Fanon la qualifie de « classe sans capitaux », avide de respectabilité, incapable de construire un véritable projet de société. Le troisième chapitre, « Mésaventures de la conscience nationale », détaille cette dérive : le parti unique, la corruption, le tribalisme recyclé par les anciens dominés.
Ce constat est glaçant. Mais Fanon n’est pas du genre à en rester là. Pour lui, il ne s’agit pas de choisir entre l’ordre colonial et le chaos postcolonial. Il faut ouvrir une troisième voie : une conscience politique radicalement populaire, égalitaire, décentralisée. Le parti ne doit pas être l’outil d’une classe, mais le bras politique du peuple. Il ne doit pas gouverner d’en haut, mais accompagner l’autogouvernement.
III. La culture comme champ de bataille
Dans « Sur la culture nationale », Fanon aborde un autre terrain de la décolonisation : la culture. La colonisation a nié la culture des dominés, les assignant à l’infantilisme ou à la sauvagerie. Le retour à une culture nationale semble donc une exigence légitime. Mais Fanon se méfie des nostalgies folkloriques. Il refuse l’essentialisation de la culture. Ce qui compte, ce n’est pas de réanimer les mythes d’hier, mais de créer une culture de lutte, vivante, contemporaine.
Il critique aussi la tentation de plaquer une identité pan-noire ou pan-musulmane comme réponse au colonialisme. Pour lui, l’Afrique n’est pas un bloc, la Négritude n’est pas un horizon suffisant. La culture nationale doit être le produit de la lutte politique, pas une idéologie préfabriquée. Elle est pratique, langage, geste, solidarité. Elle ne s’impose pas : elle s’invente.
IV. L’homme total : une utopie active
Fanon conclut son livre par un double geste. D’abord, il expose dans le chapitre « Guerre coloniale et troubles mentaux » les cas psychiatriques issus du conflit : mutilations psychiques, troubles de la personnalité, haines internalisées. La guerre n’est pas une métaphore : elle déchire les esprits comme les corps. Il faut donc penser la réparation, mais au-delà du soin individuel : une réparation structurelle.
Ensuite, il propose une rupture radicale : quitter l’Europe. Non pour la nier, mais pour cesser de l’imiter. Il faut refuser son humanisme abstrait, ses promesses contredites par les crimes coloniaux. Il faut inventer un « homme total », débarrassé des hiérarchies imposées. L’universel, chez Fanon, n’est pas l’Occident : c’est la solidarité des opprimés, une parole neuve, éclatée, réinventeuse de monde.
Lire Fanon, encore
Les Damnés de la Terre n’est pas un texte confortable. Il ne cherche pas à plaire. Il cherche à secouer. Dans le vacarme des idéologies lisses, il rappelle que la liberté n’est pas un don, mais une conquête. Et que cette conquête, même quand elle semble lointaine, commence par une parole claire.
En cela, Fanon, le film de Jean-Claude Barny – en salles le 2 avril 2025 – n’est pas seulement un hommage : c’est une invitation. Invitation à relire, à débattre, à contester, à prolonger. Car Fanon, c’est une mémoire de lutte. Mais c’est surtout une boussole pour celles et ceux qui n’acceptent pas le monde tel qu’il est.
Sommaire
Références
Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, La Découverte (1961, rééd. 2002).
Matthieu Renault, Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Amsterdam, 2011.
Film Fanon, réal. Jean-Claude Barny, sortie prévue le 2 avril 2025.
À l’occasion de la sortie du film « Fanon » de Jean-Claude Barny (2 avril 2025), cet article explore la pensée toujours brûlante de Frantz Fanon, entre lutte anticoloniale, thérapie de la libération et révolution de l’humanisme.
Il y a des noms qui crépitent comme des feux que l’on n’éteint pas. Frantz Fanon est de ceux-là. Psychiatre martiniquais, militant anticolonialiste et penseur incandescent, il fut l’homme d’un siècle où le monde se recomposait dans les fractures de l’empire. Et aujourd’hui encore, ses mots vibrent dans les rues de Fort-de-France, d’Alger ou de Paris, portés par celles et ceux qui n’ont pas oublié que penser, c’est aussi lutter. Le film « Fanon« , réalisé par Jean-Claude Barny et prévu en salle le 2 avril 2025, remet cette figure centrale de la pensée critique francophone sous les projecteurs. L’occasion, rare et précieuse, de redire pourquoi son œuvre, si radicale, reste un sismographe du présent.
Un corps noir en territoire blanc
Né en 1925 à Fort-de-France, Frantz Fanon connaît très tôt l’expérience du racisme systémique. Engagé à 18 ans dans les Forces françaises libres, il découvre que même sous l’uniforme, les hiérarchies raciales persistent. Cette blessure, Fanon ne la refermera jamais. Elle deviendra le point de départ de sa réflexion sur l’aliénation noire dans les sociétés post-esclavagistes.
Dans Peau noire, masques blancs (1952), écrit alors qu’il termine ses études de médecine à Lyon, Fanon dissèque l’intériorisation du mépris chez l’homme noir. Il y décrit une société où l’identité est assignée par le regard de l’autre. Le Noir, écrit-il, ne se découvre pas Noir en soi, mais noir pour les autres. Ce regard qui fige, qui désigne, qui essentialise, c’est la première violence. « Je suis surdéterminé de l’extérieur« , note-t-il avec une précision clinique. L’aliénation n’est pas une abstraction : c’est une fracture dans l’expérience de soi.
L’aliénation comme maladie coloniale
Psychiatre formé à l’hôpital de Saint-Alban, Fanon est nommé en 1953 chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie. Là, il affronte de plein fouet la folie d’un système colonial qui pathologise la résistance et normalise la soumission. Il refuse de soigner les patients algériens selon les critères occidentaux, proposant une approche adaptée à leur contexte culturel. Très vite, l’hôpital devient un théâtre où se jouent les contradictions de la médecine coloniale.
El Moudjahid – T644.b.26.1-3
La guerre d’Algérie, qui éclate en 1954, précipite l’engagement politique de Fanon. Il rejoint le FLN, démissionne de l’hôpital et entre en clandestinité. Il soigne les combattants blessés, rédige pour El Moudjahid, et commence à théoriser ce qu’il nommera dans Les Damnés de la Terre (1961) la « contre-violence« . Si la violence coloniale est systémique, seule une violence libératrice peut rétablir l’humanité du colonisé. C’est une des thèses les plus controversées – et les plus mal comprises – de sa pensée.
« Je n’ai pas le droit d’être un Noir«
Fanon ne fut jamais un apôtre de la haine. Il n’en appela pas à la vengeance, mais à la dignité. « Je n’ai pas le droit d’être un Noir« , écrivait-il dans Peau noire, masques blancs, non pour nier son identité, mais pour refuser que cette identité soit une assignation. Le Noir, comme le Blanc, est prisonnier d’un passé colonial. La lutte antiraciste ne peut donc être une simple correction morale : elle exige une refonte radicale des structures sociales et économiques héritées de la colonisation.
Il s’agit pour Fanon de détruire l’ordre colonial en tant que système de production de subjectivités. Être Noir, dans une société raciste, ce n’est pas être soi : c’est être ce que l’on attend que vous soyez. La seule voie de sortie ? Une révolution de l’humain, une invention partagée du monde, affranchie des hiérarchies de race, de genre, de classe. Fanon appelle cela un « humanisme nouveau« .
Le racisme est un fait social total
L’une des grandes leçons de Fanon, trop souvent oubliée, est celle-ci : le racisme ne se réduit pas à la haine personnelle. Il est un phénomène structurel, un système qui organise le monde. « Une société est raciste ou ne l’est pas. Il n’y a pas de degré du racisme« , écrivait-il. Cette affirmation radicale reste d’une brûlante actualité. En France, où le racisme est juridiquement un délit, 33 lois sur l’immigration ont été adoptées en 40 ans. Le droit s’y empile comme les strates d’une forteresse, dressée contre un ennemi intérieur dont les contours rappellent furieusement ceux du colonisé.
Le racisme, pour Fanon, est d’abord un regard. Il essentialise, catégorise, réduit. Il dit à l’autre : tu es cela, et tu ne seras que cela. Ce regard-là est une violence, même s’il se veut bienveillant. Le racisme ne se corrige pas par la bonne volonté : il se démantèle. Et cela suppose de renoncer à ce que Fanon nomme la « blanchité » : non pas une couleur de peau, mais un ensemble de privilèges, d’accès, de pouvoirs historiquement constitués. Être antiraciste, ce n’est pas nier sa condition, c’est refuser de l’imposer aux autres.
Fanon aujourd’hui : des Suds dans le Nord
Dans les quartiers périphériques des grandes villes occidentales, Fanon aurait reconnu les « Suds dans le Nord« . Des territoires assignés à la marge, où les héritages coloniaux sont visibles dans l’organisation même du quotidien : qui ramasse les ordures ? Qui construit les bâtiments ? Qui est surreprésenté dans les statistiques de pauvreté, de chômage, de contrôle au faciès ? Le monde colonial ne s’est pas effondré : il s’est reconfiguré. Il hante les structures, les inconscients, les récits officiels.
Mais Fanon n’était pas un prophète du désespoir. Son œuvre est traversée par une énergie de rupture, un appel à la désaliénation collective. La colonisation n’a pas seulement volé des ressources, elle a figé les imaginaires. Décoloniser, c’est aussi reconfigurer le langage, réécrire l’histoire, repenser la norme. Et cela ne peut se faire que dans un acte commun : un amour révolutionnaire, disait-il, qui ne réconcilie pas mais invente.
Le cinéma comme thérapie historique
C’est là que le film Fanon, de Jean-Claude Barny, trouve sa résonance. En mêlant l’intime et le politique, le combat et la clinique, ce biopic refuse l’hagiographie pour mieux interroger la complexité d’un homme aux prises avec son temps. Incarné par Alexandre Bouyer, Fanon y apparaît tour à tour fragile et incandescent, stratège et poète, thérapeute et combattant. Le film met en scène l’ambiguïté de ses choix, la puissance de ses dilemmes, et surtout, l’actualité foudroyante de ses écrits.
Il ne s’agit pas de célébrer un héros mort, mais d’écouter une voix qui, depuis les années 1950, continue de murmurer à l’oreille des insurgés. Fanon n’est pas un mythe : il est un chantier. Un appel à ne pas devenir les intendants de notre propre dépossession.
Fanon comme point de départ
Frantz Fanon n’a pas voulu être une icône. Il a voulu être un homme libre, parmi d’autres hommes libres. Son œuvre, profondément enracinée dans la lutte, n’est pas un corpus figé, mais une cartographie des chemins à inventer. Penser avec Fanon, c’est refuser les conforts du cynisme. C’est comprendre que la véritable désaliénation ne viendra pas d’une réforme des manières de penser, mais d’une métamorphose des conditions d’existence.
En cela, Fanon de Jean-Claude Barny est plus qu’un film : c’est une boussole. Il rappelle que l’on ne naît pas libre dans un monde structuré par les dominations. Mais que l’on peut, ensemble, jour après jour, décider de le devenir.
Frantz Fanon, « l’homme total » dont rêvait sa propre plume, est de retour sur les écrans à partir du 2 avril 2025. Un événement cinématographique et politique à ne pas manquer.
À l’occasion de la sortie du film Fanon réalisé par Jean-Claude Barny (en salles le 2 avril 2025), NOFI rend hommage à l’une des figures majeures de la pensée anticoloniale : Frantz Fanon. Psychiatre, écrivain, révolutionnaire martiniquais, Fanon a livré dans ses œuvres une critique radicale du colonialisme. Voici dix citations essentielles, à la fois brûlantes et lucides, qui dévoilent l’architecture psychologique, sociale et politique de l’oppression coloniale — et la voie pour en sortir.
1. « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Cette citation est le socle. Elle nomme l’indicible : la colonisation n’est pas une mission civilisatrice, mais une entreprise brute, un système fondé sur l’écrasement, la dépossession, la coercition. Fanon n’enrobe pas. Il dénude.
2. « Le colonisé découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. […] Pratiquement, je l’emmerde. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Le langage de Fanon est frontal. Il choque pour libérer. Cette phrase concentre la naissance de la conscience politique du colonisé. Non plus dominé, mais équivalent. Non plus figé, mais debout.
3. « Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques. […] La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Fanon démonte ici les mécanismes de division. Le colonialisme ne divise pas seulement les territoires. Il fragmente les peuples, ranime les tensions locales, pour mieux régner. Une stratégie du morcellement. La lutte, à l’inverse, crée l’unité.
4. « Le colonisé réussit, par l’intermédiaire de la religion, à ne pas tenir compte du colon. […] Il accède à une sérénité de pierre. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Le fatalisme religieux est ici présenté comme une anesthésie collective. Une résignation mystique qui endort la révolte. Fanon, formé en psychiatrie, sait à quel point le conditionnement peut se déguiser en foi.
5. « La dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
La violence du système colonial ne s’exprime pas seulement du haut vers le bas. Elle infuse, elle se répercute. Elle rend le colonisé méfiant, haineux envers ses semblables. Une guerre horizontale, fratricide, qui empêche la construction d’une conscience collective.
6. « Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Fanon ne prône pas la violence gratuite, mais il en reconnaît la vertu cathartique. Dans un système qui vous nie, la révolte physique est souvent la première affirmation existentielle. La première preuve de vie.
7. « La mobilisation des masses introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Dans cette phrase, tout est dit sur la transformation du sujet colonisé en citoyen politique. Par la lutte, l’individu isolé devient peuple. Et le peuple se dote d’un récit commun.
8. « La lutte, affirme-t-on, continue. Le peuple vérifie que la vie est un combat interminable. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Fanon avait anticipé ce que beaucoup refusent encore d’admettre : la décolonisation politique n’est que le début. Les chaînes tombent, mais les structures demeurent. L’égalité est un horizon, pas un point d’arrivée.
9. « Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en “libérateur”. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
Ici, Fanon déconstruit les logiques de pouvoir postcoloniales. Les peuples qui se sont levés seuls refusent les sauveurs providentiels. Ils réclament l’horizontalité. Ils exigent la reddition de comptes.
10. « La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. »
— Les Damnés de la Terre (1961)
La praxis : ce mot central dans la pensée de Fanon, désigne l’union entre la pensée et l’action. Le combat donne chair aux idées. Il empêche les fausses promesses, les slogans creux, les politiques spectrales. Ce goût du concret, c’est la conscience incarnée.
Une actualité brûlante : le film Fanon
Ce printemps 2025, le film Fanon de Jean-Claude Barny arrive en salles. Porté par Alexandre Bouyer dans le rôle de Frantz Fanon et Déborah François dans celui de Josie Fanon, le long-métrage retrace les dernières années du penseur, entre combat psychiatrique en Algérie et engagement total dans la guerre de libération. Le film ne se contente pas de raconter. Il appelle à relire Fanon. À le comprendre. À l’écouter, au présent.
Lire Fanon, c’est résister au silence
Fanon écrivait dans la tempête. À une époque où l’Occident cherchait encore à faire passer l’oppression pour de l’humanisme, il parlait d’égalité. Là où d’autres faisaient des courbettes à la République ou à la métropole, lui arrachait les masques.
Les dix citations présentées ici ne sont pas des aphorismes figés. Ce sont des éclats de vérité. Des fragments de lucidité qui continuent de guider celles et ceux qui refusent la soumission, le compromis, le mensonge.
À l’heure où le monde s’interroge encore sur les séquelles du passé colonial, où les mouvements décoloniaux peinent à se faire entendre sans caricature, Fanon est plus que jamais indispensable.
La sortie du film Fanon de Jean-Claude Barny n’est pas un simple hommage. C’est une invitation. Une exigence. Celle de lire, de relire, et de faire vivre une pensée libre, enragée, et radicalement humaine.
Sources
Fanon, Frantz. Les Damnés de la Terre, La Découverte, 2002 (édition originale 1961)
Le 20 juillet 1925 naissait Frantz Fanon. Figure majeure de la pensée anticoloniale, il continue d’éclairer les luttes contemporaines. Alors que le film Fanon de Jean-Claude Barny s’apprête à sortir, replongeons dans l’un de ses textes les plus percutants, Les Damnés de la Terre, à travers un extrait où la violence du colonisé devient moteur de conscience, d’unité, et d’émancipation collective.
À travers Fanon, Jean-Claude Barny signe un biopic magistral et engagé sur Frantz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme. Ce film intense mêle fresque historique, révolte politique et humanité poignante, éclairant le destin d’un homme dont les idées résonnent encore aujourd’hui. À ne pas manquer en 2025, pour comprendre l’histoire et penser notre présent.
Fanon, le nouveau film biographique réalisé par Jean-Claude Barny, s’apprête à plonger le public au cœur de l’histoire tumultueuse de Frantz Fanon, penseur anticolonial et psychiatre révolutionnaire. Présenté en avant-première mondiale au Festival international du film de Marrakech 2024, ce biopic engagé mêle fresque historique et drame humain. Entre portrait intime et épopée politique, « Fanon » s’annonce comme l’un des événements cinéma engagés de l’année, offrant une réflexion percutante sur le colonialisme tout en restant accessible et captivant pour un large public.
Contexte historique et importance culturelle
Se déroulant dans l’Algérie coloniale des années 1950, Fanon replace l’histoire personnelle de Frantz Fanon dans le contexte plus large de la guerre d’indépendance algérienne et de la lutte contre le colonialisme français. Né en 1925 en Martinique (alors colonie française), Frantz Fanon a vécu de l’intérieur les rouages de l’empire colonial avant de devenir l’une des voix les plus influentes de la décolonisation. Le film se concentre sur son arrivée en Algérie en 1953 en tant que chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, un poste prestigieux où il va rapidement se heurter aux injustices du système colonial.
À travers cette période charnière, Fanon met en lumière comment les expériences vécues par le jeune psychiatre ont forgé sa conscience politique et nourri ses écrits révolutionnaires.
Sur le plan culturel, l’importance de Frantz Fanon dépasse largement le cadre universitaire – ses ouvrages Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la Terre (1961) ont inspiré des générations de penseurs, d’artistes et de militants à travers le monde. Porter sa vie à l’écran aujourd’hui revêt une importance particulière : non seulement 2025 marque le centenaire de la naissance de Fanon, mais le film arrive à un moment où les questions de colonialisme et de décolonisation occupent de nouveau le devant de la scène. À l’image de classiques du cinéma engagé comme La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo ou Hors-la-loide Rachid Bouchareb, le film de Barny s’inscrit dans une démarche à la fois historique et politique, invitant le public à réfléchir aux mécanismes de l’oppression coloniale et à leur écho dans notre société contemporaine. Cet ancrage historique fort confère à Fanon une portée culturelle qui va au-delà du simple biopic : c’est un dialogue entre le passé et le présent, une œuvre qui questionne notre mémoire collective et la notion même d’humanité face à l’injustice.
Jean-Claude Barny à la réalisation : une vision entre réalisme et poésie
Aux commandes de Fanon, le réalisateur Jean-Claude Barny apporte une vision passionnée et nuancée. Cinéaste français originaire de Guadeloupe et de Trinité-et-Tobago, Barny s’est fait connaître avec Le Gang des Antillais (2016) et est reconnu pour sa capacité à mêler réalisme social et souffle poétique. Avec Fanon, il relève le défi ambitieux de transcender le simple récit biographique pour offrir une expérience cinématographique immersive. Sa mise en scène évocatrice plonge le spectateur dans l’atmosphère bouillonnante de l’Algérie des années 50 : des couloirs de l’asile de Blida baignés de soleil brûlant et de tension, jusqu’aux ruelles agitées par les premiers soubresauts de la révolte.
Barny choisit d’illustrer les tensions morales et politiques qui ont façonné Fanon, plutôt que de s’en tenir à une chronologie linéaire. Ce parti pris donne lieu à des scènes intenses où l’on voit le protagoniste confronté à des dilemmes éthiques et aux violences du régime colonial.
Visuellement, Barny s’appuie sur une photographie soignée – signée Ariel Méthot – aux teintes lumineuses contrastant avec la dureté du propos.
Son style, alliant réalisme cru (pour dépeindre sans fard la brutalité de l’oppression) et poésie visuelle (pour traduire l’espoir et l’humanité qui subsistent malgré tout), confère au film une identité singulière. Il en résulte un équilibre entre le cinéma d’auteur européen et le drame historique grand public, ce qui rend Fanon aussi édifiant qu’enthousiasmant. D’ailleurs, lors de sa projection à Marrakech, le film a été remarqué pour son approche engagée et son accessibilité, capable de toucher autant les cinéphiles avertis que le grand public avide d’histoire et d’émotions fortes.
Un casting au service de l’Histoire
Pour donner vie à ce récit, Fanon s’appuie sur un casting solide mêlant nouveaux visages et acteurs confirmés. Dans le rôle-titre de Frantz Fanon, le jeune Alexandre Bouyer crève l’écran. Encore peu connu du grand public, Bouyer incarne avec justesse le charisme, la détermination et la sensibilité du héros anticolonial. Son Fanon apparaît d’abord comme un homme courtois et plein d’assurance – débarquant en costume impeccable avec son diplôme de psychiatre – pour peu à peu révéler le militant ardent qui sommeille en lui face à l’injustice.
Aux côtés de ce nouveau talent, on retrouve la comédienne belge Déborah François dans le rôle de Josie, l’épouse de Fanon. Elle compose un personnage de femme forte et bienveillante, soutien indéfectible de son mari dans son combat. Si Josie Fanon est souvent en retrait dans le film, son importance transparaît dans chaque scène où Déborah François lui apporte sa grâce et sa détermination – rappelant que Josie fut elle-même une militante engagée.
Le reste de la distribution renforce la crédibilité historique du film. L’acteur vétéran Olivier Gourmet prête ses traits à le Pr Darmain, le directeur de l’hôpital de Blida, représentant d’une autorité coloniale paternaliste et cynique face aux méthodes novatrices de Fanon. Stanislas Merhar incarne quant à lui le sergent Rolland, un militaire français zélé dont la brutalité féroce envers les détenus et les insurgés algériens incarne la violence d’État – un rôle dur et nuancé où Merhar montre comment l’oppression déshumanise aussi l’oppresseur. On note également la présence de Mehdi Senoussi dans le rôle d’Hocine, un infirmier algérien qui introduit Fanon aux réalités de la résistance locale, ou encore Salomé Partouche et Arthur Dupont campant de jeunes collègues juifs d’Algérie pris entre deux feux.
Chaque acteur, du premier rôle aux seconds rôles, apporte une authenticité et une profondeur qui servent le propos du film. Ce casting engagé permet de donner vie à toute une galerie de personnages représentatifs d’une époque, et contribue à faire deFanonune fresque humaine autant qu’un récit historique.
Thématiques engagées : colonialisme, psychiatrie et quête de justice
Au-delà du destin individuel de Frantz Fanon, le film aborde frontalement des thématiques universelles qui résonnent encore aujourd’hui. Fanon jette une lumière crue sur les ravages du colonialisme et la déshumanisation systémique qu’il engendre. Dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique de Blida, le jeune médecin découvre des patients algériens traités avec une violence institutionnalisée – camisoles de force, privations, humiliations quotidiennes – révélant une continuité glaçante entre l’oppression coloniale à l’extérieur et les méthodes asilaire à l’intérieur.
En humaniste, Fanon s’attache à redonner dignité à ces malades oubliés, ouvrant grand les fenêtres de salles jusque-là plongées dans l’obscurité, abolissant les châtiments arbitraires et instaurant un traitement égalitaire pour tous. Ces scènes, d’une puissance symbolique forte, font écho à la situation politique du pays : elles illustrent en microcosme la condition du peuple algérien sous la colonisation, traité en étranger sur sa propre terre.
Le film explore aussi la prise de conscience et la radicalisation progressive de Fanon. Témoin direct des souffrances infligées par le régime colonial, le psychiatre en vient à conclure que si l’on traite des êtres humains « comme des animaux, ils ont toutes les raisons de prendre les armes contre leurs oppresseurs ». Fanon montre comment la compassion du médecin se mue en engagement politique concret, à mesure que la guerre d’Algérie s’intensifie. Des réunions secrètes avec le FLN (Front de Libération Nationale) aux dilemmes moraux quant à son serment de soignant, Fanon s’implique de plus en plus dans la lutte pour la liberté, quitte à risquer sa carrière et sa vie.
En filigrane, le long-métrage met en avant la puissance de la pensée et de l’écriture comme armes de combat. On voit le protagoniste dicter à sa femme ses réflexions et constats, qui deviendront plus tard des pages essentielles de Les Damnés de la Terre.
Le scénario, co-écrit par Jean-Claude Barny et Philippe Bernard, réussit le pari d’intégrer des extraits de la prose vibrante de Fanon de manière accessible, sans jamais sombrer dans le didactisme. Ainsi, le public entend la voix de Fanon – à travers certaines de ses phrases percutantes – tout en voyant se dérouler sous ses yeux les injustices qui ont inspiré ces mots. Les thèmes de l’aliénation, du racisme institutionnalisé, de la révolte légitime et de la quête de dignité parcourent le film, lui conférant une résonance contemporaine remarquable. À l’heure où les débats sur le passé colonial et le racisme systémique refont surface partout dans le monde,Fanonapporte une perspective historique éclairante. Il rappelle avec force que les combats menés hier pour l’égalité et la justice continuent d’inspirer ceux d’aujourd’hui.
Un film à ne pas manquer : entre leçon d’histoire et choc émotionnel
Pourquoi le public devrait aller voir Fanon ? D’abord, pour la découverte d’une figure historique majeure rarement portée à l’écran. Frantz Fanon est un héros méconnu du grand public dont la vie romanesque et les idées visionnaires méritent d’être connues de tous. Le film offre une leçon d’histoire vivante, incarnée par des personnages attachants et pris dans le tourbillon de l’Histoire. C’est l’occasion de comprendre de l’intérieur les enjeux de la guerre d’Algérie et les origines de la pensée anticoloniale, à travers le regard d’un homme qui a vécu ces déchirements dans sa chair.
Ensuite, Fanon n’est pas qu’un film instructif – c’est un drame captivant mené comme un thriller politique. La réalisation de Barny maintient une tension dramatique constante, notamment dans sa dernière partie où l’intrigue prend des allures de suspense clandestin autour des activités de Fanon avec les indépendantistes. Le spectateur est tenu en haleine, même s’il connaît l’issue historique, grâce à une mise en scène efficace et une bande-son envoûtante qui soulignent à la fois l’urgence et l’émotion (la musique originale de Thibault Kientz-Agyeman et Ludovic Louis accompagne avec justesse les moments clés). On ressort de la projection à la fois ému par le destin personnel de Fanon et interpellé par la portée universelle du propos.
Il faut voir Fanon enfin pour son message d’espoir et d’humanité. Malgré la noirceur des événements décrits, le film est porté par la conviction que des individus courageux peuvent faire bouger les lignes. Fanon y est dépeint non pas comme une icône figée du passé, mais comme un homme en lutte, avec ses idéaux et ses contradictions – un homme qui, face à l’inacceptable, choisit l’action et la solidarité. Ce parti-pris rend le personnage profondément humain et proche de nous. Le public d’aujourd’hui pourra se reconnaître dans ce combat pour la dignité et la justice, toujours d’actualité. Accessible sans sacrifier la profondeur, Fanon réussit le pari de conjuguer divertissement et conscience historique.
En somme, que vous soyez passionné d’histoire, amateur de cinéma engagé, admirateur de l’œuvre de Frantz Fanon ou simplement en quête d’un film intense et intelligent, Fanon s’impose comme un rendez-vous incontournable. Sa sortie en salles le 2 avril 2025 en France est l’occasion de découvrir sur grand écran une page essentielle de l’Histoire revisitée avec talent. Préparez-vous à un voyage émouvant et édifiant dans le passé colonial – une expérience de cinéma qui résonnera longtemps après le générique de fin.
Et si le plus grand manifeste afro-américain des années 2000 n’était pas un livre, mais un dessin animé ? Avec The Boondocks, Aaron McGruder a signé bien plus qu’une série : une satire acérée, un miroir sans filtre de l’Amérique, une œuvre culte devenue référence mondiale. De Huey à Riley, en passant par l’inoubliable Uncle Ruckus, ce cartoon bouscule tout sur son passage — racisme, communautarisme, hypocrisie sociale — et ne laisse aucune conscience intacte.
Du cartoon au coup de poing culturel
Loin des caprices potaches des Simpsons, des vulgarités assumées de South Park ou du cynisme poli de Family Guy, The Boondocks fait figure d’exception. Une série animée qui n’a pas seulement marqué la culture afro-américaine, mais qui a aussi profondément interrogé l’Amérique tout court. Avec ses punchlines assassines, son dessin aussi fluide qu’un clip de Missy Elliott, et ses messages frontaux sur le racisme, le privilège, l’aliénation culturelle et le communautarisme, l’œuvre créée par Aaron McGruder transcende le cartoon. C’est une leçon de politique, de sociologie, et de psychologie collective — livrée dans un format de 22 minutes et enrobée de satire.
Genèse d’un projet radical
Aaron McGruder (Victor Decolongon / Getty Images)
Né en 1974 à Chicago, Aaron McGruder grandit dans un quartier majoritairement blanc du Maryland. Issu d’un foyer éduqué et éveillé politiquement, il se passionne très tôt pour le hip-hop, la bande dessinée et le black radical thought. En 1996, alors qu’il n’a que 22 ans, il lance The Boondocks sous forme de comic strip dans le Diamondback, journal étudiant de l’Université du Maryland.
Refusé par plusieurs éditeurs qui jugent son propos « trop radical« , The Boondocks finit par être distribué par Universal Press Syndicate en 1999. En moins de deux mois, il est publié dans 195 journaux américains — un record historique. Le ton est donné : Huey Freeman, son jeune héros, ne fera aucune concession. L’Amérique a désormais un cartoon qui pense comme Malcolm X et frappe comme Public Enemy.
De la case papier à l’écran : l’arrivée sur Adult Swim
En 2005, Cartoon Network, via son segment Adult Swim, offre à McGruder la liberté éditoriale que d’autres lui avaient refusée. Le premier épisode de la série — « The Garden Party » — est une claque. On y découvre Huey et Riley Freeman, deux frères afro-américains fraîchement installés dans une banlieue blanche chez leur grand-père Robert, à Woodcrest. L’un est révolutionnaire, lecteur d’Assata Shakur. L’autre, fan de Lil Wayne, rêve de devenir gangsta rappeur.
La série mélange satire mordante, culture hip-hop, critiques sociales et références pop dans une alchimie inédite. Chaque épisode devient une capsule d’analyse politique : un miroir tendu à une société qui refuse de se regarder.
Personnages-miroirs d’une Amérique fracturée
Huey Freeman : 10 ans, intellectuel précoce, inspiré du fondateur des Black Panthers, Huey P. Newton. Sa conscience politique n’a d’égale que sa mélancolie. Il incarne la lucidité.
Riley Freeman : 8 ans, aspirant rappeur, consumé par l’imagerie bling-bling et la rue fantasmée. Il est la critique vivante de l’américanisation des jeunes Noirs.
Grandpa Robert Freeman : figure autoritaire, parfois dépassée, tiraillée entre tradition et adaptation.
Uncle Ruckus : afro-américain haineux de sa propre race, figure tragique et comique de l’aliénation suprême. L’incarnation de l’auto-colonisé.
Jasmine Dubois : métisse, fille d’un père noir (Tom, avocat) et d’une mère blanche. Elle personnifie l’innocence perdue face aux révélations douloureuses du racisme.
Ed Wuncler III et Gin Rummy : deux blancs richissimes, « gangstas » autoproclamés. Parodie des privilèges, ils illustrent l’impunité dont jouissent les puissants.
Des thématiques aussi violentes que vraies
Racisme structurel, privilège blanc, responsabilité communautaire, culte de la célébrité, masculinité toxique, justice à deux vitesses : rien n’échappe à The Boondocks. La série est une bibliothèque de luttes post-civil rights.
L’un des épisodes les plus célèbres, « The Trial of R. Kelly« , critique de manière frontale le soutien communautaire aveugle à une star accusée d’abus sexuels. Un procès fictif, miroir glaçant de la réalité, où les fans de l’artiste, majoritairement noirs, refusent de condamner leur idole. Huey, seul contre tous, incarne la voix de la raison. Une parabole déchirante sur le danger de l’aveuglement communautaire.
Le communautarisme : rempart ou prison ?
Dans The Boondocks, McGruder ne dénonce pas seulement le racisme blanc. Il expose aussi les zones d’ombre internes à la communauté noire américaine : la glorification du gangstérisme, le rejet des intellectuels, le colorisme, la misogynie.
Il déconstruit l’idée que défendre sa communauté signifie la sanctifier. Bien au contraire, McGruder prône une autocritique courageuse, seule voie vers l’émancipation réelle.
Dans une scène culte, Riley refuse de dénoncer deux cambrioleurs… parce qu’ils ont le « swag ». Le drame ? Ce sont ses propres amis, et ils ont volé son grand-père. Fidélité à la « street » ou trahison silencieuse ? L’épisode interroge avec subtilité le poids des loyautés toxiques.
Un dessin animé… mais pas pour les enfants
Série animée classée « adultes », The Boondocks ne cherche pas l’universalité édulcorée de Pixar. Ici, pas de magie ni de happy ending. L’humour est noir, tranchant, parfois dérangeant. Le langage est cru. Mais la profondeur du propos est telle que chaque épisode résonne comme un essai visuel.
Le style graphique — d’inspiration manga — sublime l’écriture. L’esthétique emprunte à l’animation japonaise (notamment Samurai Champloo ou Cowboy Bebop) tout en conservant un ancrage typiquement américain dans les dialogues et les codes culturels
Un héritage global
À sa sortie, The Boondocks est perçu comme une œuvre afro-américaine, for us, by us. Mais depuis quelques années, la série s’internationalise. Elle devient culte auprès des diasporas noires du monde entier, et plus largement chez les amateurs de satire intelligente.
Des extraits circulent sur Twitter, TikTok, Reddit. Des Européens mettent Huey ou Riley en photo de profil. L’œuvre change de statut : de produit culturel afro-américain, elle devient référence diasporique mondiale.
Et maintenant ?
En 2019, un reboot est annoncé sur HBO Max, avec McGruder de retour aux commandes. Mais le projet est suspendu après le décès de John Witherspoon (voix de Grandpa). L’avenir de la série est incertain, mais son héritage est déjà scellé.
The Boondocks n’a pas seulement diverti. Il a élevé, interrogé, secoué. Il a planté une graine dans l’esprit d’une génération : celle de la conscience noire, complexe, critique, et surtout libre.
Une œuvre miroir, une œuvre manifeste
Si The Boondocks continue de résonner avec autant de force, c’est parce qu’il parle aux marges, aux oubliés, aux éveillés. Il ne cherche pas à plaire, mais à faire réfléchir. Et dans une époque saturée de récits aseptisés, cela relève presque du courage politique.
Oui, c’est une série animée. Mais c’est surtout un manifeste dessiné pour une génération qui cherche encore comment naviguer dans un monde qui ne lui a jamais été offert.
Notes et références
Aaron McGruder, interview with The Source, 2004
“The Boondocks: A Revolutionary Cartoon”, NPR Podcast, 2006
The Boondocks Bible, McGruder & Asante, HarperCollins, 2011
New York Times, “Huey Freeman, enfant terrible d’Adult Swim”, 2005
Variety, “The Boondocks reboot stalled at HBO Max”, 2022
Black Voices, “Why Uncle Ruckus is the most dangerous character on TV”, 2017
Dans une Amérique qui aime à se penser post-raciale, le procès glaçant de Jeanne Whitefeather et Donald Lantz, condamnés pour avoir réduit leurs enfants noirs adoptés en esclavage, réactive les fantômes d’un passé qu’on croyait révolu. Voici le récit juridique d’un cauchemar américain – froid, implacable, et terriblement contemporain.
« Faites entrer les coupables »
Ils sont arrivés, menottés, visages figés, dans la salle d’audience du tribunal de Charleston, Virginie-Occidentale. Jeanne Kay Whitefeather, 63 ans. Donald Lantz, 61. Un couple blanc, anodin au premier regard. Des visages de retraités sans histoire. Mais en réalité, les visages d’un enfer domestique d’une violence inouïe, qui a laissé cinq enfants noirs brisés, et un pays une nouvelle fois confronté à ses démons.
Le 22 mars 2025, le verdict est tombé comme une sentence biblique : 215 ans de prison pour elle, 160 pour lui. Aucun espoir de libération. Le juge a parlé. Mais avant la justice, il y a eu les faits. Et les faits, eux, glacent le sang.
Un couple de monstres ordinaires
Nous sommes en 2018. Jeanne et Donald vivent alors dans l’État de Washington. Ils adoptent cinq enfants afro-américains, frères et sœurs, arrachés à un système de protection de l’enfance défaillant, où l’argent prime souvent sur l’éthique. L’affaire n’a rien d’exceptionnel – en apparence.
Mais rapidement, les voisins s’interrogent. Les enfants apparaissent rarement. Pas d’école. Pas de jeux. Pas de rires. Juste des silhouettes épuisées, affairées dans les champs.
Quand la famille déménage en Virginie-Occidentale en mai 2023, le cauchemar s’approfondit. Dans une zone rurale isolée de Sissonville, sans regard extérieur, Jeanne et Donald intensifient leur emprise : les enfants sont réduits à l’état d’outils agricoles. Le mot est pesé : esclaves.
Un système d’adoption comme façade
Entre 2019 et 2023, le couple perçoit près de 300 000 dollars de subventions pour l’accueil des enfants, versés par les autorités fédérales et locales. Ce qui aurait dû garantir leur sécurité a, au contraire, financé leur enfermement.
La juge Maryclaire Akers ne mâche pas ses mots lors du verdict :
« Vous avez adopté ces enfants non pas par amour, mais pour les exploiter. Parce qu’ils étaient noirs. Vous les avez achetés pour les réduire en esclavage. »
Les faits présentés au procès corroborent ce constat glaçant : les enfants étaient désignés dans les SMS échangés entre les deux adultes comme “des porcs” ou “des singes”. Ils étaient battus, affamés, et soumis à des punitions dégradantes. Des insultes racistes fusaient au quotidien. Ils n’avaient pas le droit d’entrer dans la maison principale. Ils vivaient dans un hangar.
L’arrestation : une soirée d’octobre 2023
C’est un voisin inquiet qui alerte les services sociaux. Il a vu Donald enfermer deux adolescents dans une remise métallique et partir, comme si de rien n’était. Les secours arrivent. Ils découvrent l’impensable.
Deux garçons de 14 et 16 ans, nus, affamés, allongés à même le sol en béton, sans eau ni toilettes. Une fillette de 9 ans est retrouvée enfermée dans un grenier, recroquevillée, les bras couverts de marques.
La travailleuse sociale, choquée, appelle immédiatement les forces de l’ordre. Le couple est arrêté le 2 octobre 2023. Une enquête est lancée. L’Amérique se réveille face à l’indicible.
« Ils nous appelaient des animaux »
Le procès dure plusieurs mois. Les témoignages sont insoutenables.
L’aînée des enfants, aujourd’hui majeure, prend la parole :
« Ils me pulvérisaient du spray au poivre quand je ne me réveillais pas assez tôt. Ils m’appelaient “la bête”. Ils me disaient que je ne valais rien. Qu’on nous avait sortis du ghetto pour travailler, pas pour vivre. »
Un autre enfant dira simplement :
« Je croyais que c’était ça, une famille. »
Les avocats de la défense évoquent un « contexte compliqué », des « troubles psychologiques » chez leurs clients. La juge Akers balaie la ligne de défense :
« Ce tribunal ne vous absoudra pas. Ce que vous avez fait, c’est de l’esclavage. Rien d’autre. Et je ne laisserai pas cette réalité être édulcorée. »
Un racisme structurel en plein jour
Ce qui glace autant que l’affaire elle-même, c’est la structure qui l’a rendue possible.
Pourquoi ces enfants ont-ils été placés chez Jeanne et Donald ? Pourquoi aucun contrôle sérieux n’a été effectué pendant cinq ans ? Pourquoi personne n’a vu les signaux d’alarme ?
La réponse tient dans un système américain d’adoption souvent motivé par des intérêts financiers, où les enfants noirs sont les plus nombreux à être placés, les moins souvent adoptés, et donc les plus vulnérables.
La juge l’a dit :
« Ces enfants ont été choisis pour leur couleur de peau. »
Le précédent historique : l’écho de l’esclavage
Ce procès n’est pas un simple cas de maltraitance aggravée. Il s’inscrit dans une longue histoire.
Depuis les plantations de coton jusqu’aux orphelinats du XXIe siècle, le corps noir a toujours été perçu par une partie de la société blanche comme une force à exploiter. L’esclavage n’a pas disparu : il a muté. Il a enfilé le masque du silence rural, celui des hangars et des SMS racistes.
Ce que Jeanne et Donald ont infligé à leurs enfants adoptés, c’est une reproduction quasi littérale de l’esclavage d’Ancien Régime. Pas de salaire, pas de repos, pas de droits. Seulement l’exploitation, la souffrance, la déshumanisation.
Un verdict exemplaire, une société à interroger
Le verdict est historique. Jamais un couple adoptif n’avait été condamné à une telle peine pour des faits de ce type. Mais la vraie question demeure : combien d’autres enfants vivent aujourd’hui dans des conditions similaires, hors du radar ?
L’affaire Whitefeather-Lantz agit comme un révélateur. Un signal d’alarme. La société américaine ne peut plus détourner les yeux. Car ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement le sort de cinq enfants. C’est la santé morale d’une nation entière.
Les ombres ne s’éteignent pas seules
La juge Akers, en prononçant sa sentence, a conclu par ces mots :
« Que Dieu ait pitié de vos âmes, car ce tribunal ne le fera pas. »
Il ne s’agit pas de vengeance. Il s’agit de justice. D’un pays qui regarde enfin en face ses fantômes, et qui refuse de les laisser hanter une nouvelle génération.
Mais l’Amérique tiendra-t-elle cette promesse ? Ou bien l’affaire Whitefeather-Lantz ne sera-t-elle qu’un énième épisode de son éternel procès avec elle-même ?
Notes et références
BFMTV – Un couple américain condamné à 215 et 160 ans pour esclavage d’enfants noirs adoptés – https://www.bfmtv.com
CNEWS – États-Unis : un couple condamné pour avoir réduit en esclavage ses enfants adoptés – https://www.cnews.fr
Fondas Kreyol – Esclavage moderne en Virginie : l’Amérique face à son reflet – https://fondaskreyol.org
Linfo.re – Deux Américains condamnés à plus de 200 ans de prison pour avoir fait travailler leurs enfants adoptés comme esclaves – https://www.linfo.re
The Guardian – White couple sentenced to decades for enslaving Black adopted children (consulté via sources croisées)
Human Rights Watch – The Foster Care-to-Prison Pipeline in the U.S. (rapport 2022)
Department of Health and Human Services (HHS) – Annual Report on Adoption and Foster Care Statistics – USA 2023
U.S. Department of Justice – Child Abuse and Neglect Statistics, Federal Prosecutions, 2024
Ils ont rappé quand ce n’était pas à la mode. Arsenik, duo fondé par Lino et Calbo, a transformé la banlieue en temple du verbe, imposant une esthétique, une pensée, une fierté noire, bien au-delà du hip-hop. Leur histoire est celle d’un rap qui résiste, qui pense, qui inspire. Retour sur un parcours monumental, de Viller-le-Bel aux studios de Jimmy Finger, de la danse à la littérature, entre combat social et élégance vestimentaire.
En France, dans la mémoire collective du rap, certains noms crèvent l’écran. IAM, NTM, Booba, Kerry James… Mais parfois, au milieu des panthéons trop rapidement dressés par des algorithmes ou des tops TikTok, se perd le nom d’un duo qui, à force d’intégrité, de verbe affûté et d’engagement, a redessiné les contours de la culture hip-hop à la française : Arsenik.
Arsenik, ce sont d’abord deux frères, Calbo et Lino, nés Gaëlino et Calboni Bényaï, originaires du Congo-Brazzaville, mais à la trajectoire bien hexagonale. D’abord élevés entre le Zaïre, Bordeaux, Lyon, et finalement Villiers-le-Bel, ils grandissent dans un décor de diaspora, de quartier populaire, d’espérances tênues et de musique. Ils ne sont pas nés rappeurs. Ils le sont devenus, à coups de breakdance, de sessions graffiti, de DJ sets de quartier. Le hip-hop est pour eux un art total, une réponse à la société qui les regarde trop souvent de haut.
Des breakers à la rime : une ascension organique
L’histoire commence véritablement avec une proposition d’éducateur : danser en Hongrie. Calbo et Lino sautent sur l’occasion. Ils mentent aux parents, prennent l’avion, foulent la scène. Ce sera leur premier vrai choc culturel, mais aussi le moment d’une réalisation : l’art peut être un passeport. De retour à Villiers-le-Bel, leur réputation explose. Leur trajectoire bifurque quand ils croisent DJ Desh, figure de la scène hip-hop locale, qui les introduit au studio. Premier titre, « Bal Trap« , sur la compilation L’art d’utiliser son savoir (1995), première cartouche tirée.
De par son audace, Secteur A a estampillé les années 1990, sur le plan artistique autant que par le modèle économique mis en oeuvre. Fifou
Ils rejoignent alors le Secteur Ä, collectif mythique du 95 fondé par Kenzy, qui regroupe Ministère AMER, Doc Gyneco, Passi, Stomy Bugsy… Arsenik devient rapidement un pilier de ce mouvement. Les compiles s’enchaînent, les apparitions se multiplient, la fièvre monte.
1998, l’épiphanie : Quelques gouttes suffisent
Le 5 juin 1998, cinq jours avant le coup d’envoi de la Coupe du Monde, sort l’album Quelques gouttes suffisent. Produit en quasi huis clos, par souci de concentration, le disque marque un tournant dans le rap français. Dès l’intro, le ton est donné : Arsenik ne rappe pas pour plaire, il rappe pour dire.
Le flow de Lino, acéré, littéraire, sombre, tranche avec le style de Calbo, plus grave, percussif, charnel. Les deux voix s’entrelacent, se cognent et s’étreignent, comme les poings et les poèmes d’une même lutte. Les productions, signées notamment par Jimmy Finger, sont des sculptures sonores, parfois jazzy, souvent brutes, toujours habillées d’une mélancolie urbaine.
Le titre « L’enfer remonte à la surface » résonne encore aujourd’hui comme un psaume pour les générations sacrifiées. L’album est certifié disque d’or (plus de 100 000 exemplaires vendus, à l’époque sans streaming). Mais au-delà des chiffres, c’est la cover du disque qui marque aussi la culture : Arsenik en Lacoste. Là où les autres arborent des marques US, eux choisissent l’élégance à la française, qui deviendra une signature du style banlieusard des années 2000.
Bisso Na Bisso : le retour aux sources
En 1999, Calbo et Lino s’engagent dans un projet novateur : le collectif Bisso Na Bisso (« entre nous » en lingala). L’idée : mêler le rap à la rumba congolaise, reconnecter les racines africaines à la banlieue française. Avec Passi, Ben-J (Neg’Marrons), Mystik, ils signent un album pionnier du « rap afro » avant l’heure. Ce projet, salué autant en France qu’en Afrique, leur ouvre un nouveau public, celui de la diaspora africaine.
2002 : Quelque chose a survécu et la maturité
Quatre ans après leur premier opus, Arsenik revient avec Quelque chose a survécu. Plus introspectif, moins frontal, l’album montre un duo qui a grandi. Le featuring avec RZA du Wu-Tang Clan concrétise leur rêve d’adolescents. Le projet s’écoule à plus de 200 000 exemplaires. Mais il marque aussi la fin d’un cycle. L’ère du Secteur À s’éteint. Le duo ralentit.
Des chemins parallèles, une même flamme
Lino poursuit une carrière solo saluée : Paradis Assassinné (2005), Requiem (2015), des collaborations avec Booba, Dinos, Youssoupha.
Il devient une sorte de griot urbain, adulé pour sa plume. Calbo, plus discret, revient en 2021 avec un livre, Quelques gouttes de plus, où il livre des anecdotes intimes, dont une rencontre avec Nelson Mandela. En 2022, il sort un projet musical du même nom.
Un héritage vivant
Arsenik, c’est plus que deux frères. C’est une école. Une manière de kicker, de raconter la rue sans folklore, avec une densité lexicale rarement égalée. C’est un exemple d’humilité pour les jeunes artistes : une ascension par le travail, le respect des racines, la transmission. En 2025, à l’heure où le rap est numérisé, industrialisé, parfois déshumanisé, le nom d’Arsenik continue de sonner comme une promesse : celle d’un art sincère, intègre, percutant.
Et si quelques gouttes suffisent à renverser le game, Arsenik, eux, en ont versé des torrents.
Figure majeure de la Troisième République, Gaston Gerville-Réache fut un intellectuel engagé, avocat, député et journaliste d’extrême gauche originaire de la Guadeloupe. Visionnaire, il s’est battu pour l’application des lois sociales aux colonies, l’émancipation des populations noires et une République réellement universelle. Son héritage politique et symbolique reste un pilier de la mémoire guadeloupéenne et de l’histoire des luttes anticoloniales françaises.
Gaston Gerville-Réache, figure emblématique de la politique guadeloupéenne, incarne la complexité des trajectoires postcoloniales françaises. Né le 23 août 1854 à Pointe-à-Pitre, il s’est imposé comme un acteur majeur de la Troisième République, naviguant entre engagement politique, journalisme militant et défense des droits humains. Son parcours, jalonné de combats pour la justice sociale et l’égalité, résonne encore aujourd’hui dans les débats contemporains sur l’identité, la citoyenneté et l’héritage colonial.
Issu d’une famille modeste, fils d’un greffier de la cour d’appel, Gerville-Réache grandit dans une Guadeloupe encore marquée par les stigmates de l’esclavage aboli en 1848. Très tôt, il est confronté aux réalités d’une société en pleine mutation, où les aspirations d’égalité se heurtent aux structures héritées du passé colonial. À 17 ans, il quitte son île natale pour poursuivre ses études au lycée de Versailles, en France métropolitaine. Cette expérience hexagonale le confronte aux subtilités des rapports raciaux et sociaux de la métropole, forgeant en lui une conscience aiguë des enjeux liés à la condition des Noirs dans l’empire français.
Après une brève expérience d’enseignement de la philosophie en Haïti, Gerville-Réache revient en France pour étudier le droit. Reçu avocat, il s’inscrit au barreau de Paris et intègre la rédaction du journal La Justice, fondé par Georges Clemenceau. En tant que rédacteur judiciaire, il affine sa plume et développe une sensibilité particulière aux questions de justice et d’équité. Cette période journalistique est cruciale : elle lui permet de tisser des liens avec des figures influentes de la gauche républicaine et d’affirmer ses convictions politiques.
En 1881, à seulement 27 ans, Gerville-Réache est élu député de la première circonscription de la Guadeloupe. Son élection marque le début d’une carrière parlementaire exceptionnelle, jalonnée de six mandats successifs jusqu’en 1906.À l’Assemblée nationale, il se distingue par son activisme en faveur des colonies, plaidant pour la diversification des cultures agricoles, l’amélioration de l’enseignement primaire et l’application des lois sociales, notamment celles interdisant le travail des enfants. Son engagement en faveur de l’élection des magistrats au suffrage universel témoigne de sa volonté de démocratiser les institutions coloniales et de donner une voix aux populations locales.
Gerville-Réache est une figure complexe, oscillant entre radicalisme et pragmatisme. S’il débute sa carrière politique à l’extrême gauche, il se rapproche progressivement de l’Union des gauches, adoptant une posture plus modérée qu’il qualifie lui-même de « radical se soumettant à la volonté nationale« . Cette évolution reflète les tensions inhérentes à son engagement : comment concilier les idéaux révolutionnaires avec les réalités politiques d’une République encore marquée par les logiques coloniales ? Son rôle dans l’affaire Dreyfus illustre également cette ambivalence. Initialement favorable à la révision du procès, il adopte par la suite une position plus réservée, suscitant des critiques de la part de ses contemporains.
Au-delà de son action politique, Gerville-Réache laisse un héritage culturel et familial significatif. Son engagement en faveur de l‘abolition de l’esclavage au Brésil en 1888, matérialisé par l’organisation d’un banquet commémoratif, témoigne de sa solidarité avec les luttes panafricaines et anticoloniales. Par ailleurs, sa descendance illustre la continuité de son influence : son petit-neveu, Lucien Gerville-Réache, fut conseiller général et poète, et son arrière-petit-neveu n’est autre que le chanteur et compositeur Laurent Voulzy.
Gaston Gerville-Réache incarne les contradictions et les espoirs d’une époque charnière, où les anciennes colonies cherchent à redéfinir leur place au sein de la République française. Son parcours, entre engagement local et action nationale, entre radicalisme et modération, reflète les défis auxquels furent confrontés les hommes politiques issus des territoires ultramarins. Aujourd’hui encore, son combat pour l’égalité, la justice sociale et la reconnaissance des identités plurielles résonne avec une acuité particulière, invitant à une réflexion profonde sur l’héritage colonial et les chemins de l’émancipation.
Dans Prosper, le réalisateur Yohann Gloaguen métisse la comédie et le fantastique pour livrer une satire sociale haute en couleur. Jean-Pascal Zadi y incarne un chauffeur Uber timide possédé par l’esprit d’un dandy gangster, explorant la sapologie – l’art vestimentaire venu du Congo – comme outil d’émancipation. Un film littéraire et engagé où la double identité, la masculinité noire et l’héritage culturel afro-français s’entrelacent dans un récit aussi poétique qu’accessible.
La sape, plus qu’un style, une revanche
Prosper s’ouvre sur un éclat de couleurs et de style : l’univers de la sape (la sapologie), ce mouvement né au Congo qui élève l’élégance vestimentaire au rang d’art de vivre. Mais la sape est bien plus qu’une coquetterie mode : historiquement, c’est une forme de rébellion chic. « C’était un moyen de s’approprier les vêtements des colonisateurs à l’époque… et de les utiliser pour se célébrer eux-mêmes », explique Cindy Bruna, dont la mère est congolaise. En d’autres termes, s’habiller avec une élégance outrancière était une revanche post-coloniale, un pied-de-nez à l’ordre établi. Prosper s’empare de cet héritage pour en faire le cœur battant de son récit.
Le film ne se contente pas de montrer de jolis costumes : il plonge dans la culture sapeur authentique. Pour préparer ce premier long-métrage, Yohann Gloaguen a arpenté les rues de Château Rouge et de la Goutte d’Or à Paris, à la rencontre de sapeurs véritables, afin de « se sentir légitime » et éviter un regard folklorique. Sur le plateau, de vrais dandy congolais comme Jocelyn Armel, le “Beau Bachelor”, ont fait le déplacement pour partager leur passion et leur savoir-faire.
« Ils étaient beaux, élégants… Il y a une histoire profonde derrière la sapologie. C’est vraiment un art de vivre, un art de se célébrer et un mode de vie » confie Cindy Bruna, émerveillée par cette dimension politique et poétique du style. La sapologie devient ainsi dans Prosper un personnage à part entière, symbole de fierté et de résistance culturelle.
Le titre du film lui-même, Prosper, semble promettre la réussite et l’élévation. Et de fait, pour son héros, enfiler des bottines en croco vernies équivaut à chausser la confiance en soi. « J’aimais l’idée d’utiliser le vêtement pour prendre confiance », souligne Cindy Bruna, séduite par un scénario où un homme timoré se transforme via le pouvoir d’une paire de chaussures. La sape est son armure et son moteur d’émancipation.
Chaque costume flamboyant, chaque accessoire léché devient un manifeste identitaire : on s’affirme, on clame « on est beaux » et on n’a pas peur de le dire, comme l’a compris le réalisateur après avoir découvert ce « mouvement qui [le] touche beaucoup par la manière de vouloir être soi… et de ne pas avoir peur de dire qui on est. » Dans Prosper, la sape n’est pas qu’un défilé de mode, c’est un défi lancé aux stéréotypes, une célébration de la fierté noire par le biais du style.
Entre fantastique et chronique sociale
Si Prosper embrasse la fantaisie des chaussures magiques, il ancre aussi son récit dans une réalité sociale bien concrète. Le film débute comme une chronique d’un quotidien précaire : Prosper, chauffeur VTC « à côté de ses pompes » (le jeu de mots s’impose), vit encore chez sa mère et enchaîne les courses, symbole d’une jeunesse qui peine à décoller. C’est un monsieur-tout-le-monde un peu perdu, un de ces héros ordinaires que le cinéma français affectionne, à ceci près qu’il est noir, ivoirien d’origine, et évolue dans un Paris métissé rarement montré avec autant d’authenticité.
Jean-Pascal Zadi décrit Prosper comme un alter ego : « le rôle de Prosper, c’était vraiment moi… C’était hyper facile de le jouer » confie-t-il. Son naturel candide et légèrement loser évoque les personnages de Pierre Richard, le grand blond des comédies des années 1970, si ce n’est qu’ici « le grand blond est un grand noir, et Jean-Pascal Zadi chausse de la godasse en cuir de crocodile » pour prendre sa revanche.
Le réalisme presque doux-amer de cette chronique sociale bascule soudain dans le fantastique débridé lorsqu’une nuit, Prosper voit son destin chamboulé. Il prend en charge un mystérieux passager ensanglanté, assiste impuissant à sa mort, puis – dans un moment d’égarement teinté d’humour noir – lui dérobe ses luxueuses bottines. Ce qui aurait pu rester un fait divers macabre tourne alors au conte surnaturel : en enfilant ces chaussures, Prosper se fait littéralement posséder par l’esprit du défunt, un charismatique gangster répondant au surnom de King.
Dès lors, le film opère un savant mélange des genres. « Il y a de la comédie, une trame de polar et du fantastique avec ces chaussures magiques qui permettent au personnage de se dédoubler », résume Yohann Gloaguen. En effet, Prosper passe en un claquement de doigts du burlesque (un quidam dépassé par une situation extraordinaire) au thriller criminel (une enquête pour retrouver le tueur de King), tout en flirtant avec le film fantastique pur et dur (un esprit vengeur à apaiser).
Ce grand écart tonal pourrait déconcerter, mais Yohann Gloaguen parvient à créer une alchimie cohérente entre ces univers. La caméra de Thomas Brémond, le directeur photo, navigue avec aisance entre les rues grises de banlieue et les explosions chromatiques des soirées sapeurs. Le Paris de Prosper n’est pas idéalisé : on y voit des barres d’immeubles, des embouteillages, des marchés africains – un terrain réaliste, presque documentaire, sur lequel vient se greffer le merveilleux.
Ce parti pris rappelle l’énergie fiévreuse de certains films comme Uncut Gems des frères Safdie (d’ailleurs cité en inspiration pour son style visuel rugueux), où la frénésie du réel se teinte d’hallucination. Ici, la possession de Prosper par King est autant un ressort comique qu’une métaphore sociale : c’est la collision de deux mondes – celui d’en bas, invisible et modeste, et celui d’en haut, flamboyant mais criminel.
Prosper et King, unis dans un seul corps, enquêtent pour démasquer l’assassin de King, nous dit le synopsis. L’enquête qui s’ensuit sert de fil rouge, mais c’est surtout un prétexte pour explorer la rencontre de ces deux identités que tout oppose. À mesure que Prosper navigue entre deux personnalités, le film épingle au passage quelques travers de la société française.
On rit, par exemple, des quiproquos qu’entraîne cette cohabitation forcée : Prosper, d’ordinaire poli et effacé, se met soudain à parler argot verlan et à bomber le torse quand le gangster prend le dessus, semant la panique chez ses proches. Ces malentendus donnent lieu à des situations savoureuses, où ceux qui entourent le héros comprennent souvent moins bien que le spectateur ce qui se trame.
La satire sociale affleure aussi dans les détails : la relation de Prosper avec sa mère (une mère africaine protectrice incarnée par Salimata Kamate) dit quelque chose de la place des enfants d’immigrés, tandis que son statut de petit auto-entrepreneur renvoie à la galère économique contemporaine. Le fantastique, loin de diluer le propos, permet au contraire un regard lucide sur ces réalités, avec la distance de l’humour et de l’allégorie.
Jean-Pascal Zadi : un double rôle entre ombre et lumière
Au centre de ce tourbillon de genres, Jean-Pascal Zadi réalise une performance en doublure miroir impressionnante. Lui qui nous a habitués à son propre rôle (notamment dans son mockumentary Tout simplement noir, où il jouait une version satirique de lui-même) se glisse ici dans la peau de deux personnages aux antipodes. D’un côté Prosper, tendre candide un brin maladroit ; de l’autre King, criminel sûr de lui au charisme flamboyant. « Pour interpréter King, il a fallu que j’aille chercher autre chose, et ça me faisait très peur », avoue l’acteur-scénariste, heureux de trouver un rôle différent des comédies où « il a juste à être lui-même ».
Gloaguen raconte d’ailleurs avoir contacté Zadi précisément pour le surprendre : « Je ne voulais pas qu’il soit Jean-Pascal Zadi, mais qu’il incarne un personnage », dit-il. Le résultat donne raison au cinéaste.
Zadi excelle dans ce grand écart schizophrénique. En Prosper, il est d’une vulnérabilité attachante : sourire gêné, regard fuyant, démarche empruntée. Ce personnage de « grand gentil un peu benêt » fait sourire et émeut tout à la fois. L’acteur y apporte son art exquis du relâchement, cette spontanéité naturelle qui l’a imposé comme un visage précieux du cinéma français récent. Puis, lorsqu’il bascule en King, Zadi change de registre comme on change de veste (en l’occurrence, une veste zébrée ou un costard à paillettes) : son sourire devient carnassier, son phrasé se fait rude, son corps occupe soudain tout l’espace.
Il parvient à incarner la peur et le respect que suscite ce gangster sorti d’outre-tombe, tout en conservant une pointe de dérision – car King est aussi extravagant qu’impitoyable. Cette dualité rappelle les classiques du dédoublement identitaire, du Docteur Jekyll et Mister Hyde à The Mask, mais ancrés dans la réalité afro-parisienne. Voir Zadi jongler ainsi avec deux facettes est un plaisir rare : le film porte bien son surnom de « double dose de Jean-Pascal Zadi ». En un seul métrage, l’acteur nous fait rire, nous touche et nous bluffe, confirmant qu’il est une tête d’affiche incontournable et audacieuse du moment.
Par ailleurs, Zadi partage l’écran avec une solide galerie de seconds rôles qui enrichissent encore l’histoire. Makita Samba et Ralph Amoussou, notamment, campent des figures du quartier Château Rouge avec une précision délicieuse, apportant ancrage et crédibilité à l’univers du film. Leur présence, aux côtés de vétérans comme Mamadou Minté ou Slimane Dazi, illustre la diversité de talents du cinéma noir francophone d’aujourd’hui, trop rarement mis en lumière. Prosper réussit à peindre Paris aux couleurs de la sapologie tout en donnant sa chance à toute une communauté d’acteurs de briller dans des rôles nuancés. Et bien sûr, au milieu de ce cercle d’hommes, une femme tire particulièrement son épingle du jeu : Cindy Bruna.
Cindy Bruna, la révélation engagée de Prosper
Pour Cindy Bruna, mannequin française internationale, Prosper est un baptême du feu au cinéma. Et quel baptême ! La jeune femme, d’ordinaire habituée aux podiums de mode, trouve ici un rôle sur mesure qui fait écho à sa propre histoire. « Dès que j’ai lu le script, j’ai tout de suite été touchée par l’histoire… La sapologie, ça vient du Congo. C’est en lien avec mes origines parce que ma maman est congolaise. Je trouvais que tout était aligné », confie-t-elle. On comprend pourquoi elle s’investit corps et âme dans le projet : Anissa, son personnage, est bien plus qu’une faire-valoir glamour, c’est une héroïne à part entière, complexe et puissante.
Anissa est la petite amie de King, la veuve qu’il laisse derrière lui en étant abattu sous nos yeux. Au départ figure de femme forte et indépendante, sûre de sa valeur, elle vacille en apprenant la mort de son amant. Cindy Bruna livre une interprétation tout en finesse de ce deuil suivi d’une détermination froide : son personnage décide, aux côtés de Prosper, de retrouver l’assassin de King et de se faire justice. Cette quête vengeresse la mène elle aussi à côtoyer le surnaturel. Dans une tournure de scénario astucieuse, l’esprit de King vient également habiter Anissa à un moment clé.
« Ce double jeu était un vrai challenge car je devais incarner deux personnages », explique Cindy Bruna, qui a dû jouer Anissa et King en elle. La scène où la frêle silhouette d’Anissa se redresse pour prendre les intonations et le regard de King est aussi étonnante que jouissive, renvoyant dos à dos les stéréotypes de genre. Bruna s’y révèle actrice, vraie, capable de métamorphose et d’audace.
En coulisses, la néophyte a travaillé d’arrache-pied pour être à la hauteur : coaching intensif, répétitions avec le réalisateur, et surtout des heures à répéter avec Jean-Pascal Zadi. « Jean-Pascal Zadi m’a donné une énergie folle dès qu’il est entré dans la pièce », se souvient-elle, reconnaissante envers son partenaire de jeu expérimenté. Entre eux, le courant passe immédiatement :
« On a travaillé des scènes, il y avait une vraie alchimie… J’ai beaucoup appris de son lâcher-prise ».
Cette complicité transparaît à l’écran dans leurs échanges, oscillant entre tension dramatique et camaraderie drôle. Bruna apporte une touche de fraîcheur et de grâce naturelle à l’univers très masculin du film, et surtout une crédibilité : elle connaît la sape pour l’avoir vécue en famille, et ça se voit.
« Les costumes ont une grande importance dans Prosper. Anissa n’est pas une sapeuse à proprement parler, mais elle aime la sape… Elle peut aussi s’affirmer à travers ses vêtements, comme le font les autres personnages. Ce que je trouve beau », dit-elle. Son élégance dans le film n’est pas qu’esthétique : elle sert le propos sur la confiance en soi et l’affirmation identitaire. Cindy Bruna, par sa présence engagée et sincère, s’impose ainsi comme la révélation de Prosper, preuve que les passerelles entre mode et cinéma peuvent révéler de vraies actrices.
Un conte moderne au cœur du cinéma afro-français
Au-delà de ses péripéties fantaisistes, Prosper se pose en fable moderne sur l’identité et la dignité. Le film déroule un fil thématique clair : comment un homme qui doutait de lui va puiser dans une autre identité la force d’accepter qui il est. Cette idée, universelle, prend ici une résonance particulière dans le contexte afro-français.
Prosper est un Candide noir évoluant dans une société qui trop souvent ne le voit pas. King, l’esprit qui le possède, est l’incarnation de tout ce que Prosper n’osait être – confiant, visible, craint et respecté. Leur union forcée symbolise la quête d’équilibre de nombreux descendants d’immigrés : trouver sa place sans renier ses origines, concilier la douceur apprise et la colère légitime, la discrétion et la revendication.
Dans une séquence finale magistrale, Gloaguen filme une procession cathartique dans les rues de Paris : sapeurs en habit d’apparat, tambours et tam-tams résonnant, foule en transe qui célèbre la mémoire de King dans le quartier de Château Rouge. Cette scène, saisissante de beauté, transcende le simple adieu au personnage pour devenir un hymne à la fierté noire. On y voit des habitants aux balcons, médusés, acclamer ce défilé improvisé – comme si tout un pan de la culture africaine de Paris se révélait au grand jour, conquérant l’attention de tous. Cette procession funéraire et festive, filmée avec émotion et respect, fait de Prosper une véritable ode à la communauté qu’il représente.
Le regard de Yohann Gloaguen, Breton d’origine, aurait pu sembler extérieur. Mais par son travail d’immersion et sa passion communicative (qui a convaincu Cindy Bruna dès leur première rencontre), il signe un film juste et généreux. Prosper n’est pas seulement une comédie fantastique divertissante, c’est aussi un geste culturel important dans le paysage hexagonal. Rares sont les films français à mettre ainsi en lumière la sapologie congolaise, à la fois comme décor et comme métaphore. Rares sont les comédies qui osent mélanger le polar urbain avec une exploration de la masculinité noire et de la transmission identitaire.
En cela, Prosper s’inscrit dans la lignée des œuvres qui élargissent les horizons du cinéma français, aux côtés de récentes réussites comme Tout simplement noirou Les Misérables (pour la représentation des banlieues africaines). Mais Prosper occupe une place qui lui est propre : c’est un conte afro-français inédit, à mi-chemin entre le réalisme magique et la satire, entre le rire et le manifeste. Sa plume est parfois caustique, souvent poétique, toujours bienveillante envers ses personnages.
Porté par la double performance habitée de Jean-Pascal Zadi et la grâce combative de Cindy Bruna, Prospermarque un pas de plus vers un cinéma français plus divers, plus inventif. Le film, sorti en salles le 19 mars 2025, a su trouver son public de festivaliers (sélectionné au Festival de l’Alpe d’Huez) et s’apprête à poursuivre sa vie en VOD dès le 7 avril 2025, offrant à un plus large public la chance de découvrir cette œuvre singulière.
Dans un paysage cinématographique en quête de renouveau, Prosper est une petite révolution feutrée : il prouve qu’on peut divertir en faisant réfléchir, qu’on peut être engagé sans prêcher, et qu’un homme peut retrouver estime de soi en enfilant les chaussures d’un autre. Au final, le film nous laisse avec cette image forte : celle d’un homme ordinaire qui, grâce à une paire de bottines et à la magie de la sape, apprend à se tenir droit et fier, comme un roi en son royaume. Une métaphore puissante de l’élévation de soi, et une nouvelle page inspirante pour le cinéma noir francophone.
Le 29 mars 1988, peu avant 10 heures, Dulcie September est assassinée sur le palier des bureaux de l’ANC au 4e étage du 28 rue des Petites-Écuries, dans le 10e arrondissement de Paris, de cinq balles tirées à bout portant d’un calibre 22 équipé d’un silencieux
1. Jeunesse et début de l’activisme
Dulcie Evonne September naît le 20 août 1935 au Cap, en Afrique du Sud. Issue d’une famille métisse, elle est la deuxième des trois filles d’un enseignant et d’une femme au foyer. C’est dans le quartier multiethnique des Plaines du Cap qu’elle découvre le militantisme contre la discrimination raciale, notamment après l’arrivée au pouvoir du Parti National en 1948, qui instaure officiellement l’apartheid.
En 1951, son père, autoritaire et violent, l’oblige à quitter le collège pour travailler dans un magasin de lingerie. Déterminée, Dulcie suit des cours du soir et termine son cursus secondaire. En 1952, elle intègre une école d’institutrices, malgré les tentatives de son père pour l’en empêcher. En 1957, elle rejoint le Mouvement de l’Unité Non Européenne, un groupe trotskiste opposé à la ségrégation raciale.
Une prise de conscience militante
Dulcie s’émancipe progressivement de son environnement familial oppressif et s’implique activement dans la lutte politique. Elle s’engage auprès du CATA, un syndicat enseignant, puis dans l’Union Démocratique des Peuples d’Afrique Australe, avant de fonder avec ses camarades plusieurs organisations orientées vers la lutte armée.
2. Durcissement du militantisme et emprisonnement
En 1963, Dulcie est arrêtée dans son école lors d’une descente de police. Accusée avec neuf camarades d’avoir planifié un renversement du gouvernement et d’actes de sabotage, elle est emprisonnée sans jugement. En 1964, elle est condamnée à cinq ans de prison.
Durant sa détention, elle poursuit son activisme en enseignant à ses codétenues illettrées. Son engagement dérange : elle est déplacée de prison en prison. En 1969, à la fin de sa peine, elle est placée en assignation à résidence pour cinq ans supplémentaires, avec interdiction d’exercer toute activité politique. Ne supportant plus cette situation, elle s’exile au Royaume-Uni en 1973.
3. L’exil et la lutte depuis l’étranger
Installée à Londres, Dulcie s’engage dans l’African National Congress (ANC) aux côtés d’Oliver Tambo. Elle participe à des campagnes internationales dénonçant les crimes du régime sud-africain. En 1976, elle assiste au massacre de Soweto, où la répression policière tue des centaines d’adolescents noirs manifestant contre l’imposition de l’afrikaans dans les écoles.
À partir de 1979, elle intervient sous l’égide des Nations Unies, voyageant à travers l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Nord pour sensibiliser l’opinion publique. En 1981, elle rejoint la direction de l’ANC en Zambie, puis en 1983, elle est nommée représentante en chef de l’ANC en France, en Suisse et au Luxembourg.
4. L’arrivée en France et la montée des tensions
Dulcie s’installe à Paris en 1984. Son rôle est crucial : mobiliser l’opinion publique française contre l’apartheid. La France, bien que membre de l’embargo de l’ONU contre l’Afrique du Sud, continue des échanges d’armes avec Pretoria, notamment en contrepartie d’uranium sud-africain.
Elle organise en 1986 une Conférence internationale contre l’apartheid à Paris, et travaille avec des mouvements anti-racistes, féministes et de gauche. Toutefois, son activisme dérange. En 1987, elle affirme être sur écoute et subit une agression dans le métro. Elle demande une protection policière, que Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, lui refuse.
5. Assassinat et mystères non résolus
Rassemblement et hommage à Dulcie September, lors de ses funérailles, à Paris, en 1988. Lily Franey/Gamma-Rapho via Getty Images
Le 29 mars 1988, devant son bureau de la rue des Petites-Écuries, Dulcie September est assassinée de cinq balles dans la tête. Sa mort provoque une indignation générale. Ses obsèques ont lieu au Père-Lachaise avant que ses cendres ne soient rapatriées en Afrique du Sud.
La version officielle : Le ministère de l’Intérieur français attribue son meurtre à un règlement de compte entre militants noirs, une explication jugée absurde par ses proches et l’ANC.
La thèse sud-africaine : L’ANC accuse les services secrets sud-africains d’avoir envoyé une unité d’assassinspour éliminer Dulcie en raison de son rôle dans la lutte anti-apartheid.
La piste du trafic d’armes : Des enquêtes indépendantes suggèrent qu’elle aurait été tuée pour avoir découvert un trafic d’armes nucléaires clandestin entre la France et l’Afrique du Sud.
Une complicité française ? : La Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) pourrait avoir couvert ce crime, en raison des intérêts économiques en jeu.
6. Un combat qui résonne encore
En 1994, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) sud-africaine enquête sur le meurtre de Dulcie, mais se heurte au refus de la France de divulguer certains documents classifiés. L’affaire reste non résolue.
Aujourd’hui, de nombreuses rues, écoles et places portent son nom en hommage à son combat. Son héritage rappelle la nécessité de lutter contre l’impunité et de défendre la vérité.
Bibliographie
Dulcie September, une vie pour la liberté, Jacqueline Dérens, 2013
La Françafrique, F.X. Verschave, 1998
Dulcie September and the non-existent ‘death squads in Europe’, Evelyn Groenink
September ‘shot for nuke secrets’, Ilham Rawoot
Unsolved murder of activist is reopened, Fiona Forde
Icône de mode, engagée et fière de ses racines, Cindy Bruna incarne une nouvelle génération de femmes noires audacieuses, influentes et résolument inspirantes.
Une révélation inattendue dans Prosper
Depuis plusieurs années, Cindy Bruna est une figure incontournable du mannequinat international. Égérie des plus grandes maisons de luxe et première mannequin noire d’origine afro-européenne à décrocher un contrat d’exclusivité avec Calvin Klein, elle fait un pas audacieux en se lançant dans le cinéma avec Prosper. Dans ce film, elle donne la réplique à Jean-Pascal Zadi, incarnant Anissa, un personnage qui marque son entrée dans le septième art.
Une transition réussie ? Plus qu’une simple apparition, Cindy Bruna dévoile une profondeur et une présence inattendues. Avec Prosper, elle prouve qu’elle n’est pas seulement une muse, mais une véritable actrice en devenir.
Un passage du mannequinat au cinéma maîtrisé
Dans Prosper, Cindy Bruna incarne Anissa, une femme charismatique et stratégique dans un Paris où se croisent arnaques et quête d’identité. Si son élégance naturelle colle parfaitement à l’univers du film, c’est surtout sa justesse à l’écran qui surprend.
« Je voulais que mon premier rôle ne soit pas juste une apparition, mais un vrai défi« , confie-t-elle. Contrairement à d’autres mannequins passés au cinéma sans convaincre, Cindy Bruna parvient à éviter le piège du simple rôle décoratif.
Aux côtés de Jean-Pascal Zadi, elle trouve un équilibre entre fragilité et assurance, jouant d’un regard perçant et d’une gestuelle subtile qui rappellent les grandes figures féminines du néo-noir.
Un visage familier qui change la donne
Depuis une décennie, Cindy Bruna illumine les podiums des Fashion Weeks de Paris, Milan et New York, collaborant avec Balmain, Chanel, Giorgio Armani et Jean-Paul Gaultier. Son ascension s’accélère lorsqu’elle devient l’une des rares mannequins noires à défiler pour Victoria’s Secret, un exploit qui la propulse au rang d’icône mondiale.
Mais au-delà du glamour, Cindy Bruna est engagée. Son livre Le Jour Où J’ai Arrêté D’Avoir Peur (2022) témoigne de son combat contre les violences faites aux femmes. Cet engagement lui donne une profondeur qui se ressent dans son approche du jeu d’actrice. Avec Prosper, elle ne capitalise pas uniquement sur son image, mais démontre une réelle crédibilité dans le septième art.
Pourquoi son rôle est une avancée pour la représentation
Le choix de Cindy Bruna pour incarner Anissa est symbolique. Dans le cinéma français, les actrices afro-descendantes sont trop souvent cantonnées à des seconds rôles ou des archétypes rigides.
Avec ce film, elle s’inscrit dans une dynamique de renouveau, rejoignant une nouvelle génération d’actrices noires qui revendiquent des rôles plus nuancés. Anissa n’est ni une simple « femme fatale » ni un stéréotype de « femme de gangster« . Elle est un personnage intelligent et maître de son destin, loin des clichés habituels.
Son interprétation rappelle celles de Zoe Kravitz dans The Batman ou Thandiwe Newton dans Westworld – des rôles où les femmes noires sont des protagonistes à part entière, et non de simples faire-valoir.
Une opportunité de carrière prometteuse
Avec Prosper, Cindy Bruna ouvre une nouvelle page de sa carrière. Si ce film marque son entrée dans le cinéma, il est évident que ce ne sera pas son dernier rôle. Elle pourrait suivre la trajectoire de mannequins devenues actrices comme Lupita Nyong’o ou Noémie Lenoir.
Son casting dans Prosper envoie également un message fort sur la diversité dans le cinéma français. Il est temps d’offrir aux talents afro-descendants des rôles plus variés, dans des genres où ils sont encore sous-représentés.
Cindy Bruna prouve que la frontière entre mode et cinéma n’est qu’une question d’opportunité et de travail. Avec ce premier rôle marquant, elle ne se contente pas de jouer, elle incarne un changement culturel vers un cinéma plus inclusif et audacieux.
En 2001, Missy Elliott cartonne avec Dog in Heat. Mais derrière ce titre culte se cache un plagiat d’un morceau camerounais de 1978, Douala by Night, signé Tim et Foty. Un scandale culturel qui illustre les enjeux profonds de la reconnaissance des artistes africains face à l’industrie musicale mondiale.
Makossa piraté à Hollywood
Miss E… So Addictive est le troisième album studio de Missy Elliott, sorti le 15 mai 2001
En 2001, Missy Elliott, figure emblématique du hip-hop américain, sortait son troisième album studio, « Miss E… So Addictive« . Parmi les titres phares de cet opus figurait « Dog in Heat« , une collaboration avec Method Man et Redman. Ce morceau, salué pour son rythme envoûtant et sa production innovante, a contribué à renforcer la réputation de Missy Elliott et de son producteur de longue date, Timbaland, en tant que visionnaires de la musique urbaine.
Cependant, derrière ce succès se cache une histoire méconnue qui traverse les continents et les décennies, reliant les États-Unis au Cameroun. « Dog in Heat » puise en effet une partie de son essence dans « Douala by Night« , un morceau du duo camerounais Tim et Foty, sorti en 1978. Cette connexion inattendue soulève des questions sur l’appropriation culturelle, les droits d’auteur et la reconnaissance des artistes africains sur la scène musicale internationale.
Tim et Foty : pionniers de la musique camerounaise
Jean-Marie Tiam (Tim) et Théodore Epée (Foty)
Dans les années 1970, le Cameroun est le théâtre d’une effervescence musicale sans précédent. Parmi les artistes qui se distinguent, Jean-Marie Tiam (Tim) et Théodore Epée (Foty) forment un duo innovant qui fusionne les rythmes traditionnels camerounais avec des influences funk, disco et soul. Leur musique, caractérisée par des harmonies vocales distinctives et des arrangements sophistiqués, reflète l’urbanisation rapide et la modernité naissante des villes camerounaises.
« Douala by Night« , l’un de leurs morceaux emblématiques, est une célébration de la vie nocturne de Douala, la capitale économique du Cameroun. Sorti en 1978, ce titre capture l’énergie vibrante de la ville et témoigne de la capacité du duo à transcender les frontières culturelles. Le morceau connaît un succès notable en Afrique centrale et de l’Ouest, consolidant la réputation de Tim et Foty comme figures majeures de la scène musicale africaine.
L’ascension de Missy Elliott et Timbaland
Timbaland et Missy Elliot lors des MTV Video Music Awards 2006 – MTV.com Show au Radio City Music Hall à New York City, New York, États-Unis. (Photo prise par John Shearer/WireImage pour MTV.com)
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, Missy Elliott et Timbaland forment un partenariat créatif qui redéfinit le paysage du hip-hop et du R&B. Leur approche novatrice de la production musicale, mêlant des rythmes syncopés à des sonorités électroniques, leur vaut une reconnaissance mondiale. L’album « Miss E… So Addictive » illustre parfaitement cette alchimie, avec des titres qui repoussent les limites conventionnelles du genre.
« Dog in Heat » se distingue par une ligne de basse accrocheuse et une ambiance hypnotique. Cependant, peu de fans savent que cette ligne de basse est directement inspirée de « Douala by Night » de Tim et Foty. Cette appropriation non créditée soulève des questions sur les pratiques de sampling et le respect des droits des artistes originaux.
La découverte du plagiat et la quête de justice
En 2006, Jean-Marie Tiam, alias Tim, décide de réenregistrer « Douala by Night » avec une touche contemporaine. Lors de sessions d’enregistrement à Paris, il est surpris d’apprendre que son morceau est perçu comme une copie de « Dog in Heat » de Missy Elliott. Cette révélation le pousse à enquêter sur l’utilisation de sa composition.
Tim contacte la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) en France pour faire valoir ses droits. Après une analyse approfondie, la SACEM confirme que « Dog in Heat » reprend 70% de la composition de « Douala by Night » sans autorisation ni crédit. Fort de cette validation, Tim engage une action en justice contre Missy Elliott et sa maison de disques.
Les implications culturelles et éthiques
Cette affaire met en lumière les dynamiques complexes de l’industrie musicale mondiale. L’appropriation de musiques africaines par des artistes occidentaux sans reconnaissance adéquate est une problématique récurrente. Elle soulève des questions sur l’équité, le respect et la valorisation des contributions culturelles des artistes africains.
Le cas de Tim et Foty rappelle d’autres incidents similaires, comme celui impliquant Manu Dibango et Michael Jackson concernant « Soul Makossa« . Ces situations illustrent la nécessité d’une vigilance accrue et d’une reconnaissance appropriée des sources d’inspiration, afin de promouvoir une collaboration respectueuse et équitable entre les cultures.
L’histoire de « Douala by Night » et de « Dog in Heat » est emblématique des défis auxquels sont confrontés les artistes africains dans la protection de leurs œuvres. Elle souligne l’importance de mécanismes juridiques robustes pour assurer la reconnaissance et la rémunération équitable des créateurs, indépendamment de leur origine géographique.
Cette affaire sert également de rappel aux artistes et producteurs du monde entier sur la nécessité de respecter les droits d’auteur et de promouvoir une appropriation culturelle éthique. En célébrant les richesses musicales de diverses cultures, il est essentiel de le faire avec intégrité, en honorant ceux qui en sont les véritables architectes.
En fin de compte, la reconnaissance tardive de l’apport de Tim et Foty à un morceau à succès international met en lumière la richesse du patrimoine musical africain et la nécessité de le protéger et de le célébrer sur la scène mondiale.
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