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Modibo Keïta, premier président du Mali

Histoire

Modibo Keïta, premier président du Mali

Par naomi P. 12 février 2018

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Grande figure africaine des indépendances, Modibo Keïta fut le premier président du Mali indépendant. Anticolonialiste et non-aligné partisan de la coopération avec les anciennes métropoles, panafricaniste aux accents nationalistes, socialiste opportun, Modibo Keïta est avant tout un personnage contrasté et insaisissable. 

Enfance
Modibo Keïta est né en juin 1915 à Bamako, alors capitale du Soudan français, dans une famille malinké et musulmane pratiquante. Après avoir fréquenté l’école primaire urbaine de 1925 à 1931, il a intégré le lycée Terrasson de Fougère. Après son baccalauréat, il part à Dakar étudier à l’Ecole Normale Supérieure William Ponty pendant deux ans. Son parcours scolaire est couronné de succès puisqu’il sort major de sa promotion. Il épouse alors Mariam Travele, une éducatrice, fille de cheminot.
Ses premiers engagements :
En septembre 1938, Modibo Keïta devient instituteur de brousse. Il est par la suite muté à Bamako, Sikasso et Tombouctou. Très vite, ses pairs le remarquent et ses supérieurs le décrivent comme un « instituteur d’élite, très intelligent, mais anti-français… agitateur de haute classe à surveiller de près ». Le gouverneur français, Louveau, confirme quelques années plus tard et écrit de Keïta qu’il est « un illuminé intelligent que j’estime dangereux » et qui « continuellement provoque ou exploite des incidents pour diminuer l’autorité de notre administration ».
Et il est vrai que Keïta est profondément anticolonialiste. Depuis 1937, il multiplie d’ailleurs ses engagements dans de multiples mouvements et associations. En tant qu’animateur d’un groupe de théâtre, Keïta met en scène des pièces de théâtre qui raillent la bourgeoisie et les autorités coloniales. Alors que les Africains n’ont à l’époque pas le droit de s’approcher de la politique, il fonde avec Mamadou Konaté l’Association des lettrés du Soudan qui devient par la suite le Foyer du Soudan. il crée avec Ouezzin Coulibaly, originaire de Haute-Volta, le syndicat des enseignants d’Afrique Occidentale Française dont le mot d’ordre est « égalité avec les Blancs ». En 1943, il inaugure la publication de L’œil de Kénédougou, revue dans laquelle sont émises des critiques virulentes contre le système colonial et ses obligations féodales.
Le pouvoir colonial français réagit finalement et décide de stopper pour un temps ses activités. En 1946, il est alors interné à la prison de la Santé à Paris pour trois semaines. Un peu plus tôt, le député du Soudan Mamadou Konaté avait fait parvenir aux autorités coloniales une lettre protestant contre la peine de six mois de prison infligée à Keïta.

Sa carrière politique :

Ce passage par la prison ne l’empêche pas de se lancer très vite en politique. Alors qu’en 1946 est créé à Bamako le Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A.) que préside Houphouët-Boigny, il devient rapidement le secrétaire général de la section locale soudanaise (U.S.R.D.A.).
Plus étonnant, c’est finalement au sein de l’appareil colonial de la Quatrième République que Modibo Keïta fait ses premiers pas. En 1953, il est élu conseiller de l’Union française. Trois ans plus tard, il est élu maire de Bamako et député à l’Assemblée nationale française. Il est même nommé pour un temps vice-président de l’Assemblée. De juin à novembre 1957, il est nommé secrétaire d’Etat à la France d’Outre-mer. Puis de novembre à mai 1958, il devient Secrétaire d’Etat à la Présidence. Au Congrès du R.D.A. en août 1958, il soutient les thèses fédéralistes du nigérien Djibo Bakary qui prône « une indépendance dans une union confédérale d’Etats souverains réunis autour de la France ». Et c’est dans cette optique qu’il n’appelle pas à voter « non » au référendum de 1958.
Panafricaniste convaincu qui explique que « l’Afrique angoissée est tiraillée entre le courant morcelant de sa balkanisation et celui, heureusement puissant, de son unité », il se fait élire président de l’Assemblée constituante de la nouvelle Fédération du Mali en 1958. Cette fédération regroupe au départ le Soudan français (ancien Mali), le Sénégal, la Haute-Volta (ancien Burkina Faso) et le Dahomey (ancien Bénin). Le 3 juillet 1959, il est nommé secrétaire du Parti de la Fédération africaine créé à Dakar et dont Léopold Sédar Senghor devient président. Alors que Modibo Keïta est nommé le 10 juillet 1960 président du Gouvernement fédéral, la Côte d’Ivoire attire dans son orbite la Haute-Volta et le Dahomey qui quittent la Fédération pour intégrer le Conseil de l’Entente.
Le premier président du Mali indépendant
Lorsque Léopold Sédar Senghor décide de proclamer l’indépendance du Sénégal, le 4 avril 1960, Modibo Keïta se retrouve seul dans la Fédération du Mali. Dès lors, la scission est claire entre les deux leaders déjà de plus en plus divisés quant à leur conception de l’aventure fédérale, des relations à entretenir avec la France, du marché commun africain et du choix du futur président de la Fédération qui devait être élu le 27 août. Le 23 août 1960, Senghor déclare :
« La colonisation a été plus brutale, plus dure au Soudan qu’au Sénégal. D’où un certain radicalisme soudanais… » Loin d’apaiser cette animosité galopante, Keïta attaque en retour : « Nous avons pendant longtemps violé notre conscience en travaillant avec Senghor. Nous ne pouvions continuer sur cette voie. » Il se montre donc publiquement satisfait du « divorce politique avec quelques dirigeants sénégalais plus français que les Français et qui voulaient franciser le Mali ».
Dès le 22 septembre, la Fédération éclate donc et l’Union Soudanaise – R.D.A. organise un congrès extraordinaire pour annoncer l’indépendance du Soudan français désormais rebaptisé du nom de l’ancien Empire médiéval. La République du Mali nait dans l’euphorie des fêtes populaires. Les congressistes nomment alors Modibo Keïta président.
L’U.S.R.D.A. devient le parti unique et tous les opposants se rallient finalement à l’optique de l’union nationale. Le Parti de la Solidarité et du Progrès (P.S.P.), créé en 1946, longtemps partisan du maintien dans l’Union française et d’abord majoritaire sur la scène politique malienne se rallie finalement au parti unique et ses membres intègrent rapidement l’appareil d’Etat. Le 22 septembre 1960, Fily Dabo Sissoko monte d’ailleurs à la tribune du Congrès et assure qu’il accepte de participer à ce mouvement de construction nationale.
Modibo Keïta cherche très rapidement à consolider tous les secteurs du pays afin d’assurer au Mali une réelle indépendance. Il oriente alors le Mali vers une vision socialiste de l’économie. Les industries du sucre, du riz, du ciment, de la céramique, du tabac, de la tannerie, du textile, toutes délaissées par le pouvoir colonial sont considérablement transformées par l’Etat malien. Le barrage de Sotuba sur le Niger, inauguré le 16 décembre 1966, fait partie des investissements les plus massifs. En octobre 1960 est créée la Société Malienne d’Importation et d’Exportation (SOMIEX) qui dispose du monopole sur le commerce des produits manufacturés et des biens alimentaires et sur leur distribution dans tout le pays. Entre 1960 et 1967, près de quarante entreprises d’Etat voient le jour et tous les cadres de ces sociétés se doivent d’être des Africains. Tous les Maliens sont mis à contribution dans cet effort de construction nationale. Chacun a pu participer à l’édification de routes, d’écoles ou de dispensaires. Le Mali reprend alors en main son destin. En 1963, Modibo Keïta reçoit le prix Lénine international récompensant ce nouveau socialisme malien.
Mais la construction du Mali s’est également faite grâce à un travail social profond de décolonisation des mentalités et des imaginaires maliens. Des associations éducatives et culturelles sont mises en place pour la jeunesse et les « forces de la nation ». Le service civique permet de développer chez eux un esprit patriotique et politique. Alors que le taux de scolarisation était de 8% en 1957 au Soudan français (le plus bas de toute l’Afrique Occidentale Française), des efforts considérables sont engagés pour développer l’Education nationale.
Les femmes sont mobilisées autour d’ « organisations démocratiques ». Les travailleurs se regroupent au sein de l’Union Nationale des Travailleurs du Mali (U.N.T.M.). Des brigades de vigilance et des milices populaires servent à parfaire cet encadrement complet de la société visant à assurer la mobilisation de toutes les couches de la population, à vivifier la culture traditionnelle malienne et à véhiculer les idéaux socialistes de Modibo Keïta. Symbole de cette renaissance culturelle recherchée, le 26 mai 1967, le Mali adopte un nouvel alphabet pour transcrire le bambara, le fulbé, le songhaï et le tamasheq.
Modibo Keïta, l’anti-colonial, le non-aligné et le panafricaniste :
« Partout où l’homme africain, l’homme tout court, était asservi, bafoué, notre Parti n’a pas recherché la criminelle médiation ; c’est résolument qu’il a porté aide à nos frères opprimés. Cette netteté dans nos positions, cette constance et cette fidélité, nous ont valu (et ce sera notre bonheur) la confiance de tous les patriotes africains au combat qui, demain comme aujourd’hui, trouveront chez nous le constant soutien qu’ils sont en droit d’exiger des frères engagés que nous sommes. » Propos de Modibo Keïta.
Dès qu’il prend le pouvoir, Modibo Keïta affiche clairement la nouvelle ligne politique du Mali. Et il le réaffirme depuis le Kremlin à Moscou en mai 1962 en expliquant que « le Mali ne saura considérer sa mission comme accomplie tant qu’un seul pouce du sol africain sera occupé par les colonialistes avides ».
Il soutient matériellement l’Algérie voisine et le Front de Libération Nationale (F.L.N.), reconnait en février 1961 le Gouvernement Provisoire de la Révolution Algérienne, félicite le Gouvernement congolais de Stanleyville et devient le premier pays à être officiellement représenté auprès du Gouvernement « lumumbiste », aide les mouvements de libération en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau, soutient les militants anti-apartheids sud-africains, participe avec ses homologues anticoloniaux au « groupe de Casablanca » composé de la Guinée, du Ghana, du Maroc et de l’Egypte, fustige le maintien des bases militaires françaises au Mali, critique les essais nucléaires menés par la France dans le Sahara.
Déjà surveillé depuis ses premiers engagements politiques et critiqué par la France suite aux tentatives politiques de la Fédération du Mali, Keïta devient un danger potentiel pour la l’ancienne métropole. D’autant plus qu’après les échecs d’union africaine, il s’éloigne du modéré Léopold Sédar Songhor pour se rapprocher des plus virulents leaders qu’étaient le Guinéen Sekou Touré ou le Ghanéen Kwame Nkrumah. André Malraux est envoyé à Bamako pour tenter de calmer les tensions grandissantes avec celui dont le Général de Gaulle disait, du fait de sa grande taille, qu’il était « le seul chef d’Etat devant lequel il n’était pas obligé de baisser la tête ».
Mais Modibo Keïta n’a jamais vraiment cherché à rompre avec la France. Alors que les bases militaires françaises sont évacuées le 20 janvier 1961, il annonce : « la République du Mali a affirmé sa volonté de coopérer avec la France sur la base de la non-ingérence dans nos affaires intérieures et du respect de notre souveraineté. La décision de mon parti et de mon gouvernement ne met nullement en cause cette volonté ».
Malgré les échecs de la Fédération du Mali, Keïta reste persuadée que la défense de la souveraineté nationale des nouveaux Etats et que l’émancipation du Tiers-monde des anciennes puissances coloniales qu’il accuse de visées néocoloniales, ne peuvent passer que par une optique panafricaniste. Lors du sommet de Conakry, il fonde en mai 1961 l’Union des Etats d’Afrique de l’Ouest « progressistes » avec Sekou Touré et Nkrumah et en 1963 participe à la rédaction de la charte de l’Organisation de l’Unité Africaine (O.U.A.).
En 1964, il tente également de réconcilier le président algérien et le roi du Maroc empêtrés dans la « guerre des Sables » lors de négociations menées à Bamako avec le négus Haïlé Sélassié, puis pacifie ses relations avec le Sénégal, la Haute-Volta et la Côte d’Ivoire, trois pays plus proches de la France. Son engagement panafricain est d’ailleurs intégré dans la Constitution malienne à l’article 48 : « La république du Mali peut conclure avec tout état d’Afrique des accords d’association ou de communauté comprenant l’abandon partiel ou total de souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine. »
Mais les positions idéologiques de Modibo Keïta ont été maintes fois discutées. En effet, si l’on dit de lui qu’il a créé l’expression même de « non-alignement » et que le Mali était en première ligne lors de la Conférence des « non-alignés » à Belgrade en septembre 1961, il est clair que lui-même ne pratiquait pas au Mali un non-alignement forcené. Keïta a ainsi entretenu des relations avec nombre de puissances. En novembre 1960, il a accepté l’aide économique des Etats-Unis et a signé des accords de coopération avec Israël, la Chine populaire et l’URSS.
Il en signe plusieurs par la suite à la fois avec la France, la Yougoslavie, l’Egypte, la Corée et la République Fédérale d’Allemagne. Keïta ne refuse que la coopération teintée de « paternalisme » et ne veut pas d’un neutralisme non engagé. Il préfère assurer aux Maliens leur dignité. Pour se faire il fait preuve d’un pragmatisme politique flagrant. En outre, il a reçu à Bamako nombre de personnalités politiques : le maréchal Tito en mars 1961, le Chinois Chou-en-Lai en janvier 1963, le Tanzanien Julius Nyéréré en avril 1965, mais aussi Nelson Mandela, Ben Bella, Abdelaziz Bouteflika, Gamal Abdel Nasser, Antoine Gizenga, etc. Et il a été accueilli à son tour par beaucoup de pays : la Tchécoslovaquie en mai 1962, la Chine en septembre 1964, l’URSS en mai 1962 et octobre 1965. C’est Modibo Keïta qui fut d’ailleurs chargé en 1961, après la Conférence de Belgrade, d’aller expliquer les visées des « non-alignés » à John Fitzgerald Kennedy.
Son seul geste politique fort fut de rompre les relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne en décembre 1965 afin de protester contre la politique britannique en Rhodésie du Sud.
Les difficultés politiques :
Cheick Oumar Diarrah, l’un des biographes et analystes du régime Keïta, écrit de lui : « C’est son charisme naturel qui a eu pour effet de faciliter son identification avec le Parti, le Peuple et la Nation. Indéniablement, Modibo Keita incarnait l’âme du Mali. Son prestige immense, son autorité incontestable, découlaient principalement de sa conduite irréprochable et de sa croyance profonde, inébranlable dans le destin du Mali. Le Mali s’identifiait à Modibo Keita parce qu’il était l’incarnation réelle de la personnalité malienne, de la dignité nationale de ce peuple orgueilleux de son histoire. »
Mais ce charisme n’a pas empêché Modibo Keïta d’être rapidement confronté à de multiples difficultés. Pendant l’été 1961, l’Etat malien, avec l’aide du Maroc et de l’Algérie, réprime les révoltes touaregs de l’Adrar et annonce en 1964 leur éradication complète. Mais c’est surtout la création symbolique du franc malien en 1962, les difficultés d’approvisionnement et l’inflation galopante qui ont suscité le plus de mécontentements au Mali. Ce fut le cas notamment en 1962 lors des manifestations de commerçants menées à l’appel du P.S.P. Tous scandaient dans les rues de Bamako : « A bas le franc malien, à bas Modibo, vive le Général de Gaulle ».
En septembre, il crée un ministère de la Coordination économique et financière et du Plan, qu’il confie à Badian Kouyaté, afin que ce dernier parvienne à relever des résultats économiques qui sont en réalité bien en deçà des promesses faites et des 8% de croissance annuelle annoncés. En 1966, une mission menée par le Fonds Monétaire Internationale indique que la situation économique malienne est catastrophique : la dette extérieure s’accroit considérablement, la production agricole stagne, la productivité est insuffisante, le déficit budgétaire augmente, les objectifs du Plan lancé en octobre 1961 ne sont pas réalisés.
Dans une interview accordée au journal Jeune Afrique en 1966, il reconnait d’ailleurs que l’œuvre engagée est plus que difficile : « On peut classer les difficultés rencontrées par les états Africains en deux grandes catégories. Il y a des difficultés structurelles qui tiennent à l’organisation de certains états, à leur administration, à leur vie économique. Il y a ensuite les difficultés conjoncturelles liées aux séquelles de la colonisation. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on est en mesure de résoudre de telles difficultés… »
L’administration qu’il voulait africaniser a été formée dans l’urgence, l’appareil d’Etat ne réussit donc pas à mettre en œuvre toutes les réformes souhaitées. Quant aux paysans, ils ne soutiennent que peu le système coopératif que cette révolution « socialiste » leur propose. En juin 1968, de graves affrontements ont lieu entre les forces de sécurité et les paysans à Ouolossébougou. Le bilan est désastreux, les champs collectifs sont abandonnés, le marché noir explose.
Au sein même de l’U.S.R.D.A., des scissions apparaissent. L’aile droite du parti, attachée à une économie plus libérale, met en place un vaste chantier de sabotage interne destiné à accroitre le fossé grandissant entre l’Etat et la population malienne. Plus encore, son encadrement strict de la société et ce que certains décrivent comme un dogmatisme borné le poussent à faire arrêter nombre d’opposants, comme Fily Dabo Sissoko et Hamadoun Dicko qui sont jugés par des tribunaux populaires et envoyés dans le camp de Kidal. Les deux hommes sont morts en 1964 dans des circonstances troubles.
En 1967, Keïta, inquiet devant les soulèvements en Haute-Volta et au Ghana, suspend la Constitution, dissout l’Assemblée nationale un an avant le terme prévu, décide de diriger par ordonnances, crée un Comité National de Défense de la Révolution (C.N.D.R.) et lance sa « révolution active ». Les jeunes de la J.U.S.R.D.A. et les syndicalistes de l’U.N.T.M., qui forment l’aile gauche du parti soutenue par Keïta, appellent à des manifestations populaires, à un assainissement économique et à de véritables purges politiques. Des municipalités sont dissoutes, des villas et des taxis sont saisis. Les opposants dénoncent alors les exactions courantes des milices populaires zélées perpétrées durant « l’an un de la révolution ».
Le rôle de Modibo Keïta dans ces évolutions politiques est peu clair. En mars 1968, il fait publier une circulaire critique à l’égard des « perroquets du marxisme » et du « charlatanisme révolutionnaire », du « dogmatisme » et du « sectarisme » de certains membres du parti unique. En septembre, il appelle les membres du Comité de défense de la révolution à faire leur autocritique. Ses défenseurs expliquent qu’il a simplement suivi la volonté populaire et les désirs des jeunes et syndicalistes. Ses opposants l’accusent d’avoir été un dirigeant autoritaire et d’avoir voulu centraliser le pouvoir autour de sa personne. Sur ce point, l’historien Bakary Kamian le défend en écrivant : « Il n’était autoritaire qu’en apparence, il était autoritaire quand il s’agissait d’appliquer et de faire respecter les règles, mais il aimait écouter les autres et, éventuellement, changer de position. »

Preuve de ces hésitations politiques, l’attitude de Modibo Keïta à l’égard du franc malien. En 1962, Keïta veut faire de cette nouvelle monnaie l’ultime symbole de l’indépendance du Mali, bien que celle-ci soit secrètement frappée en Tchécoslovaquie. Mais les critiques s’amoncèlent. En janvier 1962 et février 1965, le Mali engage des négociations avec la France. La coopération économique, financière et culturelle est mise en place. En février 1967, de nouveaux accords sont signés. Modibo Keïta envisage cette fois que le Mali réintègre l’Union monétaire ouest-africaine. Le franc malien est dévalué de 50% et le Gouvernement s’engage à limiter les dépenses publiques, à la demande de la France qui verse en contrepartie une importante aide financière. La Banque centrale du Mali remplace la Banque de la République du Mali. L’aile gauche de l’U.S.R.D.A. est hostile à ces revirements politiques et économiques. En mars 1968, le Mali revient à la convertibilité du franc malien avec le franc français.

La chute de Modibo Keïta :
Le 18 novembre 1968, Modibo Keïta se rend à une conférence économique pour la région de Mopti. Il conclue son intervention par ces mots : « Ce que nous avons déjà réalisé est important. Ce que nous sommes en train de construire est de qualité et ce que nous réaliserons pourrait constituer, pour les autres pays, la voie de salut face au néo-colonialisme qui est en train de prendre la relève du colonialisme ».
Le lendemain, il repart vers Bamako à bord du bateau « le Général Soumaré ». Ce qu’il ne sait pas encore c’est que des militaires ont déjà bouclé toute la capitale et qu’un barrage a été organisé à quinze kilomètres de Bamako pour l’intercepter. Les militaires lui proposent une dernière fois de renoncer au socialisme et d’évincer ses collaborateurs. Sa réponse est claire : « Pas question. Ici au Mali, nous sommes dans un pays de droit et de démocratie. Nous respectons depuis l’indépendance la volonté populaire. C’est le peuple qui a opté pour le socialisme, par le congrès extraordinaire du 22 septembre 1960. Le socialisme n’est donc pas mon choix à moi tout seul. Demandez au peuple ce qu’il en pense. Quant à mes collaborateurs, jusqu’à nouvel ordre, je leur fais confiance ».
A 11 heures 35, Modibo Keïta est embarqué dans un véhicule blindé. Son régime est renversé par un coup d’état militaire. Les officiers et soldats du pays se rallient progressivement aux putschistes. Radio-Mali diffuse en boucle ce message : « Maliens Maliennes. L’heure de la liberté a sonné : le régime dictatorial de Modibo Keïta et de ses valets a chuté. Le comité militaire de libération assume désormais tous les pouvoirs politiques et administratifs et promet des institutions démocratiques qui seront issues d’élections libres. »
Le lieutenant Moussa Traoré fait envoyer Keïta en prison dans le camp de Kidal, dans l’Adrar, à 1 500 kilomètres de Bamako. Modibo Keïta n’a le droit de recevoir que quatre courriers par an. Le procès qu’on lui promet n’a finalement jamais lieu. On lui propose alors à plusieurs reprises d’être libéré à condition d’abandonner toute activité politique, mais Modibo Keïta refuse à chaque fois. Jusqu’à 1978, le pays est donc dirigé par le Comité Militaire de Libération Nationale (C.M.L.N.).
Le 16 mai 1977, âgé de 62 ans, Modibo Keïta décède dans des circonstances troublantes. Officiellement, il est mort d’un œdème pulmonaire, il a probablement été empoisonné par ses gardes. Lors de ses funérailles au cimetière d’Hamdallaye, nombreux sont les Maliens qui viennent rendre hommage à « l’instituteur de Bamako-Coura » comme le décrivait le jour de sa mort Radio-Mali. Les manifestations sont sévèrement réprimées par les troupes de sécurité de Tiécoro Bagayoko. Le pouvoir qui se met en place décide alors d’interdire à quiconque de faire allusion aux réussites de Modibo Keïta. Personne ne doit entretenir sa mémoire. Keïta doit tomber dans l’oubli.
Il faut attendre la mort de Moussa Traoré et l’arrivée au pouvoir d’Alpha Oumar Konaré, pour que Modibo Keïta soit réhabilité à la demande de toute la classe politique malienne et particulièrement du Comité Transitoire pour le Salut du Peuple. Le 16 mai devient la journée officielle de la célébration de sa mort. En 1995, le président lui rend hommage en ces termes :
« Nous sommes réunis ce jour, 16 mai 1995, pour saluer la mémoire de Modibo Keïta, pour restituer à Modibo cet hommage qui aurait dû lui être rendu il y a 18 ans, au moment de sa mort en détention, à l’âge de 62 ans, dans des circonstances qui ont troublé toute conscience civilisée. Nous sommes réunis ce jour pour témoigner au premier Président de la République, au père de l’Indépendance du Mali toute la reconnaissance de la Nation. Le martyre du fils de Daba Keïta et de Camara est celui de tout notre peuple. … 18 ans après sa mort, l’itinéraire politique de Modibo Keïta reste une source d’inspiration. Des erreurs et des fautes commises dans le feu de l’action, nous devons aujourd’hui tirer les leçons pour renforcer la chance exceptionnelle que notre peuple s’est donné le 26 Mars 1991, pour reprendre l’initiative, pour assumer son destin. » Le 6 juin 1999, un mémorial en son honneur est inauguré à Bamako.
A sa mort, le journal Jeune Afrique écrit : « Il se conduisait sans complexe, avec les dirigeants de l’Est et de l’Ouest qui venaient proposer de l’aide à son pays. Avec Modibo Keita à la tête du pays, aucun compromis n’était possible en ce qui concernait la souveraineté nationale, de cela, nous sommes sûrs. Seul entrait en ligne de compte l’intérêt du Mali … Socialiste par nécessité, progressiste à cause de la qualité de ses hommes, sa perte cause un grand tort au mouvement d’émancipation de l’Afrique ».
 Date : 4 juin 1915 – 16 mai 1977
modibo Keita

Modibo Keita par Edward Ofosu
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