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Michael Jackson, Spike Lee et le parrain de la favela 

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En 1996, Michael Jackson tourne un clip dans une favela de Rio. Ce que le monde ignore, c’est que ce tournage historique n’a été possible qu’avec l’accord… d’un trafiquant. Récit d’un moment suspendu entre musique, politique et réalité urbaine.

Quand Michael Jackson tourne avec les barons de la favela

Rio de Janeiro, 1996. La caméra de Spike Lee balaie les hauteurs de Dona Marta, une favela accrochée aux flancs de la ville comme une cicatrice béante sur le visage d’un Brésil inégalitaire. Là, entre des murs délabrés, des visages brillent d’excitation : Michael Jackson est venu tourner son clip. Mais ce décor, à mille lieues des studios hollywoodiens, n’a rien d’un plateau classique. Ici, pour filmer, il faut d’abord… parlementer avec un trafiquant.

Le gouverneur de Rio est contre. La police ne mettra pas les pieds dans Dona Marta. Pourtant, les caméras tourneront bien. Car dans l’ombre du gouvernement officiel, un autre pouvoir régule la vie du quartier : celui de Marcinho VP, chef du trafic et figure tutélaire du Comando Vermelho. Ce jour-là, la sécurité du roi de la pop ne dépend pas de gardes du corps, mais d’un pacte avec le « patron » des lieux.

Entre pop culture, géopolitique urbaine et deals en coulisse, ce clip de « They Don’t Care About Us » révèle une vérité souvent tue : dans certaines zones du monde, l’ordre ne vient pas d’en haut. Il se négocie.

Marcinho VP, le parrain poète de Dona Marta

Son nom civil : Márcio Amaro de Oliveira. Mais à Santa Marta, on ne l’appelait jamais ainsi. Là-haut, sur les hauteurs escarpées de Rio, où les escaliers remplacent les rues et où l’asphalte s’efface dès que l’État tourne le dos, Marcinho VP était plus qu’un nom : c’était une figure d’autorité, une légende vivante, une contradiction ambulante.

À seulement 24 ans, il régnait déjà sur l’un des points névralgiques du Comando Vermelho, la faction criminelle la plus puissante de la ville. Charismatique et impitoyable, Marcinho s’était imposé dans un monde où la hiérarchie est gravée dans la peur et consolidée par les armes. Mais ce qui le distinguait des autres “chefs de morro”, c’était cette épaisseur intellectuelle étrange, presque dérangeante, pour un homme en guerre contre l’ordre établi.

Dans Abusado, l’enquête monumentale du journaliste Caco Barcellos, Marcinho apparaît comme un personnage quasi littéraire : il lit Nietzsche, interroge le sens de la violence, cite Che Guevara entre deux consignes tactiques. Son autre surnom, Juliano VP, faisait écho à un trafiquant-poète mythique de la favela voisine. Pour ses proches, Marcinho était un homme cultivé dans un monde brutal, un stratège capable de composer avec l’hostilité du système et la misère du quotidien.

Mais le vernis de l’intellectuel n’efface pas la réalité du terrain. Marcinho était aussi un gestionnaire du chaos. Il assurait la paix sociale à sa manière : arbitrage des disputes entre voisins, financement de fêtes communautaires, distribution d’aides ponctuelles. En l’absence de services publics, c’est lui qu’on allait voir pour une bouteille de gaz ou une médiation. Une autorité de fait, forgée dans l’illégalité mais tolérée (voire respectée) parce qu’elle répondait à un vide laissé par les institutions.

Et lorsque Michael Jackson débarque à Rio pour tourner dans une favela, ce n’est ni le maire, ni le gouverneur qui a le dernier mot. C’est Marcinho VP. L’homme que la police pourchasse est aussi celui qui garantit la sécurité du roi de la pop. Une ironie qui, au Brésil comme ailleurs, révèle une vérité plus profonde : dans les marges, la gouvernance n’est pas toujours celle qu’on croit.

Tournage sous tension

Ce n’est pas une scène de cinéma. Ce n’est pas un thriller urbain. C’est une histoire bien réelle, quelque part entre le surréaliste et le tragiquement banal : celle d’un clip tourné comme une mission diplomatique, dans un territoire que l’État lui-même n’ose plus traverser.

En 1996, Michael Jackson veut donner corps à « They Don’t Care About Us« , son protest song contre le racisme, la brutalité policière et l’abandon des minorités. Un morceau coup-de-poing, politiquement chargé. Et quoi de plus percutant qu’une favela brésilienne pour lui servir de décor ? À Rio, il choisit Dona Marta ; pas pour son exotisme, mais parce qu’elle incarne cette violence structurelle contre laquelle il chante.

Mais très vite, les caméras se heurtent à la réalité. Le gouverneur de Rio s’y oppose frontalement. Le Brésil rêve encore d’organiser les Jeux Olympiques de 2004 ; hors de question de laisser le monde voir ce qu’on cache derrière les plages de carte postale. Montrer la misère ? La dope ? Les murs criblés de balles ? Ce serait une mauvaise publicité. Alors l’État fait ce qu’il fait souvent dans ces zones-là : il recule.

Mais Spike Lee, lui, avance. Et il fait ce que les autorités n’osent plus faire : il parle avec le vrai décideur des lieux. Le nom est connu : Marcinho VP. Le baron du morro. Le patron du Comando Vermelho à Santa Marta.

Le deal est clair. Pas d’argent échangé, pas de dessous-de-table. Juste une entente tacite : Michael et son équipe peuvent tourner, à condition que la favela reste calme. En retour, le quartier reçoit du matériel, de la visibilité, du respect. Et Marcinho tient parole. Pendant trois jours, Dona Marta devient une enclave pacifiée, verrouillée par les hommes du trafic. Pas un cri. Pas une rafale. Juste la musique. Et les enfants qui dansent avec Michael, sourire aux lèvres, entre deux murs décrépis.

Spike Lee le dira plus tard avec une phrase qui résonne comme une gifle à la face du monde :

« Pendant trois jours, Dona Marta était le lieu le plus sûr du monde. »

Ironie mordante : ce n’est pas la police qui protège la plus grande star de la planète, c’est un trafiquant. Ce n’est pas l’État qui garantit la sécurité, mais le “roi” officieux d’un territoire oublié. De cette situation absurde naît un clip mondial, devenu aujourd’hui symbole d’un double constat : les luttes contre l’oppression sont universelles, mais leur mise en œuvre dépend souvent de pouvoirs invisibles ; ou illégitimes.

Michael, Marcinho et la favela : trois visages d’un même cri

Il y a des images qui marquent à vie. Celle de Michael Jackson, en tee-shirt blanc, encerclé d’enfants dansant pieds nus sur les hauteurs de Dona Marta, en fait partie. Mais derrière l’émotion collective, il y a un enchevêtrement de symboles bien plus complexes.

Michael Jackson n’est pas seulement une pop star ; c’est un corps noir hyper-exposé, longtemps défiguré par les projecteurs et la chirurgie, mais qui, en 1996, décide de revenir à la source : parler haut et fort de l’abandon des siens. « They Don’t Care About Us » n’est pas une chanson commerciale. C’est un manifeste, une plainte universelle contre la brutalité raciale, les violences systémiques, le silence des puissants. Ce jour-là, en chantant ces paroles au cœur d’une favela, il inscrit la douleur afro-américaine dans une cartographie globale de l’oppression.

Face à lui, invisible mais omniprésent, Marcinho VP. Il ne danse pas, ne chante pas. Il ne figure pas dans le clip. Pourtant, sans lui, rien ne se serait produit. Il est celui qui rend le tournage possible. Non pas par humanisme naïf, mais parce qu’il comprend (à sa manière) l’impact de cette image. Dans son monde, offrir la paix pour trois jours, c’est une démonstration de force. Mais c’est aussi un geste symbolique : le bandit devient gardien, le marginal devient médiateur. Un renversement de rôles dérangeant, mais terriblement réel.

Et puis il y a les habitants. Ceux qu’on voit à l’écran, souriants, vibrants, fiers. Pour eux, la venue de Michael n’est pas un caprice d’artiste. C’est un moment d’histoire. Une validation. Un fragment de rêve qui s’écrase sur leur bitume. La pop culture ne les regarde plus de loin : elle vient chez eux. En 2010, une statue de Michael Jackson est inaugurée à Dona Marta. Pas par l’État. Par les habitants.

Ce triangle (Michael, Marcinho, le peuple) résume toute l’ambiguïté du moment. Une star mondiale, un trafiquant philosophe, une communauté abandonnée mais digne. Trois figures qui, pour quelques jours, tissent ensemble un récit inattendu. Un cri global, une paix locale, et une vérité qui dérange : parfois, ce sont les marges qui réécrivent le centre.

Quand la pop culture rencontre l’ordre parallèle

Le tournage de « They Don’t Care About Us » à Dona Marta n’était pas un simple coup de com’. C’était un moment suspendu, presque irréel, où la culture mondiale a fait irruption dans une zone grise, oubliée par l’État mais structurée par ses propres règles. Michael Jackson, superstar au message universel, a trouvé un écho dans un territoire régi non par la loi, mais par un autre pouvoir : celui d’un anti-héros local, Marcinho VP.

Ce qui s’est joué là, ce n’est pas seulement un clip. C’est une leçon de géopolitique urbaine. Dans les marges des métropoles du Sud global, il faut souvent négocier avec ceux que l’on appelle « hors-la-loi » pour garantir la sécurité, la stabilité, voire la paix. Et quand la caméra de Spike Lee s’allume, c’est ce paradoxe qu’elle capte : un monde où les règles sont floues, où les rôles sont inversés.

La vraie question, au fond, est celle-ci : qui gouverne vraiment dans les marges ? Quand l’État abandonne, quand la police opprime, quand la justice ne descend plus jusqu’aux collines, d’autres prennent la relève. Et ce sont parfois ceux que la société désigne comme ennemis qui deviennent (de fait) les gestionnaires du quotidien.

Entre pop culture, politique et sous-commandement urbain, le clip de Michael Jackson restera comme un artefact de cette réalité hybride, où l’espoir côtoie l’illégalité, et où l’art met le doigt là où ça fait mal.

Références

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

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Depuis janvier 2025, les rebelles du M23 ont repris Goma et Bukavu avec l’appui direct de l’armée rwandaise. Un rapport confidentiel de l’ONU révèle l’ampleur de cette ingérence, ses motivations économiques, et l’impact dévastateur sur les civils. Plongée au cœur d’un conflit régional masqué par les diplomaties.

L’ONU dénonce un rôle clé du Rwanda dans l’offensive du M23

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Dans un rapport confidentiel consulté début juillet, les experts des Nations unies affirment que l’armée rwandaise a joué un rôle déterminant dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), aux côtés des rebelles du M23. Ce soutien militaire aurait été décisif lors des offensives menées en janvier et février derniers, qui ont conduit à la prise stratégique des villes de Goma et Bukavu.

Selon les enquêteurs onusiens, les Forces de défense rwandaises (FDR) ont fourni un appui structurant au M23 : commandement directmatériel de pointe (notamment des drones turcs Bayraktar TB2, des systèmes anti-aériens et des outils de guerre électronique), entraînement tactique et accès à des renseignements sensibles. Ce soutien, estiment-ils, a permis aux rebelles de lancer une offensive éclair contre une armée congolaise en grande difficulté.

L’ONU chiffre à environ 6 000 le nombre de soldats rwandais présents en RDC au plus fort de l’offensive. Leur déploiement, selon le rapport, visait à encercler et sécuriser la conquête de Goma et Bukavu, capitales économiques et administratives de l’est congolais.

Ces révélations interviennent quelques jours seulement après la signature d’un accord de paix à Washington entre Kinshasa et Kigali ; un accord dont la portée réelle reste sujette à caution, au vu de l’ampleur de l’implication militaire documentée.

Une supériorité militaire fulgurante sur le terrain

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

D’après les experts de l’ONU, l’appui rwandais a transformé le M23 en une force de frappe redoutablement efficace. En quelques semaines, les rebelles ont pris le contrôle de Goma, puis de Bukavu, avec une rapidité et une coordination qui dépassaient de loin leurs capacités traditionnelles. L’utilisation stratégique de drones d’observation et de combat, combinée à un appui logistique rwandais en première ligne, a paralysé la riposte de l’armée congolaise (FARDC).

Selon les sources du rapport, la tactique employée par le M23 reposait sur des frappes ciblées, une guerre électronique visant les communications des FARDC, et des opérations coordonnées impliquant du matériel militaire sophistiqué non disponible localement. Ce basculement technologique, attribué à l’appui de Kigali, a permis aux rebelles d’anticiper, de désorganiser et de submerger les positions congolaises, sans véritable résistance.

À cela s’ajoute la neutralisation tactique de la MONUSCO, la mission de maintien de la paix de l’ONU sur place, dont les bases ont été survolées et parfois contournées lors de l’offensive. Plusieurs drones, identifiés comme d’origine turque, ont été filmés lors des assauts, confirmant l’escalade technologique du conflit.

Ressources minières, ambition régionale : les vraies raisons de Kigali

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Derrière l’engagement militaire du Rwanda en territoire congolais, les experts de l’ONU identifient des motifs politiques et économiques clairs. Selon leur rapport, l’objectif de Kigali ne se limiterait pas à des préoccupations sécuritaires liées aux groupes armés hutus. Il viserait également à consolider un contrôle indirect sur les vastes ressources minières de l’Est congolais, notamment dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu.

Les documents collectés par les enquêteurs révèlent que le M23, sous protection rwandaise, a mis en place une administration parallèle dans les zones conquises. Cette structure gérerait la collecte de taxes, le contrôle des routes commerciales et l’extraction de minerais stratégiques comme le coltan, la cassitérite et l’or ; tous essentiels à l’industrie technologique mondiale.

Le rapport fait aussi état de circuits d’exportation opaques permettant le blanchiment de minerais congolais via le Rwanda. Kigali est ainsi accusé d’utiliser les zones tenues par le M23 comme zones tampons économiques, captant les richesses de la région tout en niant toute implication officielle.

Cette stratégie d’“influence invisible” s’inscrirait dans une volonté plus large du gouvernement rwandais de peser sur l’échiquier régional, en projetant puissance, stabilité apparente et maîtrise territoriale dans la région des Grands Lacs.

Une crise humanitaire à grande échelle

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo

Les conséquences de l’offensive M23–Rwanda sont catastrophiques pour les civils. D’après les dernières estimations des Nations unies, plus de 500 000 personnes ont été déplacées depuis janvier 2025, fuyant les combats autour de Goma, Bukavu et les zones rurales voisines. Camps de fortune, pénuries alimentaires, épidémies : la région fait face à une crise humanitaire majeure, dans un silence international assourdissant.

Le rapport évoque également de nombreux cas de violations des droits humains : pillages systématiques, exécutions sommaires, violences sexuelles massives, notamment dans les territoires passés sous contrôle du M23. Plusieurs hôpitaux et centres de soins ont été attaqués ou abandonnés, notamment dans les zones de Masisi et Rutshuru, aggravant la vulnérabilité des populations.

Les ONG présentes sur le terrain dénoncent une situation de non-assistance chronique, due à l’instabilité sécuritaire mais aussi à un certain laxisme diplomatique, les principales puissances semblant éviter une confrontation directe avec Kigali.

En parallèle, les tentatives de retour de certaines familles déplacées sont entravées par la militarisation croissante des zones conquises. L’installation d’administrations pro-M23 et les contrôles à l’entrée des villages visent à dissuader tout mouvement de population contraire aux intérêts du nouveau pouvoir de fait.

Réactions diplomatiques : entre déni, prudence et diplomatie parallèle

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo
Des rebelles du M23 montent la garde lors d’un meeting organisé au Stade de l’Unité, après la prise de la ville de Goma, République démocratique du Congo, le 6 février 2025/REUTERS/Arlette Bashizi/File Photo

Face aux révélations de l’ONU, Kigali maintient une ligne officielle de dénégation. Le gouvernement rwandais parle de “mesures défensives nécessaires” pour contrer la menace que représentent, selon lui, les FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), un groupe armé hutu historiquement lié au génocide de 1994. Aucune reconnaissance directe de l’implication militaire du Rwanda dans l’est de la RDC n’a été faite, malgré les preuves matérielles accumulées par l’ONU ; photos, vidéos de drones, intercepts radio et témoignages corroborés.

Du côté de Kinshasa, le ton est monté. Le président Félix Tshisekedi a dénoncé une “occupation déguisée”, accusant Paul Kagame de vouloir balkaniser la RDC sous couvert de lutte contre les FDLR. Plusieurs responsables congolais ont appelé à des sanctions internationales, tandis que la société civile et la diaspora congolaise organisent des mobilisations croissantes dans les capitales occidentales.

Sur le plan international, la situation crée un malaise. Si l’Union africaine et les États-Unis ont salué la signature, fin juin à Washington, d’un accord de paix entre Kinshasa et Kigali, l’efficacité réelle de cet accord reste sujette à caution. Le rapport de l’ONU révèle en effet que des troupes rwandaises étaient encore actives sur le sol congolais après la signature, en contradiction directe avec les engagements pris.

Dans les coulisses, plusieurs médiations sont en cours. Le Qatar mène des discussions indirectes avec le M23. L’Angola et le Kenya tentent de relancer les processus de Luanda et Nairobi. Mais sur le terrain, la réalité est claire : la paix diplomatique n’a pas encore atteint les collines de l’Est.

Une poudrière régionale en expansion

M23, Kigali, minerais : la guerre cachée pour les richesses du Congo
Copyright 2010 Peter Greste

L’instabilité dans l’est de la RDC dépasse désormais les frontières congolaises. L’offensive éclair du M23, appuyée par le Rwanda, marque une nouvelle phase de la guerre des Grands Lacs, avec un risque réel de déstabilisation régionale. Les tensions entre Kinshasa et Kigali s’inscrivent dans une histoire de conflits transfrontaliers non résolus, aggravés par les enjeux miniers, les migrations forcées et les alliances fluctuantes.

Plusieurs pays voisins, dont l’Ouganda et le Burundi, observent avec inquiétude l’ascension militaire du M23. Des mouvements de troupes ont été signalés aux frontières, et des accrochages sporadiques font craindre un embrasement plus large. Dans ce contexte, les accords bilatéraux se multiplient en coulisses, redessinant un échiquier régional fragile.

La mission de l’ONU (MONUSCO), en voie de retrait, se trouve dans une impasse. Incapable d’empêcher l’avancée des rebelles, elle est de plus en plus perçue comme spectatrice d’un conflit asymétrique, voire complice par son inaction. Son départ annoncé risque d’ouvrir un vide sécuritaire dans lequel s’engouffreront milices, États et intérêts privés.

Face à cette dynamique, les analystes redoutent l’émergence d’un proto-État rebelle soutenu par une puissance étrangère ; une configuration qui rappelle d’autres zones de conflit où des gouvernements parallèles exploitent les ressources d’un territoire sous contrôle militaire.

La RDC, vaste, riche, mais politiquement fracturée, pourrait devenir le cœur d’une nouvelle guerre froide africaine, où se mêlent ambitions régionales, intérêts géoéconomiques et abandon diplomatique.

Sources

Quand l’Europe avait la peau noire

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Pendant des millénaires, l’Europe ne fut pas blanche. Une étude révolutionnaire révèle que la peau claire est une évolution tardive, issue de migrations, de régimes alimentaires et d’adaptations lentes. Bien loin des récits simplistes, l’histoire de la pigmentation européenne redessine notre rapport au corps, à la mémoire et aux origines.

Les vrais premiers Européens n’étaient pas blancs

Pendant des décennies, un récit s’est imposé dans les manuels comme une évidence : sitôt arrivés en Europe, les Homo sapiens venus d’Afrique se seraient métamorphosés sous le ciel gris du Nord. Leur peau, disait-on, se serait rapidement éclaircie, dictée par la nécessité biologique de synthétiser la vitamine D dans des environnements à faible ensoleillement. Ce mythe (car il faut désormais oser le nommer ainsi) a longtemps servi de pilier scientifique à la vision d’une Europe blanche depuis les origines.

Mais une étude publiée en 2025 par l’Université de Ferrare est venue fissurer ce socle narratif. En analysant l’ADN de 348 individus anciens, ayant vécu entre 45 000 et 1 700 ans avant notre ère, les chercheurs ont découvert une réalité bien plus lente, plus complexe (et plus brune) que prévu.

Les résultats sont sans appel : 63 % des individus analysés possédaient encore une peau foncée il y a à peine 4 000 ans, à une époque où les civilisations européennes connaissaient déjà l’agriculture, le cuivre, et parfois l’écriture. En comparaison, seulement 8 % des génomes présentaient des marqueurs génétiques associés à une peau claire. Ces chiffres bousculent radicalement l’idée d’une adaptation rapide et universelle. Ils nous rappellent que les vérités génétiques, parfois, prennent leur temps ; et que les fictions historiques, elles, s’installent vite.

Étudier les génomes anciens, c’est comme tenter de lire un poème carbonisé. Les mots sont là, parfois amputés, parfois confus, souvent silencieux. Mais grâce aux outils probabilistes récents, ce silence peut être brisé. C’est ce qu’ont tenté Silvia Perretti et son équipe à l’Université de Ferrare.

Face à des ADN fragmentés, abîmés par les millénaires, les chercheurs ont choisi une approche aussi rigoureuse qu’audacieuse : un modèle probabiliste d’inférence, capable d’estimer la pigmentation même lorsque les données sont partielles. Cette méthode n’est pas une approximation vague ; elle repose sur la comparaison de centaines de marqueurs génétiques corrélés à la production de mélanine.

Pour tester leur fiabilité, les scientifiques ont confronté leur modèle à des génomes de référence bien conservés, comme celui d’Ust’-Ishim, un homme ayant vécu en Sibérie il y a 45 000 ans, ou encore celui de SF12, un mésolithique suédois. Résultat : le modèle probabiliste a surpassé les méthodes traditionnelles, offrant des prédictions robustes même dans des conditions extrêmes de dégradation.

Ce raffinement méthodologique change la donne. Il permet, pour la première fois, de cartographier la pigmentation cutanée sur 40 000 ans d’histoire humaine, avec un degré de précision inédit. Et ce faisant, il ne révèle pas seulement des variations biologiques ; il trace un nouveau récit anthropologique, dans lequel la lenteur du changement devient aussi significative que sa direction.

L’analyse, menée sur près d’un demi-millier de génomes anciens, n’a pas seulement révélé des chiffres. Elle a mis en lumière une histoire de la pigmentation humaine aussi lente qu’inattendue, et profondément divergente du récit dominant.

Pendant des millénaires, l’Europe n’était pas blanche ; ni biologiquement, ni symboliquement. Même aux portes de l’âge du Bronze, entre 5 000 et 3 000 ans avant notre ère, la majorité des Européens conservaient une peau foncée ou intermédiaire. Cela inclut des figures emblématiques comme Ötzi, la momie des glaces retrouvée dans les Alpes et datée de -3300, dont la peau était visiblement plus sombre que celle des Européens du Sud actuels.

Et le fameux Cheddar Man, découvert en Grande-Bretagne et vieux de 10 000 ans ? Lui aussi, selon les analyses ADN, portait une peau brune et des yeux bleus ; combinaison déroutante, mais confirmée. Ces cas ne sont pas des anomalies : ils sont représentatifs d’un continent dont la palette de phénotypes était plus riche, plus complexe que ne le laissent penser les reconstructions modernes.

Le tournant s’opère tardivement, à partir de l’âge du Fer (entre -3000 et -1700) : c’est là que les traits de peau claire commencent à se généraliser, en particulier en Europe du Nord et centrale, où le climat accentue les pressions évolutives. En revanche, les régions méditerranéennes résistent, conservant une plus grande diversité de pigmentation, phénomène que l’on retrouve encore aujourd’hui.

Ce que nous apprennent ces résultats, c’est que l’histoire de la peau en Europe n’est pas linéaire. Elle est faite de ruptures, de flux migratoires, d’héritages imbriqués. C’est une évolution, oui ; mais c’est surtout un enchevêtrement d’histoires génétiques, de lumières et d’ombres.

La peau ne s’éclaircit pas seule. Elle ne change pas simplement parce que le ciel s’assombrit ou que le soleil s’éloigne. Elle évolue, comme tout en biologie humaine, sous pression ; mais aussi par négociation. Et ce que révèle cette étude, c’est que cette négociation a été culturelle autant que climatique.

Pendant longtemps, les chasseurs-cueilleurs mésolithiques ont maintenu une peau foncée, même sous les ciels voilés de Scandinavie. Pourquoi ? Parce que leur régime riche en poissons et en gibier leur apportait toute la vitamine D nécessaire. Leur peau n’avait donc pas besoin de se dépigmenter pour compenser un déficit lumineux. La pression sélective restait faible.

Tout bascule avec une transformation bien plus décisive que le climat : l’avènement de l’agriculture. Lorsque les populations d’Europe adoptent un régime fondé sur les céréales, pauvres en vitamine D, leur équilibre physiologique se dérègle. Le besoin de produire cette vitamine par la peau devient vital. À ce moment-là, les gènes associés à une peau claire (comme SLC24A5) commencent à être sélectionnés.

Mais ce ne sont pas les chasseurs européens qui l’introduisent. Ce sont des migrants venus d’Anatolie, les premiers agriculteurs du Néolithique, qui, en s’installant en Europe il y a environ 10 000 ans, apportent avec eux ces variants génétiques. Plus tard, d’autres vagues (venues des steppes, d’Asie centrale) renforcent cette tendance.

Il ne s’agit donc pas seulement de biologie. L’histoire de la pigmentation en Europe est une archive de migrations, un reflet des alliances, des conflits, des assimilations. Ce que porte notre peau, ce ne sont pas seulement des mélanines ; ce sont les traces d’un passé brassé, métissé, continuellement recomposé.

Ce que cette étude italienne bouleverse, ce n’est pas qu’un détail d’encyclopédie génétique. Elle renverse un pilier silencieux mais structurant : l’idée que l’Europe fut blanche par essence. En vérité, cette blancheur est tardive, acquise, et surtout, circonstancielle. Elle n’est pas un trait originel ; elle est un produit de l’histoire, comme les langues ou les frontières.

Le fait que la peau claire ne soit devenue majoritaire que récemment, et uniquement dans certaines zones géographiques, appelle à revoir notre cartographie mentale des origines. Ce que l’on croyait être le résultat d’une adaptation biologique rapide était en réalité une construction lente, instable, fragile. Et cette construction ne s’est pas faite uniquement par la nature. Elle s’est faite par l’alimentation, par les échanges, par la violence parfois ; par la culture, donc.

Il y a là une leçon profonde : les marqueurs biologiques que nous sacralisons (couleur de peau, forme des yeux, texture des cheveux) sont des réponses temporaires à des circonstances passagères. Ce que nous appelons « race » est bien souvent l’ombre portée d’un environnement disparu.

Plus encore, cette redéfinition du temps biologique oblige à interroger les récits politiques contemporains. Car s’il devient clair que la blancheur n’a pas toujours été la norme, alors elle ne peut plus prétendre être neutre. Elle devient un fait historique comme un autre ; daté, situé, relatif.

Pour les diasporas noires, ce constat n’est pas seulement un retournement scientifique. C’est une restitution de continuité. Celle qui relie un enfant d’aujourd’hui à un ancêtre oublié du Mésolithique ; celle qui murmure que la peau foncée fut longtemps l’expression majoritaire d’une Europe que l’on disait autre. Non pas un détail de l’histoire, mais peut-être sa matière la plus profonde.

Ce que nous révèle cette étude ne tient pas seulement à une mutation génétique, à un tableau de fréquences ou à une chronologie révisée. Ce qu’elle déplace, c’est le regard que nous portons sur le corps humain comme archive vivante, sur la peau comme palimpseste d’histoires effacées, redessinées, réécrites.

Pendant trop longtemps, les récits dominants ont traité la peau claire comme une évidence européenne ; un point de départ. La vérité, c’est qu’elle fut une destination, une lente dérive à travers les millénaires, provoquée par des contraintes alimentaires, des déplacements de peuples, des alliances génétiques souvent invisibles.

Ce renversement de perspective est un appel. Il nous invite à reconstruire un récit plus vaste, un récit dans lequel les corps noirs ne sont pas arrivés après l’Histoire, mais y étaient dès le début. Où la couleur n’est pas un attribut figé, mais un langage évolutif. Où la génétique ne confirme pas les mythes identitaires, mais les défait avec la précision d’un scalpel.

C’est là que réside la véritable puissance de ce travail : il rend visible ce que l’histoire avait blanchi. Il rappelle que sous les couches successives de mythe, de politique, d’oubli, il y avait des hommes et des femmes (bruns, foncés, humains) qui marchaient sur les mêmes terres, sous les mêmes cieux, bien avant que l’Europe ne se pense blanche.

Et si l’on tend bien l’oreille, dans ce nouveau récit, ce n’est pas le passé qui change. C’est notre place dans ce passé qui se redéfinit.

Source scientifique de référence

Silvia Perretti, Guido Barbujani et al.Inference of human pigmentation from ancient DNA by genotype likelihood, prépublication sur bioRxiv, Université de Ferrare, 2025.

Histoire de la WNBA : de sa création à son essor actuel

La Women’s National Basketball Association (WNBA) est la ligue professionnelle de basket-ball féminin aux États-Unis, créée en 1996 avec le soutien de la NBA. Sa première saison a lieu à l’été 1997, avec 8 équipes rattachées à des franchises NBA existantes.

Près de trente ans plus tard, la WNBA est devenue la référence mondiale du basket féminin, connaissant un engouement populaire inédit : en 2024, l’affluence moyenne par match a bondi de 48% pour atteindre 9 807 spectateurs, et plus de 54 millions de téléspectateurs uniques ont suivi la saison sur six chaînes nationales.

Histoire de la WNBA : de sa création à son essor actuel - Inauguration
Lisa Leslie et Rebecca Lobo, plus tard, toutes les deux induites au Naismith Memorial Basketball Hall of Fame, disputant le premier match de l’histoire de la WNBA le 21 Juin 1997. Andrew D. Bernstein/Getty Images

Ce succès s’appuie en grande partie sur les performances et le leadership des joueuses noires américaines, qui forment la majorité du championnat (83% des joueuses étant des femmes de couleur, dont 67% d’Afro-Américaines en 2020). Retour sur l’évolution de cette ligue pionnière, marquée par des athlètes d’exception et une volonté de faire progresser la place des femmes dans le sport.

Création de la ligue et premières pionnières (1996-2000)

Le lancement de la WNBA est officiellement approuvé par le commissaire David Stern le 24 avril 1996. Ce n’est pas la toute première tentative de ligue féminine professionnelle aux États-Unis, mais l’adossement direct à la toute-puissante NBA lui donne un avantage décisif. La WNBA adopte d’emblée le slogan « We Got Next » (« À nous la prochaine manche »), signifiant que les femmes ont leur place dans le paysage du basket professionnel. Huit équipes sont constituées pour la saison inaugurale de juin 1997, toutes dans des villes de NBA afin de profiter des infrastructures et du public existant.

Dès le départ, la ligue met en avant trois vedettes issues de la sélection olympique américaine de 1996 : Lisa Leslie (pivot des Los Angeles Sparks), Sheryl Swoopes (ailière des Houston Comets) et Rebecca Lobo (intérieure des New York Liberty). Toutefois, une autre joueuse va rapidement s’imposer comme la première superstar de la WNBA : Cynthia Cooper.

Histoire de la WNBA : de sa création à son essor actuel

Âgée de 34 ans en 1997, Cooper profite enfin de la création de la ligue pour briller dans son pays, après avoir fait carrière en Europe faute de ligue nationale. Elle mène les Houston Comets au titre lors de la première finale WNBA en 1997 (face aux New York Liberty) et est élue MVP de la saison. Ce n’est que le début d’une dynastie : emmenées par le trio Cooper-Swoopes-Tina Thompson, les Comets remportent les quatre premiers championnats WNBA de l’histoire, de 1997 à 2000.

Cynthia Cooper et les Comets

Cooper, Swoopes et Thompson, trois femmes noires, deviennent ainsi les premières légendes de la ligue. Swoopes marque aussi les esprits en étant la première joueuse WNBA à signer un contrat de chaussure à son nom et en revendiquant pleinement sa maternité (enceinte, elle manque le début de la saison inaugurale) sans que cela n’entrave sa carrière, puisqu’elle finira triple MVP un peu plus tard.

La dynastie des Comets. 4 titres de 97 à 2000

Lynette Woodard, celle qui précède !

Parmi ces pionnières figure également Lynette Woodard, dont le parcours illustre la génération de talents juste précédant la WNBA. Woodard, star universitaire des années 1980, avait établi le record absolu de points en carrière NCAA (3 649 points), un exploit resté inégalé pendant 43 ans jusqu’à ce que Caitlin Clark (future star WNBA) ne le batte en 2024. Faute de ligue pro à l’époque, Woodard dut partir en Europe puis devint en 1985 la première femme à intégrer les Harlem Globetrotters, célèbre équipe de show-basket masculin.

Quand la WNBA est lancée en 1997, elle a déjà 38 ans mais rejoint enfin une franchise américaine (les Cleveland Rockers) pour boucler sa carrière en étant, elle aussi, une source d’inspiration pour la jeune ligue. Son intronisation au Hall of Fame du basket viendra consacrer son impact historique.

WNBA vs ABL

Malgré l’euphorie de ces débuts, la WNBA doit affronter la concurrence d’une autre ligue féminine, l’ABL (American Basketball League), lancée presque en même temps. Mais l’ABL, moins soutenue financièrement, fait faillite dès la fin 1998. La WNBA récupère alors plusieurs talents (comme la jeune star Chamique Holdsclaw draftée en 1999) et passe de 8 à 12 équipes en intégrant de nouvelles franchises en 1999.

Crédit : ESPN

En 1999, un premier accord collectif (CBA) est signé entre la ligue et l’association des joueuses, une avancée sociale majeure puisqu’il s’agit du premier accord de convention collective dans l’histoire du sport féminin professionnel. Ainsi, dès ses premières années, la WNBA se positionne à l’avant-garde, non seulement sportivement mais aussi en matière de droits des athlètes.

Les années 2000 : nouvelles stars et expansion de la ligue

Après la disparition des Comets de Houston (franchise dissoute en 2008), de nouvelles équipes et joueuses prennent le relais pour ancrer la WNBA dans le paysage sportif. Au début des années 2000, la ligue s’étend jusqu’à compter 16 équipes, avant de se stabiliser à 12 franchises à partir de 2009 suite à quelques relocalisations et faillites (Miami, Portland et Charlotte cessent leurs activités).

L’époque de la ligue à 14

Malgré ces ajustements, la WNBA fête en 2007 son 11ème exercice consécutif, devenant la première compétition sportive féminine américaine à durer plus de dix saisons d’affilée. La pérennité est assurée, et l’intérêt du public se maintient avec environ 7 500 à 8 000 spectateurs de moyenne dans ces années-là.

Sportivement, les années 2000 voient l’éclosion de nouvelles légendes qui vont marquer la ligue. Les Los Angeles Sparks de Lisa Leslie remportent deux titres consécutifs en 2001 et 2002, permettant à Leslie, l’une des figures de proue de 1997, de concrétiser son immense talent par des championnats.

Lisa Leslie titrée avec les Sparks

En 2002, elle entre aussi dans l’histoire en réussissant le premier dunk en match de la WNBA, le premier dunk tant attendu. À l’Est, les Detroit Shock, emmenés par l’ailière Swin Cash et la scoreuse Katie Smith, créent la surprise en 2003 en décrochant le titre face aux Sparks. Sous la houlette de l’entraîneur Bill Laimbeer (ex-bad boy de la NBA), Detroit impose un style physique et conquiert trois titres en 2003, 2006 et 2008, faisant de Cash et Smith des valeurs sûres de la ligue.

D’autres stars émergent : l’Australienne Lauren Jackson, arrivée à Seattle en 2001, devient l’une des meilleures joueuses de tous les temps (3 titres de MVP et un titre de championne WNBA en 2004 avec le Storm). Tamika Catchings, draftée en 2001 par Indiana, s’affirme comme une joueuse complète d’exception (meilleure défenseure à cinq reprises et future championne).

Du côté de New York, la meneuse Becky Hammon se fait un nom par sa combativité et son adresse, au point de devenir une chouchoute du public malgré l’absence de titre. En 2004, une nouvelle superstar fait ses débuts : Diana Taurasi, arrière au tempérament de feu, rejoint les Phoenix Mercury. Aux côtés de la vétéran Cappie Pondexter (arrivée en 2006), Taurasi mènera Phoenix au titre WNBA 2007 puis 2009, tout en s’affirmant comme la scoreuse la plus prolifique de l’histoire de la ligue (elle deviendra plus tard la meilleure marqueuse de tous les temps de la WNBA).

Diana Taurasi et Cappie Pondexter en 2009

Par ailleurs, la fin de la décennie voit arriver Sue Bird, meneuse draftée en 2002 à Seattle, qui va former avec Lauren Jackson un duo redoutable. Bird s’impose rapidement comme la meilleure passeuse du championnat et un modèle de longévité (elle jouera 19 saisons en WNBA !).

En 2008, la WNBA accueille Candace Parker, phénomène annoncé sortie de l’université Tennessee. Parker ne déçoit pas : dès sa première saison, elle réussit l’exploit d’être élue Rookie of the Year et MVP de la ligue. Elle est d’ailleurs la première. Avec son jeu spectaculaire (elle réalise aussi des dunks en match), Parker renouvelle l’attention médiatique autour de la WNBA. Elle guidera plus tard les Sparks de Los Angeles vers un titre en 2016, ajoutant son nom à la liste des grandes championnes.

Candace Parker, rookie of year et MVP, en 2008. Historique.

Malgré quelques turbulences économiques (revente de certaines franchises par la NBA aux propriétaires locaux, contraction du nombre d’équipes), la WNBA sort des années 2000 consolidée. En 2009, l’arrivée de nouvelles stars comme Angel McCoughtry (future star d’Atlanta) ou Sylvia Fowles (dominante intérieure à Chicago) donne un nouvel élan et l’espoir d’un “futur radieux” pour la ligue.

Un partenariat télé majeur est signé avec ESPN/ABC pour diffuser davantage de matchs, preuve de l’intérêt grandissant des médias. Après une première décennie d’existence, la WNBA a donc gagné son pari initial : elle « a pris sa place » dans le paysage sportif, portée par des joueuses au talent immense et par un public de fidèles, bien que bénéficiant encore d’une très large marge de progression.

2010s : Domination, dynasties et engagements sociétaux

Les années 2010 sont marquées par l’avènement de dynasties sportives et par l’engagement de plus en plus affirmé des joueuses WNBA en dehors du terrain. Sur le plan sportif, la décennie est dominée par deux franchises principales : les Minnesota Lynx et les Seattle Storm.

Maya Moore

À Minnesota, un quatuor d’exception va faire des merveilles : Maya Moore (arrière-scoreuse au palmarès phénoménal), Seimone Augustus (scoreuse élégante), Lindsay Whalen (meneuse clutch) et Rebekkah Brunson puis Sylvia Fowles à l’intérieur. Sous la conduite de l’entraîneur Cheryl Reeve, les Lynx remportent quatre titres WNBA (2011, 2013, 2015, 2017), égalant le record des Comets de Houston. Maya Moore décroche le titre de MVP en 2014 et s’affirme comme la meilleure joueuse de la ligue. Fowles, arrivée en 2015, est MVP des Finales 2015 et 2017 grâce à sa domination dans la raquette. Minnesota devient l’équipe phare de la décennie.

En face, les Seattle Storm renouent avec les sommets en fin de décennie. Après le départ à la retraite de Lauren Jackson (2012), Seattle reconstruit autour de Sue Bird et d’une nouvelle perle : Breanna Stewart. Draftée en 2016, Stewart est considérée comme une “machine à trophées” – quadruple championne universitaire avant même d’arriver en WNBA. Elle confirme les espoirs en menant Seattle à deux titres, en 2018 puis 2020, tout en récoltant au passage deux trophées de MVP de la saison régulière. En seulement quelques années, Stewart (27 ans en 2021) est déjà l’une des joueuses les plus titrées de l’histoire du Storm et de la ligue.

D’autres équipes inscrivent leur nom au palmarès dans les années 2010 : les Phoenix Mercury de Diana Taurasi ajoutent un troisième titre en 2014 (Taurasi étant MVP des Finales à 32 ans), et les Los Angeles Sparks de Candace Parker reviennent sur le devant de la scène en remportant le championnat 2016 (Parker et sa coéquipière Nneka Ogwumike forment un duo intérieur redoutable, Ogwumike étant élue MVP de la saison 2016).

La Superstar Nneka Ogwumike (30) durant son passage à LA, avec sa petite soeur Chiney Ogwumike ! À noter qu’elles ont deux petites soeurs talentueuses dont l’une joue pour l’équipe nationale du Nigeria

En 2019, les Washington Mystics d’Elena Delle Donne décrochent leur premier titre, grâce à une Delle Donne héroïque (MVP de la saison 2019 malgré une hernie discale) épaulée par la Belge Emma Meesseman, MVP des Finales. Ces succès variés illustrent la montée en puissance généralisée du niveau de jeu : chaque année, de nouvelles stars émergent et plusieurs équipes peuvent prétendre au titre.

Des voix sur et en dehors des terrains

Parallèlement à leurs exploits sportifs, les joueuses WNBA s’affirment comme des leaders en matière de justice sociale et d’égalité. Historiquement, la WNBA a toujours valorisé l’implication communautaire de ses athlètes (lutte contre le cancer du sein avec le WBCA Pink Challenge, programmes caritatifs, etc.). Mais dans les années 2010, cet engagement prend une dimension plus militante.

En 2016, suite à des violences policières contre des Afro-Américains (Philando Castile, Alton Sterling…), plusieurs équipes WNBA arborent des t-shirts noirs “Black Lives Matter” à l’échauffement pour dénoncer les injustices – un geste qui leur vaut d’abord une amende de la ligue, rapidement annulée sous la pression de l’opinion.

Breonna Taylor, 26 ans, assassinée chez elle par la police

Surtout, en 2020, en pleine vague de protestations aux États-Unis, la WNBA consacre sa saison entière à la lutte pour la justice sociale. Réunies dans une “bulle” sanitaire (pour cause de pandémie de Covid-19), les joueuses dédient le championnat à la mémoire de Breonna Taylor (une jeune femme noire tuée par la police) et au mouvement Say Her Name visant à ne pas oublier les femmes noires victimes de violences.

Toutes les équipes portent sur leurs maillots le nom de Breonna Taylor, et multiplient les gestes de sensibilisation. La meneuse new-yorkaise Layshia Clarendon parle d’« une saison engagée pour dire les noms et réclamer justice pour les femmes noires, trop souvent oubliées ». Ce positionnement courageux fait dire à la presse américaine que « le combat pour la justice sociale est dans l’ADN de la WNBA » – à l’image de la composition même de la ligue, quasiment 70% de ses joueuses étant des femmes noires.

« Say Her Name »

Une figure illustre jusqu’où cet engagement peut aller : Maya Moore. En pleine gloire sportive (quatre fois championne WNBA avec Minnesota), Moore décide en 2019 de se mettre en retrait du basket pour se consacrer à la libération d’un homme victime d’une erreur judiciaire.

Après deux ans de bataille juridique, elle parvient à faire innocenter Jonathan Irons, qu’elle épousera par la suite. Elle n’a plus rejoué depuis 2018, sacrifiant volontairement sa carrière pour cette cause – un choix qui force le respect et souligne l’altruisme des athlètes WNBA. Comme l’a titré un média, « Maya Moore a quitté la WNBA pour libérer un homme de prison. Elle lui a peut-être sauvé la vie. ».

Maya Moore et son mari Jonathan Irons

Années 2020 : nouvelle vague de talents et explosion de popularité

Aujourd’hui, la WNBA connaît un véritable âge d’or en termes de visibilité, de talents et de rayonnement. Après des débuts parfois économiquement fragiles, la ligue récolte les fruits de son investissement de long terme. La saison 2024, la 28e de l’histoire WNBA, a été la plus suivie de tous les temps : plus de 54 millions de téléspectateurs cumulés ont regardé au moins un match, un record absolu.

L’audience télévisée moyenne sur ESPN a bondi de 170% par rapport à l’année précédente, établissant de nouveaux sommets historiques. Les salles se remplissent comme jamais : l’affluence totale a atteint son plus haut niveau en 22 ans, avec notamment 154 guichets fermés sur la saison (contre seulement 45 l’année d’avant). En moyenne, près de 9 800 fans assistent désormais à chaque rencontre, un chiffre en hausse de 48% par rapport à 2023.

Graphique par Nielsen

Certaines affiches ont même dû être délocalisées dans des arénas NBA plus grands pour satisfaire la demande (ainsi 20 711 spectateurs à Washington le 19 septembre 2024, un record WNBA). Tous les indicateurs sont au vert : les votes des fans pour le All-Star Game ont explosé (+538% en 2024 par rapport à 2023) et les ventes de produits dérivés ont été multipliées par sept (+601%). La WNBA est tout simplement « en feu ».

Clark Vs Reese : Une rivalité qui nourrit les familles !

Cet engouement sans précédent s’explique en grande partie par l’arrivée d’une nouvelle génération de stars charismatiques, mais surtout par la rivalité la plus commentée du sport féminin américain depuis Serena Williams vs Maria Sharapova : Angel Reese contre Caitlin Clark.

Caitlin Clark et Angel Reese lors d’une opposition entre le Fever et le Sky

Tout commence sur les parquets universitaires, où les deux jeunes femmes captivent l’Amérique avec des styles opposés et une tension palpable. Caitlin Clark, snipper venue d’Iowa, blanche, cérébrale, issue d’un programme traditionnel, affole les compteurs avec des tirs à longue distance façon Stephen Curry. Angel Reese, elle, est une star de LSU : noire, expressive, ancrée dans la culture populaire, surnommée “Bayou Barbie”, elle combine physique, rebonds, et trash-talk assumé. Leurs affrontements NCAA explosent les audiences, jusqu’à la finale de 2023 remportée par Reese, un match qui devient instantanément un événement culturel, notamment pour les communautés noires, lassées de voir l’héroïsation systématique d’un seul visage.

L’un des moments les plus marquant du basketball universitaire, tous genres confondus

En 2024, les deux jeunes femmes débarquent en WNBA, et le show continue. Clark, draftée par les Indiana Fever, devient immédiatement un phénomène national : ses matchs remplissent les salles, ses highlights enflamment les réseaux, ses maillots se vendent par milliers. Elle attire un nouveau public, souvent novice en WNBA, mais déjà conquis par son aura de “superstar annoncée”. Ses performances suivent : Rookie of the Year, qualifications en playoffs, et plus de 22 matchs à plus d’un million de téléspectateurs — presque tous avec elle à l’affiche.

Angel Reese, de son côté, brille d’une autre manière. Moins médiatisée au départ, elle construit sa légende dans le dur : triple-double dans sa seconde saison, records de rebonds offensifs dans la première, constance dans l’effort. Surtout, elle refuse d’être reléguée au rang d’antagoniste silencieuse. Reese parle, joue, incarne. À chaque duel face à Clark, l’ambiance est électrique. Les matchs se jouent à guichets fermés. Les débats enflamment Twitter. Et surtout, la WNBA gagne : visibilité, tension narrative, diversité des publics.

Ce qui était une opposition de styles devient un levier marketing et culturel. Une rivalité mise en scène ? On le saura quand elle seront à la retraite. Mais une rivalité incarnée, sincère, et porteuse : elle polarise autant qu’elle fascine, comme les plus grands duels de l’histoire du sport.

Angel Reese et Caitlin Clark ne sont pas les seules nouvelles venues en WNBA. Mais leur face-à-face perpétuel a offert à la ligue le storytelling qu’elle attendait depuis des années. Car au fond, ce que les gens veulent, au-delà du talent brut, c’est une histoire à suivre, avec ses codes, ses rebondissements et ses symboles. Et en 2025, avec une NBA dans en pleine fin de cycle, la plus grande histoire du basket américain se joue chez les femmes.

Une génération dorée pas en reste

La domination actuelle est toutefois encore assurée par les stars de la génération précédente, désormais au sommet de leur art. A’ja Wilson, intérieure des Las Vegas Aces, s’est affirmée comme la meilleure joueuse du monde ces dernières années : double MVP de la ligue, championne WNBA 2022, elle a franchi en 2025 la barre des 5 000 points en un temps record (seulement 238 matchs, personne n’avait atteint ce total aussi vite, pas même Taurasi ou Stewart).

A’ja et Breanna Stewart après la médaille d’or des USA en 2020 à Tokyo

Wilson incarne la joueuse moderne dominante, aussi efficace en attaque qu’en défense, et leader vocale de surcroît. À 27 ans, elle porte la génération actuelle aux côtés d’autres étoiles confirmées comme Breanna Stewart – qui a quitté Seattle pour New York en 2023 et y a remporté le titre WNBA 2024, ajoutant un nouveau trophée à sa collection déjà bien garnie. Stewart, 29 ans, cumule en effet plusieurs titres de championne, des MVP de saison et de Finales, confirmant le surnom de « machine à trophées » acquis dès sa jeune carrière.

Parmi les autres figures marquantes de la ligue aujourd’hui, on retrouve Brittney Griner (Phoenix Mercury), pivot au jeu spectaculaire connue pour ses dunks et son retour courageux après sa détention arbitraire en Russie en 2022. Sylvia Fowles (retraitée en 2022), qui a quitté le parquet comme meilleure rebondeuse de tous les temps en WNBA. Candace Parker (double MVP, ayant offert en 2021 un titre à sa ville natale Chicago Sky) ou encore Elena Delle Donne (Washington Mystics), qui malgré les blessures reste une des attaquantes les plus talentueuses du circuit.

Sans oublier Nneka Ogwumike (LA Sparks), championne 2016 et présidente du syndicat des joueuses (WNBPA), figure de proue des négociations pour de meilleures conditions, ni Skylar Diggins-Smith, l’une des meilleures arrières scoreuses de la dernière décennie. Ou encore Sabrina Ionescu qui avait fait couler l’encre par son duel au 3pts, perdu de justesse face à Steph Curry, le plus grand shooter de notre époque, voir de l’histoire du basketball.

Le reste du monde s’en mêle

La WNBA s’internationalise également : en 2025, la Française Gabby Williams (Storm de Seattle), formée en NCAA, a brillé en signant un record d’interceptions pour sa franchise (8 steals dans un match) et en s’affirmant comme une joueuse cadre du championnat. En 2025, une autre française, Dominique Malonga, 19 ans seulement, a été draftée n°2 par Seattle. Les françaises bien portée par une Marine Johannes, chouchou du public new-yorkais !

Tokyo 2020 Olympics – Basketball – Women – match pour le bronze – Serbie v France – Saitama Super Arena, Saitama, Japan – 7 août 2021. Gabby Williams et Marine Johannes REUTERS/Brian Snyder

D’origine congolaise et camerounaise, Malonga est devenue la deuxième plus jeune joueuse de l’histoire de la WNBA (19 ans) à marquer plus de 10 points dans un match, promettant un bel avenir. Ces nouvelles venues internationales marchent sur les traces de pionnières comme la Portugaise Ticha Penicheiro (légendaire meneuse des années 2000) ou l’Australienne Lauren Jackson. La WNBA attire désormais les meilleurs talents du monde entier, enrichissant le jeu et le public.

Gabby Williams et Dominique Malonga courtside

L’avenir

Des talents déjà attendus

L’avenir de la WNBA s’annonce d’autant plus radieux que la relève est déjà en marche. Alors que Reese et Clark électrisent la ligue, une nouvelle génération de talents frappe déjà à la porte. Juju Watkins, sensation de USC au jeu explosif, fait déjà figure de future franchise player. Kiyomi McMiller, l’une des meneuses les plus créatives de sa génération, attire les regards avec un handle spectaculaire digne d’un mixtape AND1. Et Azzi Fudd, malgré les blessures, reste l’un des profils les plus attendus, tant son shoot pur et sa maturité impressionnent depuis le lycée.

Juju Watkins, l’étoile montante à suivre !

Expansion time

En cette moitié des années 2020, la ligue est en pleine expansion. Sous l’impulsion de la commissaire Cathy Engelbert (en fonction depuis 2019), la WNBA prévoit d’accueillir de nouvelles franchises : en 2024, l’ajout d’une équipe dans la région de la baie de San Francisco (affiliée aux Golden State Warriors) a été officialisé, la première expansion depuis 2008, avec les Golden State Valkyries. D’autres marchés, comme Toronto, sont envisagés pour continuer à développer la ligue. Le but est de profiter de la popularité grandissante du basket féminin.

Car désormais, la WNBA n’est plus seulement “un bon moment à suivre” – c’est LE moment pour le basket féminin, comme nous l’écrivions récemment. La ligue a su créer un cercle vertueux : plus de visibilité attire plus de fans et de sponsors, ce qui améliore les conditions des joueuses et la qualité du jeu, renforçant encore l’intérêt.

NBA 2K

L’intégration de « The W » dans NBA 2K a marqué un tournant symbolique et culturel pour le basketball virtuel. Pour la première fois, les joueuses de la WNBA ont été pleinement intégrées à la célèbre simulation, avec leurs propres modes de jeu, animations, et parcours de carrière. Bien que les statistiques précises sur le taux d’utilisation restent floues, la communauté salue largement cette évolution, estimant que la présence des équipes WNBA enrichit l’expérience globale et offre une diversité bienvenue dans un univers longtemps centré sur la NBA masculine. Une avancée qui, au-delà du jeu, contribue à normaliser la visibilité des basketteuses dans la culture populaire.

Jayson Tatum et A’ja Wilson, cover de NBA 2K25

Au fil de son histoire, la WNBA a donc évolué d’une jeune ligue aspirant à la reconnaissance vers un championnat mature et florissant, qui bat des records d’audience et d’affluence. Elle est devenue un véritable pilier culturel et sportif, portée par des générations de femmes, majoritairement des femmes noires, qui ont repoussé les limites du jeu et utilisé leur plateforme pour faire avancer la société.

Comme le soulignait le Los Angeles Times, « dans bien des aspects, la simple existence d’une ligue composée à 70% de femmes noires est en soi un acte de protestation contre une industrie sportive dominée par les hommes ». Après avoir longtemps été reléguées à l’ombre, ces athlètes écrivent leur propre légende et inspirent des millions de jeunes filles à travers le monde.

Aujourd’hui, les matchs de la ligue sont retransmis sur plusieurs chaines aux USA, mais sont aussi accessible via le WNBA league pass et certaines des affiches sont, elles, visionnables en direct ou à la demande sur la plateforme PrimeVideo. Preuve que la discipline entre dans le mainstream !

En 1997, la WNBA clamait “We Got Next” et aujourd’hui, le travail paye. Entre exploits sportifs, progression des droits des femmes et célébration de la diversité, l’histoire de la WNBA est une réussite retentissante mais encore fragile qui continue de s’écrire sous nos yeux, avec toujours plus de chapitres glorieux à venir.

Burkina Faso : l’or, la loi et la souveraineté

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Sous la présidence d’Ibrahim Traoré, le Burkina Faso amorce une révolution silencieuse : celle de la souveraineté minière. En révisant son code minier, en reprenant le contrôle des ressources et en imposant une gouvernance plus inclusive, le pays trace un chemin inédit vers l’autodétermination économique. Décryptage d’un tournant stratégique africain.

OR NOIR ET POUVOIR JAUNE

Sous les terres rouges du Burkina Faso, l’or ne brille pas pour tout le monde. À chaque gramme extrait, à chaque once expédiée, c’est une question qui s’impose avec l’insistance d’un tambour de guerre : à qui profite cette richesse ?

L’Afrique, on le sait, est assise sur une montagne de trésors. Pétrole, cobalt, coltan, diamants, uranium… et l’or, ce métal vieux comme le soleil, qui a alimenté les conquêtes coloniales et les rêves impériaux. Mais ce sous-sol béni semble n’avoir fait que nourrir les faims d’autrui. Pendant que les cours mondiaux explosent, le continent reste à la traîne d’un festin qu’il sert sans jamais s’asseoir à table.

Au Burkina Faso, l’or représente plus de 70 % des exportations nationales. Pourtant, dans les villages miniers de Houndé, de Bissa ou de Karma, la misère est plus dense que le minerai. Des pistes défoncées, des écoles sans toit, des dispensaires vides. Le contraste est saisissant : les filiales canadiennes, australiennes ou russes engrangent les bénéfices ; les populations locales, elles, se contentent des poussières ; parfois littéralement.

Et si ce n’était pas une fatalité ?
Depuis l’arrivée d’Ibrahim Traoré au pouvoir, une nouvelle ligne de fracture s’est dessinée. Celle entre un passé où l’État regardait les concessions filer entre ses doigts et un présent où il tente de les reprendre une à une, à la tenaille. Avec un mot d’ordre simple : reprendre le contrôle, réécrire les règles, transformer la rente en levier de souveraineté.

Mais cela est-il possible ?
Peut-on, dans un contexte mondialisé, face aux mastodontes miniers, imposer une gouvernance panafricaine du sous-sol ? Le Burkina peut-il être le laboratoire d’un nouveau paradigme, où les ressources naturelles financent les écoles, irriguent les villes, et renforcent les États, plutôt que les affaiblir ?

À cette question, le peuple burkinabè, son gouvernement et ses détracteurs répondent déjà ; par la loi, par l’action, ou par les critiques. Nofi propose une plongée dans les soubassements de cette révolution aurifère.

UNE DÉPENDANCE STRUCTURELLE

La colonisation a-t-elle vraiment pris fin, ou a-t-elle simplement changé de méthode ?
Dans le domaine minier, la réponse semble toute trouvée. Si hier les empires européens pillaient au nom de la « civilisation », aujourd’hui ce sont des multinationales bien enregistrées, aux conseils d’administration feutrés, qui extraient, exportent et engrangent ; avec la bénédiction de législations africaines taillées pour leur confort.

Tout commence dans les années 90, sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI. En échange d’une aide financière vitale, les États africains sont sommés de privatiser, déréguler, ouvrir. Ce sont les fameux « plans d’ajustement structurel », qui imposent un retrait massif de l’État des secteurs stratégiques, y compris miniers. L’Afrique, dit-on, doit devenir « attractive ».

Le Burkina Faso, alors en quête de relance économique, revoit son code minier en 1997. Objectif : attirer les investisseurs étrangers. Résultat : les sociétés minières étrangères obtiennent des exonérations fiscales, des permis d’exploration longs, et une participation minimale de l’État, souvent limitée à 10 % ; sans droit de regard réel sur la gestion.

Des compagnies canadiennes, australiennes, sud-africaines, russes, turques affluent. Le pays, qui ne comptait qu’une seule grande mine d’or en 2007, en exploite plus d’une quinzaine en 2025. Mais à quel prix ?

Certes, le PIB augmente. Oui, l’or remplace le coton comme première source d’exportation. Mais la richesse reste en haut, bien souvent à l’extérieur du pays. Les contrats, souvent négociés dans l’opacité, laissent peu de place aux populations locales. Les zones d’exploitation deviennent des enclaves, où les compagnies font la loi, recrutent peu de Burkinabè qualifiés, et versent des compensations dérisoires aux communautés dépossédées de leurs terres.

Plus grave encore : les bénéfices échappent au pays. Grâce à des montages financiers complexes (filiales, paradis fiscaux, prix de transfert), certaines entreprises déclarent des pertes… tout en extrayant des tonnes d’or. Le manque de contrôle, de moyens techniques et de volonté politique transforme le Burkina en puits à ciel ouvert pour intérêts étrangers.

Dans les années 2010, les ONG, les journalistes et certains économistes burkinabè commencent à alerter.

Des rapports de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE) montrent que moins de 15 % des revenus miniers sont réinvestis dans le développement local. L’exploitation artisanale, mal encadrée, crée des zones de non-droit. L’or alimente parfois des circuits informels, voire des groupes armés dans certaines régions instables.

Mais les réformes traînent. L’État manque de leviers. Le code minier de 2015 tente quelques ajustements, sans jamais rompre avec le modèle de « la main tendue ».

Jusqu’à 2022.
Avec l’arrivée d’Ibrahim Traoré, l’heure du basculement semble venue.
Une rupture s’annonce : faire de l’État un acteur central, pas un figurant.

JUILLET 2025 : UNE RÉFORME MINIÈRE DE RUPTURE

Le 3 juillet 2025, une date que les futurs manuels d’économie politique africaine pourraient bien retenir. Ce jour-là, le gouvernement burkinabè adopte une révision majeure de son code minier. Une réforme radicale, sans fioritures, qui bouscule les règles du jeu établies depuis trente ans.

Ce n’est plus un ajustement. C’est une réorientation stratégique. Une manière de dire au monde : 

« L’or du Burkina appartient d’abord aux Burkinabè. »

Première mesure : la part gratuite de l’État dans chaque nouveau projet minier passe de 10 % à 15 %. C’est une part que l’État acquiert sans investir, sans avancer de capitaux, mais qui lui garantit des dividendes, une place au conseil d’administration, un droit de regard.

Et ce n’est pas tout. L’État se réserve désormais le droit d’acquérir 15 % supplémentaires, cette fois de manière payante, pour porter sa participation potentielle à 30 % dans tout nouveau projet d’exploitation.

Une telle décision inquiète les investisseurs mais rassure les citoyens. Pour la première fois depuis l’indépendance, l’État burkinabè ne mendie pas sa part : il la revendique, l’impose.

Deuxième grande avancée : la participation des Burkinabè dans les projets miniers devient une obligation légale. Cela ne concerne plus seulement les postes subalternes, mais tous les niveaux hiérarchiques : ingénierie, gestion, direction, expertise environnementale.

Des quotas seront imposés, et des mécanismes de transfert de compétence exigés.
C’est un pas décisif vers la « localisation » du savoir-faire, souvent confisqué par les sièges sociaux à Toronto, Perth ou Dubaï.

Troisième réforme : les permis d’exploitation sont désormais limités à des durées plus courtes, et renouvelables sous conditions strictes.

Exit les concessions de 50 ans, octroyées sans contrôle. Place à des permis de 3 à 5 ans, conditionnés à des audits réguliers, à des clauses sociales, à des contributions concrètes au développement local.

Autrement dit : les entreprises minières restent tant qu’elles respectent leurs engagements. Sinon, la porte est ouverte.

Derrière ces mesures, une philosophie s’impose :

remettre l’État africain au centre de la gouvernance des ressources, sans pour autant chasser les investisseurs. Il ne s’agit pas d’une fermeture idéologique, mais d’une ouverture maîtrisée, souveraine, encadrée.

Le Burkina Faso ne dit pas « non » au capital étranger, il dit « oui, mais pas à n’importe quelles conditions ».

En pleine période de tensions géopolitiques, où les pays du Sahel remettent en cause les vieux équilibres post-coloniaux, cette réforme agit comme un marqueur politique. C’est un acte de rupture. Une ligne rouge. Un signal à ceux qui, pendant des décennies, ont exploité sans jamais rendre de comptes.

SOPAMIB : L’ÉTAT ENTRE EN JEU

Pendant longtemps, l’État burkinabè a été spectateur d’un théâtre minier joué sans lui. Les concessions se négociaient dans les bureaux d’avocats étrangers, les profits s’évaporaient via des holdings anonymes, et les mines, une fois vidées, laissaient derrière elles des cratères béants, comme des cicatrices dans le paysage.

Mais depuis 2023, une nouvelle entité publique surgit dans le décor : la SOPAMIB ; Société nationale des Mines du Burkina Faso. Et avec elle, l’État reprend pied dans le secteur minier, non plus comme arbitre impuissant, mais comme acteur stratégique.

La SOPAMIB n’est pas une vitrine. Elle a été pensée comme un véhicule souverain d’appropriation minière. Dotée d’un capital public, elle a vocation à racheter, reprendre ou coexploiter les gisements stratégiques, notamment ceux abandonnés ou mal exploités par des opérateurs étrangers.

Ce n’est pas une nationalisation brutale ; c’est une nationalisation ciblée et méthodique, adossée à la loi.

La SOPAMIB agit comme un bras armé :

  • pour sécuriser les intérêts de l’État,
  • pour garantir l’application des nouvelles normes sociales et environnementales,
  • et pour empêcher que les ressources aurifères ne soient dilapidées sans retour.

L’objectif affiché est clair : reprendre le contrôle sur les actifs miniers clés.
Car pendant des années, certaines sociétés titulaires de permis n’ont jamais entamé d’exploitation réelle : elles se contentaient de spéculer sur les titres miniers, les revendant à prix d’or.

La SOPAMIB s’inscrit contre cette logique. Désormais, les permis inutilisés peuvent être révoqués puis transférés à l’entreprise publique. Le sol appartient à l’État, rappelle la loi ; il est temps que les ressources qu’il renferme servent réellement l’intérêt général.

Le modèle burkinabè n’évolue pas en vase clos.
Il s’inspire partiellement de la Ghana National Petroleum Corporation (GNPC), qui, depuis les années 1980, coexploite les hydrocarbures ghanéens avec les majors.

Il évoque aussi la Sonatrach algérienne ou la Gécamines en RDC, avec leur contrôle ferme des ressources minières. Mais à la différence de ces géants, la SOPAMIB démarre avec une ambition de sobriété : pas de bureaucratie pléthorique, pas de luxe d’État, mais un mandat clair : sécuriser, exploiter, redistribuer.

Toutefois, créer une entreprise publique ne suffit pas. Encore faut-il qu’elle fonctionne.
Le danger, dans beaucoup de pays africains, c’est que les sociétés d’État deviennent des vaches à lait pour les élites : budgets opaques, nominations clientélistes, conflits d’intérêts.

Le défi de la SOPAMIB est donc double :

  1. Gagner en compétence technique, pour réellement concurrencer les opérateurs privés.
  2. Gagner en légitimité populaire, en montrant que l’or extrait bénéficie concrètement aux Burkinabè.

Dans une Afrique lassée des promesses creuses, la réussite de la SOPAMIB serait une démonstration puissante : celle qu’un État africain peut gérer ses ressources sans tutelle, ni dépendance.

FISCALITÉ MINIÈRE ET FONDS DE DÉVELOPPEMENT

Extraire l’or ne suffit pas. Encore faut-il que cette richesse se traduise en routes, en écoles, en hôpitaux. Pendant trop longtemps, au Burkina Faso comme ailleurs en Afrique, le secteur minier a été un moteur sans transmission. Il tournait à plein régime, mais les populations restaient sur le bas-côté.

La réforme de juillet 2025 entend réconcilier le sous-sol avec le développement du sol. Et pour cela, elle s’attaque au nerf de la guerre : la fiscalité minière.

Désormais, chaque entreprise minière opérant sur le territoire burkinabè a l’obligation légale de contribuer au FNDTM, un fonds public créé pour financer les projets structurants du pays.

Ce fonds n’est pas une caisse symbolique. Il représente 20 % des revenus nets des entreprises, versés en plus des taxes et impôts classiques.
Une première en Afrique de l’Ouest francophone.

Objectifs du fonds :

  • financer la construction d’écoles,
  • moderniser les centres de santé,
  • améliorer l’accès à l’eau potable,
  • réparer les routes dans les zones d’exploitation,
  • et soutenir l’agriculture locale.

En clair : transformer l’or en infrastructures durables.

Jusqu’ici, la fiscalité minière au Burkina Faso était un fromage à trous. Les sociétés, souvent conseillées par des cabinets internationaux, utilisaient les prix de transfert, la sous-déclaration de production, les paradis fiscaux pour réduire au minimum leur imposition.

Résultat : l’or sortait, les bénéfices aussi. L’État, lui, se contentait de miettes. Selon un rapport de la Banque mondiale (2023), jusqu’à 80 % des flux financiers issus de l’or burkinabè échappaient à la fiscalité directe.

Avec la réforme de 2025, le rapport de force se renverse. Les entreprises ne sont plus les seules à dicter les règles. Le fisc burkinabè se muscle, les contrôles s’intensifient, et les règles de transparence se durcissent.

Un autre point clé : les contributions versées au FNDTM doivent désormais être partiellement réinvesties dans les zones d’exploitation. Fini le paradoxe des villages miniers sans électricité. Désormais, au moins 30 % des fonds collectés seront affectés aux collectivités territoriales concernées.

C’est une mesure de justice territoriale, mais aussi une stratégie de paix sociale : dans plusieurs régions minières, la frustration des populations envers les compagnies a nourri les tensions, voire alimenté les groupes armés.

Reste un enjeu central : la gestion de ce fonds sera-t-elle à la hauteur des attentes ?

Le gouvernement promet une gouvernance tripartite :

  • État,
  • société civile,
  • représentants des communautés locales.

Mais la route est semée d’embûches. Le risque de détournement, de clientélisme ou de projets fantômes n’est pas théorique. Il est structurel.

Enquête parallèle : selon les chiffres de la Cour des Comptes, près de 40 % des investissements publics dans les zones rurales burkinabè n’aboutissent pas à des infrastructures fonctionnelles, faute de suivi ou de transparence.

Le FNDTM est donc un test. S’il réussit, il pourrait devenir un modèle régional, voire continental. S’il échoue, il deviendra un symbole de plus sur la longue liste des promesses non tenues.

Mais une chose est sûre : le temps de l’impunité fiscale minière est révolu.

LA RAFFINERIE NATIONALE D’OR : SYMBOLIQUE ET STRATÉGIE

Depuis l’époque coloniale, l’Afrique extrait mais ne transforme pas. Le schéma est toujours le même : les matières premières quittent le continent brutes, avant de revenir, valorisées ailleurs, à prix d’or.

Dans le cas du Burkina Faso, des tonnes d’or sont extraites chaque année, mais quasiment aucune once n’est raffinée sur place. Le métal file directement vers les Émirats, la Suisse ou l’Afrique du Sud. Et avec lui, les profits, les emplois, la traçabilité, et le pouvoir.

Mais ça, c’était avant.
Car depuis 2024, le gouvernement burkinabè a lancé un projet hautement stratégique et symbolique : la création d’une raffinerie nationale d’or.

Construite à Ouagadougou, cette raffinerie vise une capacité initiale de traitement de plusieurs tonnes d’or par an.

Elle marque la fin d’un cycle de dépendance technique et l’entrée du Burkina dans le club restreint des pays africains capables de valoriser leur production in situ.

Raffiner sur place, cela signifie :

  • reconquérir la chaîne de valeur,
  • former des ingénieurs, des techniciens, des chimistes,
  • mieux contrôler la qualité, le poids, la destination du métal,
  • lutter contre la fraude et les sorties illégales.

C’est, en somme, reprendre possession de son or jusqu’à sa forme finale.

Jusqu’ici, une grande partie de l’or artisanal ou semi-industriel du Burkina échappait à tout contrôle officiel. Il était exporté via des circuits parallèles, souvent en direction de Dubaï, sans traçabilité, ni déclaration, ni taxe.

La raffinerie permettra désormais :

  • d’imposer des circuits d’exportation centralisés,
  • de contrôler les volumes,
  • de garantir une certification burkinabè,
  • et de capturer une partie de la rente de la transformation.

C’est une réponse directe aux accusations de corruption et de pillage.
L’or burkinabè ne voyagera plus nu. Il aura une signature. Un cachet. Un sceau d’État.

Au-delà des chiffres, l’impact est politique. Dans une Afrique où le sous-développement industriel est souvent justifié par le manque de « moyens », le Burkina montre qu’on peut faire autrement.

  • Création d’emplois locaux qualifiés
  • Relance de la formation technique dans les universités
  • Accroissement des revenus douaniers
  • Renforcement de la transparence dans la chaîne de l’or

Mais surtout : affirmation d’une souveraineté industrielle dans un secteur historiquement capté par l’extérieur.

La mise en place de cette raffinerie ne sera pas sans obstacles.

  • Pressions diplomatiques ? Probables.
  • Tentatives de sabotage économique ? Évidentes.
  • Conflits juridiques avec certains partenaires étrangers ? Déjà en cours.

Mais le Burkina ne recule pas. Car il ne s’agit pas simplement d’un projet industriel. C’est un acte de foi en soi-même.

La raffinerie d’or de Ouagadougou n’est pas qu’une usine. C’est un manifeste. Un manifeste pour une Afrique qui veut arrêter d’être le « pays de l’or » pour devenir le « pays de la valeur ».

CONTRÔLER L’EXPORTATION, LUTTER CONTRE LA FRAUDE

Si l’or du Burkina Faso pouvait parler, il raconterait des histoires de fuite. Des tonnes de métal précieux quittent chaque année le territoire sans passer par les canaux officiels, dissimulées dans des valises diplomatiques, via des passeurs, des réseaux informels ou des transactions occultes.

Les chiffres sont éloquents : selon les données croisées de l’ITIE et du World Gold Council, plus de 30 % de la production aurifère burkinabè ne figure dans aucun registre officiel. Un manque à gagner estimé à plusieurs centaines de millions de dollars chaque année.

Pour briser cette spirale, le gouvernement a décidé la suspension temporaire des permis d’exportation à petite échelle.

Cette décision cible en priorité :

  • les exportateurs artisanaux aux pratiques opaques,
  • les filières informelles souvent liées à des réseaux transnationaux,
  • les intermédiaires non agréés qui pullulent autour des sites d’orpaillage.

Derrière cette mesure se cache un objectif clair : assainir le marché de l’or, centraliser les flux, et empêcher les évasions massives de richesses.

La réforme vise à imposer un suivi de l’or de l’extraction à l’exportation, via des mécanismes numériques et des contrôles physiques renforcés.

Un numéro unique d’identification, des balances électroniques connectées, des enregistrements systématiques dans une base centralisée : voilà les outils d’un nouveau système de traçabilité souveraine.

Chaque gramme d’or exporté devra désormais porter l’empreinte de son origine :
mine, date, volume, raffinerie, acheteur.

Un changement de paradigme qui rapproche le Burkina des standards internationaux de l’OCDE sur l’or « propre » (Clean Gold), tout en rendant plus difficile le financement opaque de conflits ou de réseaux criminels.

La contrebande aurifère ne connaît pas de frontières. L’or burkinabè se retrouve à Niamey, à Bamako, puis à Dubaï ou Istanbul ; en dehors de tout contrôle fiscal.

Certains analystes estiment que des groupes armés au Sahel se financent en partie par ce commerce parallèle, utilisant les revenus de l’or pour acheter des armes, recruter, ou corrompre.

En reprenant le contrôle de l’exportation, l’État burkinabè tente aussi de couper l’oxygène financier de l’insécurité. Car au Sahel, l’économie souterraine est souvent le carburant des violences visibles.

Mais cette volonté de régulation heurte des intérêts puissants. Dubaï, par exemple, est devenue la principale plaque tournante mondiale de l’or africain, en grande partie grâce à sa tolérance envers les circuits non déclarés.

À chaque nouvelle régulation burkinabè, des voix s’élèvent pour crier à « l’entrave au libre marché ».

Mais de quel marché parle-t-on ? Celui de la fraude normalisée, du dumping fiscal, ou de la mainmise postcoloniale sur les richesses africaines ?

Contrôler l’exportation de son propre or ne devrait pas être une déclaration de guerre. Et pourtant, au Burkina Faso, c’est bien un acte de résistance.

UN TOURNANT POUR L’AFRIQUE FRANCOPHONE ?

Ce qui se joue aujourd’hui au Burkina Faso dépasse de loin les frontières du pays.
En s’attaquant de front à l’un des bastions du néocolonialisme économique (la gestion externalisée des ressources naturelles) le Burkina ne réforme pas seulement sa politique minière : il ouvre une brèche dans l’espace francophone tout entier.

Depuis 2023, la région connaît une dynamique inédite de réaffirmation souveraine. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso (désormais liés dans une Alliance des États du Sahel (AES)) partagent plus qu’un voisinage : une même volonté de se réapproprier leur destin économique.

Au Mali, une révision du code minier a également été amorcée, inspirée des mêmes principes :

  • Augmentation de la participation étatique
  • Nationalisation partielle des gisements inactifs
  • Imposition de la transformation locale des minerais

Ces dynamiques convergentes traduisent une mutation profonde : l’heure n’est plus à la dépendance assumée, mais à la redéfinition des termes du contrat.

Ce tournant ne concerne pas que le Sahel. L’Afrique francophone dans son ensemble, historiquement bridée par des législations coloniales reconduites, pourrait bien suivre.

  • En Guinée, la bataille autour du contrôle de la bauxite (3e réserve mondiale) fait écho à cette revendication.
  • Au Sénégal, les mobilisations citoyennes exigent plus de transparence sur le gaz et le pétrole.
  • En République Centrafricaine, la question des licences minières accordées à la Russie soulève des débats similaires.

Une chose est sûre : le vent tourne. Et le Burkina Faso pourrait devenir, malgré sa taille modeste, le laboratoire d’un panafricanisme économique renouvelé, décolonial, pragmatique et enraciné.

Mais si le Burkina cherche des repères, il n’a pas besoin de les chercher très loin. En Afrique du Sud, la loi B-BBEE (Black Economic Empowerment) impose depuis des années aux entreprises étrangères de réserver 30 % de leur capital à des Noirs sud-africains.

C’est ce dispositif qui a provoqué, en 2023, le bras de fer entre le gouvernement de Cyril Ramaphosa et Elon Musk, lorsque ce dernier a refusé d’intégrer Starlink aux conditions sud-africaines.

Le message était clair : la souveraineté économique n’est pas négociable, même face aux titans de la Silicon Valley.

Dans cette perspective, la réforme burkinabè ne fait pas cavalier seul. Elle s’inscrit dans un réveil continental, une prise de conscience collective : le XXIe siècle africain ne sera pas seulement politique. Il sera aussi minier, industriel et fiscal.

TRAORÉ, CIBLE INTERNATIONALE

Derrière chaque réforme souveraine, il y a un contre-feu médiatique. Et derrière chaque homme d’État africain qui ose redéfinir les règles du jeu, il y a un procès d’intention à peine voilé.

Ibrahim Traoré n’échappe pas à la règle.

Depuis l’annonce des réformes minières, le chef de l’État burkinabè est devenu une cible récurrente dans les discours diplomatiques occidentaux. En ligne de mire : ses liens supposés avec la Russie, ses options sécuritaires, mais surtout… son contrôle renforcé sur l’or.

Début 2025, un général américain, représentant du commandement militaire pour l’Afrique (AFRICOM), accuse publiquement Traoré d’enrichissement personnel via l’or, et de détourner les revenus miniers au profit de réseaux russes et chinois.

La déclaration est faite dans un think tank à Washington, mais elle est reprise en boucle sur CNN, Bloomberg, Reuters. Le message est limpide :

« Traoré utilise l’or pour consolider son pouvoir, pas pour développer son pays. »

La riposte du Burkina ne tarde pas. Dans un discours enflammé, le chef de l’État balaie les accusations :

« Ce n’est pas parce qu’un Africain contrôle ses richesses qu’il est corrompu. C’est parce qu’il les contrôle qu’il dérange. »

Cette rhétorique n’est pas nouvelle. Elle fait écho aux campagnes menées contre :

  • Thomas Sankara, accusé à l’époque de vouloir « soviétiser » le Burkina,
  • Kadhafi, diabolisé après avoir proposé une monnaie panafricaine adossée à l’or,
  • Ahmed Sékou Touré, dont les positions anticolonialistes avaient valu une mise sous embargo économique.

À chaque fois qu’un leader africain tente de reprendre la main sur ses ressources, des accusations surgissent, souvent sans preuves solides, mais avec un effet immédiat sur l’opinion publique internationale : le doute.

Ce n’est pas une coïncidence si ces critiques surgissent au moment où le Burkina redéfinit les termes de ses contrats miniers. Derrière les arguments moraux, il y a des intérêts géostratégiques. Et l’or en est un.

Les grandes puissances n’ont aucun mal à tolérer des dictatures dociles… tant que l’accès aux ressources est garanti. Mais un petit pays sahélien qui :

  • suspend les exportations artisanales,
  • construit sa propre raffinerie,
  • impose des participations locales obligatoires,
  • et crée une société publique capable de concurrencer les majors…

… devient soudain un sujet de « préoccupation démocratique ».

Face à cette guerre douce, la meilleure arme du Burkina reste la transparence.
Publier les contrats. Rendre public l’usage des fonds miniers. Intégrer la société civile au contrôle des projets.

Autrement dit : prouver, par les actes, que le discours souverain n’est pas un masque pour la prédation, mais un levier pour l’équité.

Dans ce bras de fer international, la légitimité ne se gagne plus dans les chancelleries occidentales. Elle se gagne sur le terrain. Dans les écoles construites, les routes bitumées, les familles sorties de la misère grâce à l’or qui, cette fois, serait resté au pays.

L’OR DU PEUPLE OU L’OMBRE DES EMPIRES ?

Ce qui se joue aujourd’hui au Burkina Faso ne concerne pas seulement des mines, ni même des réformes techniques. C’est une bataille pour le sens. Une lutte pour savoir si l’Afrique peut, enfin, faire de ses ressources un levier d’émancipation plutôt qu’un piège de dépendance.

L’or du Burkina Faso a longtemps enrichi d’autres que les Burkinabè. Longtemps, les mêmes schémas se sont répétés :

  • Des contrats opaques.
  • Des États affaiblis.
  • Des populations dépossédées.
  • Des profits qui fuient.
  • Des critiques venues d’ailleurs pour disqualifier toute tentative de reprise en main.

Mais cette fois, quelque chose change. En révisant son code minier, en imposant une raffinerie nationale, en reprenant le contrôle via SOPAMIB, le Burkina Faso affirme qu’il n’est plus un terrain de chasse mais une nation debout.

Est-ce suffisant ? Non. Les défis restent immenses :

  • lutter contre la corruption interne,
  • former une expertise nationale solide,
  • protéger les intérêts collectifs sans tomber dans l’autoritarisme,
  • éviter que la souveraineté proclamée ne devienne un simple slogan.

Mais cette trajectoire, incertaine et fragile, est surtout une invitation à penser l’Afrique autrement. Non plus comme un réservoir de richesses pour l’extérieur,
Mais comme un espace de création de valeur, de justice, de dignité.

Dans un monde où les puissances s’entre-déchirent pour les ressources critiques, le véritable pouvoir n’est plus dans la possession, mais dans le contrôle.

Et au Burkina Faso, pour la première fois depuis longtemps, ce pouvoir est en train de revenir là où il aurait toujours dû être : dans les mains du peuple.

SOURCES

Denmark Vesey, l’homme qui a fait trembler l’Amérique esclavagiste

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Sous la canopée étouffante de l’esclavage sudiste, Denmark Vesey, homme libre et prédicateur, orchestra une insurrection avortée qui hante encore l’histoire américaine. Derrière les procès secrets, les pendaisons massives et les mémoires en conflit, se dessine le portrait d’un visionnaire dont le combat révèle les lignes de fracture raciales, politiques et morales d’une nation en quête de justice.

Sous un chêne aux racines profondes, battu par les vents de Charleston, un homme noir libre se dresse. Dans sa main, une Bible usée, annotée à la marge, tremble à peine sous la lumière du jour qui décline. C’est Denmark Vesey. À ses pieds, le sol n’est pas encore retourné, mais dans son esprit, les germes de l’insurrection sont déjà semés. Il ne tient pas une arme, mais un récit ; celui de l’Exode, celui d’un peuple opprimé, guidé par la foi vers la liberté. Dans le Sud esclavagiste de 1822, ce simple geste devient un acte de rébellion.

La Caroline du Sud d’alors n’est pas simplement un État : c’est un système clos, impitoyable, cimenté par le sang et l’avidité. Les plantations prospèrent sur la chair noire, les lois (les codes noirs) verrouillent chaque mouvement, chaque mot, chaque souffle des Africains réduits en esclavage. Dans cette société panoptique, où la terreur est un langage officiel, les hommes comme Vesey sont des anomalies, des fissures dans le récit blanc du contrôle total.

Et pourtant, l’histoire de Denmark Vesey ne se résume pas à une “conspiration avortée”. Elle éclaire les brèches de l’empire esclavagiste ; ces zones d’ombre où s’enchevêtrent les révoltes atlantiques, les églises noires subversives, les promesses inabouties des Révolutions française, haïtienne et américaine. Vesey, en tant qu’individu, défie les catégories : libre mais surveillé, pieux mais dangereux, charpentier mais stratège. L’épisode qui porte son nom est bien plus qu’un soulèvement étouffé dans l’œuf ; c’est une éruption mémorielle, une onde de choc que l’Amérique peine encore à regarder en face.

Le tissu de l’enfance et de l’affranchissement

Denmark Vesey naît vers 1767 sur l’île de Saint‑Thomas, alors colonie danoise, carrefour tourmenté des routes atlantiques et matrice de multiples appartenances. Certains récits (transmis de bouche à oreille ou ressuscités par des biographes) le disent d’origine Coromantee, ces peuples Akan d’Afrique de l’Ouest réputés pour leur combativité, d’autres penchent pour une ascendance Mandé. Ce flou n’est pas une faiblesse documentaire mais une preuve vivante de la condition diasporique ; celle d’hommes arrachés à la géographie, mais porteurs d’un héritage résilient et indéfinissable.

À quatorze ans, il est acheté par le capitaine Joseph Vesey, négrier bermudien. Son sort bascule : il voyage, assiste aux transactions humaines, sert d’interprète. Il maîtrise l’anglais, le français, l’espagnol ; des langues qui, loin de le libérer, lui ouvrent pourtant les couloirs secrets de la traite et des colères muettes. Cette pluralité linguistique ne le rend pas simplement utile ; elle fait de lui un pont entre les mondes, un observateur malgré lui des structures du pouvoir colonial.

Ses allers‑retours entre la Martinique, les Bermudes et la Caroline dessinent une cartographie intime de l’Atlantique noir. Ce n’est pas un esclave des champs : c’est un homme du passage, du port, du seuil. Un témoin des révoltes larvées, des codes corrompus, des évangiles manipulés. Il ne vit pas dans un seul monde ; il vit dans plusieurs simultanément, à une époque où cela, pour un homme noir, est déjà une forme d’hérésie. Ce parcours esquisse les prémices de ce que l’on appellerait plus tard la “transnationalité noire” : un enchevêtrement d’identités et de résistances qui dépasse les frontières imposées par les empires.

En 1799, la chance frappe à la porte de Telemaque sous une forme aussi improbable que symbolique : un billet de loterie gagnant. Avec 1 500 dollars en main (somme vertigineuse pour un homme noir dans une société esclavagiste) il achète sa liberté pour 600 dollars. Cet acte n’est pas seulement une transaction : c’est une métamorphose. Il délaisse le nom imposé par le capitaine Vesey et se rebaptise Denmark, hommage à la nation coloniale qui l’a vu naître, peut-être aussi une subtile provocation envers l’Amérique esclavagiste.

Libre, mais pas libéré. Car Beck, sa femme, demeure en esclavage, tout comme leurs enfants, captifs d’une loi cynique (partus sequitur ventrem) qui déclare que l’enfant suit le statut de la mère. Vesey tente, en vain, de racheter leur liberté. Le refus du maître n’est pas anodin : il est le rappel brutal que même l’argent, quand il vient d’un homme noir, ne rachète pas l’entièreté de l’humanité. La liberté de Vesey est donc incomplète, bancale, rongée par l’absence. C’est une liberté à huis clos, surveillée, mutilée.

Pourtant, il s’élève. Artisan respecté, charpentier habile, il fonde une entreprise et travaille pour des clients blancs comme noirs. Mais son vrai chantier se construit ailleurs : dans les cœurs. Vesey devient prédicateur, d’abord dans la Second Presbyterian Church, puis au sein de l’African Methodist Episcopal Church. Son autorité morale, sa maîtrise des Écritures et son charisme en font une figure d’admiration et d’influence dans la communauté noire de Charleston. Il incarne un paradoxe insupportable pour la ville blanche : un homme noir, libre, cultivé, respecté ; et potentiellement dangereux.

Son existence même est une réfutation vivante du système esclavagiste. Sa liberté devient une provocation. Son discours, une menace. Son respect, une hérésie.

Processus d’une révolution — Planification, inspiration, colères

Dans une ville où l’écriture pouvait condamner un esclave à la mutilation, l’AME Church (African Methodist Episcopal) fut une anomalie, un lieu de mots et d’espoir. Fondée en 1818, cette congrégation noire indépendante, deuxième plus grande de la nation, offrait plus qu’un refuge spirituel : elle était un atelier de conscience collective. Un endroit où se forgeait une théologie de la libération, nourrie à la fois par les versets bibliques et les récits de résistance. Pour les autorités blanches, l’AME n’était pas une église, mais une école clandestine, un foyer de sédition.

Denmark Vesey, prédicateur charismatique et lecteur vorace, y trouvait une tribune. Il brandissait l’Exode comme une promesse divine, prêchait que Dieu lui-même s’opposait aux maîtres d’Égypte ; et par extension, aux planteurs de Caroline du Sud. Il n’inventait rien : il traduisait, actualisait, armait les Écritures contre l’ordre esclavagiste. Là où d’autres voyaient soumission, Vesey lisait insurrection.

Le choix du 14 juillet 1822, comme date du soulèvement projeté n’était pas une coïncidence. C’était un écho. Aux cris qui avaient renversé les rois à Paris. Aux machettes levées qui avaient aboli l’esclavage à Saint-Domingue. C’était l’alignement volontaire de la cause noire avec une tradition révolutionnaire transatlantique ; un message codé autant qu’une stratégie politique. Si la Révolution française avait proclamé la liberté, si Haïti avait prouvé sa faisabilité, alors Charleston devait être le prochain maillon.

L’AME, Bastille, Haïti ; trois pôles, trois étoiles dans la constellation de la colère noire. Vesey ne complotait pas dans l’ombre : il construisait une mémoire partagée. Une vision. Un souffle.

Dans l’arrière-cour de Charleston, loin des salons blanchis à la chaux et des marchés aux esclaves, un murmure courait ; un souffle transmis de bouche à oreille, de chaumière en église, de la ville aux plantations. Denmark Vesey, aidé de prédicateurs et d’anciens camarades de l’AME, tissait un réseau (invisible mais vaste) ancré dans les familles, les amitiés, les serments partagés entre esclaves et affranchis. Il s’appuyait sur la force de la parenté élargie et sur les canaux anciens de la tradition orale. C’était une organisation sans parchemin, sans drapeau, mais avec une mémoire vivante et une mission claire.

Le plan était audacieux. S’emparer de l’arsenal de Meeting Street, libérer les esclaves, éliminer les maîtres. Puis, une fois la ville de Charleston prise, embarquer sur des navires marchands et naviguer vers Haïti ; cette terre noire libre, encore auréolée de la victoire contre l’esclavage. Le spectre de la révolution haïtienne, qui avait hanté les nuits blanches depuis 1804, revenait sous forme d’écho dans les prêches et les murmures de Vesey. Là-bas, les esclaves avaient triomphé. Ici, on s’apprêtait à suivre leurs traces.

Mais comme souvent dans les révoltes étouffées avant d’éclater, la brèche s’ouvrit depuis l’intérieur. Deux esclaves, George Wilson et Joe LaRoche, porteurs d’un profond conflit moral, devinrent les pivots du renversement. Wilson, métis loyal envers son maître, fut mis au courant par LaRoche, qui, lui, avait initialement soutenu le soulèvement. Face au vertige de la décision (participer à une rébellion aux risques immenses ou dénoncer ses frères pour sauver sa propre peau) les deux hommes choisirent la délation.

Leur témoignage fut décisif. Il confirma des rumeurs précédentes, éveilla la méfiance de la ville, et déclencha une répression foudroyante. L’histoire retiendra leur choix comme une tragédie, non seulement pour ce qu’ils ont dit, mais pour ce qu’il révèle : le dilemme déchirant entre loyauté collective et survie individuelle. C’est peut-être là l’une des grandes ironies du projet Vesey ; que sa chute ait été précipitée par des hommes qu’il voulait également libérer.

La répression judiciaire — Justice expéditive et secret de procédure

Lorsque les premiers noms tombèrent (Denmark Vesey, Rolla Bennett, et d’autres) la ville de Charleston ne convoqua pas un tribunal ordinaire, mais une juridiction d’exception : la Cour des Magistrates and Freeholders. Un nom noble, presque rassurant, mais derrière lui, une mécanique judiciaire opaque, violente, expéditive. Les auditions se tinrent à huis clos. Les accusés, noirs libres ou esclaves, n’eurent ni avocat, ni confrontation avec leurs accusateurs, ni la possibilité de se défendre autrement qu’en proclamant leur innocence, souvent en vain.

Les témoignages ? Obtenus sous pression, parfois sous menace de mort, souvent dans les entrailles du Charleston Workhouse, où les sévices physiques faisaient partie de l’interrogatoire. Même les délateurs comme George Wilson n’échappaient pas à l’ambiguïté d’un système où la confession, forcée ou non, était la clé de la survie. Tout cela se déroulait dans un silence médiatique presque total ; la presse locale suspendue, le récit maîtrisé de bout en bout par les autorités.

Dans ce théâtre d’ombres, les standards judiciaires en vigueur pour les citoyens blancs furent sciemment ignorés. Habeas corpus, confrontation des témoins, défense par des pairs ; rien de tout cela ne fut appliqué. Le simulacre judiciaire ne visait pas la vérité mais l’exemple. L’efficacité de la terreur. La restauration de l’ordre symbolique.

Le 2 juillet 1822, Denmark Vesey et cinq autres hommes furent pendus. Aucun n’avait confessé. Aucun n’avait renoncé à sa dignité. Le message, lui, était clair : l’élite blanche avait senti le souffle chaud d’une insurrection potentielle, et elle comptait bien refroidir l’atmosphère par le gibet. Loin d’apaiser la ville, ces exécutions inaugurèrent une nouvelle ère de répression ; une politique de soupçon généralisé, où toute aspiration noire à la liberté était assimilée à un crime contre l’État.

Après les premières pendaisons, la machine répressive s’emballe. Le frisson de panique dans les rangs de l’élite blanche devient une stratégie d’extermination politique. Entre juillet et août 1822, la Cour multiplie les arrestations : 131 hommes noirs, libres ou esclaves, sont inculpés. La logique de cette vague est claire ; étendre les filets, frapper large, étouffer toute braise susceptible de ranimer l’incendie.

Mais plus le filet s’élargit, plus la trame s’effiloche. Les témoignages deviennent flous, contradictoires, parfois absurdes. Certains accusés, pour éviter la corde, dénoncent des dizaines d’autres, parfois au hasard, parfois sous la menace. Les confessions se contredisent, les dates divergent, les complots s’enchevêtrent ; et pourtant, la Cour continue de juger, de condamner, d’exécuter.

Sur les 131 inculpés, 67 sont reconnus coupables. Trente-cinq d’entre eux sont pendus. Trente-et-un sont déportés, souvent vers Cuba, sans procès équitable ni recours. Les autres sont relâchés, non pas blanchis, mais simplement écartés faute de preuves “utiles”. Les motifs réels des condamnations varient peu : “intention de participer”, “connaissance du complot”, “sympathie avec les meneurs”. La loi n’a plus besoin de faits, seulement d’ombres projetées sur les murs d’une salle close.

Cette répression, aux allures d’épuration politique, s’appuie sur une peur savamment entretenue. L’absence de preuve tangible (aucun arsenal trouvé, aucun document intercepté) devient un détail secondaire. Le danger n’a pas besoin d’être réel ; il suffit qu’il soit perçu. Et cette perception, alimentée par les récits déformés, les rumeurs hystériques, les récits sur Haïti ou le Missouri Compromise, offre aux autorités l’outil parfait : un complot invisible justifie toutes les violences visibles.

Ainsi, la mémoire du “complot Vesey” devient autant un fait historique qu’un mythe mobilisateur : un avertissement gravé dans la chair noire, un récit répété dans les cercles de pouvoir pour légitimer le durcissement des lois, l’abolition des libertés noires, et la surveillance permanente de ceux qu’on soupçonne (toujours) de vouloir redevenir libres.

Après l’exécution ; Terreur institutionnelle et mémoire gardienne

À peine les exécutions achevées, la vengeance ne s’arrête pas aux cadavres. Elle s’étend aux vivants, aux institutions, aux libertés embryonnaires. L’insurrection avortée de Denmark Vesey devient le prétexte d’un renforcement brutal de l’ordre esclavagiste. Le législateur blanc, ébranlé, ne cherche pas à comprendre les causes du soulèvement, mais à ériger des remparts juridiques contre tout ce qu’il suppose subversif.

Première cible : la manumission. Déjà restreinte, elle devient quasi impossible. Dorénavant, pour affranchir un esclave, il faut le vote à la majorité des deux chambres de l’Assemblée ; autant dire que la liberté individuelle devient un acte d’État. Ensuite, le Negro Seamen Act (1822) interdit aux marins noirs libres de quitter leurs navires sans être immédiatement emprisonnés durant leur escale à Charleston. Sous prétexte de prévenir la contamination idéologique, l’État transforme son port en prison à ciel ouvert. Chaque navire devient un vecteur potentiel de rébellion, chaque marin, un messager de liberté à bâillonner.

L’AME Church, cœur spirituel et politique du soulèvement, est rasée. Officiellement, pour “trouble à l’ordre public”. En réalité, parce qu’elle offrait aux Noirs un espace d’auto-organisation, de lecture, de foi décolonisée. Le pasteur Morris Brown est banni de l’État. La congrégation se disperse, se cache, survit en silence.

Mais la répression ne s’arrête pas là. Elle se grave dans la pierre. En 1829, l’État fait ériger un arsenal militaire en plein cœur de Charleston ; le Citadel. Forteresse et symbole, ce bastion militaire a pour mission de défendre la ville non contre une armée étrangère, mais contre sa propre population noire. L’architecture devient politique : mur, tour, uniforme ; autant de réponses à une peur blanche institutionnalisée.

Derrière cette escalade autoritaire, deux figures s’opposent : James Hamilton, maire de Charleston et maître d’œuvre de la répression, incarne le poing fermé. Thomas Bennett, gouverneur modéré, s’alarme de la brutalité du procès et du mépris du droit. Mais la peur a déjà tranché. Dans l’opinion blanche, Vesey est devenu un spectre à conjurer, un prétexte à durcir la loi. Dans ce bras de fer, Hamilton l’emporte. Il ne sauve pas Charleston ; il en transforme le cœur en garnison.

L’histoire, comme la justice, n’est jamais neutre ; et la mémoire de Denmark Vesey en est la preuve. Dès le XIXe siècle, deux récits émergent : l’un, dominant, forgé par les magistrats de Charleston, décrit une vaste conspiration noire déjouée in extremis. L’autre, plus souterrain, questionne la véracité de cette version, suspecte une manipulation politique, voire une invention délibérée pour réprimer toute velléité d’émancipation.

En 1964, l’historien Richard Wade marque un tournant. Dans une étude pionnière, il déconstruit le récit officiel et suggère que la “conspiration Vesey” aurait été, au mieux, une idée mal structurée, au pire, un prétexte à une purge raciale. Aucune arme retrouvée, aucun plan écrit, des témoins contradictoires, des procédures judiciaires expéditives : Wade évoque “de la colère, beaucoup de rumeurs, mais peu de faits”. Une thèse dérangeante, qui place la responsabilité du mythe Vesey entre les mains des autorités blanches.

En 2001, Michael P. Johnson pousse plus loin. Il critique la crédulité avec laquelle les historiens, jusque-là, avaient pris pour argent comptant les procès-verbaux biaisés du tribunal. Pour lui, l’absence de confrontation des témoins, les aveux arrachés sous pression, et l’instrumentalisation de la peur forment un théâtre politique ; une mise en scène destinée à réaffirmer le contrôle blanc.

Face à eux, une autre école s’élève : Douglas Egerton, James O’Neil Spady, Lacy Ford. Ces historiens défendent la plausibilité (voire l’authenticité) du complot. Ils s’appuient sur des témoignages précoces non contraints (ceux de George Wilson et Joe LaRoche), sur le rôle de la communauté noire dans la mémoire orale du soulèvement, et sur les liens documentés entre Vesey et l’AME Church. Pour eux, nier l’existence du plan revient à sous-estimer la capacité d’organisation des esclaves et à effacer une expression authentique de résistance.

La comparaison avec Nat Turner, dont la révolte sanglante a éclaté en 1831 en Virginie, révèle une autre strate de cette bataille mémorielle. Là où Vesey est présenté comme un comploteur fantasmatique dans une conspiration supposée, Turner devient, malgré les massacres, une figure réduite, isolée, maîtrisée. L’État de Virginie choisit alors de minimiser la menace pour contenir la panique. La Caroline du Sud, en revanche, amplifie le spectre Vesey pour durcir ses lois. Deux insurrections, deux usages inverses de la peur : l’une pour calmer, l’autre pour radicaliser.

Ainsi, la mémoire de Vesey ne se divise pas entre vrai et faux, mais entre mémoire instrumentalisée et vérité complexifiée. Ce n’est pas tant la véracité des faits que leur fonction sociale qui définit leur place dans l’histoire. Et cela, dans une Amérique où les récits noirs sont trop souvent filtrés, fragmentés ou effacés, est peut-être la leçon la plus urgente.

Héritage et résonances contemporaines

L’histoire de Denmark Vesey ne s’est pas arrêtée à la potence. Elle s’est déplacée (lentement, douloureusement) dans les rues de Charleston, dans ses parcs, ses plaques commémoratives, ses controverses. Elle est devenue mémoire disputée, question vive plantée dans le sol d’une ville encore marquée par ses fondations esclavagistes.

En 1976, le gouvernement fédéral désigne la Denmark Vesey House comme National Historic Landmark. Ironie amère : la maison n’était presque certainement pas la sienne. Mais qu’importe ; dans une ville où tant de traces de la résistance noire ont été effacées, ce geste sonne comme un acte de restitution, même approximatif. Une décennie plus tard, la municipalité de Charleston commande un portrait officiel de Vesey. Suspendu un temps dans un auditorium municipal, il cristallise les tensions. Faut-il afficher l’image d’un homme accusé d’avoir voulu tuer des Blancs ? Pour certains élus, c’est impensable. Pour d’autres, c’est un devoir.

Il faut attendre 2014 pour qu’un véritable monument lui soit consacré, érigé dans Hampton Park ; à l’écart du centre touristique, loin du marché aux esclaves devenu lieu d’attraction. La statue représente Vesey en charpentier, Bible à la main, visage tendu vers un avenir qu’il n’a pas connu. Le choix du lieu, discret, presque camouflé, en dit long. Vesey est reconnu, mais pas pleinement réintégré. Son effigie est tolérée, mais son message reste inconfortable.

Car au cœur de la controverse se niche une question brûlante : Denmark Vesey était-il un terroriste ou un libérateur ? Un précurseur de la liberté ou un agitateur sanguinaire ? Cette fracture n’est pas simplement idéologique ; elle est raciale. Dans bien des discussions, le regard porté sur Vesey révèle une Amérique à deux vitesses mémorielles : celle qui canonise ses rebelles blancs (de la Tea Party à John Brown), et celle qui hésite, tergiverse, voire condamne ses figures noires de résistance.

Aujourd’hui encore, son nom divise. Il incarne moins un passé figé qu’un miroir tendu à une société qui peine à nommer ses héros quand ceux-ci sont noirs, insoumis, et porteurs d’un projet de justice radicale.

En 2020, au cœur d’une saison de la NFL marquée par les hommages silencieux à des figures noires de la résistance, un détail attire l’attention : DeAndre Hopkins, receveur vedette des Arizona Cardinals, porte sur son casque un nom que peu de spectateurs reconnaissent immédiatement ; Denmark Vesey. Aucun slogan. Aucune explication. Juste un nom, gravé en lettres blanches, posé comme une énigme sur le cuir noir du casque.

Ce choix n’est pas anodin. Hopkins ne cite pas un militant contemporain, ni une victime récente de violences policières. Il convoque une mémoire plus ancienne, plus complexe ; celle d’un homme qui, en 1822, fut exécuté pour avoir rêvé, et préparé, une révolte de masse contre l’esclavage. Ce geste de réappropriation, discret mais percutant, révèle une vérité essentielle : Vesey, longtemps enfermé dans les manuels d’histoire ou les marges des archives judiciaires, revient dans l’arène publique comme symbole d’une insoumission noire intemporelle.

À travers ce nom, Hopkins souligne une continuité : celle des figures qui, dans leur époque respective, ont refusé la servitude, même au prix de leur vie. Il rappelle aussi que les héros ne portent pas toujours l’uniforme d’un soldat ou la toge d’un avocat ; parfois, ce sont des hommes debout dans l’ombre, tenant une Bible et un plan. Vesey, homme libre mais incomplet, artisan du visible et du caché, continue de hanter l’Amérique. Non comme un fantôme vengeur, mais comme une voix têtue, qui murmure : la liberté ne se demande pas, elle se construit ; morceau par morceau, mot après mot, jusqu’à ce que la peur change de camp.

Reconnaissance, complexité, responsabilité

Denmark Vesey n’était pas une chimère, ni un fantasme agité par les élites blanches en quête de contrôle. Il fut chair, souffle et volonté ; un homme libre dans une ville qui ne supportait pas l’idée d’une liberté noire. Il n’agissait pas seul ; il portait avec lui les douleurs d’une communauté dispersée, enracinée dans l’Atlantique, liée par la mémoire de Saint-Domingue, les psaumes de l’Exode, les silences d’églises souterraines. Sa détermination n’était pas celle d’un fanatique, mais d’un homme que l’injustice avait rendu lucide.

L’affaire Vesey nous enseigne davantage sur le pouvoir que sur le complot. Elle dévoile comment la peur peut être cultivée comme un outil politique, comment l’ordre peut se travestir en justice, comment la répression peut se justifier par l’invisible. Chaque confession arrachée, chaque pendaison prononcée sans preuve matérielle, chaque loi durcie après coup nous rappelle que l’histoire, lorsqu’elle est laissée aux mains des dominants, se transforme souvent en arme contre la vérité.

Reconnaître Vesey aujourd’hui, ce n’est pas le sanctifier à tout prix. C’est accepter ses zones d’ombre, ses contradictions, les débats qu’il suscite encore. Mais c’est surtout assumer qu’il a posé une question à laquelle aucune société juste ne peut se dérober : qu’est-ce qu’un homme libre dans un monde d’esclaves ? Et que faut-il risquer pour y répondre avec dignité ?

Face à l’oubli organisé, à la marginalisation des figures noires dans la mémoire publique, l’histoire de Denmark Vesey nous oblige. Elle nous force à écrire autrement, à regarder en face ceux que l’on a trop longtemps désignés comme des menaces, quand ils étaient, en réalité, des éclaireurs.

Sources



De l’ombre à la lumière : drépanocytose et conscience noire

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Méconnue, marginalisée, silencieuse. La drépanocytose est la maladie génétique la plus répandue en France, mais l’une des moins médiatisées. À travers une plongée historique et politique, cet article explore ce que ce mal dit de notre rapport aux corps noirs, à la mémoire coloniale et aux inégalités de santé. Une réflexion engagée sur la nécessité de rendre visible une souffrance longtemps confinée à l’ombre.

« Le silence est une douleur qui ne se dit pas. La drépanocytose est de celles-là. »

— Antoinette Costa, greffée, survivante, protagoniste du film Au-delà de la douleur

En France, plus de 30 000 personnes vivent avec la drépanocytose. Et pourtant, leur souffrance reste sourde dans l’espace public. Pas de campagne nationale. Peu de dépistage hors des “zones ciblées”. Aucun ministre pour prendre la parole. À croire que la maladie gêne. À croire qu’elle dérange parce qu’elle touche des corps que la République regarde à peine.

Maladie génétique la plus répandue du pays, elle est aussi la plus ignorée. Un paradoxe tragique, dont l’explication ne se trouve ni dans les chiffres, ni dans la science, mais dans l’histoire longue des inégalités raciales en santé. Car ce que la drépanocytose dit en creux, c’est la façon dont la République gère les corps noirs.

Le documentaire Au-delà de la douleur vient justement bousculer cette omerta. Par la voix d’Antoinette, jeune femme guadeloupéenne greffée de la moelle osseuse, c’est une mémoire invisible qui se dit enfin. Celle des douleurs tues, des urgences négligées, des rendez-vous annulés faute de moyens. Celle des enfants qui grandissent en apprenant à ne pas se plaindre. Celle d’un peuple médicalement abandonné.

  • Et si, finalement, la drépanocytose n’était pas qu’un enjeu de santé ?
  • Et si elle était aussi un miroir tendu à nos aveuglements collectifs ?

Une métaphore du traitement réservé aux populations afrodescendantes : présentes, mais invisibles ; souffrantes, mais oubliées ; vivantes, mais inaudibles.

Une maladie née en Afrique… pour survivre au paludisme

Avant d’être une affaire de statistiques, la drépanocytose est une histoire de survie inscrite dans le génome africain. Cette mutation génétique, souvent présentée comme une “anomalie”, fut à l’origine un mécanisme d’adaptation à un fléau bien plus ancien : le paludisme.

Dans les régions d’Afrique subsaharienne, depuis des millénaires, le paludisme a tué sans relâche. Face à cette pression létale, la nature a répondu. Une mutation dans le gène de l’hémoglobine est apparue. Transmise par un seul parent, cette mutation ne provoque pas de maladie… mais protège partiellement contre le paludisme. Le porteur vit, survit, et transmet ce gène à sa descendance.

Mais lorsque deux parents sont porteurs, l’enfant hérite deux copies du gène muté : c’est alors que la drépanocytose se déclare. Un héritage cruel, fruit d’une bataille invisible entre parasites et cellules sanguines.

Ce que l’histoire a souvent qualifié de “maladie”, la génétique pourrait aussi l’appeler : trace de résistance.

La drépanocytose n’est donc pas une “maladie de Noirs” comme certains le répètent, mais une réponse évolutive née dans les tropiques, où les moustiques tuaient plus que les hommes. Elle existe aussi, sous d’autres formes, chez les populations méditerranéennes, indiennes ou du Moyen-Orient.

Mais c’est la traite négrière, en déportant des millions d’Africains vers les Amériques, qui va exporter ce gène de survie à travers l’Atlantique. Guadeloupe, Haïti, Brésil, États-Unis : partout où la sueur des esclaves a nourri les empires, le gène drépanocytaire s’est enraciné. Le sang a voyagé, emportant avec lui la douleur des ancêtres.

En Occident, cette généalogie est oubliée. Ce qui était logique adaptative est devenu stigmate invisible. L’histoire a été blanchie, et avec elle, la mémoire de ce que ce gène raconte : une histoire de résistance, de souffrance, d’héritage africain.

La drépanocytose, bien plus qu’un enjeu médical, est donc une archive biologique. Une trace gravée dans le sang de ceux qu’on a déportés, ignorés, puis soignés à moitié.

La France face à la drépanocytose (entre ignorance et négligence)

Il y a dans le traitement français de la drépanocytose quelque chose d’indiciblement colonial. Une sorte de gêne muette, une invisibilisation organisée, comme si reconnaître la maladie revenait à reconnaître les Noirs. À reconnaître leur présence, leur souffrance, leur citoyenneté pleine et entière.

Depuis l’an 2000, la France a mis en place un dépistage néonatal ciblé. En clair : seuls les bébés nés dans des zones jugées à risque (Île-de-France, Antilles, Réunion…) ou issus de parents d’origine « à forte prévalence » sont systématiquement testés à la naissance.

Résultat : une médecine à deux vitesses.

Une enfant blanche née à Paris ne sera pas testée, même si elle peut être porteuse.
Une enfant noire, elle, sera testée… mais sans que cela ne garantisse un suivi médical digne de ce nom.

Ce ciblage, sous prétexte d’efficacité, essentia­lise les origines, et ignore les réalités de la mixité française.

Et pourtant, les données sont connues :

  • Environ 30 000 personnes vivent avec la maladie en France
  • 500 nouveaux cas sont recensés chaque année
  • En Île-de-France, 1 naissance sur 400 est concernée

Ces chiffres devraient suffire à justifier une mobilisation nationale, comme ce fut le cas pour d’autres maladies génétiques ou infectieuses. Mais ici, pas de grand plan publicpas de journée d’action massive (en dehors de quelques associations militantes). Juste un silence blanc sur une douleur noire.

Ce désintérêt n’est pas neutre. Il s’inscrit dans une longue histoire de racisme médical, déjà décrite par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, et confirmée aujourd’hui par les témoignages de patients drépanocytaires.

  • Douleurs minimisées aux urgences,
  • Traitements sous-dosés,
  • Médecins peu formés,
  • Errances diagnostiques interminables.

« Je ne compte plus le nombre de fois où on m’a dit que je jouais la comédie. Que j’étais “trop jeune pour avoir mal comme ça”. »

— Sofia, 26 ans, atteinte de drépanocytose SS

La médecine, en France, n’a jamais été neutre. Elle a souvent été un bras armé de l’État, appliquant sans le dire une forme d’eugénisme doux : ne pas soigner ce qui dérange.

Briser le silence, c’est guérir

À défaut d’attention institutionnelle, ce sont les malades eux-mêmes, leurs familles, et les voix afrodescendantes qui ont pris la parole. Parce qu’attendre une reconnaissance qui ne vient pas, c’est mourir deux fois : de la maladie, puis de l’indifférence.

La drépanocytose est longtemps restée confinée dans les couloirs des hôpitaux, derrière les portes closes des unités pédiatriques. Mais ces dernières années, un changement s’opère. Les patients parlent. Témoignent. Écrivent. Militent. Comme l’ont fait hier les luttes anti-sida, les combats pour le cancer du sein, ou les mouvements pour la reconnaissance des cancers dus à l’amiante, la voix des oubliés s’élève.

À travers la parole des patients, c’est une forme de résistance qui prend corps : celle de rendre visible l’invisible, de transformer une douleur subie en force politique.

Le documentaire Au-delà de la douleur s’inscrit dans cette lignée. Il n’est pas un simple récit médical. Il est un acte politique, un cri filmé qui dit :

« Nous sommes là. Nos corps valent autant que les autres. »

C’est dans cette perspective que la production d’un tel film est un geste fort.
Un geste démocratique, un geste afro-conscient, un geste de santé publique.

En Afrique, aux Antilles, dans les diasporas, la drépanocytose est omniprésente, mais rarement structurée dans les agendas politiques. Elle pourrait pourtant devenir un axe fort de coopération sanitaire Sud-Sud, un enjeu de souveraineté médicale et de justice raciale.

Ce combat pour la reconnaissance n’est pas seulement médical. Il est aussi symbolique : il dit ce que la société accepte de voir. Ou refuse de soigner.

Guérir, ce n’est pas seulement traiter les symptômes. C’est nommer les injustices. Les reconnaître. C’est écouter les voix qu’on n’entend jamais.

La guérison commence par la lumière

De l’ombre à la lumière : drépanocytose et conscience noire

La drépanocytose n’est pas seulement une maladie du sang. C’est une maladie de l’effacement.

Effacement des douleurs. Effacement des existences. Effacement des histoires.

Mais dans chaque témoignage, dans chaque cri étouffé aux urgences, dans chaque silence où un médecin doute encore de la légitimité d’une plainte, il y a une mémoire collective qui résiste. Qui réclame justice.

Au-delà de la douleur n’est pas là pour guérir. Il est là pour montrer. Pour rendre visible. Pour rappeler que derrière chaque cellule falciforme, il y a une vie, une histoire, une dignité.

Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur.

— Proverbe africain repris par Chinua Achebe

Il est temps que les lions parlent. Que les enfants drépanocytaires aient un futur sans douleur ni honte. Que les soignants soient mieux formés, mieux outillés. Que les politiques ouvrent enfin les yeux sur ce scandale silencieux.

Rendre visible la drépanocytose, ce n’est pas seulement défendre un enjeu de santé publique. C’est affirmer, haut et fort, que les vies noires comptent. Aussi. Ici. Maintenant.

Sources principales

  1. Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale)
    ➤ www.inserm.fr
  2. Organisation mondiale de la Santé (OMS)
    ➤ www.who.int
  3. Santé Publique France
    ➤ www.santepubliquefrance.fr
  4. Le Monde (Luc Vinogradoff)
    Drépanocytose : la grande oubliée du système de santé, Le Monde, 16 juin 2023.

Reese, Wilson, Williams, Malonga : la WNBA est en feu

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La WNBA ne se contente plus d’exister. Elle explose. Depuis plusieurs jours, les performances individuelles s’enchaînent à un rythme infernal. Records, milestones, promesses confirmées : la ligue féminine vit une séquence historique. Et si vous avez cligné des yeux, vous avez peut-être raté quelque chose des épisodes. Parce que ce que font Angel Reese, A’ja Wilson, Gabby Williams et Dominique Malonga, ce n’est pas juste impressionnant. C’est iconique.

Angel Reese, le phénomène « mebound ».

Angel Reese, le phénomène "mebound".

Durant le mois de juin, AR5 a arrêté d’être une recrue prometteuse. Elle est devenue un problème pour toutes les défenses de la ligue.

D’abord est venu le 15 juin, contre le Connecticut Sun. Et là, Reese a frappé fort : 11 points, 13 rebonds et 11 passes décisives. Résultat ? Son premier triple-double en carrière, et un nouveau record : elle devient la deuxième plus jeune joueuse de l’histoire de la WNBA à en réaliser un, à 23 ans et 40 jours. Seule Caitlin Clark a fait mieux, à 22 ans. Mais Angel, elle, l’a fait dans un match à enjeux : le Commissioner’s Cup, équivalent féminin de la NBA Cup. Une victoire 78-66, menée de bout en bout.

Puis, il y a eu le match du 29 juin contre les Sparks : 24 points, 16 rebonds, 7 passes, 2 contres, 1 interception, le tout en 38 minutes, à 10/19 au tir. Une performance complète, dominatrice, mature. Mais c’était juste l’échauffement.

Angel Reese, le phénomène "mebound".

Le phénomène Mebound ! Elle l’embrasse pleinement ! Une partie du public critiquait son style de jeu. AR est connue pour sa hargne dans la récupération des rebonds, cependant, on lui a reproché de prendre ses propres rebonds, sur la base de layups manqués. La toile créé l’expression Mebound pour tourner la joueuse en dérision. Que fait-elle ? Elle dépose le terme, se l’approprie et en rigole. Icone.

A’ja Wilson, l’histoire en accéléré

Pendant qu’Angel Reese écrit son premier chapitre, A’ja Wilson continue d’écrire les siens en lettres capitales.

La star des Aces est devenue la 28e joueuse à franchir la barre des 5000 points en carrière. Mais elle ne s’est pas arrêtée là. Elle a explosé le chrono : seulement 238 matchs pour atteindre ce total, soit la plus rapide de l’histoire. Devant Breanna Stewart, devant Taurasi, devant tout le monde.

A'ja Wilson et les 5000k

Wilson, c’est l’archétype de la joueuse dominante : scoreuse, leader vocale, défense solide, clutch. Elle incarne cette génération dorée qui montre, malgré des Reese ou Clark, que ce sont elles les patronnes. Et au rythme où elle va, elle pourrait bien viser les 10 000.

Gabby Williams, la main invisible

Dans l’ombre de ces records, une autre star a brillé par sa discrétion létale (pas vraiment discrète, tant on parle d’elle) : Gabby Williams.

Lors de la victoire de Seattle sur Los Angeles (98-67), la Franco-américaine a écrit une nouvelle ligne dans les livres d’histoire de sa franchise : 8 interceptions dans un seul match. Record absolu pour le Storm. Ajoutez à cela 11 points et 7 passes, et vous obtenez une performance de très haut niveau qui solidifie son statut de superstar dans cette ligue.

Gabby Williams, reine du steal !

Gabby ne joue pas pour les highlights. Elle joue pour le collectif. C’est la joueuse que tout coach rêve d’avoir : intelligente, altruiste, intense. Et ce soir-là, elle a transformé le parquet en tapis de sol pour les Sparks. En silence. Mais avec panache.

D’ailleurs, au rythme où elle vole les ballons, elle est en passe de récupérer le record d’interceptions sur une saison en WNBA !

Dominique Malonga, le futur en éclaireuse

Et pendant que certaines stars confirment, Dominique Malonga s’annonce.

À seulement 19 ans, la Française d’origine congolaise et camerounaise a inscrit son premier match au dessus de la barre des 10 points, devenant la deuxième plus jeune joueuse de l’histoire de la ligue à réussir cet exploit, juste derrière Maria Stepanova. Une entrée discrète, mais pleine de promesses.

Le talent est là. Maintenant, ce n’est plus qu’une question de temps de jeu et de confiance en soi et comme disait l’un des commentateurs américains, dans deux ans, Dominique enverra les shoots adverses dans la deuxième rangée du public !

Un vent nouveau souffle sur la ligue

Reese, Wilson, Williams, Malonga. Quatre noms. Quatre énergies. Quatre moments de vérité.

La WNBA entre dans une nouvelle étape de son développement. Les jeunes arrivent plus prêtes que jamais. Les stars établies repoussent leurs propres limites. Et les joueuses internationales viennent bousculer l’ordre établi, comme en NBA. Ce n’est plus “un bon moment pour suivre la WNBA”. C’est LE moment.

The show must go on !

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

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Elle est chevalière, guerrière, mère d’un empire. Mais qui était vraiment Yennenga ? Entre mythe fondateur et récit d’émancipation féminine, retour sur une figure clé de l’identité Mossi et de l’histoire du Burkina Faso.

L’épopée d’une cavalière

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

Aux premières lueurs du jour, la plaine du Yatenga s’étire, encore moite de la nuit. Une brume ocre danse au-dessus des hautes herbes, et le vent chaud, chargé de poussière rouge, s’engouffre dans les tam-tams du silence. On n’entend que le souffle de l’aube… et celui du cheval.

Elle surgit comme un mirage. Juchée sur un étalon au pelage clair, la jeune femme fend la brume, droite, fière, déterminée. L’arc en bandoulière, les tresses nouées avec soin, elle porte une tunique qui épouse ses gestes comme une armure de coton et de grâce. Elle n’a pas l’âge des reines, mais déjà le regard de celles qui savent qu’on ne les oubliera pas.

Avant l’État, avant l’Histoire écrite, avant les livres et les généalogies officielles, il y avait une femme à cheval. Une cavalière. Une fille de roi. Une guerrière en rupture.

Elle s’appelait Yennenga.

Ce n’est pas seulement l’histoire d’une princesse rebelle. C’est celle d’un peuple qui naquit d’un refus, d’une fuite, d’un amour libre. Une nation fondée non par conquête, mais par une femme qui décida de tracer sa propre trajectoire dans un monde d’hommes et de rois.

Et si Yennenga est aujourd’hui statufiée sur les places publiques, chantée dans les contes, utilisée comme étendard national, il faut s’interroger sur ce que ce récit nous dit ; de nous, de l’Afrique, de nos héroïnes oubliées et de la fabrique des mythes.

Ce récit n’est pas une chronique figée. C’est une mémoire vivante, entre tradition orale et réécriture politique. Et derrière le halo de la légende, il y a peut-être autre chose : la vérité d’une femme, celle qu’on n’a pas notée sur les parchemins, mais qui galope encore dans les veines d’un continent.

Dagomba, le royaume d’avant les cartes

Longtemps avant que l’on nomme les frontières, bien avant que l’on grave « Haute-Volta » sur des papiers timbrés, le nord du Ghana actuel était un carrefour. Un de ces lieux-tissu, tressé par les sabots, les épées et les palabres. On l’appelait le royaume Dagomba, terre des cavaliers, des commerçants, des forgerons et des griots.

C’est là que naquit Yennenga. Pas dans un vide, mais dans un monde déjà dense, structuré, mouvant.

Au XIe siècle, les royaumes sahéliens formaient un chapelet vibrant : Ghana, Gao, Kanem, Djenné, Dagomba… Tous baignaient dans un flux d’échanges ; or, sel, coton, mais aussi savoirs et légendes. Les armées se déplaçaient vite, à cheval ou à dos de dromadaire. Et avec elles, des langues, des styles de coiffure, des dieux, des princesses.

Le Dagomba, à l’époque de Yennenga, n’était pas un petit royaume périphérique. C’était un nœud stratégique entre les royaumes haoussa à l’est, les communautés mandingues au nord-ouest, et les peuples akan au sud. Il y avait déjà des codes royaux, des systèmes d’initiation, des chefferies redoutées, et des femmes… oui, des femmes au pouvoir. Pas décoratives. Décisives.

Le père de Yennenga, le roi Nedega, dirigeait son royaume avec rigueur. C’est lui qui la forma dès l’enfance aux arts martiaux, à la monte, à la stratégie militaire. Elle fut non pas une exception, mais l’héritière d’une tradition de leadership féminin souvent invisibilisée dans les récits coloniaux. Car l’Histoire (celle que l’on nous a enseignée) a souvent déshabillé l’Afrique de ses cavalières.

Et pourtant, elles étaient là. Reines peules, guerrières soninké, matrones dogons…
Le Sahel, à cette époque, n’était pas un désert de patriarcat monolithique. Il était plus complexe, plus nuancé, plus contradictoire. Comme Yennenga.

La légende de Yennenga

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

Les anciens racontent qu’elle maniait l’arc comme un prolongement de sa volonté. À quatorze ans, Yennenga menait déjà des batailles aux côtés des guerriers de son père. Elle chevauchait en première ligne, traquait les pillards, défendait les frontières. Elle était plus que la fille du roi : elle était son bras armé.

Mais le même père qui la glorifiait au combat la refusait en épouse. Nedega ne voulait pas la perdre, ni à un mari, ni à un autre royaume. Alors il l’enferma dans un rôle de combattante, tout en lui refusant celui de femme libre.

C’est là que commence la fracture.

Yennenga, la redoutable, la loyale, sentit l’injustice. Elle demanda à prendre époux. Son père refusa. Elle insista. Il ferma les portes. Alors, elle s’enfuit. Déguisée en homme, à cheval, elle traversa les savanes et les forêts, bravant les frontières invisibles tracées par les royaumes d’alors.

La suite du récit est floue, comme tous les mythes. On parle d’un cheval blessé, d’un vieux chasseur, d’un refuge dans la forêt. Là, Yennenga aurait rencontré un jeune homme, Rialé, cultivateur solitaire ou prince oublié, selon les versions.

Ils s’aimèrent, loin du tumulte. De cette union naquit un fils : Ouedraogo, “le garçon étalon”, ainsi nommé en hommage au cheval blanc qui avait porté sa mère à travers l’exil.

Ouedraogo, qui deviendra le premier roi des Mossi.

Histoire ou mythe ?

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

On ne trouvera pas Yennenga dans les archives impériales du Mali. Aucun chroniqueur arabe du Moyen Âge ne mentionne son nom. Pas une ligne chez Ibn Battûta. Pas d’encre. Seulement des voix.

Ce que nous savons d’elle vient de la parole transmise : griots, chefs coutumiers, traditions familiales. La mémoire, ici, n’est pas une bibliothèque. Elle est une peau vivante, un tam-tam qui se répercute d’une génération à l’autre. Mais comme toutes les mémoires orales, elle fluctue, elle s’adapte, elle se réinvente.

Yennenga, c’est moins un fait historique qu’un acte de langage collectif. Une manière pour un peuple (les Mossi) de dire :

« Voici d’où nous venons. Voici ce que nous devons à une femme. »

Et cette revendication n’est pas anodine.

Car dans les récits de fondation, l’Afrique est souvent privée de mères. Les grands empires ? Fondés par des guerriers. Les villes ? Par des rois. Les peuples ? Par des conquérants. Et pourtant… ici, c’est une femme qui enfante une dynastie.

D’Ouedraogo à Ouagadougou

Yennenga, la vraie histoire derrière la mère fondatrice du Burkina Faso

Yennenga n’a pas seulement donné naissance à un fils. Elle a fondé une lignée. Selon la tradition, Ouedraogo, l’enfant né de son union avec Rialé, deviendra le premier Naaba, c’est-à-dire le chef fondateur du royaume mossi. À partir de lui, une succession de rois structurera un des ensembles politiques les plus durables de l’histoire ouest-africaine : les royaumes mossi.

Ces royaumes, organisés autour de cités comme Tenkodogo, Yatenga ou encore Ouagadougou, développent rapidement une administration centralisée, une hiérarchie sociale complexe et une culture politique spécifique. Le pouvoir y est monarchique, mais structuré selon des règles coutumières précises. Le titre de Naaba ne se transmet pas seulement par le sang : il se gagne aussi par la reconnaissance de la communauté et la validation des lignages.

Le nom de l’enfant, Ouedraogo (qui signifie « étalon mâle ») n’est pas anodin. Il incarne à lui seul la fusion entre l’héritage de la cavalière Yennenga et la vigueur de la lignée à venir. Ouedraogo devient le symbole de la continuité politique, là où sa mère représentait la rupture. À travers lui, le récit bascule du mythe au pouvoir.

Aujourd’hui encore, la capitale du Burkina Faso, Ouagadougou, tire son nom de cette histoire. Le palais royal des Naabas y demeure un lieu central, à la fois symbolique et politique. On ne comprend pas l’imaginaire burkinabè sans saisir la place de cette dynastie, qui a résisté aux razzias, aux tentatives de conquête mandingues, aux influences coloniales, et qui continue d’incarner une forme de stabilité identitaire.

Mais cet héritage n’est pas figé. Il est vivant, transmis, interrogé. Yennenga n’est pas qu’un nom gravé dans les discours d’État ou les manuels d’histoire : elle est l’origine d’une nation qui se pense encore à travers elle. Chaque statue d’elle, chaque place, chaque festival qui porte son nom, rappelle cette vérité : au commencement des Mossi, il y eut une femme, une cavalière, une transgression.

Yennenga dans le Burkina postcolonial

Yennenga n’est pas restée figée dans la poussière des légendes. Au Burkina Faso, son image a été patiemment sculptée, réinvestie, érigée en symbole de l’unité nationale. Elle est partout. Sur les billets, dans les noms d’avenues, dans les manuels scolaires, et surtout, dans le regard des Burkinabè qui ont grandi avec l’idée que leur histoire commence par une femme.

Au cœur de cette récupération moderne, un événement concentre toute l’ampleur symbolique de Yennenga : le FESPACO. Ce festival panafricain du cinéma, l’un des plus importants du continent, décerne chaque année son prix suprême (l’Étalon d’or de Yennenga) à l’œuvre jugée la plus représentative de l’Afrique. Ce n’est pas anodin. Le trophée est un cheval, élancé, fièrement dressé, comme celui qui porta la cavalière à travers les frontières du Dagomba. Il ne s’agit pas simplement de récompenser un film, mais de consacrer une vision du monde : une Afrique en mouvement, en création, en quête de mémoire et de sens.

L’icône de Yennenga a aussi été mobilisée dans le contexte politique post-indépendance, notamment sous Thomas Sankara. Le révolutionnaire burkinabè, fervent défenseur de la souveraineté, de l’émancipation des femmes et de la réappropriation culturelle, voyait en Yennenga une figure idéale : à la fois ancrée dans la tradition et subversive, africaine et universelle, femme et fondatrice. Sous son impulsion, l’image de la cavalière a été érigée en modèle : pour les jeunes filles, pour les soldats, pour le peuple. Elle devenait non seulement une héroïne, mais un idéal à atteindre.

Mais cette sacralisation, aussi puissante soit-elle, n’est pas sans ambiguïtés. À force d’être utilisée par les pouvoirs successifs, Yennenga est parfois figée dans un rôle de mascotte nationale, vidée de sa complexité. On l’érige, on la cite, mais on la réduit aussi. La révoltée devient statue ; la fugitive devient matrone. Elle cesse parfois d’être une femme pour devenir une image.

Et pourtant, derrière les usages politiques, derrière les rhétoriques officielles, son nom continue de vivre autrement. Dans les chants, dans les récits des anciens, dans les graffitis des rues, dans les prénoms que l’on donne aux filles. Une mémoire populaire, souple et sincère, qui rappelle qu’avant d’être une figure d’État, Yennenga fut une histoire d’amour, de choix, de désobéissance. Une histoire qui touche, parce qu’elle est à la fois lointaine et intime. Une histoire africaine ; mais aussi une histoire humaine.

Pourquoi raconter Yennenga aujourd’hui ?

Pourquoi, mille ans plus tard, parler encore de Yennenga ? Pourquoi se pencher sur une cavalière dont on ignore la date exacte de naissance, dont le nom n’apparaît dans aucun manuscrit ancien, dont la vie se confond avec la légende ?

Parce que les mythes sont des boussoles.

Parce que dans un monde qui a trop souvent nié aux peuples africains leur droit à l’Histoire, à la grandeur, à la complexité, les figures comme Yennenga rappellent que l’Afrique a ses propres origines, ses propres héroïnes, ses propres manières de dire le commencement.

Raconter Yennenga aujourd’hui, ce n’est pas chercher une vérité archéologique. C’est poser un geste politique. C’est reconnaître que l’oralité, les chants, les généalogies parlées, les contes transmis à la veillée sont aussi des archives. C’est refuser que le savoir africain soit confiné à ce que les colons ont jugé digne d’être écrit.

C’est aussi interroger ce que nous faisons, collectivement, de nos héroïnes. Les figeons-nous dans le bronze des statues ? Ou leur permettons-nous de vivre, de parler, de contester ? Yennenga, aujourd’hui, peut être plus qu’un nom sur un trophée. Elle peut être un principe actif : celui du courage de désobéir, de l’audace d’aimer hors des normes, de la puissance de créer un monde nouveau à partir d’un exil.

Dans une Afrique en quête de repères, en lutte pour sa souveraineté culturelle, où les récits féminins peinent encore à être mis en avant sans être récupérés ou esthétisésYennenga est un miroir.

Elle nous regarde. Elle nous interroge.

Elle nous dit que la liberté ne se transmet pas toujours par les armes, ni par les trônes, mais parfois… par une femme qui choisit de partir.

Sources

  1. Ki-Zerbo, JosephHistoire de l’Afrique noire : d’hier à demain, Hatier, 1972.
  2. Herskovits, Melville J.Dahomey: An Ancient West African Kingdom, Northwestern University Press, 1938.
  3. Maquet, JacquesLa pensée africaine, UNESCO, 1971.

Modibo Keïta, premier président du Mali

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Modibo Keïta, premier président du Mali indépendant, fut bien plus qu’un chef d’État : instituteur de formation, socialiste convaincu et panafricaniste inflexible, il rêva d’un continent debout et maître de son destin. Mais entre utopie rouge, dérives autoritaires et trahison militaire, son parcours incarne à la fois la promesse et la fracture de l’Afrique post-coloniale. Nofi revisite l’homme, le mythe, et l’oubli.

Bamako, 1977 : La dernière respiration du père fondateur

Modibo Keita, premier président du Mali. Le 22 septembre 1960, il proclame l’indépendance du Soudan français qui devient la république du Mali.  © Mémorial M. Keita

Il faisait lourd ce matin-là à Djikoroni Para. Un air moite et grave pesait sur les murs décrépis du camp des commandos parachutistes, où l’on avait relégué, comme une relique encombrante, le tout premier président du Mali indépendant. Dans une cellule sans fenêtre, un homme de 61 ans, autrefois porté aux nues comme « le guide du peuple malien », luttait contre un souffle qui ne revenait plus. Les gardiens n’ont pas entendu de plainte. À vrai dire, ils n’écoutaient plus depuis longtemps.

Le 16 mai 1977, Modibo Keïta est mort. Officiellement d’un œdème pulmonaire. Officieusement (et l’Histoire ne l’a jamais vraiment contredit) de négligence, d’humiliation, d’oubli. Il était né instituteur, il était devenu chef d’État. Entre les deux : un continent en feu, un empire colonial qui s’effondre, et une génération d’hommes décidée à recoller les morceaux autrement. À leur manière.

L’indépendance du Mali, proclamée en 1960, avait été un moment de grâce. Le Soudan français devenait République, les drapeaux coloniaux cédaient la place à l’espérance verte et or, et Modibo Keïta en portait le souffle. Il croyait, avec une foi inébranlable, que l’Afrique pouvait se tenir debout, socialiste sans Moscou, panafricaine sans naïveté, fière sans arrogance.

Mais l’utopie ne s’écrit jamais sans bavure. Très vite, le pouvoir se centralise, la dissidence se tait, l’économie chancelle. Le franc malien s’effondre comme un symbole. L’État devient rigide, les silences plus lourds. Modibo, dont la voix portait les rêves d’un continent, devient l’architecte d’un régime clos sur lui-même. Il sera finalement renversé par un lieutenant qu’il avait lui-même promu, et enfermé dans le désert, comme un oracle fatigué.

Ce récit n’est ni hagiographie ni règlement de comptes. Il est biographique, certes, mais surtout critique. Il chemine entre les discours officiels, les archives ébréchées, les récits des vieux militants et les silences gênés d’une mémoire nationale encore fracturée. Il interroge l’homme, le mythe, l’échec ; et ce qu’il en reste. Car Modibo Keïta fut à la fois le poing levé d’un peuple en marche, et l’illustration tragique de ce que devient un rêve quand il se heurte aux murs d’une réalité postcoloniale.

Ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme que nous retraçons ici. C’est celle d’un pays, d’un continent, d’une promesse jamais tout à fait tenue.

Enfant du Soudan, fils de l’Afrique

Dans les rues poussiéreuses de Bamako-Coura, le quartier indigène relégué à l’ombre des colons, un garçon naît le 4 juin 1915. Son nom : Modibo. Un prénom simple, presque prophétique dans sa noblesse : chez les Malinkés, il désigne l’aîné des garçons, celui qui est censé guider. Son père, Daba, artisan peinant à joindre les deux bouts, sa mère, Fatoumata Camara, femme de dignité silencieuse, le portent comme on porte un espoir trop lourd pour des mains nues.

Il grandit dans un Soudan français quadrillé par l’administration coloniale, où le moindre geste de dignité noire est observé avec méfiance. Mais c’est aussi une terre de récits, de généalogies vivantes, de griots qui sculptent la mémoire dans les mots. Entre deux coups de bâton administratifs et les prières du vendredi, le jeune Modibo s’imprègne de tout : la langue du maître, mais aussi celle des anciens.

En 1931, il entre à l’École Terrasson de Fougères, puis en 1934 à la célèbre École normale William-Ponty de Gorée ; cette usine à fabriquer les cadres indigènes, aussi brillante qu’ambivalente. Il y côtoie d’autres futurs dirigeants africains. On y enseigne Descartes, mais on n’y apprend jamais Samory Touré. On y récite La Fontaine, mais pas un mot sur la Charte de Kurukan Fuga.

Modibo Keïta en ressort major, remarqué pour son éloquence et son insolence. Ses professeurs coloniaux notent déjà en lui « un agitateur à surveiller ». Ils n’ont pas tort : il sera instituteur, mais il n’enseignera jamais dans les marges dociles de l’administration. Très vite, dans la brousse comme dans les salles de classe de Sikasso ou Tombouctou, il commence à éduquer au-delà des mots ; à éveiller des consciences.

Mais l’école ne suffit pas. Keïta comprend que la transformation sociale passera aussi par la culture. Il cofonde l’ »Association des lettrés du Soudan », qui deviendra le « Foyer du Soudan » ; un cercle bouillonnant d’idées, de théâtre politique, de pamphlets enfiévrés. À travers la revue L’Œil de Kénédougou, lancée en 1943 avec Jean-Marie Koné, il attaque de front l’ordre colonial, et ce avec des mots tranchants comme machettes.

En 1937 déjà, avec le Voltaïque Ouezzin Coulibaly, il avait jeté les bases du premier syndicat des enseignants d’Afrique-Occidentale française. La plume, le verbe, la salle de classe : tout est arme pour Modibo. Il n’a pas encore pris un seul fusil, mais dans les salons coloniaux, son nom circule déjà comme un avertissement.

En 1946, la guerre est finie, mais le vent du changement souffle. Modibo Keïta devient l’un des fondateurs de l’Union soudanaise et adhère immédiatement au Rassemblement Démocratique Africain (RDA), le grand mouvement interterritorial voulu par Félix Houphouët-Boigny. Mais Keïta, dès le départ, rêve plus grand, plus radical. L’Afrique ne peut pas simplement négocier ses chaînes ; elle doit les briser.

Cette même année, il est arrêté, brièvement interné par les autorités françaises. Il en sort plus convaincu que jamais : les réformes sont des leurres, seul le départ du colon redonnera sens à l’histoire africaine.

Modibo Keïta entre alors en politique non pas comme un ambitieux, mais comme un homme pressé. Pressé de faire naître un monde neuf, quitte à bousculer l’ancien avec fracas.

Construire un pays dans les cendres de l’Empire

Le président malien Modibo Keïta, ici à Addis Abeba en Éthiopie, le 25 mai 1963 lors de la création de l’OUA. © Archives Jeune Afrique

Le 20 septembre 1960, au palais de Koulouba, les drapeaux français glissent lentement du mât. Deux jours plus tard, le Soudan français devient officiellement la République du Mali. Modibo Keïta, costume sobre, regard intense, proclame l’indépendance sans détour, sans condition, sans nostalgie.

Mais dans l’ombre de cette célébration, un deuil silencieux s’installe. Quelques semaines plus tôt, la Fédération du Mali (projet panafricain qu’il portait aux côtés de Léopold Sédar Senghor) s’effondre. Le Sénégal claque la porte. Les rêves d’un État unifié d’Afrique de l’Ouest se brisent net. Modibo, profondément blessé, s’enferme davantage dans la conviction que son pays devra marcher seul, coûte que coûte.

Cette rupture marque un tournant. Ce que Modibo n’a pas pu bâtir avec ses pairs, il tentera de le créer chez lui, dans un Mali qu’il veut modèle, laboratoire, promesse incarnée.

Il ne tergiverse pas. Le Mali devient un État socialiste, calqué sur les schémas soviétiques mais adapté aux réalités africaines ; du moins, en théorie. En octobre 1960, il crée la SOMIEX : une société d’État à qui revient le monopole des importations et exportations. Riz, sucre, lait, coton : tout transite par l’État. Même les allumettes.

Puis vient en 1962 le franc malien, voulu comme un acte de souveraineté monétaire. Mais très vite, la réalité cogne : inflation galopante, files d’attente interminables, magasins vides, contrebande en pleine floraison. À Bamako, les gens murmurent que la monnaie est « libre, mais inutile ». Dans les campagnes, on revient au troc.

Le mécontentement gronde. Les commerçants (souvent décrits par le régime comme des « parasites capitalistes ») sont surveillés, parfois arrêtés. L’appareil d’État s’épaissit, les contrôles se multiplient. Ce qui devait être une économie pour le peuple devient, lentement, une mécanique à broyer les marges.

En 1967, face à l’usure populaire et aux critiques internes, Modibo Keïta lance une opération qu’il baptise la « révolution active ». Derrière ces mots : la suspension de la Constitution, la création du Comité National de Défense de la Révolution (CNDR), et l’amplification d’un pouvoir devenu soupçonneux.

Des milices populaires, encadrées mais souvent zélées, patrouillent dans les quartiers. On surveille, on dénonce, parfois on tabasse. Des opposants comme Fily Dabo Sissoko ou Hammadoun Dicko, autrefois compagnons de route, sont réduits au silence, emprisonnés sans procès. Le socialisme malien prend un goût de plomb.

Pourtant, dans ses discours, Modibo reste convaincu. Il parle de transition, de sacrifice nécessaire. Mais l’écart se creuse entre le verbe et le vécu. L’État devient une forteresse idéologique, où toute critique est suspecte de trahison.

Il serait injuste d’ignorer les fronts plus discrets, mais essentiels, que Modibo tenta d’ouvrir. Le combat contre les vestiges de l’esclavage, notamment dans le nord du pays, mobilise certaines politiques du régime. Il lance des campagnes pour arracher les derniers captifs des chefs traditionnels, tente de briser l’ordre social hérité.

Mais ici encore, l’approche est verticale, autoritaire. Les structures anciennes résistent, parfois violemment. Le combat pour l’égalité se heurte aux réalités communautaires et aux inerties silencieuses.

Modibo, l’enseignant devenu président, semble alors pris entre deux logiques : celle du père bienveillant et celle du gardien inflexible. Et entre les deux, c’est le peuple qui suffoque.

Les fissures du rêve

Il y avait un temps où Modibo Keïta ne se déplaçait jamais sans être entouré. Les discours étaient suivis d’accolades, les voyages ponctués de chants, les projets panafricains tissés à plusieurs mains ; avec Nkrumah, Sékou Touré, Ben Bella, parfois même avec Nehru ou Tito. Mais à mesure que les années passent, les compagnons se dispersent, les alliances se fragilisent, les divergences se creusent.

Le divorce avec Senghor est brutal, presque personnel. Leur désaccord sur la structure de la Fédération du Mali ne se limite pas à une affaire institutionnelle ; c’est une rupture de vision du monde. Senghor défend une coopération souple avec la France, une Afrique francophone policée. Modibo, lui, rêve d’un continent débarrassé des tutelles, même symboliques.

À Abidjan, Houphouët-Boigny (autre figure du RDA) l’observe avec une méfiance croissante. Trop rouge, trop radical, trop imprévisible. Pour Paris, Keïta devient rapidement un « problème », un obstacle à la stabilité postcoloniale qu’on tente désespérément de mettre en scène.

Il reste fidèle à Moscou, mais même là, les choses ne sont pas simples. L’aide soviétique est technique, parfois efficace, mais jamais désintéressée. L’URSS veut un Mali modèle, pas un Mali libre.

Progressivement, Modibo est seul. Politiquement, diplomatiquement, même intérieurement. Il parle encore au nom du peuple, mais l’écho est sourd.

Le 19 novembre 1968, à l’aube, des bruits de bottes résonnent dans les couloirs du palais. Pas ceux d’une armée étrangère. Ceux de ses propres officiers. Le coup d’État est net, froid, sans effusion de sang mais non sans brutalité. Il est mené par le lieutenant Moussa Traoré, que Modibo lui-même avait fait monter en grade, convaincu qu’il incarnait une nouvelle génération de soldats patriotes.

Erreur fatale. Le pouvoir qu’il avait forgé dans l’ombre de l’indépendance lui est arraché sans résistance. Il n’y aura ni débat, ni appel à la population, ni tentative de retour. L’homme qui avait voulu bâtir une Afrique debout est expédié à Kidal, dans l’extrême nord, au cœur du désert, loin des caméras, loin des mots.

Pendant presque neuf ans, Modibo Keïta disparaît. Pas dans la mort (pas encore) mais dans l’effacement. Aucun discours, aucune photo, aucun communiqué officiel ne mentionne son nom. C’est comme si l’Histoire avait décidé de le gommer.

À Kidal, il vit dans des conditions qu’on devine indignes : isolement, rationnement, surveillance constante. Même les rares visiteurs autorisés n’ont pas le droit de lui parler de politique. Le régime de Traoré, obsédé par sa propre légitimité, voit en Keïta une menace vivante ; un fantôme qui pourrait un jour rassembler les souvenirs du passé.

Et puis, le 16 mai 1977, la nouvelle tombe. Brutalement. Modibo Keïta est mort. Le communiqué officiel, glacial, le désigne comme un « ancien instituteur à la retraite » ; comme si ce passé présidentiel n’avait jamais existé. Cause du décès : œdème pulmonaire. Mais personne n’y croit vraiment. Les rumeurs circulent : empoisonnement, négligence, assassinat lent par silence.

Ses funérailles à Hamdallaye tournent à l’émeute. Le peuple, celui-là même qu’il avait parfois frustré, sort en masse. Pour pleurer, pour crier, peut-être pour se faire pardonner. Les forces de sécurité répriment violemment. Et c’est là, dans cette tension posthume, que l’on comprend l’essence de Modibo Keïta : même mort, il dérange.

Mémoire d’un homme, mémoire d’une nation

En 1992, le vent tourne. Le régime de Moussa Traoré s’effondre sous le poids de son propre autoritarisme et des mobilisations populaires. L’horizon politique s’ouvre enfin. Alpha Oumar Konaré, historien de formation et militant de la première heure, devient président de la République. L’un de ses premiers gestes symboliques : réhabiliter Modibo Keïta.

Ce n’est pas simplement un acte politique ; c’est un devoir de mémoire. Le nom de Keïta est rendu à l’espace public : les écoles, les avenues, les lycées reprennent son visage, autrefois effacé. En 1999, on inaugure le Mémorial Modibo Keïta à Bamako ; sobre, un peu austère, mais nécessaire.

Mais une réhabilitation officielle ne suffit pas à refermer les plaies. La mémoire populaire, elle, est plus ambivalente. Pour certains, Modibo reste le père de la nation, l’instituteur devenu chef d’État, intègre, visionnaire, incorruptible. Pour d’autres, il incarne aussi le dirigeant rigide, parfois sourd, parfois brutal, qui a sacrifié les libertés sur l’autel de l’idéologie.

Et puis, il y a tous ceux (nombreux) qui ne savent plus très bien. Les jeunes générations le croisent sur les billets de banque, dans les pages des manuels, mais rarement dans une conversation vivante. Son histoire est là, mais elle dort, comme figée derrière une vitre.

Modibo Keïta n’a jamais eu la gloire posthume d’un Thomas Sankara, ni la reconnaissance internationale d’un Nelson Mandela. Il reste dans une zone floue de la mémoire panafricaine, comme si son rêve avait été trop tôt éteint, trop tôt compromis.

Et pourtant, ses intuitions résonnent encore. L’idée d’une monnaie africaine indépendante, aujourd’hui relancée dans les débats sur le franc CFA, était au cœur de son combat. La notion d’un État social africain, capable de rompre avec la logique néolibérale sans tomber dans la caricature, reste d’une actualité brûlante.

Même son panafricanisme, si souvent moqué ou trahi, retrouve aujourd’hui une forme de légitimité, face aux désillusions de la globalisation et à la résurgence des nationalismes.

Mais il manque une chose essentielle : la parole. Modibo Keïta parlait. Beaucoup. Fort. Avec feu. Il croyait au pouvoir du mot, à la densité du discours politique. Ce n’est pas un hasard si ses discours n’ont jamais été réédités, ni traduits. L’effacement ne s’est pas arrêté à sa mort : il a continué, par négligence, par peur ou par habitude.

On peut imaginer, presque sourire, à ce que Modibo penserait du Mali contemporain. Un pays où les coups d’État se succèdent comme des saisons, où l’armée s’érige en gardienne de la souveraineté, où l’on parle encore d’indépendance… sans toujours définir de qui l’on veut s’affranchir.

Il regarderait sans doute, à la télévision ou dans le silence du mémorial, ce ballet postcolonial où l’on rejette la France tout en reproduisant ses schémas. Il observerait ces jeunes qui crient « panafricanisme » dans les rues, sans toujours savoir que ce mot fut, un jour, sa prière.

Peut-être qu’il hausserait les épaules. Ou qu’il sourirait, amer. Peut-être qu’il se rappellerait qu’un rêve peut mourir une fois, puis renaître, un peu changé, un peu fatigué ; mais toujours là, dans le cœur des gens.

Le rêve n’est pas mort, il dort sous la poussière

Modibo Keïta, premier président du Mali
Modibo Keita, président du Mali, le 19 novembre 1968.  © AFP

Modibo Keïta n’était ni un saint, ni un tyran. Il fut un homme (profondément) avec ses fulgurances et ses angles morts. Il a voulu forger un Mali fier, juste, indépendant. Il s’est battu contre l’inertie coloniale, contre l’oubli, contre l’impossible. Mais il s’est parfois battu aussi contre son propre peuple, aveuglé par l’urgence de construire vite, de faire mieux que l’Empire.

Ce qu’il laisse derrière lui, ce n’est pas un modèle figé. C’est un appel. À penser l’Afrique avec exigence, à croire dans les mots autant que dans les actes. À se souvenir que les utopies, même trahies, valent souvent mieux que les compromissions trop confortables.

Modibo Keïta est mort en détention. Mais l’idée d’un Mali libre, d’une Afrique souveraine, elle, n’a pas été enterrée avec lui.

Sources

RDC-Rwanda : un accord de paix… sous tutelle

Signé à Washington sous l’égide de Donald Trump, l’accord entre Kigali et Kinshasa pour la paix à l’Est de la RDC illustre moins une victoire diplomatique qu’un nouvel épisode d’ingérence occidentale sur fond d’appétits miniers et de souveraineté bafouée. Analyse d’un accord aux allures de pacte néocolonial.

UNE PAIX SIGNÉE À L’ÉTRANGER

Il y a dans cette image, captée dans l’écrin feutré du Bureau ovale, quelque chose de tragiquement familier : deux chefs de la diplomatie africaine, souriants, tenant dans leurs mains un accord censé panser les plaies d’un conflit qui ravage l’est de la République démocratique du Congo depuis plus de trois décennies ; et au centre, un homme blanc, tout-puissant, président des États-Unis, orchestrant la scène comme un directeur de théâtre. Le décor n’a pas changé, seuls les visages ont vieilli.

Depuis les années 1990, le Kivu est devenu le tombeau géologique de la paix en Afrique centrale. Une région où la guerre ne s’éteint jamais tout à fait, alimentée par des rivalités ethniques héritées des flux migratoires et des divisions coloniales, par des conflits d’influence régionaux, mais surtout par la convoitise des multinationales et des États pour les richesses minérales du sous-sol : or, coltan, étain, tungstène ; ces trésors qui font briller nos smartphones et éteignent les vies dans les collines du Kivu. À cela s’ajoute le jeu trouble des puissances voisines, et en premier lieu du Rwanda, accusé depuis des années par l’ONU elle-même de soutenir les rébellions actives dans l’est du Congo.

Et c’est donc à Washington, en 2025, que la “paix” est signée. Pourquoi maintenant ? Pourquoi là-bas ? La réponse tient en quelques syllabes : stratégie. L’administration Trump, désintéressée de l’Afrique jusqu’alors, a soudain redécouvert la carte des ressources critiques, à l’heure où la Chine accroît son emprise économique et diplomatique sur le continent. En d’autres termes, cette initiative américaine relève moins de l’altruisme diplomatique que du repositionnement stratégique. La RDC est perçue non pas comme une nation, mais comme une mine à ciel ouvert. Il ne s’agit pas d’arrêter la guerre par éthique, mais de stabiliser une zone d’extraction.

Pendant ce temps, l’Union africaine assiste en silence. Les propositions venues de João Lourenço ou de Faure Gnassingbé n’ont pas pesé lourd face à l’appel de Washington. Comme à l’époque des Accords de Linas-Marcoussis ou de ceux de Libreville, la voix africaine est inaudible lorsqu’elle n’est pas adoubée par une puissance étrangère. La tragédie congolaise n’a pas été arbitrée par ses voisins directs ou par l’architecture institutionnelle panafricaine, mais par des acteurs dont les intérêts dépassent largement le sort des civils du Kivu.

Cette paix, négociée hors du continent, rappelle brutalement une vérité trop souvent édulcorée : l’Afrique ne maîtrise pas encore sa souveraineté diplomatique. Elle en parle. Elle en rêve. Mais elle continue d’être convoquée à des tables qui ne sont pas les siennes, pour signer des accords dont elle n’a pas fixé l’ordre du jour. La RDC et le Rwanda, deux nations africaines, ont signé un document historique… mais sous la bénédiction d’un chef d’État étranger. Ce n’est pas une paix africaine. C’est une mise en scène de paix, pensée, scénarisée et filmée pour les caméras occidentales.

Le symbolisme est glaçant : le continent africain est encore, en 2025, l’objet du monde plutôt que son sujet. L’accord de Washington, derrière ses promesses, incarne un nouvel épisode d’effacement diplomatique africain ; et pose cette question dérangeante : à qui profite vraiment la paix quand elle est signée si loin de la terre qui saigne ?

L’AMÉRIQUE NE S’INTÉRESSE PAS À LA PAIX, MAIS AU COLTAN

Ce serait une naïveté politique de croire que Washington s’est soudainement ému des souffrances congolaises. Ce que l’administration Trump présente comme une victoire diplomatique n’est en réalité que la matérialisation d’un agenda stratégique froid, lucide, et centré sur l’accès prioritaire aux ressources critiques du continent. Car en coulisse, ce n’est pas la paix qu’on négocie ; mais le contrôle des sous-sols.

À l’heure où la transition énergétique mondiale accélère, les minerais du Kivu sont devenus une obsession planétaire. Le coltan, ce minerai qui rend nos téléphones intelligents, se transforme en or noir du XXIe siècle. Le cobalt, l’or, le lithium et l’étain renforcent leur statut de matières premières vitales. Le Congo n’est plus vu comme une nation meurtrie, mais comme une artère stratégique de l’économie numérique globale. Et dans cette compétition, les États-Unis refusent de laisser la Chine continuer à tisser sa toile silencieuse en Afrique centrale.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’irruption de Donald Trump dans le dossier. Loin d’être un élan humaniste, c’est une réorientation tactique de la diplomatie américaine, visant à sécuriser l’approvisionnement de l’industrie technologique nord-américaine. Car le véritable enjeu n’est pas le cessez-le-feu, mais la stabilité des routes minières et des zones d’extraction dans le Nord-Kivu et le Sud-Kivu, désormais vitales pour la géoéconomie mondiale.

Ce que l’on vend à l’opinion publique comme une “prodigieuse percée diplomatique” est, pour les stratèges de Washington, un jalon logistique. L’objectif : installer une “paix sous surveillance”, suffisamment solide pour permettre l’exploitation industrielle, mais jamais trop durable pour remettre en cause la tutelle étrangère. Une paix utilitaire. Une paix rentable.

Et dans ce jeu, la RDC négocie en position de faiblesse. Affaiblie par des décennies de guerre, de corruption, de divisions internes et d’endettement, Kinshasa ne fait pas le poids face au tandem Washington-Kigali. Le régime de Félix Tshisekedi, sous pression intérieure, se voit contraint d’accepter un accord déséquilibré, sous peine de se voir marginalisé par les grandes puissances. Céder une part de souveraineté devient le prix à payer pour rester dans le jeu diplomatique international.

Cette configuration n’est pas nouvelle. L’histoire coloniale se répète, simplement vêtue d’un nouveau langage : celui du développement, de la sécurité régionale, de la coopération économique. Mais derrière ces termes, les logiques extractives perdurent. L’intervention des États-Unis au Kivu s’inscrit dans une continuité historique : celle des puissances qui se servent de la violence africaine comme d’un levier pour consolider leur présence, jamais comme d’un drame à résoudre pour de bon.

Ce que révèle l’accord de Washington, c’est qu’en Afrique, la paix n’est pas un but en soi ; elle est une condition d’exploitation. Une paix négociée non pas pour les peuples, mais pour les marchés. Et c’est précisément ce qui en fait une illusion.

UN ACCORD DÉSÉQUILIBRÉ : KINSHASA HUMILIÉ, KIGALI RENFORCÉ

Le texte signé le 27 juin à Washington consacre, en creux, une réalité géopolitique difficile à entendre pour les défenseurs de la souveraineté congolaise : le Rwanda est sorti gagnant de la négociation. Derrière la poignée de main, les sourires et les déclarations consensuelles, l’accord révèle un rapport de force asymétrique, où Kinshasa semble avoir cédé plus qu’il n’a obtenu.

Le premier indice de ce déséquilibre réside dans la formulation même du texte. Celui-ci évoque la nécessité de “neutraliser les FDLR” (les Forces démocratiques de libération du Rwanda) un groupe armé hutu hostile à Kigali, basé en territoire congolais. Le Rwanda les désigne comme une menace sécuritaire permanente, justifiant ses incursions militaires dans l’est du Congo depuis des années. L’accord valide donc implicitement le droit de poursuite du Rwanda, au nom d’une prétendue légitime défense. En clair : Kagame obtient l’aval international pour maintenir la pression militaire dans le Kivu.

À l’inverse, le M23 n’est jamais explicitement mentionné dans le texte en lien avec le Rwanda. Ce groupe rebelle, pourtant directement soutenu par Kigali selon les rapports des Nations Unies, est relégué au rang de “question congolo-congolaise”. Ce tour de passe-passe diplomatique efface la responsabilité rwandaise dans la déstabilisation du Congo, et repositionne le conflit comme une affaire interne congolaise. C’est une victoire stratégique majeure pour Kagame, et une humiliation silencieuse pour Tshisekedi.

Dans les discussions parallèles menées à Doha, où le Qatar joue un rôle croissant de médiateur régional, la ligne reste la même : on négocie avec le M23, mais sans impliquer formellement le Rwanda. Comme si les milices occupaient Goma et Bukavu par génération spontanée. Comme si l’histoire des armes, des financements et des complicités pouvait être effacée par un simple jeu d’écriture.

Ce silence est lourd de conséquences. En exonérant Kigali de ses liens avec le M23, l’accord offre au Rwanda une double légitimité : celle de victime (face aux FDLR) et celle de médiateur (dans le processus de paix). Le bourreau devient arbitre. L’accusé devient sauveur. C’est là que l’accord de Washington bascule dans une fiction politique dangereuse.

Quant à Kinshasa, la marge de manœuvre est réduite à peau de chagrin. L’État congolais, déjà fragilisé sur le plan militaire, diplomatique et institutionnel, se retrouve sommé d’appliquer un accord qui ne tient pas compte de la réalité de terrain, et qui, pire encore, l’oblige à négocier en position de faiblesse avec les groupes qui occupent ses propres villes. Goma et Bukavu, deux capitales provinciales, sont administrées par la rébellion. Et pourtant, c’est à Kinshasa que l’on demande de faire preuve de souplesse, de “volonté politique”, de “maturité”.

En définitive, cet accord consacre un renversement de la narration : le Congo devient coupable de sa propre désintégration, pendant que le Rwanda est présenté comme un acteur de stabilité. Ce renversement est non seulement injuste, mais profondément dangereux. Car il valide l’impunité, légitime l’ingérence, et perpétue l’idée que l’Afrique centrale est un territoire à administrer, non à respecter.

VERS UNE SOUVERAINETÉ À GÉOMÉTRIE VARIABLE ?

La République démocratique du Congo est l’un des plus vastes pays du monde. Riche d’un sous-sol inestimable, elle devrait être un pilier de puissance continentale. Pourtant, l’image qui ressort de cet accord est celle d’un État affaibli, diplomatiquement marginalisé et militairement encerclé. Face au Rwanda, face aux groupes rebelles, face aux États-Unis — la souveraineté congolaise semble aujourd’hui plus symbolique que réelle.

Ce paradoxe n’est pas nouveau : l’Afrique postcoloniale proclame son indépendance, mais peine à en exercer les attributs fondamentaux. La souveraineté (entendue comme la capacité d’un État à définir lui-même ses choix stratégiques, sécuritaires, économiques) devient ici à géométrie variable. On la revendique dans les discours, on la dilue dans les actes. À force de concessions, de dépendances diplomatiques, et de calculs à court terme, c’est une souveraineté de façade qui s’installe ; décorative, mais non directive.

La jeunesse africaine, pourtant, ne cesse de réclamer un sursaut. Dans les rues, sur les réseaux, dans les mouvements panafricanistes, le mot “souveraineté” est devenu un cri. Un cri contre les bases militaires étrangères, contre les accords économiques léonins, contre la diplomatie des puissances qui s’arrogent le droit de trancher les conflits africains hors du continent. Mais ce cri se heurte au mur de la realpolitik.

Pourquoi ? Parce que l’Afrique continue de parler en ordre dispersé. Face à l’accord de Washington, ni l’Union africaine, ni la SADC, ni la CIRGL n’ont pu (ou voulu) imposer une ligne commune. L’Angola, le Togo, l’Afrique du Sud, le Kenya, l’Ouganda : autant d’acteurs potentiels, autant d’agendas divergents. Le continent échoue à s’ériger en acteur unifié sur ses propres enjeux vitaux. Et c’est dans cette brèche que s’engouffrent les intérêts extérieurs.

Ce vide de leadership régional offre un boulevard aux puissances extra-africaines. Car sans contrepoids africain fort, les négociations se déplacent là où les ressources se décident : à Doha, à Washington, à Bruxelles. Et à chaque fois, ce sont les mêmes logiques qui s’imposent : négocier la paix sans traiter les causes profondes du conflit, sans reconnaître les responsabilités historiques, sans garantir l’autonomie des peuples concernés.

Dans ce théâtre de l’absurde, la souveraineté africaine devient une variable d’ajustement. Elle s’exerce quand elle arrange les puissants, et se tait quand elle dérange leurs intérêts. À Kinshasa, le président Tshisekedi peut clamer sa dignité nationale dans les discours — mais dans les faits, la RDC a été priée d’accepter un accord ficelé ailleurs, pour des objectifs qui la dépassent.

Ce constat ne concerne pas que le Congo. Il interroge la structure même de l’ordre politique africain. Peut-on continuer à parler de souveraineté sans puissance militaire, sans autonomie économique, sans unité diplomatique ? Ou devons-nous inventer de nouvelles formes de souveraineté, fondées sur l’intégration régionale, la résistance populaire, et la rupture avec les logiques héritées du pacte colonial ?

Ce sont ces questions que pose, en filigrane, l’accord de Washington. Et tant qu’elles resteront sans réponse, l’Afrique restera un continent en paix… à condition d’être docile.

DOHA, NOUVELLE COURONNE TROPICAL ?

Pendant que l’attention mondiale était tournée vers la signature de l’accord à Washington, une autre scène diplomatique se jouait, plus feutrée, plus discrète, mais tout aussi déterminante : celle de Doha, capitale du Qatar. C’est là, entre les gratte-ciels du Golfe et les salons dorés de l’émirat, que se tiennent les négociations dites « complémentaires » entre Kinshasa et le groupe rebelle M23. Et dans cette diplomatie parallèle, un autre acteur tisse sa toile : le Qatar, devenu en quelques années un incontournable intermédiaire dans les conflits africains.

Ce rôle croissant ne doit rien au hasard. Doha investit méthodiquement dans la médiation internationale, non par philanthropie, mais pour renforcer sa stature de puissance globale agile, à la croisée du monde arabe, africain et occidental. Après le Darfour, le Mali, la Libye et même l’Afghanistan, le Congo devient le nouvel acte d’une stratégie de “soft power” qatari, fondée sur l’influence silencieuse, les relais religieux et les financements ciblés.

Ce que révèle la participation du Qatar dans le dossier congolais, c’est la fragmentation du processus de paix. Washington s’occupe des États. Doha gère les milices. L’Afrique regarde, divisée. Car l’accord signé à la Maison-Blanche ne dit rien des territoires occupés par le M23, ni du sort des milliers de déplacés, ni des exactions commises. Il fallait donc un second texte, plus technique, plus souple, mais surtout plus opaque. Et c’est à Doha qu’il est censé être écrit.

Mais là encore, les rapports de force ne sont pas à l’avantage de Kinshasa. Selon plusieurs observateurs, le M23 est aujourd’hui en position de force inédite. Il contrôle de vastes zones, administre des villes entières comme Goma et Bukavu, prélève des taxes, recrute, s’enracine. Le mouvement n’est plus une simple guérilla : c’est un pouvoir de fait, que les chancelleries internationales semblent désormais prêtes à reconnaître, tacitement, comme interlocuteur légitime. Doha devient alors le lieu d’une négociation non entre un État et des criminels de guerre, mais entre deux pouvoirs concurrents.

Le silence diplomatique autour du soutien rwandais au M23 conforte cette dynamique. Alors que l’ONU a maintes fois documenté l’implication de Kigali, aucune sanction, aucune condamnation formelle n’a été prononcée. Pire : dans les cercles diplomatiques de Doha, la ligne est claire ; le Rwanda est un facteur de stabilité, le M23 une conséquence, et Kinshasa un acteur trop instable pour être seul maître du jeu.

Derrière les dorures de Doha, c’est donc une nouvelle cartographie de la légitimité africaine qui se dessine, où des groupes armés, soutenus par des États et entérinés par des puissances étrangères, imposent leur présence sans passer par le filtre démocratique. Une paix sans justice. Une paix sans mémoire. Une paix qui demande au peuple congolais de pardonner sans que ses bourreaux n’aient été désignés.

Ce que fait le Qatar dans cette affaire n’est pas anodin. Il se positionne comme le nouveau médiateur incontournable de l’Afrique centrale, non pas pour restaurer la paix, mais pour en devenir le gestionnaire officieux. Une paix sous contrat. Une paix externalisée.

Ainsi, le continent africain devient un champ diplomatique sous-traité : les États-Unis pilotent le théâtre des nations, le Qatar arbitre les conflits armés, et les Africains se retrouvent à négocier leur avenir sans avoir la maîtrise ni du décor, ni du scénario.

PEUT-ON FAIRE LA PAIX SANS JUSTICE ?

Un accord de paix n’est pas seulement un document diplomatique. C’est, ou cela devrait être, un engagement moral envers les victimes, un acte de reconnaissance des torts subis, une volonté de rupture avec la logique de prédation. Or, l’accord du 27 juin entre le Rwanda et la RDC (tel qu’il a été négocié, tel qu’il a été présenté) fait l’impasse sur cette exigence fondamentale : la justice.

Aucune ligne sur les civils massacrés à Kishishe.
Aucune mention des enfants enrôlés de force dans les maquis du Nord-Kivu.
Aucun mot sur les femmes violées dans les territoires occupés par le M23.
Aucune responsabilité clairement désignée. Juste une promesse de retrait militaire, floue, non contraignante.

Comment parler de paix quand les criminels sont absous par omission, quand les victimes sont ignorées, et quand les agresseurs sont récompensés par des postes ou des compromis ? L’histoire africaine regorge d’accords de ce type : hâtivement célébrés, rapidement trahis, toujours à rebours de la mémoire populaire. La paix sans justice, c’est une trêve. Ce n’est pas une réconciliation.

Ce qui se joue ici dépasse même le seul cadre du Congo. C’est la question de la dignité africaine qui est en jeu. Un continent ne peut pas continuer à faire la paix dans des capitales étrangères, sur des textes dictés par des puissances qui ont des intérêts divergents (voire hostiles) à l’émancipation africaine. La paix réelle ne se construit pas sur des rapports de force imposés, mais sur des rapports de vérité.

Sans justice, il n’y a pas de mémoire collective. Sans mémoire, il n’y a pas de guérison. Et sans guérison, il n’y a que répétition. La guerre reviendra, peut-être sous un autre nom, avec d’autres acteurs, mais elle reviendra, car les racines du conflit n’ont pas été arrachées ; elles ont été maquillées.

La question centrale est donc la suivante :
Faut-il accepter n’importe quelle paix, à n’importe quel prix ?
Faut-il normaliser l’idée que des milices puissent être reconnues comme des entités politiques ?
Faut-il que les Congolais, encore une fois, courbent l’échine au nom d’un équilibre régional qui les exclut ?

Ce n’est pas seulement une erreur stratégique : c’est une faute historique. Et elle n’est pas commise uniquement par les puissances étrangères. Elle est rendue possible par les élites africaines elles-mêmes, qui choisissent trop souvent la reconnaissance internationale plutôt que la justice locale. Paul Kagame et Félix Tshisekedi avaient entre leurs mains l’opportunité d’écrire une nouvelle page de dignité pour l’Afrique centrale. Ils ont préféré une photographie dans le Bureau ovale.

La paix ne se décrète pas à Washington, ni à Doha. Elle se construit sur la terre qui saigne, avec les peuples qui pleurent, et dans le respect de ceux qui résistent. Tant que cette vérité sera ignorée, tant que la souveraineté sera un mot vidé de sens, tant que les puissances africaines se plieront aux injonctions extérieures, la paix restera un mirage, un arrangement géopolitique sans âme, un mensonge diplomatique de plus sur le dos d’un peuple qui n’en peut plus.

Alors non : on ne fait pas la paix sans justice. Et sans justice, il n’y aura pas de paix.

SOURCES

Ces appellations négrophobes que nous utilisons toujours

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Loin d’être de simples mots, certaines appellations couramment utilisées dans les sociétés afrodescendantes puisent leurs racines dans l’histoire de l’esclavage, de la colonisation et du racisme structurel. Cet article explore comment le langage conserve et transmet les stigmates de la négrophobie, alimente le colorisme et complique la quête d’identité des personnes noires.

Les mots, en apparence inoffensifs, portent souvent les stigmates des violences de l’Histoire. Dans le cas des populations afrodescendantes, le langage conserve les traces visibles de siècles d’esclavage, de colonisation et de hiérarchisation raciale. Des termes tels que nègremulâtrechabin ou encore peau chapée, bien que parfois utilisés de manière banale ou affectueuse, sont en réalité les héritiers directs d’un système de domination dont les racines sont profondément ancrées dans le passé esclavagiste et colonial.

Ce vocabulaire, transmis parfois inconsciemment au sein même des familles noires ou créoles, véhicule des représentations dévalorisantes de l’identité noire. Plus insidieux encore, il alimente une logique de colorisme, dans laquelle la teinte de la peau devient un critère social implicite, renforçant les préjugés au sein des communautés afrodescendantes elles-mêmes.

Comment expliquer la persistance de ces termes dans les usages quotidiens ? Quelles sont les implications psychologiques, sociales et identitaires de ce langage hérité de l’oppression ? Et surtout, comment sortir de cette aliénation linguistique sans nier la complexité des vécus afrodescendants ?

Nofi propose une exploration critique du poids des appellations négrophobes dans le langage courant, de leurs origines historiques à leurs effets contemporains, tout en interrogeant les moyens de réappropriation ou de rupture possible avec cet héritage lexical.

Héritage linguistique de l’esclavage

Le commerce triangulaire, la colonisation et les systèmes esclavagistes ont non seulement marqué les corps, les lois et les territoires, mais ont également profondément façonné le langage. Au fil des siècles, un lexique s’est constitué autour des populations noires, avec pour but non pas de les nommer avec neutralité, mais de les assigner, hiérarchiser et déshumaniser. Ce vocabulaire, construit dans une logique de domination raciale, a traversé le temps et les générations, jusqu’à s’ancrer insidieusement dans les discours quotidiens ; y compris dans ceux des descendants des opprimés eux-mêmes.

Des mots comme nègre (issu du mot espagnol negro, lui-même dérivé du latin niger) ont été utilisés dans les registres de vente d’esclaves, dans les textes coloniaux et dans les discours pseudo-scientifiques pour essentialiser les Noirs en tant qu’objet marchand ou sujet inférieur. Ces termes, devenus monnaie courante dans les colonies et métropoles esclavagistes, ont été incorporés dans les langues créoles, dans le français populaire, et parfois dans les arts, sans qu’on en interroge toujours la violence symbolique.

Le paradoxe tient dans la manière dont ces mots ont survécu à l’abolition de l’esclavage. Ils n’ont pas disparu avec la fin juridique du système oppressif ; au contraire, ils se sont adaptés, se sont infiltrés dans l’humour, les insultes ordinaires, les surnoms communautaires, et même dans les tentatives d’affirmation identitaire. On parle parfois de langage hérité, comme on parle de traumatisme intergénérationnel.

Il serait pourtant erroné de penser que cette survivance est anodine. Ces mots portent en eux la mémoire codée d’un ordre racial, et leur emploi, même inconscient, contribue à maintenir vivace une vision du monde où certaines identités valent moins que d’autres. Autrement dit, le langage devient le vecteur silencieux d’une hiérarchie sociale qui perdure bien après la fin des chaînes.

Colorisme : une hiérarchie racialisée de la carnation

Le colorisme, souvent confondu avec le racisme, en est pourtant une manifestation plus insidieuse, opérant à l’intérieur même des groupes racisés. Il s’agit d’un système de valeur basé sur la clarté ou la noirceur de la peau, dans lequel les individus à la peau plus claire sont perçus comme plus beaux, plus intelligents, voire plus fréquentables, que ceux à la peau plus foncée. Si ses effets sont profonds et destructeurs, ses origines remontent directement à l’époque esclavagiste.

Durant la traite négrière et la colonisation, les maîtres esclavagistes instituaient déjà une classification fondée sur la carnation. Les enfants métis issus de viols ou de relations entre colons et femmes noires étaient parfois placés dans des catégories sociales intermédiaires : serviteurs domestiques, artisans, voire affranchis dans certains cas. Ce traitement différencié, fondé sur la teinte de peau, a instauré une hiérarchie au sein même des communautés noires, dont les effets perdurent encore aujourd’hui.

Dans les sociétés post-esclavagistes et postcoloniales, cette valorisation de la peau claire n’a pas disparu : elle s’est simplement reformulée à travers les standards de beauté, les opportunités économiques, ou encore les représentations médiatiques. Les femmes à la peau claire et aux cheveux lissés sont souvent mieux représentées dans les sphères culturelles et professionnelles. Les hommes au teint plus foncé, eux, peuvent être perçus comme plus « dangereux » ou « virils », ce qui renforce des stéréotypes raciaux préjudiciables.

Au sein même des familles afrodescendantes, le colorisme peut s’exprimer de manière directe : un enfant « trop noir » pourra entendre des remarques blessantes ou voir son apparence comparée à des normes esthétiques blanches. Ces attitudes, bien que parfois inconscientes, renforcent l’idée que la valeur d’un individu noir dépend de sa proximité avec la blancheur.

Ainsi, le colorisme n’est pas un simple résidu du passé : c’est un reflet contemporain d’une colonisation mentale toujours active, un mécanisme de division qui fragilise la solidarité entre les personnes noires et sabote la reconstruction d’une identité décoloniale pleine et fière.

Appellations négrophobes

Parmi les héritages les plus persistants de la domination coloniale figure un lexique racialisé dont les termes, souvent banalisés dans l’usage courant, sont en réalité porteurs d’une violence symbolique extrême. Ces appellations ne se contentent pas de décrire une réalité : elles fabriquent une hiérarchie, renforcent des stéréotypes et assignent les individus à des catégories rigides. Voici une typologie de quelques-uns de ces termes encore en usage, accompagnée de leur contexte historique et de leurs connotations actuelles.

1. Nègre

Le terme nègre est sans doute l’un des mots les plus emblématiques (et les plus violents) de l’histoire raciale. Dérivé du mot espagnol negro, signifiant simplement « noir », il a été employé dans le cadre de la traite transatlantique pour désigner les Africains réduits en esclavage. Très vite, le mot se charge de connotations péjoratives, associant « noir » à « sauvage », « paresseux », « inférieur ».

Dans les langues coloniales (français, anglais, portugais), nègre devient une catégorie déshumanisante, utilisée dans les actes notariés, les écrits de colons, mais aussi dans les dictionnaires pour désigner « l’esclave noir » ; et non une personne humaine à part entière.

Même après l’abolition, le mot survit dans la langue : dans la littérature, dans l’humour populaire, et même dans des expressions banalisées (travailler comme un nègre). Il est également réinvesti politiquement dans le courant de la négritude, par des penseurs comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor. Cette réappropriation vise à renverser le stigmate et à en faire un emblème de fierté noire.

Cependant, dans les usages contemporains, en dehors de contextes militants ou littéraires spécifiques, le mot reste profondément choquant et offensant, notamment dans les sociétés occidentales. Son emploi public est aujourd’hui généralement proscrit.

2. Cafre

Moins connu en métropole, le terme cafre est fortement ancré dans l’histoire coloniale de l’océan Indien, notamment à La Réunionl’île Maurice, et Madagascar. Il provient du mot arabe kafir, qui signifie « mécréant » ou « infidèle », utilisé initialement dans un contexte religieux pour désigner ceux qui n’adhéraient pas à l’islam.

Les Européens, en particulier les Portugais, ont adopté ce mot pour nommer les populations africaines noires qu’ils considéraient comme « non civilisées ». Dans les colonies, cafre est devenu une insulte racialisée visant les Noirs, utilisée pour les distinguer des autres groupes (Indiens, Chinois, Blancs) dans des systèmes de castes informels.

Encore aujourd’hui, à La Réunion par exemple, le mot peut être utilisé comme terme ethnique ou insulte raciste, selon le contexte et le locuteur. S’il est parfois revendiqué de manière identitaire dans certains milieux, il reste chargé d’un lourd passif colonial et discriminatoire.

3. Black

À première vue, black semble neutre. Il est omniprésent dans les discours publics, médiatiques et militants, notamment dans le contexte anglophone. Aux États-Unis, le terme a connu une véritable réappropriation positive à partir des années 1960, avec les slogans du Black Power et du mouvement des droits civiques (Black is beautifulI’m Black and I’m proud).

Cependant, dans les contextes francophones, son utilisation peut être ambiguë. Dire « black » plutôt que « noir » est parfois un refuge linguistique, permettant d’éviter un mot français perçu comme trop direct, voire gênant. Ce glissement sémantique crée une forme de distanciation culturelle, où le mot étranger semble « atténuer » la dimension raciale.

Mais cette neutralisation apparente masque les réalités complexes de l’expérience noire en contexte francophone. Elle peut gommer les héritages coloniaux, la diversité des histoires afrodescendantes, et reconduire une forme d’aliénation linguistique sous des dehors plus acceptables.

4. Chabin(e)

Le terme chabin (masculin) ou chabine (féminin) est typique des Antilles françaises, en particulier la Guadeloupe et la Martinique. Il désigne une personne métissée, généralement à la peau claire mais présentant certains traits africains (nez épaté, cheveux frisés ou crépus).

Historiquement, ce mot dérive du vocabulaire rural, où il désignait un animal hybride, comme un croisement entre un mouton et une chèvre. Sa transposition aux êtres humains dans le contexte colonial n’est donc pas innocente : elle traduit une vision raciale profondément utilitariste et déshumanisante, héritée de la classification des « sangs mêlés » (quarteron, octoron, etc.).

Aujourd’hui, chabin(e) est parfois utilisé dans un registre familier ou même affectif, mais il reste lié au colorisme : il évoque une beauté « acceptable », une certaine légèreté de peau perçue comme avantage social ou esthétique. Loin d’être un simple descriptif, il reproduit la hiérarchisation des phénotypes héritée de l’esclavage, où le plus clair est valorisé au détriment du plus foncé.

5. Mulâtre(sse)

Le mot mulâtre (ou mulâtresse) est chargé d’une violence historique extrême. Dérivé du terme espagnol mulato, lui-même issu du mot mulo (mulet, croisement entre un cheval et un âne), il renvoie à une hybridation animale, appliquée aux enfants nés d’un parent blanc et d’un parent noir.

Dans les sociétés esclavagistes, ce mot faisait partie d’un lexique administratif visant classifier les individus selon leur degré de « blancheur », dans une logique pseudo-scientifique de pureté raciale. Ces catégories avaient des implications sociales, économiques et légales concrètes (accès à l’affranchissement, au mariage, à la propriété, etc.).

Bien que ce terme ait été largement utilisé dans les textes historiques et littéraires, son usage contemporain est largement désuet, offensant et déconseillé, sauf dans des contextes critiques ou historiques. Il symbolise une époque où le métissage était vu comme une « contamination », et non comme une richesse.

6. Peau chapée

Expression typique des Antilles, peau chapée signifie littéralement « peau échappée », c’est-à-dire « échappée à la noirceur ». Elle s’applique aux personnes ayant une peau plus claire que la moyenne des Afrodescendants, souvent perçue comme plus « valable » socialement.

Cette expression traduit une logique perverse : la peau claire serait une « fuite » réussie de la négritude, une sorte d’amélioration perçue de la condition corporelle. En creux, cela signifie que la peau foncée est, elle, un marqueur de souffrance, d’infériorité ou de honte.

Bien que certains puissent utiliser ce terme de manière descriptive ou sans mauvaise intention, il renforce une culture du rejet de soi au sein des communautés noires. Il encourage la comparaison permanente, la compétition esthétique fondée sur des critères coloniaux, et l’intériorisation du mépris de la noirceur.

7. Chapé couli

Autre variante du même mécanisme coloriste, l’expression chapé couli s’applique à des personnes noires ayant les cheveux plus « lisses », souvent comparés à ceux des Indiens des Caraïbes. Couli est un mot dérivé de coolie, terme colonial désignant les travailleurs indiens sous contrat envoyés dans les colonies après l’abolition de l’esclavage.

Dire qu’une personne a « chapé couli », c’est dire qu’elle a échappé à la texture crépue des cheveux africains ; à nouveau, dans une logique de dévalorisation du corps noir. C’est aussi une manière d’associer la beauté ou la distinction à une filiation étrangère à l’Afrique, donc implicitement supérieure.

Comme peau chapée, cette expression alimente une esthétique racialisée internalisée, où ce qui est perçu comme plus proche de l’européen ou de l’indien est préféré au typiquement africain. Ce langage reproduit une violence symbolique ancienne, au sein même des dynamiques communautaires et familiales.

8. Bata’ Zindien

Contraction de bâtard et Zindien (créolisation de « les Indiens »), cette expression antillaise désigne les enfants nés d’un métissage entre un Afrodescendant et un descendant d’Indiens de l’Inde. Le terme bâtard y introduit une dimension de honte, de transgression, voire d’impureté.

Dans les sociétés post-esclavagistes des Caraïbes, les relations entre Noirs et Indiens ont souvent été encadrées, surveillées, voire taboues. Le terme Bata’ Zindien reflète cette tension raciale et sociale, et continue d’exprimer une forme de rejet du métissage comme « hors norme », en dépit de son omniprésence.

Son utilisation aujourd’hui reste rare, mais elle conserve une charge discriminatoire importante, notamment dans les conflits intra-communautaires liés à la couleur, à l’origine ethnique ou à la hiérarchisation sociale héritée de la colonisation.

Ces termes, parfois utilisés avec légèreté ou affection, ne sont jamais neutres. Ils rejouent l’histoire coloniale à l’échelle du langage quotidien, en entretenant des représentations hiérarchiques fondées sur la couleur, la texture des cheveux, ou la supposée « pureté » de l’ascendance. Leur usage, même involontaire, témoigne d’une intériorisation de la négrophobie ; et d’une aliénation toujours active.

Les effets du langage sur l’identité et l’estime de soi

Le langage n’est pas un simple outil de communication : il est un miroir social, un véhicule de valeurs et de normes, un agent de transmission des imaginaires collectifs. Lorsqu’il est empreint de négrophobie et de colorisme, il devient un puissant vecteur d’aliénation, capable d’infliger des blessures psychologiques durables.

Chez les jeunes afrodescendants, notamment dans les contextes postcoloniaux (Antilles, Afrique francophone, diaspora), l’usage répété de termes comme nègrepeau chapée ou mulâtre peut entraîner une interiorisation du mépris. À travers les remarques anodines, les surnoms familiaux, les distinctions de beauté entre « clair » et « foncé », une hiérarchie raciale continue d’opérer, souvent à bas bruit. Ces microagressions, même involontaires, façonnent l’estime de soi dès l’enfance.

Les conséquences sont multiples : rejet de sa couleur, préférence pour les modèles esthétiques eurocentrés, recours au blanchiment de la peau, complexes capillaires, ou encore désir de s’identifier à une culture dominante perçue comme valorisante. Dans les cas les plus extrêmes, cela peut conduire à une forme de dés-identification radicale, où l’individu cherche à « se détacher » de son héritage africain, vu comme un fardeau.

Mais le phénomène ne s’arrête pas à la sphère intime. Il a également des répercussions sociales et professionnelles. Les études ont montré que les personnes à la peau plus claire ont souvent plus de chances d’être perçues comme compétentes ou séduisantes dans certains milieux professionnels ou médiatiques. Le colorisme agit ainsi comme un filtre d’accès à la reconnaissance sociale, renforçant les inégalités raciales à l’intérieur même des groupes racisés.

Enfin, sur le plan communautaire, ces logiques linguistiques et esthétiques engendrent des divisions internes, sapant la solidarité entre personnes afrodescendantes. La méfiance, le jugement ou la condescendance entre individus aux phénotypes différents entretiennent des tensions héritées de la colonisation, là où il devrait y avoir lutte commune et affirmation collective.

En somme, les appellations négrophobes ne sont pas seulement une question de vocabulaire : elles affectent la psyché, les trajectoires sociales, et la cohésion communautaire. Pour guérir de ces blessures, il est urgent de redonner à la parole sa puissance libératrice ; en commençant par questionner les mots que l’on utilise sans toujours en comprendre le poison.

Que faire de ces mots ?

Face à la charge historique, symbolique et émotionnelle des appellations négrophobes, une question incontournable se pose : faut-il rejeter ces mots définitivement ou tenter de les réapproprier pour leur donner une nouvelle signification, libérée de leur violence originelle ?

Certains courants militants, notamment dans les années 1960 et 1970, ont fait le choix de la réappropriation. Le mot nègre, par exemple, a été revendiqué par des penseurs comme Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal ou Léopold Sédar Senghor dans le mouvement de la négritude. Pour eux, il s’agissait de retourner le stigmate, de faire d’un mot honni un symbole de fierté, de résistance et d’identité. Aux États-Unis, ce processus a donné naissance à des expressions comme Black Power ou I’m Black and I’m proud, qui ont permis de redonner une charge positive à un mot historiquement associé à l’infériorité.

Mais cette stratégie a ses limites. Dans bien des cas, la réappropriation reste ambiguë, et le contexte joue un rôle essentiel : ce qui peut être libérateur dans un cadre militant ou artistique peut se révéler insultant ou blessant dans la bouche d’un enseignant, d’un journaliste ou d’un inconnu. De plus, tous les termes ne se prêtent pas à cette démarche. Certains, comme mulâtre ou bata’ Zindien, sont tellement enracinés dans une logique d’hybridation animale et de hiérarchie raciale qu’ils demeurent difficilement récupérables sans entretenir la blessure.

L’autre option (le rejet total et conscientisé) suppose une vigilance accrue sur notre usage quotidien du langage. Cela implique de désapprendre certains réflexes, de remettre en question les « expressions de famille », les surnoms anodins, les blagues apparemment inoffensives. C’est un travail lent, exigeant, mais nécessaire pour décoloniser notre manière de parler, et donc de penser.

Entre les deux postures (réappropriation et rejet) il existe aussi une troisième voie : l’invention d’un nouveau lexique, plus respectueux, plus enraciné dans une histoire et une culture valorisantes. C’est ce que tentent de faire aujourd’hui de nombreux penseurs, artistes et militants afrodescendants, en puisant dans les langues africaines, les spiritualités traditionnelles ou les créations contemporaines pour forger une parole neuve, libérée des chaînes du passé.

Car les mots, en fin de compte, sont des outils. Et comme tout outil, ils peuvent blesser ou bâtir. Il revient à chaque communauté, à chaque individu conscientisé, de choisir ce qu’il souhaite transmettre aux générations futures : un langage de soumission, ou un langage d’émancipation.

Rompre le silence des mots

Les mots ne sont pas neutres. Ils portent en eux l’empreinte des systèmes qui les ont forgés, les violences qui les ont imposés, et les regards qui les ont reproduits. Dans le cas des appellations négrophobes, chaque syllabe charrie des siècles de domination, de hiérarchie et de déshumanisation. Même lorsqu’ils sont utilisés avec légèreté ou dans l’oubli de leur origine, ces termes perpétuent un héritage toxique.

Refuser ces mots, les interroger, les déconstruire, ce n’est pas faire preuve d’excès de « sensibilité », comme le prétendent certains. C’est au contraire revendiquer une dignité linguistique, un droit fondamental à être nommé autrement que par l’oppression. Ce travail est politique, mais aussi profondément existentiel. Il touche à l’estime de soi, à la façon dont on se perçoit, dont on se raconte, dont on éduque ses enfants.

Rompre avec ces mots, c’est rompre avec l’histoire telle qu’elle nous a été imposée, pour mieux la réécrire. C’est créer un espace pour une parole noire affranchie, plurielle, réconciliée avec elle-même. Cela suppose un effort collectif : de mémoire, d’éducation, de transmission, mais aussi de création. Car il ne suffit pas de dénoncer l’ancien langage : il faut inventer celui qui viendra après.

Et ce nouveau langage commence par un acte simple mais radical : écouter, questionner, et choisir de ne plus dire ce qui blesse, même lorsque cela semble anodin. C’est ainsi, par une conscience accrue de notre parole, que nous pouvons tracer le chemin vers une société réellement égalitaire ; où la couleur de peau ne détermine ni la valeur, ni le destin, ni la façon dont on s’adresse à vous.

Mentewab (1706–1773) : Autorité féminine, légitimité dynastique et enjeux politiques dans l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle

Figure emblématique de l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle, l’impératrice Mentewab incarne l’une des expressions les plus complexes du pouvoir féminin dans une monarchie sacralisée. À la fois régente, bâtisseuse, stratège dynastique et actrice centrale de la scène politique, elle s’impose dans un monde dominé par les logiques patriarcales, sans jamais renier la dimension spirituelle de sa mission. Son parcours, jalonné de conquêtes symboliques et de revers tragiques, révèle les tensions internes d’un empire en mutation.

Une impératrice au cœur d’un empire sacré

Mentewab (1706–1773) : Autorité féminine, légitimité dynastique et enjeux politiques dans l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle
L’impératrice Mentewab (ca. 1706 – 1773) a construit l’église de Narga Selassié. Voici l’une des icônes du Saint des Saints, au centre de l’église. Île Dek, lac Tana, Éthiopie. Fin du 18e siècle.

Au XVIIIe siècle, l’Empire éthiopien, ancré dans les hautes terres d’Afrique orientale, traverse une période de profondes mutations politiques et sociales. Héritier d’une tradition monarchique millénaire, cet empire chrétien orthodoxe repose sur la légitimité sacrée de la dynastie salomonide, qui revendique une ascendance directe du roi biblique Salomon et de la reine de Saba. Dans ce contexte, le pouvoir impérial ne se résume pas à l’autorité politique : il incarne également une fonction spirituelle, culturelle et dynastique essentielle à l’unité du royaume.

C’est dans cette trame impériale que s’inscrit la figure exceptionnelle de Mentewab, impératrice consort du roi Bakaffa, régente influente sous le règne de son fils Iyasu II, et actrice incontournable du destin de son petit-fils Iyoas Ier. Bien au-delà de son rôle de mère et d’épouse, Mentewab s’impose comme une stratège politique, une bâtisseuse de sanctuaires, et une femme de pouvoir au charisme redoutable, capable d’influencer les équilibres du royaume tout entier.

Comment cette impératrice est-elle parvenue à incarner, à elle seule, les tensions et les aspirations d’un empire en transformation ? En quoi son parcours illustre-t-il les dynamiques croisées du pouvoir, de la religion et de la légitimité dans l’Éthiopie du XVIIIe siècle ?

Pour répondre à ces questions, nous mènerons une étude croisée de sa trajectoire biographique, de son rôle politique central, de ses réalisations architecturales, ainsi que du symbolisme profond qui entoure sa mémoire.

De Qwara au trône

Mentewab (1706–1773) : Autorité féminine, légitimité dynastique et enjeux politiques dans l’Éthiopie impériale du XVIIIe siècle
Château de Mentewab à Fasil Ghebbi, Gondar, Éthiopie

Pour comprendre la stature exceptionnelle de Mentewab dans l’histoire éthiopienne, il est essentiel de revenir sur ses origines et les circonstances qui l’ont portée au sommet de l’État impérial. Loin d’être une simple épouse royale, elle est d’abord le produit d’un enracinement noble puissant, consolidé par une intelligence politique manifeste dès son arrivée à la cour.

Née vers 1706 dans la province de Qwara, Mentewab (dont le nom baptismal était Walatta Giyorgis) est issue d’une famille de l’aristocratie régionale. Son père, Dejazmatch Manbare de Dembiya, et sa mère, Woizero Yenkoy, appartenaient à des lignées proches du pouvoir impérial. Cette filiation noble la rattache non seulement aux élites du royaume, mais également, selon certaines traditions, à une branche ancienne de la dynastie salomonide. Ainsi, bien avant de devenir impératrice, Mentewab portait en elle une légitimité dynastique qui allait renforcer sa future position politique.

Son mariage avec l’empereur Bakaffa, le 6 septembre 1722, marque un tournant décisif. L’union survient dans un contexte particulier : la première épouse de Bakaffa meurt mystérieusement le jour même de son couronnement. Cette mort soudaine (un événement qui, dans une cour imprégnée de sacré et de symbolisme, ne pouvait être interprété que comme un mauvais présage) ouvre la voie à Mentewab, appelée à occuper le trône impérial comme nouvelle consort. Ce mariage n’est pas seulement une alliance personnelle ; il scelle un pacte entre Bakaffa et une élite régionale de Qwara, renforçant la base politique de l’empereur.

Rapidement, Mentewab s’impose dans l’entourage royal. À la fois cultivée, pieuse et habile dans les jeux de cour, elle comprend les rouages du pouvoir et les enjeux dynastiques. Elle donne naissance à Iyasu, l’héritier du trône, consolidant ainsi sa position. Mais c’est surtout à partir de 1728, alors que l’empereur est frappé par une maladie invalidante, que Mentewab entre véritablement en scène en tant que dirigeante de facto du royaume. Sans couronnement officiel, elle devient régente dans les faits, tenant les rênes de l’administration et gérant les affaires du palais. Cette période pose les fondations de ce qui deviendra un règne en co-souveraineté avec son fils.

Ainsi, dès ses premières années à la cour, Mentewab se distingue par une ascension atypique, à la croisée des dynamiques familiales, politiques et religieuses. Son autorité, loin d’être accidentelle, s’ancre dans une stratégie consciente et dans un contexte où la transmission du pouvoir se conjugue aussi bien au masculin qu’au féminin.

Le pouvoir partagé 

L’accession d’Iyasu II au trône en 1730 marque une rupture dans l’histoire monarchique éthiopienne : pour la première fois, une impératrice mère est officiellement couronnée en tant que co-régente. Ce geste politique, loin d’être symbolique, traduit la réalité du pouvoir : Mentewab dirige l’Empire aux côtés de son fils, qui n’est encore qu’un jeune adolescent à l’époque. Cette décision fait d’elle non seulement la gardienne de la légitimité dynastique, mais aussi l’arbitre des équilibres politiques à la cour.

Dès ce couronnement, Mentewab obtient le titre honorifique de Berhan Mogassa (« Lumière de Grâce« ), écho direct au titre de son fils Berhan Seged (« Lumière Adorée« ). Ces titres, hautement chargés de signification spirituelle, positionnent mère et fils non seulement comme détenteurs du pouvoir temporel, mais aussi comme figures quasi-théocratiques. L’union de leurs autorités incarne une sorte de symbiose monarchique rare, où le trône se partage entre générations, mais aussi entre genres.

Dans les faits, Mentewab exerce une influence considérable sur les affaires du royaume. Les décisions majeures passent par elle. Elle maintient un conseil restreint, compose avec les rivalités entre les grandes maisons régionales, et assure la continuité administrative dans une Éthiopie où le pouvoir est aussi itinérant que fragile. Ses origines qwaranes lui permettent de s’appuyer sur un réseau de partisans dans le nord-ouest de l’Empire, tandis que sa position de mère de l’empereur la rend intouchable dans le protocole de la cour.

Mais cette domination politique ne va pas sans opposition. Si son fils lui accorde sa confiance, d’autres voix, notamment parmi les aristocraties rivales, perçoivent cette concentration du pouvoir comme une anomalie. La tradition éthiopienne, bien que perméable à l’autorité féminine (comme le montre l’existence passée de reines-mères ou d’épouses influentes), n’avait encore jamais formalisé un tel partage de la souveraineté. Mentewab, en ce sens, inaugure un précédent audacieux.

Sa régence est marquée par une relative stabilité, mais aussi par des tensions latentes, en particulier avec certaines factions oromo qui montent en puissance au sein du royaume. Elle réussit, pendant près de vingt-cinq ans, à maintenir un équilibre précaire entre régions, clans et traditions. À travers une diplomatie constante, des alliances matrimoniales habiles et une intelligence politique affûtée, Mentewab s’impose comme le pivot du pouvoir impérial dans une époque charnière.

Cependant, cette position exceptionnelle est appelée à être remise en cause après la mort de son fils Iyasu II, en 1755. L’arrivée de sa belle-fille Wubit et la montée sur le trône de son petit-fils Iyoas I déclenchent une lutte d’influence qui fera éclater les fragiles compromis que Mentewab avait patiemment tissés.

Amours, lignées et stratégies

Si l’on retient de Mentewab son rôle politique de premier plan, il serait réducteur d’ignorer l’aspect plus personnel (et parfois controversé) de sa trajectoire. Car la régente fut aussi une femme de passions, de décisions intimes aux répercussions politiques profondes. Son existence démontre à quel point, dans la monarchie éthiopienne du XVIIIe siècle, le privé et le politique étaient inextricablement liés.

Peu après la mort de l’empereur Bakaffa, Mentewab entame une liaison avec un membre de la dynastie : Fitawrari Iyasu, surnommé Melmal Iyasu ; un sobriquet moqueur qui signifie littéralement « Iyasu l’entretenu », soulignant la perception à la cour qu’il vivait à l’ombre de la régente, entretenu par elle. Cette relation, avec un homme nettement plus jeune, choque une partie de l’aristocratie, peu habituée à voir une impératrice veuve rompre les normes de retenue et de réclusion attendues dans ce type de veuvage sacré.

Mais au-delà du scandale, cette union a une portée stratégique. Melmal Iyasu est doublement noble : par son père, il descend d’empereur Fasilides, et par sa mère, il est issu d’Iyasu le Grand (Adyam Seged). Autrement dit, ses enfants avec Mentewab sont des héritiers potentiels à la légitimité dynastique incontestable. De cette union naîtront trois filles : Altash, Walatta Israel, et surtout Woizero Aster, future épouse du redoutable Ras Mikael Sehul, figure incontournable des guerres de succession.

Par ces alliances, Mentewab étend sa toile d’influence. Elle marie ses filles à des gouverneurs puissants, en particulier dans les régions du Gojjam, du Tigré et de l’Amhara. Elle transforme ainsi ses descendantes en instruments diplomatiques, consolidant la position de sa famille dans toutes les régions clés du royaume. Ces mariages ne sont pas de simples unions aristocratiques : ils sont pensés comme des leviers d’équilibre et de fidélité au pouvoir central qu’elle incarne.

Mais ces choix personnels ne sont pas sans conséquences. L’entourage impérial, déjà divisé par des lignes ethniques, culturelles et régionales, voit dans les alliances matrimoniales de Mentewab une tentative de monopoliser l’héritage impérial. Lorsque son petit-fils Iyoas monte sur le trône, la rivalité éclate entre Mentewab et sa belle-fille Wubit, originaire de la noblesse oromo. Cette opposition n’est pas seulement familiale : elle reflète le clivage croissant entre l’ancienne noblesse chrétienne des hauts plateaux et les nouvelles forces oromo, intégrées à l’appareil de l’État depuis les générations précédentes.

L’épisode de sa liaison avec Melmal Iyasu révèle donc un trait fondamental de Mentewab : sa capacité à mêler émotion, stratégie, et ambition dynastique dans une logique de pouvoir sans faille. Dans un empire où chaque naissance, chaque mariage pouvait recomposer les équilibres politiques, l’impératrice a su faire de sa vie privée une arme de gouvernance ; parfois au prix du scandale, mais toujours avec une redoutable clairvoyance.

Bâtir pour l’éternité

Au-delà de la politique et des intrigues de cour, Mentewab laisse une empreinte indélébile sur le paysage physique et spirituel de l’Éthiopie impériale. À l’instar des grands mécènes du passé, elle s’est affirmée comme bâtisseuse d’empire, en érigeant des monuments qui relèvent à la fois du prestige, de la foi et de l’autorité symbolique. Par ces œuvres, elle ancre son règne dans la pierre, dans la liturgie et dans l’imaginaire collectif.

Son œuvre la plus emblématique demeure sans doute la construction du palais et de l’église de Qusquam, dans les hauteurs boisées aux abords de Gondar. Ce site, nommé en référence au lieu d’exil de la Sainte Famille en Égypte, n’est pas anodin : il relie Mentewab à une tradition chrétienne ancienne, en positionnant son sanctuaire sous la protection directe de la Vierge Marie. Cette dévotion mariale, très ancrée dans la spiritualité éthiopienne, confère à l’impératrice une forme d’aura sacrée qui complète son autorité terrestre.

Le complexe de Qusquam comprend non seulement une église richement décorée mais aussi un palais résidentiel, qui devient sa retraite favorite. Ce double espace (religieux et domestique) reflète une vision cohérente du pouvoir féminin : une autorité à la fois contemplative et gouvernante. Loin d’être un simple lieu de prière, Qusquam est aussi un centre d’influence culturelle, intellectuelle et politique. En choisissant de s’y établir à la fin de sa vie, Mentewab en fait un lieu de mémoire et de recueillement impérial.

Mais son œuvre architecturale ne s’arrête pas là. À Gondar, la capitale impériale, elle fait édifier son propre château dans l’enceinte royale de Fasil Ghebbi, à côté de ceux de ses prédécesseurs. Par cette initiative, elle s’inscrit dans la lignée des souverains bâtisseurs, et affirme une présence féminine dans un espace historiquement masculin. Elle y fait également construire une salle de banquet monumentale, lieu de réception et de diplomatie, où les fastes du pouvoir se déploient sous sa direction.

Ces constructions traduisent une vision du pouvoir fondée sur la pérennité. Mentewab cherche non seulement à gouverner, mais à inscrire son règne dans la durée, dans la pierre, dans le rituel. Chaque édifice est un message adressé aux générations futures : celui d’une souveraine qui a su conjuguer grandeur spirituelle et autorité temporelle.

Dans une Éthiopie où le sacré structure le politique, où les sanctuaires rivalisent de magnificence pour célébrer l’union entre Dieu et le trône, Mentewab a su comprendre que bâtir, c’était aussi régner. Ses œuvres marquent l’apogée d’un art chrétien éthiopien, nourri d’icônes, de fresques et de symboles mystiques ; un art au service du pouvoir, mais aussi de la foi.

Cour divisée, empire fracturé

Le pouvoir de Mentewab, si solide pendant près de trois décennies, va progressivement vaciller à la mort de son fils Iyasu II en 1755. Avec l’accession de son petit-fils Iyoas Ier, âgé de seulement sept ans, une nouvelle dynamique s’installe au sein de la cour : celle d’un affrontement larvé, puis ouvert, entre deux figures féminines ; Mentewab, la régente expérimentée, et Wubit (ou Welete Bersabe), la mère du nouvel empereur, issue de la noblesse oromo.

Ce conflit, souvent résumé à une rivalité de belles-filles, révèle en réalité une lutte de pouvoir aux racines ethniques, politiques et idéologiques profondes. Mentewab, incarnant la tradition chrétienne des hauts plateaux, défend une vision centralisatrice et solomonide de l’État. Wubit, quant à elle, s’appuie sur les réseaux oromo, de plus en plus influents dans l’armée et l’administration, et réclame légitimement son rôle de reine-mère, à l’image de ce qu’avait été Mentewab elle-même auparavant.

Face à cette impasse, Mentewab prend une décision capitale : elle convoque ses parents et alliés de Qwara à Gondar, faisant entrer dans la capitale une force militaire destinée à l’imposer comme tutrice du jeune empereur. Wubit, de son côté, riposte en appelant ses puissants parents oromo. La ville devient une poudrière, menaçant d’imploser sous la pression de deux blocs prêts à en découdre.

Pour éviter le bain de sang, Mentewab fait appel à une figure montante du nord, le célèbre Ras Mikael Sehul, gouverneur du Tigré et homme de guerre redouté. Ce dernier accepte de jouer le rôle de médiateur, mais Mentewab sous-estime son ambition. Une fois installé à Gondar, Mikael se saisit de la situation pour s’imposer comme l’arbitre suprême du pouvoir. Il marginalise Mentewab, met Wubit de côté, et finit par faire assassiner l’empereur Iyoas Ier par strangulation, une exécution politique aussi brutale qu’inédite.

Ce meurtre plonge Mentewab dans une détresse profonde. Elle, qui avait consacré sa vie à asseoir une dynastie, voit son petit-fils trahi, exécuté par celui qu’elle avait elle-même introduit à la cour. Pire encore : Mikael Sehul consolide son autorité en épousant Woizero Aster, fille de Mentewab, liant ainsi son crime à la famille royale par le biais d’un nouveau mariage politique.

Brisée, Mentewab se retire définitivement de la vie publique. Elle se réfugie dans son sanctuaire de Qusquam, où elle fait inhumer Iyoas aux côtés de son fils Iyasu II. Là, dans la solitude d’une retraite pieuse, elle vit ses dernières années en silence, dans une forme de pénitence et de deuil. Elle ne remettra plus jamais les pieds à Gondar.

Ce retrait n’est pas seulement une fuite : c’est un acte de désaveu, une dénonciation silencieuse du pouvoir devenu violence. Mentewab, qui avait su jouer des alliances et des conflits, se heurte finalement à une réalité plus crue : l’échec de sa stratégie dynastique, prise en tenaille entre ambition masculine et fragmentation ethnique. La fin de son règne annonce le crépuscule d’un âge d’or impérial, bientôt remplacé par une période de turbulences où les grandes maisons rivales imposeront leurs lois.

Solitude d’une reine déchue

Après des décennies passées au cœur du pouvoir impérial, Mentewab choisit de s’effacer dans un silence lourd de signification. Sa retraite à Qusquam, loin des intrigues de la cour de Gondar, n’est pas qu’un simple isolement : c’est une forme d’exil volontaire, un geste de renoncement et peut-être aussi de désillusion. Dans ce sanctuaire qu’elle avait elle-même fondé, elle vit entourée de moines, de serviteurs fidèles et de souvenirs — mais privée de toute influence réelle sur l’État.

Elle passe ses dernières années à honorer la mémoire de ses défunts, notamment son fils Iyasu II et son petit-fils Iyoas Ier, enterrés près d’elle. La triple sépulture de Qusquam, rassemblant mère, fils et petit-fils, forme un panthéon silencieux, un témoignage poignant de sa lignée brisée. C’est dans cette solitude, entre prière et méditation, que Mentewab s’éteint le 27 juin 1773, à l’âge de 66 ou 67 ans.

Mais si sa vie publique s’est terminée dans le recueillement, son héritage ne s’est pas effacé. Mentewab demeure l’une des rares femmes de l’histoire éthiopienne à avoir exercé un pouvoir aussi large et aussi longtemps. À la fois régente, stratège, bâtisseuse et matriarche, elle incarne une forme rare de pouvoir féminin sacralisé, encore inégalé dans les annales impériales. Par ses constructions, ses décisions politiques, ses alliances dynastiques, elle a modelé l’Éthiopie du XVIIIe siècle bien au-delà de son règne effectif.

Son souvenir reste vivant dans la mémoire populaire et ecclésiastique. Le site de Qusquam, avec ses fresques, ses icônes et ses archives religieuses, continue de rappeler la grandeur d’une souveraine à la fois pieuse et redoutable. Les historiens la reconnaissent comme une figure ambivalente : autant vénérée pour sa vision politique que critiquée pour ses intrigues et ses échecs. Certains voient en elle une souveraine tragique, victime d’un monde masculin brutal ; d’autres, une manipulatrice géniale, rattrapée par ses propres réseaux de pouvoir.

Son nom reste associé à la grandeur de Gondar, à l’architecture sacrée, à la foi mariale, mais aussi à la violence des successions et à la fragmentation du royaume. En cela, Mentewab incarne à la fois l’apogée et le déclin d’une époque impériale où le trône se voulait l’écho terrestre de la lumière divine.

Entre lumière et tragédie, le legs d’une impératrice hors norme

L’histoire de Mentewab est celle d’une femme qui a su s’inscrire dans les interstices du pouvoir impérial, dans un monde façonné par les hommes, les lignées et les liturgies. Régente affirmée, co-souveraine sacrée, bâtisseuse mystique et stratège dynastique, elle a repoussé les limites traditionnellement assignées aux femmes dans la hiérarchie impériale éthiopienne. À travers son parcours, elle devient un miroir des tensions de son époque : entre tradition et réforme, entre pouvoir central et régionalismes, entre sacré et manœuvres politiques.

Elle représente ainsi une figure rare de pouvoir féminin en Afrique précoloniale, qu’on pourrait comparer à des souveraines comme Nzinga du Ndongo ou Amina de Zaria. Mais là où ces dernières ont mené des guerres de conquête, Mentewab a exercé une forme de pouvoir subtile, imbriquée, souvent indirecte, basée sur la diplomatie, la maternité impériale et l’architecture du sacré. Elle a gouverné sans porter d’épée, mais non sans livrer bataille ; bataille contre les hommes, contre les usages, contre l’usure du pouvoir.

Son rôle dans l’architecture sacrée, notamment à Gondar et à Qusquam, montre combien elle comprenait l’importance de l’imaginaire religieux dans la consolidation du pouvoir. Les bâtiments qu’elle laisse ne sont pas de simples monuments : ils sont des gestes théologiques et politiques, des déclarations de foi autant que des affirmations d’autorité.

Mais elle est aussi une figure de tragédie. Les ambitions qu’elle a nourries pour sa lignée (à travers ses enfants et petits-enfants) ont été brutalement anéanties. L’assassinat de son petit-fils par l’homme qu’elle avait elle-même appelé à la cour scelle le paradoxe de son héritage : ceux qu’elle élève deviennent parfois ceux qui la détruisent.

Au terme de cette analyse, il apparaît que Mentewab est bien plus qu’une simple impératrice consort. Elle est l’un des pivots du pouvoir éthiopien au XVIIIe siècle, à la croisée des sphères politique, religieuse, et architecturale. Par sa capacité à incarner le pouvoir sous des formes multiples (visibles et invisibles, formelles et symboliques), elle nous oblige à reconsidérer la place des femmes dans les monarchies africaines et les modalités complexes de l’autorité pré-coloniale.

Mentewab n’a pas seulement vécu l’histoire : elle l’a façonnée ; et parfois, au prix fort, elle en a payé le prix.

Sources

Ironheart : Quand Ryan Coogler mêle magie, génie et tragédie noire dans l’univers Marvel

Depuis Fruitvale Station, Ryan Coogler n’a jamais cessé de raconter le réel à travers des figures noires en mouvement. Que ce soit avec Creed, Black Panther ou Sinner, il filme la douleur, la mémoire et l’héritage avec une sensibilité qui transcende le genre. Avec Ironheart, sa première incursion série au sein du Marvel Cinematic Universe (MCU) et BP, Coogler étend son empreinte narrative en jonglant avec deux univers noirs à la fois singuliers et contrastés : le Wakanda idéalisé et un Chicago bien réel, marqué par ses blessures.

Riri Williams, celle qui n’était pas Stark

Ironheart, Riri Williams en plein chantier
Ironheart/Riri Williams (Dominique Thorne) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo by Jalen Marlowe. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

Dans cette nouvelle série centrée sur notre Riri Williams, jeune génie afro-américaine du South Side de Chicago, on retrouve la patte Coogler : une maîtrise du rythme, une esthétique ancrée dans l’intime, et surtout une volonté de faire dialoguer les luttes contemporaines avec les figures mythologiques modernes. Riri, dans ses doutes comme dans ses fulgurances, incarne à la fois l’hommage à Tony Stark et la rupture totale avec son modèle. Inspirée par le milliardaire repenti, elle construit elle-même son armure – mais ne vient ni d’un laboratoire Stark, ni d’un monde protégé par des milliards. Elle vient de la rue. D’un quartier. D’un vécu.

Ryan Coogler ne cherche pas à édulcorer Chicago : la ville est montrée dans toute sa complexité. La violence des gangs, la pression des proches, l’absence de perspectives… Rien n’est caché. Pourtant, jamais cette violence ne devient spectaculaire ou gratuite. Elle est traitée comme dans les comics originaux de Riri Williams, où chaque pas en avant semble pouvoir être englouti par un drame. Elle est une Peter Parker plus exposée aux mauvaises tentations. Chez elle, la chute est possible. L’échec est un horizon réaliste.

Riri Williams/Ironheart (Dominique Thorne) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo courtesy of Marvel. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

La magie noire dans un univers scientifique

À ce Chicago sombre, la série juxtapose une autre tonalité : celle de la magie. Car Ironheart n’est pas qu’une série urbaine. C’est aussi une passerelle entre science et surnaturel. En cela, elle s’insère subtilement dans la nouvelle phase du MCU, marquant des liens inattendus avec les Eternals, Agatha All Along ou WandaVision.

Coogler réussit l’exploit de faire cohabiter une réalité sociale dure avec l’irruption du fantastique. Et comme dans Sinner, où la magie était explorée sous l’angle des traditions afro-américaines, il injecte ici une touche culturelle forte. Les symboles, les croyances, les pratiques ancestrales sont là. Pas comme folklore, mais comme mémoire vivante. C’est toute la richesse des cultures noires qui se fraye un chemin entre les explosions et les portails interdimensionnels.

Ironheart/Riri Williams (Dominique Thorne) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo by Jalen Marlowe. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

Le fait que la série soit développée sous le label Marvel Television n’enlève rien à sa connexion au MCU. Bien au contraire. Riri apparaît après Black Panther: Wakanda Forever, et ses liens avec l’héritage technologique du Wakanda sont évidents. Mais là où Shuri représente une science royale, Riri est l’archétype du self-made genius. Là où l’une est protégée par une nation invisible, l’autre doit survivre dans un environnement hostile. Et c’est cette dualité, entre Wakanda et Chicago, que Ryan Coogler orchestre avec finesse.

La fille à « L’Ironheart »

La série se veut origin story. C’est une réflexion sur ce que signifie « hériter » dans un monde qui ne vous laisse pas de place. Hériter d’une idée (Iron Man), d’un territoire (Chicago), d’une histoire (celle des Noirs d’Amérique) et d’un avenir incertain. Coogler y signe une série vibrante, qui tente le pari d’honorer l’univers Marvel tout en le confrontant à des réalités bien trop souvent laissées à la marge.

On s’attarde aussi sur les racines, les liens, les blessures qui façonnent sa personnalité. On découvre davantage sa mère, Ronnie Williams, figure maternelle forte mais vulnérable, qui tente de maintenir un semblant de normalité dans un environnement chaotique. On retrouve aussi Xavier Washington, ami d’enfance et témoin de ses premières inventions, dont le destin est intimement lié à celui de Riri.

(L-R): John (Manny Montana) and Parker Robinson/The Hood (Anthony Ramos) in Marvel Television’s IRONHEART, exclusively on Disney+. Photo by Jalen Marlowe. © 2025 MARVEL. All Rights Reserved.

Et de nouveaux personnages comme Parker Robbins, aka The Hood, viennent complexifier son monde. Robbins, entre magie noire et morale trouble, représente une autre facette de la survie à Chicago : celle qui flirte avec les ténèbres pour s’en sortir. Tous ces visages participent à ancrer Riri dans un tissu humain dense

Avec Ironheart, l’univers Marvel gagne une héroïne brillante, contradictoire, dangereusement jeune et humaine. Et surtout, il gagne à nouveau la voix de Ryan Coogler, ce cinéaste pour qui être noir n’est pas un sujet : c’est un prisme, un langage, une respiration.

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 

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De Tout Simplement Noir à Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi bouscule les codes du cinéma français avec humour, vision et engagement. Derrière sa comédie spatiale inédite, se cache un message puissant sur l’unité africaine, la mémoire noire et l’imaginaire futuriste. Portrait d’un artiste qui ne veut pas seulement faire rire ; mais faire réfléchir. 

Il marche seul sur un sol rocailleux, combinaison spatiale sur le dos, le regard tendu vers une planète inconnue. Dans Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi n’incarne pas seulement un astronaute improbable ; il incarne aussi une idée, un vertige, une nécessité : celle de projeter l’Afrique dans le futur, autrement que par la marge ou le fantasme. Après avoir secoué les écrans avec Tout Simplement Noir, le réalisateur, comédien et scénariste revient avec un objet filmique inclassable : une comédie de science-fiction panafricaine, tissée d’humour, de mémoire, de clins d’œil politiques et de fractures collectives. 

À la croisée de l’absurde et de l’utopie, Zadi imagine une mission spatiale dirigée par l’Union africaine et la diaspora, embarquant un équipage haut en couleurs dans une odyssée censée sauver l’Afrique d’un effondrement terrestre. Mais l’ennemi n’est pas l’hostilité de l’espace : c’est la difficulté à faire corps, à dépasser les identités, à s’écouter. 
« On met un Ivoirien, un Antillais, un Algérien, un métis dans un vaisseau… et on les envoie sauver l’Afrique », résume Zadi avec une ironie désarmante. Derrière la blague, une lucidité sans détour. 

Avec Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi bouscule à nouveau les genres, les cadres et les récits imposés. Il injecte dans le cinéma français une vision afro-centrée du futur, aussi poétique que politique, où la mémoire noire dialogue avec les étoiles. Ce portrait retrace son parcours, ses intentions, et les visages qui gravitent autour de son univers, de Fary à Lous and the Yakuza, en passant par les créateurs de l’esthétique unique du film. 

Une voix libre dans le paysage audiovisuel français

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Jean-Pascal Zadi n’a jamais vraiment attendu qu’on lui tende un micro. Il l’a fabriqué lui-même. Avant de remplir les salles obscures, il a rempli les rues, les plateaux télé, les réseaux, avec une arme simple mais tranchante : l’humour comme levier d’insubordination. Avec Tout Simplement Noir, sorti en 2020, il dynamitait les postures et les clichés sur l’identité noire en France, en jouant son propre rôle dans une quête absurde de mobilisation militante ; une parade comique sur fond de vrai malaise social. Ce premier long-métrage, salué autant pour sa forme que pour sa franchise, révélait un acteur-réalisateur capable de rire de lui-même tout en mettant le système face à ses contradictions

Zadi est de ces artistes qui dérangent sans jamais chercher le clash. Ni provocateur de métier, ni militant figé, il avance à la frontière entre la farce et la lucidité. Son cinéma s’inscrit dans une tradition de satire politique où le rire devient un outil de déconstruction. Et si ses personnages sont souvent marginaux, ridicules, paumés, c’est qu’il s’y projette lui-même ; avec tendresse. 
« Moi je veux parler à tout le monde, mais je parle d’abord aux miens », confiait-il dans une interview. Une formule qui résume bien l’ambivalence de sa démarche : faire du cinéma noir en France, sans en faire un ghetto ni un slogan. Raconter le monde depuis la marge, sans y rester enfermé. 

Avec Le Grand Déplacement, Zadi change de décor, mais pas de cap : il garde cette mêlée de comédie, de conscience et d’introspection collective, en l’installant… dans l’espace. 

Le Grand Déplacement : de la blague à l’odyssée politique

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Tout a commencé par une phrase, entendue dans un documentaire sur les missions interstellaires : 

« Le seul facteur qu’on ne peut pas maîtriser dans l’espace, c’est l’humain. » 

Jean-Pascal Zadi n’a rien oublié de cette déclaration. Il y a vu le point de départ d’un film. Mieux : d’une fable. Et comme souvent chez lui, l’absurde est venu d’abord. 

« On met un Ivoirien, un Antillais, un Algérien, un métis dans un vaisseau… et on les envoie pour sauver l’Afrique. » 

La formule, drôle en apparence, cache une idée puissante : et si l’unité africaine, tant rêvée, se jouait non pas sur Terre… mais au cœur d’un vaisseau spatial ? 

Dans Le Grand Déplacement, l’Union africaine et la diaspora lancent une mission pour explorer une planète lointaine, Nardal, censée devenir le refuge des Africains si la Terre devenait inhabitable. Mais ce qui menace la mission, ce n’est ni le vide sidéral, ni les astéroïdes. C’est la défiance, les incompréhensions, les micro-conflits hérités d’une Histoire trop fracturée. Ce huis clos cosmique devient alors le théâtre de nos paradoxes collectifs : panafricanisme de façade, divisions internes, méfiance entre les origines, conflits de représentation. 

Zadi n’épargne personne, à commencer par lui-même. Il joue Pierre Blé, un Français d’origine ivoirienne, propulsé dans la mission sans conviction ni bagage militant. 

« Il n’a rien demandé. Il est là parce qu’il est noir. » 

Ce personnage, à la fois candide et maladroit, devient le révélateur de tous les tiraillements identitaires qui composent l’équipage : croyance, déracinement, spiritualité, écologie, transmission. L’espace devient un miroir grossissant de nos contradictions. 

Car derrière les blagues, le film frappe fort. Il parle de la difficulté à coexister même quand le but est noble. Il pose la question qui hante tout projet d’union africaine : 
Et si on échouait non pas à cause des ennemis extérieurs… mais à cause de nous-mêmes ? 

Zadi livre ainsi un conte spatial afro-futuriste qui refuse l’utopie naïve. Son humour ne vient pas gommer les tensions ; il les expose, les cisèle, les pousse à l’extrême. Il transforme la science-fiction en satire, et le vaisseau en maquette de l’Afrique contemporaine : belle, fragile, complexe, tiraillée entre héritage et avenir. 

Un casting comme déclaration d’intention

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

On ne choisit pas un équipage spatial par hasard. Jean-Pascal Zadi, lui, compose une équipe comme on écrit une fable : chaque personnage incarne un pan du monde noir. Un Algérien mystique (Reda Kateb), une ingénieure afro-féministe (Fadily Camara), une médecin burkinabè intuitive (Lous and the Yakuza), un métis en quête de repères (Fary), une commandante ultra-connectée (Déborah Lukumuena), une sage combative (Claudia Tagbo)… Chacun a ses fissures, ses obsessions, ses croyances. Mais tous sont liés par une chose : ils portent en eux des identités afro-descendantes fracturées mais interconnectées.

Zadi ne cast pas des rôles. Il bâtit une constellation diasporique. En réunissant des figures issues de l’humour, du rap, de la scène, du cinéma engagé, il brouille les frontières entre acteur, individu, héritage et message.

Fary, par exemple, incarne Frantz Dubois ; un nom clin d’œil évident à Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois. Un personnage métis, tiraillé entre des idéaux panafricains et un sentiment d’exclusion : « Vous voulez sauver l’Afrique, mais je n’y suis jamais allé. » Cette réplique résonne comme un uppercut générationnel. Le métissage n’y est ni valorisé ni effacé, mais interrogé.

À ses côtés, Lous and the Yakuza impressionne par sa présence. Elle incarne Wangari Tamai, une jeune médecin burkinabè, brillante, discrète et lucide. Silencieuse mais toujours à l’écoute, elle incarne l’intuition et l’éthique au cœur du chaos. Pour sa toute première apparition au cinéma, elle joue un rôle d’équilibre, de soin, de veille ; un contrepoint fascinant à l’agitation du groupe.

Et puis il y a Reda Kateb, en Abdel Souya, Algérien croyant et idéaliste, pris dans un dilemme spirituel en apesanteur :

« Si on ne voit plus la Mecque, est-ce qu’on continue à prier ? »

Le film ose poser des questions existentielles, sans jamais caricaturer. Zadi ne se moque pas des croyances : il se moque des incompréhensions qu’elles suscitent.

Ce casting, c’est une carte de la diaspora projetée dans l’espace. Une réponse cinématographique à l’éparpillement post-colonial. Une tentative d’assemblage, fragile et puissante, où chacun est à la fois acteur et miroir.

Tournage en Côte d’Ivoire : l’Afrique réelle, pas fantasmée

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Dans les films occidentaux, l’Afrique est souvent floue. Réduite à une savane, une guerre ou un village poussiéreux. Pour Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi a voulu renverser le regard

« Je ne voulais pas inventer un faux pays africain comme dans certaines comédies. Je voulais montrer une Afrique réelle, architecturée, moderne, inspirante », explique-t-il. Résultat : 85 % du film a été tourné en Côte d’Ivoire, principalement à Yamoussoukro, capitale politique du pays et joyau d’urbanisme post-indépendance. 

C’est là, dans les bâtiments brutalistes de la Fondation Félix Houphouët-Boigny (d’immenses blocs de béton mêlant monumentalité et symbolisme) que le centre spatial fictif du film a pris forme. 

Cette architecture, héritée des années 1970-80, n’a rien à envier à celle des fictions de science-fiction occidentale. Elle offre un décor futuriste sans CGI, sans fard, enraciné dans le réel africain. 

Mais Zadi ne s’est pas arrêté au décor. Il a voulu injecter la culture dogon dans la chair même du film. Cette cosmogonie malienne, fascinante par sa complexité, irrigue l’esthétique visuelle du vaisseau. 

Maamar Ech-Cheikh, chef décorateur, raconte :

« Jean-Pascal voulait que l’on retrouve de l’écriture dogon sur les murs du vaisseau. Pas juste des clins d’œil. De vrais symboles sculptés. » 

Quant aux costumes, conçus par Maïra Ramedhan Levi, ils mélangent textures futuristes et références textiles panafricaines : teintes cuivrées, tissages inspirés du Faso Dan Fani, silhouettes asymétriques évoquant des armures rituelles. « On a cousu l’afro-futurisme dans chaque fibre des combinaisons », résume-t-elle. Un travail d’orfèvre qui ancre le récit dans un imaginaire noir décolonisé, loin des standards froids et technologiques de la SF classique. 

Le tournage en Afrique n’était pas un décor. C’était un choix politique, esthétique, symbolique. Zadi l’assume comme tel. 

« Mon père a fait de la figuration dans le film. Tourner ici, c’était comme faire un cadeau à ma famille, à mon histoire. » 

Un réalisateur engagé, mais pas donneur de leçon 

Jean-Pascal Zadi : portrait d’un réalisateur engagé 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Jean-Pascal Zadi n’est ni prêcheur ni théoricien. Il ne cite pas Frantz Fanon à chaque phrase, mais glisse son nom dans le personnage de Frantz Dubois. Il ne brandit pas de slogans, mais fait dialoguer des archétypes de la diaspora autour d’un cockpit spatial. Son engagement passe par la forme, le ton, le casting, le regard. Pas par la morale. 

C’est peut-être ce qui rend Le Grand Déplacement si particulier : il est profondément politique sans jamais être pesant. Le film parle d’unité africaine, de mémoire noire, d’identité diasporique, mais aussi de communication, d’égo, de foi, de langue, d’imperfection. 

« On croit que nos grands projets échouent à cause de l’extérieur. Mais souvent, c’est juste parce qu’on ne sait pas se parler », confie Zadi. C’est là que réside l’intelligence du film : il ne cherche pas des coupables, il interroge les mécanismes. 

Son humour (à la fois absurde, doux-amer et frontal) devient un outil de dévoilement. Il ne ridiculise pas les personnages. Il met en lumière leur complexité, leurs contradictions, leur humanité. Dans le vaisseau de Le Grand Déplacement, on débat, on s’écharpe, on doute… mais on tente, malgré tout, d’avancer ensemble. Et c’est peut-être ça, le vrai message. 

« Le vrai Grand Déplacement, il est mental », dit Zadi. « Avant de vouloir quitter la Terre, il faudrait peut-être apprendre à habiter ensemble. » 

C’est une punchline, mais aussi une philosophie.

Avec ce film, Zadi ne cherche pas à jouer les sauveurs, mais à ouvrir un espace de réflexion, d’imagination et de réconciliation. Un cinéma où le rire soulage, mais n’efface rien. Où la science-fiction devient prétexte à regarder nos réalités en face. Et où l’Afrique, pour une fois, n’est pas une victime du monde ; mais une actrice du futur. 

Avec Le Grand Déplacement, Jean-Pascal Zadi propulse le cinéma noir francophone dans une autre dimension. Pas seulement parce qu’il ose la science-fiction dans un décor panafricain, mais parce qu’il le fait sans renier ses obsessions : la mémoire, la transmission, l’humour comme arme douce, et le refus des cases. 

Ce film n’est pas une leçon. C’est une invitation. 
À nous déplacer. Mentalement, collectivement, culturellement. 
À repenser ce que pourrait être une Afrique unie, en tension mais en mouvement. 
À imaginer des futurs où les récits noirs ne sont plus des ajouts… mais des fondations. 

Zadi ne cherche pas à donner des réponses. Il pose les bonnes questions ; celles qu’on évite souvent. Et il les pose depuis un vaisseau cuivré, chargé de croyances, de failles et d’espoir. 
Un peu comme l’Afrique elle-même.

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Les 21 et 22 juin 2025, la Natural Hair Academy investit le Paris Expo Porte de Versailles pour une édition historique. Devenue en treize ans le plus grand événement afro-européen dédié à la beauté, à l’empowerment et à la culture noire, la NHA revient avec une programmation foisonnante : conférences, concours de coiffure, concerts, village kids, food, et espaces bien-être. Retour sur le parcours hors norme de ce rendez-vous devenu culte, symbole de fierté capillaire et de puissance communautaire.

Aux origines de la NHA : l’audace d’une fondatrice visionnaire

Lancée en 2012 par la Guadeloupéenne Gwladys Mandin (accompagnée de son frère Didier), la Natural Hair Academy (NHA) est née d’une ambition claire : encourager les femmes noires et métissées de France à embrasser la beauté de leurs cheveux au naturel. Dès sa première édition, l’événement réunit 200 participantes autour de 3 exposants pionniers, posant les bases d’un rendez-vous inédit dédié au mouvement du retour au cheveu naturel.

À l’époque, peu d’espaces célébraient ainsi le cheveu crépu ou frisé sans artifices, et la fondatrice entendait combler ce manque en créant un lieu de partage, d’éducation et de fierté capillaire. Les objectifs initiaux (valoriser la texture naturelle et reconnecter les femmes à leur identité capillaire) étaient novateurs dans le paysage français, s’inscrivant dans la vague internationale du “nappy” movement (de natural and happy).

Treize ans plus tard, la vision de départ s’est épanouie bien au-delà des espérances, faisant de la NHA bien plus qu’un simple salon de coiffure.

Records, croissance et invités d’exception

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Le chemin parcouru depuis 2012 force le respect. De sa modeste audience initiale, la NHA est devenue le plus grand événement grand public pour les femmes noires et métissées en Europe, attirant un public toujours plus nombreux et diversifié. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : après avoir franchi le cap des 4 500 visiteurs en 2016, la fréquentation a explosé pour dépasser les 10 000 participantes en 2022, venues de France, d’Europe et d’outre-Atlantique.

Cet engouement s’est accompagné d’une envolée du nombre d’exposants professionnels, passés de seulement 3 au lancement à plus de 200 marques présentes en 2024, un record historique. À ce titre, la NHA s’impose désormais comme “le” rendez-vous incontournable de la beauté noire et métissée sur le Vieux Continent.

Au fil des éditions, la NHA a su convier des personnalités de premier plan qui incarnent la diversité et la réussite afro. Qu’il s’agisse de stars internationales (l’actrice américaine Teyonah Parris (Mad Men, Dear White People) en 2016, la journaliste militante Michaela Angela Davis ou la chanteuse AYO) ou de figures emblématiques de la scène afro-française comme l’actrice Aïssa Maïga, leur présence a marqué les esprits. En 2016, la visite surprise de Christiane Taubira, ex-Garde des Sceaux, a symbolisé l’écho sociétal de l’événement bien au-delà du monde de la beauté.

La NHA attire aussi les influenceuses et créatrices de tendances : des YouTubeuses et blogueuses renommées (telles que MoKnowsHair ou BlackBeautyBag) y animent des ateliers, tandis que des entrepreneures à succès comme Kelly Massol (fondatrice de la marque française Les Secrets de Loly) partagent leurs parcours. Comme le souligne l’organisation, la NHA est devenue « the go-to event » pour les femmes noires et métisses : une plateforme où convergent célébrités, experts et public passionné, dans une ambiance à la fois glamour et authentique.

L’évolution du public est frappante : initialement composé de jeunes femmes “nappy”pionnières, il s’est élargi aux familles, aux hommes curieux et à toutes les générations de la diaspora. Des visiteurs de toute l’Europe (Belgique, Espagne, Suisse et au-delà) font le déplacement, témoignant du rayonnement international atteint par la NHA.

Après une interruption forcée de deux ans due à la pandémie, le retour en 2022 a confirmé cet engouement intact : l’édition anniversaire des 10 ans au Parc Floral de Paris a fait le plein, rassemblant plus de 100 exposants et des milliers de participants locaux et internationaux dans une atmosphère survoltée. La success story de la NHA, c’est donc celle d’une croissance exponentielle, portée par une communauté fidèle et avide de se retrouver.

Une portée culturelle et sociale majeure pour la communauté afro-européenne

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Si la NHA est un événement festif, son importance dépasse largement le cadre de la beauté. En une décennie, elle s’est imposée comme un lieu d’affirmation identitaire, de transmission culturelle et d’empowerment pour les Afro-descendants de France et d’Europe. Là où jadis le cheveu crépu était stigmatisé ou méconnu, il est ici célébré comme une couronne, symbole de fierté et de liberté.

Chaque édition offre des panels inspirants sur l’estime de soi, l’entrepreneuriat au féminin ou la réussite professionnelle, contribuant à changer le regard sur les talents et la beauté noires. « Les thèmes abordés vont de la coiffure à la nutrition, mais aussi de l’affirmation de soi à la réussite professionnelle » soulignait un reportage lors de la 5ᵉ édition. En donnant la parole à des modèles de réussite et à des voix engagées, la NHA favorise une prise de conscience collective : il s’agit autant d’aimer ses cheveux que de s’aimer soi-même, dans toute son identité.

Sur place, le sentiment qui règne est celui d’une sororité puissante et bienveillante. « Convivialité » et « sororité », ce sont les deux mots qui reviennent chez les habitués pour décrire l’atmosphère unique du salon. Des femmes de tous horizons (Antillaises, Africaines, Afro-Européennes, Afro-Américaines) s’y rencontrent et réalisent qu’elles partagent bien des expériences communes. Comme le résume une participante martiniquaise, si elle devait définir la NHA en un mot, ce serait « sororité ».

Le concept africain d’Ubuntu (« je suis parce que nous sommes ») semble planer sur ces journées : chacun s’y sent partie prenante d’une communauté solidaire. La NHA a ainsi su créer un espace safe et inclusif, où l’on peut échanger sans tabou sur des sujets allant des routines capillaires à la représentation dans les médias, en passant par la lutte contre le colorisme ou les discriminations. En célébrant la beauté noire sous toutes ses formes, cet événement contribue au rééquilibrage des canons esthétiques et à l’affirmation d’une identité afro-fiére dans la sphère publique.

Il joue également un rôle de transmission intergénérationnelle : les mères y viennent avec leurs filles, partageant astuces et traditions, tandis que les aînées témoignent de leurs parcours vers l’acceptation de soi.

En bref, la NHA est devenue un véritable phare culturel afro-français, un rendez-vous où se construit une mémoire collective positive autour du cheveu naturel et de l’héritage afro-caribéen. Et son influence s’étend désormais à l’échelle européenne, participant à l’essor d’une conscience panafricaine dans la diaspora.

NHA 2025 : une édition riche en nouveautés et moments forts

Plus d’une décennie après sa création, la Natural Hair Academy continue de se réinventer et promet pour 2025 une édition mémorable placée sous le signe de la nouveauté. Les 21 et 22 juin prochains, l’événement investit pour la première fois le prestigieux Paris Expo Porte de Versailles (Pavillon 6), un écrin plus grand et moderne à la mesure de ses ambitions. Cette montée en gamme du lieu témoigne de l’ampleur prise par la NHA, désormais prête à accueillir son plus vaste public à ce jour. « Prêt·e·s pour la plus grande NHA ever ? » annonce d’ailleurs avec enthousiasme l’organisation.

Pour cette édition 2025, le programme s’annonce foisonnant et pensé pour toute la famille. Tout d’abord, la NHA inaugure plusieurs initiatives inédites. La plus spectaculaire est sans doute le lancement des NHACUTS®première compétition internationale de coiffure afro-texturée en live : pendant deux jours, coiffeuses, coiffeurs et barbiers vont s’affronter amicalement à coups de peignes et ciseaux, sous le regard d’un jury d’exception, pour sublimer locks, afros et dégradés. Soutenu par la marque Design Essentials, ce concours mettra en lumière l’art capillaire afro et offrira au vainqueur une récompense de 2 000 €.

C’est un véritable show capillaire qui attend le public, avec demi-finales et finale en direct sur la scène principale ; une grande première dans l’histoire de la NHA, signe de son engagement à faire rayonner les talents de la coiffure “texturée”. Autre nouveauté majeure : l’apparition du NHA Studio, un espace entièrement dédié aux podcasts et médias, où l’on pourra assister en live à l’enregistrement d’émissions animées par des créateurs et influenceurs afro. Imaginez-vous au cœur d’un studio éphémère, en train de voir vos podcasteurs favoris échanger sur scène : une immersion inédite dans la culture afro-digitale.

Le cœur de la programmation reste bien sûr la pléiade de conférences, d’ateliers et de tables rondes qui ont fait la réputation de la NHA. En 2025, les organisateurs promettent “encore plus de contenus” : des conférences pointues sur des thèmes variés (cheveux, peau, maquillage, bien-être, empowerment) animées par des personnalités inspirantes, et une multitude d’ateliers participatifs en petits comités.

Que vous souhaitiez un diagnostic capillaire personnalisé, apprendre à fabriquer vos cosmétiques maison, vous initier à la méditation ou créer vos propres bijoux, vous trouverez votre bonheur parmi la dizaine d’espaces thématiques. La dimension bien-être holistique sera particulièrement à l’honneur, avec des ateliers allant du self-care mental aux cours de danse afro-funk pour se défouler. Les enfants ne sont pas en reste : le village Kids s’agrandit avec des animations conçues rien que pour eux. Au menu, des spectacles de magie, des ateliers ludiques pour booster l’estime de soi des plus jeunes, de la danse, du dessin, et même un mini-concert spécialement dédié aux tout-petits.

Les ados, quant à eux, pourront assister à leur tout premier atelier de skincare afin d’apprendre à prendre soin de leur peau en douceur : une attention particulière portée à la transmission générationnelle, qui illustre l’esprit familial de la NHA. Grande nouveauté également, la thématique “Couples” fera son apparition avec trois ateliers originaux pensés pour favoriser le dialogue au sein des couples et familles ; preuve que l’amour de soi et de ses racines peut aussi se vivre et se partager à deux.

Côté festivités, la NHA 2025 compte bien faire vibrer les visiteurs. La traditionnelle NHA Party du samedi soir promet d’être encore plus folle que les années précédentes. Sur la grande scène, c’est Meryl, la révélation du dancehall francophone, qui assurera le show avec un concert exclusif pour la communauté NHA. La chanteuse martiniquaise, connue pour ses hits percutants, incarne parfaitement cette nouvelle génération fière de ses origines et de son style ; sa présence est un véritable coup d’éclat pour l’événement. Elle sera accompagnée de DJ sets enflammés (les DJ Killerz, DJ Doubi et l’artiste Boni sont annoncés pour ambiancer la soirée) afin de faire danser la foule jusqu’à la clôture.

Le dimanche, un grand carnaval afro-caribéen viendra clôturer les festivités en beauté, avec costumes, musique et défilé haut en couleur dans l’enceinte du salon. Entre-temps, le public pourra également profiter de performances artistiques continues : des démos live de coiffure, de make-up ou de double-dutch en plein cœur des allées, des défilés de mode et coiffure spectaculaires (une marque de fabrique de la NHA qui fait chaque année le tour des réseaux sociaux) ainsi qu’une comédie musicale afro-caribéenne inédite intitulée “Indépendant Queen” présentée le dimanche.

L’expérience NHA 2025 se veut enfin résolument immersive et culturelle. Un espace NHA Books fera ses débuts pour mettre en avant les auteurs coups de cœur de la communauté et proposer une librairie éphémère aux visiteurs férus de lecture. La gastronomie afro-caribéenne sera célébrée à travers un corner culinaire où des chefs partageront recettes et dégustations en live, permettant à chacun de voyager par les papilles des rives du Sénégal aux saveurs créoles des Antilles.

On annonce deux jours de show cooking et de découvertes gustatives, de quoi rappeler que l’amour du cheveu naturel s’inscrit dans un art de vivre plus global, célébrant toutes les facettes de la culture afro. Sans oublier la dose de fantaisie : un bar à paillettes gratuit attendra les visiteurs en quête d’un look festif, tandis que des stands de jeux traditionnels africains offriront des moments de convivialité inattendus. Partout, des spots “photobooth” permettront d’immortaliser son style du jour dans un décor fun ; souvenirs garantis.

Un rendez-vous à ne pas manquer

Natural Hair Academy 2025 : célébration du cheveu naturel et de l’empowerment afro

Avec cette édition 2025, la Natural Hair Academy confirme son statut de grand festival afro-européen, alliant le sérieux d’une conférence, la folie d’un concert et la chaleur d’une réunion de famille. Plus qu’un salon de beauté, la NHA est un mouvement culturel qui, année après année, accélère la marche vers une représentation plus inclusive et valorisante des beautés noires. « Plus que jamais, la NHA est un lieu de culture, de célébration, d’apprentissage et de joie » proclament fièrement les organisateurs ; difficile de mieux résumer l’âme de cet événement. Loin des clichés, la NHA porte un message d’empowerment : celui d’une génération qui assume ses racines et inspire la suivante à en faire autant.

Les 21 et 22 juin prochains, Paris Expo Porte de Versailles deviendra ainsi la capitale européenne du cheveu naturel et de la fierté afro. Au programme : deux journées intenses de découvertes, de partages et de fête, dans une ambiance survoltée et bienveillante. Que vous soyez une “nappy” de la première heure, un aficionado de cosmétique ethnique, ou simplement curieux de vivre un moment de culture afro unique, la NHA 2025 vous tend les bras. Venez célébrer avec des milliers d’autres personnes la beauté de la diversité et repartez galvanisé·e par une bonne dose de Black & Proud.

Cette année encore, la Natural Hair Academy promet d’être plus qu’un événement : une expérience inoubliable, entre affirmation de soi, transmission et partage, à la croisée de la culture et du lifestyle. Rendez-vous les 21 et 22 juin pour vibrer au rythme de la NHA 2025 !

Sources : 

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Milicien, colonel britannique, insurgé anticolonial, prisonnier politique… Jean Kina incarne l’un des parcours les plus atypiques et méconnus de la Révolution haïtienne. Retour sur l’itinéraire complexe d’un homme qui, entre Saint-Domingue, Londres et la Martinique, a défié les récits dominants de l’Histoire coloniale.

Jean Kina, entre collaboration, résistance et oubli

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Martinique, 5 décembre 1800. À la tête d’une trentaine d’hommes armés, Jean Kina, ancien esclave devenu militaire, brandit une bannière frappée d’une inscription insolite : « La Loi Brittanique ». Le petit groupe, composé majoritairement de miliciens libres de couleur, marche silencieusement depuis Fort-Royal, s’arrêtant dans les plantations pour dénoncer les injustices subies par les Noirs et les affranchis. Aucun coup de feu, aucune effusion de sang. Juste la clameur d’une révolte muette, résolue, nourrie par l’espoir d’un droit plus juste, même si venu d’un empire colonial concurrent.

Cette scène, pourtant saisissante, n’apparaît dans aucun manuel scolaire. Son protagoniste, Jean Kina, reste une figure effacée de la mémoire historique, coincée entre les ombres plus lumineuses de Toussaint Louverture, Dessalines ou Christophe. Et pourtant, son parcours défie toutes les catégorisations : esclave devenu chef de guerre, contre-révolutionnaire puis insurgé anticolonial, agent double entre Français et Britanniques, Kina incarne la complexité des trajectoires afro-descendantes en pleine tourmente révolutionnaire.

Pourquoi cet homme, à la fois stratège de terrain et meneur politique, n’a-t-il pas trouvé sa place dans les récits dominants de la Révolution haïtienne ? Était-ce la nature ambiguë de ses alliances ? Ou le fait qu’il ait servi des intérêts opposés à ceux de l’indépendance haïtienne avant d’en partager les revendications profondes ?

Nofi propose de revisiter l’histoire de Jean Kina avec une grille de lecture décoloniale, en reconstituant les multiples couches de son engagement. Il ne s’agit pas de réhabiliter un héros, mais de redonner voix à un homme qui, dans un monde en feu, n’a jamais cessé de se battre debout.

Les débuts de Jean Kina : milicien noir au service des colons

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

À la veille de la Révolution haïtienne, Saint-Domingue est la colonie la plus lucrative de l’Empire français ; et aussi la plus explosive. Dans cette société à la hiérarchie raciale rigide, les tensions s’accumulent. Les Blancs dominent politiquement et économiquement, les libres de couleur réclament l’égalité des droits, et les esclaves, majoritaires, vivent dans une brutalité quotidienne.

C’est dans ce contexte inflammable que Jean Kina, encore esclave, entre en scène. Originaire de la région de la Grand’Anse, il est enrôlé par les planteurs blancs dans une milice d’esclaves armés, constituée pour réprimer les soulèvements des gens de couleur libres. L’ironie est amère : on mobilise les opprimés pour mater d’autres opprimés, dans un jeu de division et de manipulation typique du système colonial.

Kina n’est pas un cas isolé. Face aux révoltes de 1790-91, plusieurs milices noires sont créées pour protéger les propriétés blanches. Leur promesse implicite : des récompenses, parfois une émancipation, en échange de la fidélité. Mais dans cette équation, la loyauté n’est jamais absolue.

Pour Jean Kina, cette période marque le début d’une trajectoire stratégique : il comprend très tôt les règles du jeu colonial et s’y insère non pas par adhésion, mais par opportunisme de survie. En maniant les armes au service des maîtres, il acquiert une connaissance précieuse du terrain, des tactiques, des hommes. Il apprend aussi que dans un monde en guerre, celui qui sait manier la violence peut devenir indispensable ; donc négociable.

Loin de le figer dans la posture du « traître », cette phase révèle déjà une conscience pragmatique de la complexité politique : pour un esclave, toute action armée peut être à la fois collaboration et révolte en devenir.

De l’Empire britannique à la guerre irrégulière

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Lorsque les troupes britanniques débarquent à Saint-Domingue en 1793, leur objectif est clair : profiter du chaos révolutionnaire pour affaiblir la France républicaine et récupérer une colonie aussi précieuse que stratégique. Pour cela, ils cherchent des alliés locaux, notamment parmi les planteurs royalistes et les esclaves révoltés. Dans ce jeu d’alliances mouvantes, Jean Kina se rallie aux Anglais, qui reconnaissent rapidement en lui un atout militaire majeur.

Il est nommé colonel dans l’armée britannique, un rang exceptionnel pour un homme noir (fût-il ancien esclave) dans une armée impériale. Cette nomination n’est pas philanthropique : elle témoigne du respect pragmatique que lui vouent ses supérieurs britanniques. Kina n’est pas seulement un homme armé, c’est un chef de terrain, un connaisseur des zones forestières, un meneur d’hommes redoutable.

Contrairement aux batailles en rangs serrés à l’européenne, Kina pratique la guerre de brousse, typique des zones montagneuses et inaccessibles de Saint-Domingue. Embuscades, harcèlement, connaissance du terrain : il applique des techniques de combat issues à la fois de son vécu dans la colonie et des logiques de résistance populaire.

Cette guerre irrégulière, que les Européens méprisent d’abord, devient un cauchemar stratégique pour leurs armées traditionnelles. Elle offre à Kina une forme de supériorité, de maîtrise tactique, et surtout une autonomie rare. Sur le terrain, il n’est plus l’ancien esclave enrôlé, mais un commandant écouté, respecté, efficace.

Mais à qui sert-il vraiment ? À l’empire britannique ? À lui-même ? À l’espoir d’un renversement d’ordres injustes ? En réalité, Jean Kina incarne cette génération d’acteurs politiques noirs qui naviguent dans les interstices de deux empires en guerre, non pour les servir, mais pour s’en servir, au gré des opportunités.

Entre deux empires : complots, alliances et double-jeu

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

À la suite de l’évacuation des troupes britanniques de Saint-Domingue, Jean Kina est invité à Londres. Ce passage dans la métropole impériale est plus qu’un simple exil : c’est une reconnaissance. À Whitehall, il rencontre des fonctionnaires du gouvernement, mais aussi des planteurs français émigrés, intéressés par ses réseaux et son influence dans les colonies.

Parmi les intrigues auxquelles il est mêlé figure un épisode digne d’un roman noir : un projet, soutenu par Pierre Victor Malouet, pour enlever les fils de Toussaint Louverture, alors scolarisés en France. L’idée est claire : utiliser les enfants comme leviers de chantage politique contre leur père, devenu figure dominante de Saint-Domingue. Kina, proche du terrain, aurait été l’homme parfait pour mener cette opération. Elle échouera, mais témoigne du double-jeu permanentauquel il est associé.

Après son passage à Londres, Jean Kina est envoyé à la Martinique, colonie française alors occupée par les Britanniques. Il y épouse Félicité-Adelaïde Quimard, une femme libre de couleur ; un détail qui souligne son intégration progressive dans les réseaux créoles affranchis, souvent moteurs des mouvements politiques locaux.

Mais la Martinique n’est pas un havre de paix. En décembre 1800, Jean Kina mène une insurrection pacifique contre les autorités locales, accusées de vouloir renforcer les lois restreignant les manumissions. À la tête d’une trentaine d’hommes, il traverse les campagnes, ralliant des soutiens et protestant au nom des libres de couleur et des esclaves. Son message ? La loi britannique comme protection contre les abus blancs. Il arbore même une bannière où est inscrit : « La Loi Brittanique » ; un symbole à la fois provocateur et stratégique.

Loin d’être une émeute, ce soulèvement est une démonstration politique, un appel au respect des droits fondamentaux. Son traitement par les autorités britanniques (ni répression, ni procès, mais un exil discret) montre à quel point Jean Kina est devenu un acteur diplomatique autant qu’un rebelle.

La répression douce et l’exil pénal

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

Le 6 décembre 1800, au matin, les forces britanniques et miliciennes de la Martinique, sous le commandement du colonel Frederick Maitland, encerclent les hommes de Jean Kina. Pourtant, au lieu de la répression violente que la logique coloniale rendrait attendue, Maitland fait un choix inattendu : il offre l’amnistie aux insurgés en échange de leur reddition.

Pourquoi cette clémence ? D’abord, Kina n’a pas versé de sang. Ensuite, Maitland, conscient de la légitimité des revendications des libres de couleur, redoute un embrasement généralisé si la révolte était matée dans le sang. Enfin, il connaît Kina ; ses talents, son influence, sa complexité. L’écraser, c’est potentiellement perdre un atout utile dans les futurs rapports de force coloniaux.

Kina accepte l’offre. Ses hommes déposent les armes. Pas de procès, pas d’exécution. Mais la confiance, elle, est rompue.

Plutôt que d’être jugé localement, Jean Kina est déporté à Londres, où il est incarcéré à Newgate Prison sous l’Aliens Act de 1793, une loi visant les étrangers considérés comme dangereux ou subversifs.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Avec la Paix d’Amiens (1802), qui suspend brièvement les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne, Kina est libéré et retourne en France. Un espoir de liberté ? Non. Il est de nouveau emprisonné, cette fois dans un lieu hautement symbolique : le Fort de Joux, là même où est incarcéré Toussaint Louverture.

À ses côtés, son propre fils, Zamor, subit également l’enfermement. Le parallèle est frappant : deux figures noires majeures de l’insurrection caribéenne enfermées dans la même forteresse glacée du Jura. L’un est devenu héros national, l’autre reste un nom oublié.

Cette double incarcération marque le prix de l’ambiguïté politique : ni loyaliste, ni pleinement révolutionnaire, Kina est un homme que les empires préfèrent neutraliser plutôt que reconnaître.

Dernier acte : de la cellule à l’armée impériale

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

En août 1804, Jean Kina et son fils Zamor sont finalement libérés du Fort de Joux, quelques mois après la mort de Toussaint Louverture dans cette même prison. Aucun hommage, aucune reconnaissance officielle. Mais une offre : intégrer l’Armée d’Italie non comme soldats décorés, mais comme charpentiers, c’est-à-dire travailleurs manuels pour l’effort militaire napoléonien.

Cette affectation semble mineure, voire humiliante. Pourtant, elle illustre une réalité brutale : à l’heure où l’Empire français se recompose et où Haïti proclame son indépendance, les hommes comme Kina (ni totalement ralliés à l’idéologie impériale, ni assimilables aux figures héroïques de l’insurrection) sont utilisés puis relégués, souvent sans voix.

Les archives se taisent après cette dernière mention. On ne sait ni quand ni comment Jean Kina meurt. Aucune trace militaire ne documente son activité au sein de l’armée impériale. Son nom disparaît, avalé par l’Histoire.

Et pourtant, cet effacement est en soi révélateur. Il dit tout du sort réservé à ceux qui n’entrent pas dans les récits simplificateurs : les « bons » révolutionnaires d’un côté, les traîtres ou les colons de l’autre. Jean Kina n’est ni l’un ni l’autre. Il est un acteur mobile, stratégique, parfois contradictoire, mais profondément ancré dans son époque et ses luttes.

Il est aussi l’exemple d’un homme noir autonome, maniant la politique comme l’art militaire, dont la mémoire dérange les narrations linéaires. En cela, son oubli n’est pas une coïncidence : c’est un choix historique structuré par le racisme, l’impérialisme et la peur de la nuance.

Jean Kina, figure de la complexité post-esclavagiste

Jean Kina : esclave, rebelle, stratège oublié de la Révolution haïtienne 

L’histoire de Jean Kina échappe aux cases. Elle dérange parce qu’elle oblige à sortir des mythes réconfortants : celui du révolutionnaire pur ou du traître servile, du héros noir inaltérable ou du suppôt de l’Empire. Elle révèle une vérité plus crue : dans le tumulte colonial, les trajectoires des Noirs insurgés sont souvent ambivalentes, stratégiques, parfois contradictoires ; mais toujours humaines.

Kina fut esclave, chef de milice, colonel britannique, conspirateur, insurgé, prisonnier, artisan. Il a négocié, résisté, cédé, tenté, reculé. Non par faiblesse, mais parce qu’il évoluait dans un monde de trahisons multiples, d’alliances instables, d’empires en guerre, de révolutions trahies. Et dans ce monde, il a tenu debout.

Réhabiliter Jean Kina, ce n’est pas simplement ajouter un nom à une fresque déjà trop longue. C’est redonner une voix à tous ces acteurs noirs de la révolution caribéenne dont les parcours ne cadraient pas avec les récits officiels. C’est affirmer que la complexité n’est pas une trahison de la cause, mais une richesse historique. C’est, surtout, rappeler que les luttes afro-descendantes ont produit bien plus que des héros glorifiés : elles ont produit des tacticiens, des penseurs, des hommes et femmes capables de naviguer au cœur des contradictions de leur temps.

En ces temps de réécriture mémorielle, Jean Kina mérite qu’on se souvienne de lui non pas malgré sa complexité, mais à cause d’elle.

Pour aller plus loin

Zoos humains : anatomie d’une déshumanisation coloniale

Du XIXe au XXe siècle, l’Europe et l’Amérique ont organisé des expositions où des femmes, des hommes et des enfants non-européens étaient mis en cage, scrutés, humiliés dans des zoos humains. Retour sur cette pratique coloniale au croisement du racisme scientifique, de l’exploitation économique et de la propagande impérialiste.

Zoos humains ou quand l’Occident exhibait les corps noirs

Publicité pour une exposition d’Égyptiens au Jardin zoologique d’acclimatation, vers 1891.

En septembre 1906, les visiteurs du zoo du Bronx à New York se pressent devant une cage inhabituelle. À côté d’un chimpanzé et d’un orang-outan, un jeune homme est assis, silencieux, vêtu d’un pagne. Il s’appelle Ota Benga. Il vient du Congo, a 23 ans, et il est exposé comme une curiosité vivante, un « chainon manquant » entre l’homme et le singe. Le directeur du zoo justifie cette scène par des prétentions scientifiques, tandis que le public ricane, s’interroge ou s’indigne. L’humiliation est totale. La déshumanisation, assumée.

Cet épisode glaçant n’est pas un cas isolé. De Paris à Osaka, d’Anvers à Saint-Louis, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exhibés dans des « zoos humains », aussi appelés expositions ethnologiques. Le principe ? Faire défiler devant les yeux occidentaux des « sauvages » venus des colonies, présentés comme des spécimens primitifs, souvent enchaînés à des stéréotypes raciaux ou culturels. Des villages entiers furent reconstitués pour mettre en scène cette prétendue « altérité radicale ». Le public venait voir, juger, comparer. Et croire, au fond, en la supériorité de l’homme blanc.

Ces pratiques ont longtemps été niées, minimisées ou effacées des mémoires collectives. Pourtant, elles ont contribué à forger un imaginaire raciste profondément ancré dans les sociétés occidentales. En déconstruisant l’histoire des zoos humains, il ne s’agit pas seulement de dénoncer un passé honteux. Il s’agit aussi de comprendre comment le regard colonial s’est construit, comment il perdure parfois sous des formes insidieuses, et comment la mémoire afrodescendante peut – et doit – se réapproprier son histoire.

À travers une enquête rigoureuse et une approche décoloniale, Nofi explore les origines, les logiques, les mises en scène et les conséquences durables des zoos humains. Parce que se souvenir, c’est aussi résister.

Genèse des expositions humaines

Longtemps avant l’institutionnalisation des zoos humains à l’ère coloniale, l’Occident avait déjà pour habitude de capturer l’exotisme. Dans le Tenochtitlan précolombien, l’empereur Moctezuma rassemblait des êtres humains aux caractéristiques atypiques (albinos, bossus, nains) dans une ménagerie censée refléter l’ordre cosmique. En Europe, les puissants de la Renaissance se livraient à des exhibitions de personnes « étrangères », comme autant de trophées vivants symbolisant leur puissance sur le monde.

Ainsi, au XVIe siècle, le cardinal Hippolyte de Médicis entretenait un cortège d’individus venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, exposés aux visiteurs de son palais à Rome. Ces pratiques mêlaient fascination, exotisation et hiérarchisation implicite. Elles posaient déjà les bases d’un regard racialisant, dans lequel la différence devenait spectacle, et l’altérité, objet de pouvoir.

Avec l’entrée dans le XIXe siècle, la curiosité se transforme en propagande. Le développement des empires coloniaux coïncide avec l’essor de l’anthropologie raciale, qui prétend classer les humains comme on classerait des espèces animales. La pseudo-science vient légitimer l’entreprise coloniale : les colonisés sont « inférieurs », donc il est justifié (sinon noble) de les civiliser de force.

Les expositions universelles deviennent alors des vitrines idéologiques. Il ne s’agit plus seulement de montrer l’Autre : il faut prouver qu’il est inférieur, bestial, paresseux, « naturellement » subalterne. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure clé de Carl Hagenbeck, marchand d’animaux devenu entrepreneur du « spectacle ethnique ». En 1874, il organise en Allemagne l’une des premières exhibitions de peuples « exotiques » : les Samis, puis les Nubiens, les Inuits, les Somaliens. Son idée ? Recréer un décor pseudo-authentique, mêlant huttes, danses, animaux sauvages et objets artisanaux, pour offrir au public européen une « expérience immersive »… de l’altérité.

Loin d’être marginales, ces initiatives connaissent un succès colossal. Les foules se pressent par millions. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie et les Amériques deviennent des réserves humaines à ciel ouvert. Ces mises en scène ne sont pas neutres : elles renforcent l’idée que les colonisés sont restés figés dans une époque primitive, incapables de progrès sans la tutelle de l’Europe.

Ainsi, les zoos humains ne relèvent pas seulement du spectacle. Ils sont une arme culturelle au service de la domination. Une manière de dire : « Regardez-les. Ils ont besoin de nous. »

Une mise en scène orchestrée de la hiérarchie raciale

Le zoo humain de Tervuren (1897). HP.1946.1058.1-32, collection MRAC Tervuren ; photo A. Gautier, 1897

Les zoos humains ne se contentaient pas de montrer des êtres humains : ils les inséraient dans des décors scénarisés, soigneusement conçus pour valider l’imaginaire colonial. Des « villages nègres » aux « hameaux malgaches », tout était mis en œuvre pour donner l’illusion d’une immersion. Les huttes en terre battue, les danses « tribales », les rituels improvisés n’étaient pas des démonstrations authentiques : c’étaient des performances dictées par des organisateurs occidentaux, souvent à des milliers de kilomètres de la réalité culturelle des peuples exposés.

Zoo humain : tisserand adouci du Gabon à l’Exposition universelle de 1889. Gravure dans « Le Journal de la jeunesse »

La fiction prenait le pas sur l’humain. À l’Exposition universelle de Paris en 1889, 400 personnes venues des colonies françaises furent exhibées comme attraction centrale. À Bruxelles, en 1897, un « village congolais » fut installé à côté du Palais des Colonies, décoré de palmiers, de tam-tams, et d’une rivière artificielle. Cette mise en scène visait un seul objectif : naturaliser l’idée que les Africains appartiennent à un univers sauvage, archaïque, et qu’ils doivent donc être civilisés.

Ces expositions n’étaient pas seulement des divertissements. Elles se voulaient pédagogiques ; et c’est là que le racisme se fait science. Dans ces « foires à l’humain », anthropologues, médecins, craniologues et zoologues se succédaient pour mesurer, photographier, classifier les corps. Les Noirs étaient comparés aux grands singes, les « pygmées » étaient étudiés comme des anomalies évolutives.

« La Belle Hottentote », illustration des zoos humains.

La scène est bien connue : à Paris, Saartjie Baartman, surnommée la « Vénus hottentote », fut exhibée nue sous prétexte scientifique, avant que son cadavre ne soit disséqué et exposé au Musée de l’Homme. Son corps, comme celui de tant d’autres femmes noires, fut réduit à un objet de fantasme racial et sexuel, entre fascination bestiale et condescendance exotique.

Les zoos humains n’étaient pas de simples bizarreries sociales : ils constituaient une industrie à part entière. Les organisateurs (forains, directeurs de zoo, administrateurs coloniaux) réalisaient d’immenses profits. À la Foire de Saint-Louis (1904), plus de 1 100 Philippins furent exposés, générant des recettes faramineuses et renforçant l’idéologie expansionniste américaine après la guerre hispano-philippine.

Le zoo humain du Retiro ( photo : Ministère de la Culture)

Le succès était tel que certains dirigeants en faisaient un levier de propagande. En Espagne, la reine régente Maria Cristina de Habsbourg installa un zoo humain permanent dans le parc du Retiro à Madrid. À Paris, la fréquentation du Jardin d’acclimatation doubla grâce aux expositions ethnographiques. Les corps racisés étaient devenus des produits de consommation culturelle, des marchandises à la fois pittoresques, rentables, et idéologiquement utiles.

L’Afrique, grande victime des zoos humains

Parmi tous les continents ciblés par les expositions ethniques, l’Afrique noire fut sans conteste la plus exploitée, la plus stigmatisée, et la plus caricaturée. Aux yeux de l’Occident impérial, elle incarnait l’archétype du « sauvage », à la fois fascinant et repoussant. Le succès colossal des « villages africains » en Europe repose sur cette représentation fantasmatique, façonnée à dessein.

À Bruxelles, en 1897, un village congolais fut aménagé à Tervuren avec plus de 250 personnes amenées depuis l’État indépendant du Congo, propriété privée du roi Léopold II. Censés représenter l’« authenticité africaine », ces hommes, femmes et enfants furent installés dans des cases sommaires, exposés au froid européen, contraints de mimer leur quotidien sous le regard des visiteurs. Au moins sept d’entre eux moururent pendant l’exposition. À Paris, en 1889, le « village nègre » attira près de 28 millions de visiteurs.

À Madrid, en 1887, l’Espagne exhiba dans le parc du Retiro des Igorots des Philippines comme preuves de la mission civilisatrice espagnole. L’Afrique, bien qu’infiniment diverse dans ses cultures, était réduite à un décor figé, une allégorie unique de l’archaïsme et de l’infériorité.

Au-delà des spectacles, les zoos humains façonnaient une iconographie toxique, qui allait imprégner durablement la culture occidentale. Cartes postales, affiches, brochures, objets souvenirs : le corps noir devenait image, symbole d’une humanité réduite à sa corporalité, à sa supposée animalité.

Les photographies prises lors de ces événements n’avaient rien d’innocent. Elles étaient soigneusement cadrées pour souligner la nudité, l’étrangeté des coiffures, la brutalité perçue des regards. L’objectif ? Créer une distance irréductible entre l’Européen et l’Africain, justifiant moralement la domination.

Ce regard racialisé allait influencer non seulement l’art et la littérature, mais aussi l’enseignement, la politique, et même la publicité. L’homme noir ne devenait pas seulement un « autre » : il devenait l’antithèse de la modernité occidentale.

Résistances, dénonciations et déconstruction

Si l’histoire officielle a longtemps effacé les souffrances des victimes des zoos humains, des voix se sont pourtant élevées très tôt. En 1906, alors qu’Ota Benga est exhibé au zoo du Bronx, une coalition de pasteurs noirs new-yorkais mène une campagne acharnée contre l’humiliation publique. Le révérend James H. Gordon dénonce un « affront à toute la race noire », affirmant : 

« Nous sommes déjà assez opprimés pour ne pas être comparés à des singes dans une cage. » 

Malgré l’indifférence des autorités, cette protestation est l’un des premiers actes de résistance publique contre la déshumanisation coloniale.

Au Japon, en 1903, lors de l’exposition d’Osaka, l’exposition d’Aïnous, de Koreans et de Formosans dans des pavillons « primitifs » provoque également l’indignation. Des intellectuels japonais et coréens, choqués par la mise en scène, dénoncent cette marchandisation raciste. La critique, si elle reste minoritaire à l’époque, s’organise au fil du temps.

En 1931, alors que la France triomphe avec sa gigantesque Exposition coloniale internationale de Paris, un petit événement dissident tente de rétablir l’équilibre : « La Vérité sur les colonies », organisée par le Parti communiste. Cette contre-exposition dénonce le travail forcé, les violences coloniales et l’exploitation humaine. Si elle n’attire qu’un faible public, elle marque un tournant dans la politisation du sujet.

Par ailleurs, certains artistes, ethnographes ou voyageurs plus lucides dénoncent dès la fin du XIXe siècle les logiques racistes des expositions. L’écrivain André Gide ou le journaliste Albert Londres, par exemple, publient des textes accablants sur la réalité de l’empire colonial français.

Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour qu’un réel travail de mémoire s’opère. Dans les années 1990 et 2000, des chercheurs comme Pascal Blanchard ou Nicolas Bancel remettent sur le devant de la scène l’histoire des zoos humains. Expositions itinérantes, documentaires, ouvrages, débats publics : peu à peu, l’oubli se fissure.

En 2011, l’exposition « Zoos humains : l’invention du sauvage », au musée du quai Branly, suscite un choc national. Pour beaucoup, c’est la première confrontation directe avec cette histoire volontairement occultée. Depuis, l’art, le théâtre et la recherche participent à une déconstruction active de ce passé, souvent avec une posture militante et décoloniale.

Héritages contemporains et relectures décoloniales

Si l’on croit parfois que les zoos humains appartiennent à un lointain passé, leur logique n’a pas totalement disparu. Certes, on ne met plus des personnes dans des cages aux côtés d’animaux. Mais l’idée selon laquelle certaines cultures sont « spectaculaires », « archaïques » ou simplement « autres » persiste dans nombre d’événements contemporains.

En 2005, le zoo d’Augsbourg, en Allemagne, organise une reconstitution d’un « village africain » avec de véritables artisans africains, des danses et des stands artisanaux… au milieu d’un zoo animalier. L’intention se voulait pédagogique, mais la symbolique était désastreuse. Même indignation en 2014, lorsque l’artiste sud-africain Brett Bailey présente sa performance Exhibit B à Londres et à Édimbourg, dénonçant les logiques des zoos humains à travers des mises en scène glaçantes de corps noirs statiques. Les représentations furent perturbées, voire annulées, face aux protestations de militants afrodescendants dénonçant une réactivation du traumatisme.

En parallèle, certains programmes de téléréalité, reportages touristiques ou publicités continuent d’instrumentaliser l’« exotisme » des populations non-occidentales, parfois dans une ambiance quasi-ethnographique, sans remise en question.

Face à ces relents de racisme visuel, de nombreux artistes, militants et intellectuels issus des diasporas africaines s’engagent pour retourner le regard. Films, performances, photographies, écriture : l’afrocentrisme s’impose comme une nécessité critique. Des œuvres comme The Couple in the Cage de Coco Fusco, ou Sauvages. Au cœur des zoos humains (documentaire de Pascal Blanchard), permettent de réinterroger cette histoire à travers les yeux de ceux qu’on a longtemps privés de regard.

La restitution des corps et des objets spoliés s’inscrit aussi dans cette dynamique. En 2002, après de nombreuses mobilisations, le corps momifié de l’homme connu comme le « Nègre de Banyoles » est rapatrié au Botswana, près de 170 ans après avoir été empaillé et exposé en Espagne.

L’une des grandes batailles reste celle de la transmission. Encore aujourd’hui, peu de manuels scolaires abordent sérieusement le sujet des zoos humains. Or, il s’agit d’un chapitre fondamental pour comprendre les fondements du racisme contemporain. Enseigner ces expositions, c’est dévoiler comment les hiérarchies raciales ont été fabriquées, diffusées, légitimées par des institutions politiques, scientifiques, culturelles.

Face à l’oubli organisé, les initiatives mémorielles se multiplient : expositions itinérantes, colloques, séminaires universitaires, projets pédagogiques… Souvent portés par des collectifs afrodescendants, ces efforts œuvrent à une réappropriation radicale de l’histoire.

Ce que les zoos humains disent de nous

Les zoos humains ne sont pas une anomalie de l’histoire : ils sont un révélateur. Ils dévoilent crûment ce que l’idéologie coloniale avait de plus insidieux ; sa capacité à déshumaniser au nom de la science, à divertir au nom de la civilisation, à dominer en prétendant éduquer. Ils témoignent d’un temps où l’homme noir, l’homme colonisé, l’homme « autre » n’était plus perçu comme sujet, mais comme objet à contempler, classer, consommer.

Ces expositions ne furent pas des actes isolés ou marginaux, mais une composante centrale de la machine impériale, où se sont croisés les intérêts économiques, les fantasmes racistes, et les ambitions politiques. Les corps exposés, qu’ils soient africains, asiatiques, polynésiens ou autochtones, nous rappellent une vérité douloureuse : l’humanité n’a pas toujours été attribuée à tous.

Mais il serait trop facile de reléguer ces pratiques au passé. L’héritage des zoos humains continue de hanter notre présent. Il se manifeste dans les stéréotypes culturels, dans les récits biaisés, dans l’inégalité des regards, dans les silences éducatifs. Et c’est précisément pourquoi en parler n’est pas un luxe, mais une urgence.

Revisiter cette histoire, c’est affronter un miroir dérangeant ; celui d’une civilisation qui, au nom de sa supériorité, a oublié sa propre humanité. C’est aussi une opportunité de rendre justice aux invisibles, de restituer la parole à ceux qu’on a réduits au silence, et de construire, pierre après pierre, une mémoire décolonisée.

L’enjeu n’est pas de culpabiliser, mais de réparer. Et pour réparer, il faut d’abord reconnaître. Se souvenir des zoos humains, c’est refuser de tolérer, sous une autre forme, leur résurgence. C’est affirmer haut et fort : plus jamais ça.

Pour aller plus loin

  1. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine LemaireZoos humains : De la Vénus hottentote aux reality shows, La Découverte, 2002.
  2. Sadiah QureshiPeoples on Parade: Exhibitions, Empire and Anthropology in Nineteenth-Century Britain, University of Chicago Press, 2011.
  3. Dominika Czarnecka, « Black Female Bodies and the « White » View », East Central Europe, vol. 47, 2020.
  4. Nigel RothfelsSavages and Beasts: The Birth of the Modern Zoo, Johns Hopkins University Press, 2002.
  5. Alexander GeppertFleeting Cities. Imperial Expositions in Fin-de-Siècle Europe, Palgrave Macmillan, 2010.
  6. Exposition « Zoos humains. L’invention du sauvage« , Musée du quai Branly, Paris, 2011.

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Alors que l’on commémore les indépendances africaines, un nom reste étrangement absent des récits officiels : celui de la guerre du Cameroun. Entre 1955 et 1971, une guérilla féroce a opposé les nationalistes de l’UPC aux forces françaises et à leurs alliés locaux. Arrestations massives, tortures, villages rasés, zones interdites : ce conflit, souvent qualifié de « guerre invisible », fut l’un des plus brutaux de la période post-coloniale. Voici son histoire, entre mémoire étouffée et vérité historique.

La guerre que la France a voulu effacer : comprendre la guerre du Cameroun (1955–1971)

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

« Cette nuit-là, ils ont encerclé le village en silence. Pas un chien n’a aboyé. Les fusils se sont mis à parler avant même que le coq ne chante. Moi, j’ai survécu parce que j’étais caché sous le plancher, avec mon petit frère. Mais quand je suis sorti… le village n’existait plus. »

— Témoignage d’André B., ancien maquisard de l’UPC, recueilli à Bafoussam en 2009.

Il est des guerres qui ne portent pas de nom. Des conflits qui n’ont jamais été déclarés, ni reconnus, ni même enseignés. Des affrontements aussi sanglants qu’effacés. La guerre du Cameroun en fait partie. Entre 1955 et 1971, une guérilla impitoyable a opposé l’Union des Populations du Cameroun (UPC), mouvement indépendantiste panafricain, à l’administration coloniale française d’abord, puis au pouvoir camerounais soutenu par Paris. Pendant près de deux décennies, la France a mené, dans l’ombre, l’une de ses plus longues guerres coloniales… sans jamais lui donner ce nom.

On parle ici de villages rasés à coups de napalm. De zones entières classées « interdites », bouclées et bombardées. De milliers de prisonniers politiques exécutés sans procès. De leaders nationalistes empoisonnés, fusillés, ou enterrés anonymement dans les forêts d’Afrique équatoriale. Une guerre dans laquelle les archives officielles ont longtemps été verrouillées, les témoins bâillonnés, les survivants réduits au silence.

Dans les manuels scolaires français comme camerounais, cette période reste floue, reléguée à quelques lignes, quelques formules vagues. On parle de « troubles », de « rébellion », de « pacification ». Rarement de guerre. Jamais d’occupation. Presque jamais de responsabilité.

Pourtant, cette guerre a été le théâtre d’un affrontement fondamental entre deux visions du monde : d’un côté, celle d’un empire en déclin, s’accrochant à ses anciennes colonies en s’alliant à des élites locales dociles. De l’autre, celle d’hommes et de femmes qui rêvaient d’une indépendance réelle, populaire, radicale ; une indépendance qui ne se négocie pas, mais qui se conquiert.

Comprendre la guerre du Cameroun, c’est donc bien plus qu’un travail d’historien : c’est un acte de mémoire, de justice, de réparation. C’est déconstruire le mythe d’une décolonisation “paisible” en Afrique francophone. C’est remettre au centre du récit celles et ceux que l’histoire officielle a volontairement effacés.

Colonialisme, UPC et soif d’indépendance (1922–1955)

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Pour comprendre la guerre du Cameroun, il faut remonter au cœur d’un mensonge historique : celui d’un pays qui n’aurait jamais été une colonie comme les autres. En 1919, après la défaite allemande lors de la Première Guerre mondiale, le territoire camerounais est confié à la France et au Royaume-Uni sous forme de mandats de la Société des Nations1. Une tutelle censée préparer les populations à l’autonomie, mais qui, dans les faits, reproduit et durcit les logiques de domination coloniale.

Sous mandat français, le Cameroun devient un laboratoire colonial moderne : grands travaux, cultures d’exportation, monopoles commerciaux… et exploitation systémique des ressources comme des corps. Le Code de l’indigénat y est appliqué avec brutalité. Travaux forcés, impôts écrasants, déplacements massifs de populations et ségrégation raciale marquent la vie quotidienne. À cela s’ajoute une violence symbolique : la négation de toute capacité politique ou intellectuelle des Africains.

Mais les temps changent. En 1945, la Seconde Guerre mondiale a ébranlé l’arrogance impériale. Des soldats africains ont combattu et parfois versé leur sang pour la France libre. Les indépendances indiennes (1947), les mouvements nationalistes en Afrique du Nord, la création de l’ONU… tout pousse à croire qu’un vent nouveau souffle sur les empires.

C’est dans ce contexte que naît en 1948 l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Menée par une génération éduquée, militante et panafricaniste (Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Marthe Moumié, Ossendé Afana) l’UPC refuse les demi-mesures. Ses mots d’ordre sont clairs : indépendance immédiate, réunification des Cameroun oriental et occidental, souveraineté populaire, lutte contre la corruption coloniale.

L’UPC ne se contente pas de discours. Elle crée des écoles, des cliniques, organise des manifestations pacifiques, structure des coopératives. Surtout, elle touche les masses rurales comme urbaines. En quelques années, elle devient le principal vecteur d’espoir d’une indépendance réelle, au grand dam des autorités coloniales françaises qui y voient une menace “subversive”.

Dès 1953, l’étau se resserre. Les militants sont surveillés, les meetings interdits, les journaux censurés. En mai 1955, sous prétexte de “troubles à l’ordre public”, l’UPC est dissoute par décret du gouvernement français. Ses leaders entrent en clandestinité. Les maquis commencent à s’organiser. La guerre est en germe. Et c’est la France qui, la première, a préféré la répression à la négociation, la force à la démocratie.

1955 : la guerre éclate, mais on ne la nomme pas

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Le 25 mai 1955, un décret tombe à Paris : l’Union des Populations du Cameroun (UPC) est dissoute. En quelques mots, l’État colonial raye de la carte le principal mouvement indépendantiste camerounais. Pour les autorités françaises, l’UPC n’est plus un parti politique : c’est désormais une “organisation subversive”, à neutraliser.

Le feu couvait. Il explose. Dans les jours qui suivent, des soulèvements éclatent à Douala, puis à Nkongsamba, Edea, Yaoundé. Les manifestants brandissent des pancartes : “Non à l’asservissement !”“Indépendance immédiate !”. Des commissariats sont pris pour cible, des bâtiments incendiés. La répression est immédiate : les forces coloniales ouvrent le feu à balles réelles2.

Mais les insurgés sont déterminés. Dans les régions Bassa et Bamiléké, les militants entrent en clandestinité. Des cellules se forment dans les forêts, les collines, les quartiers populaires. C’est le début d’une guérilla que l’État français refuse de nommer. Car appeler ce conflit une “guerre”, ce serait reconnaître que le Cameroun est un pays occupé et que ses habitants sont en droit de se libérer.

Alors, on ment. À Paris, on parle de “troubles sporadiques”. Les ministres minimisent. Les journaux français, muselés, évoquent une “poussée de banditisme”. Dans les coulisses, pourtant, l’État-major colonial met en place une logistique militaire massive : renforts de troupes, aviation, blindés, contre-insurrection. La guerre est là, mais dans le secret.

Des villages entiers sont encerclés, bombardés, brûlés. Les femmes, les enfants, les vieillards ne sont pas épargnés. À Nkondjock, à Boumnyébel, à Bafang, les soldats rasent les hameaux, violent, torturent, exécutent. Le napalm est utilisé. Des camps d’internement sont installés dans les savanes du Nord. On supprime sans témoin.

Le langage administratif devient un écran de fumée : les morts sont des “éléments hostiles neutralisés”. Les maquisards, des “hors-la-loi”. Les villages bombardés ? “Des repaires terroristes.”

À l’époque, les termes « maintien de l’ordre », « pacification », « opérations de nettoyage » camouflent des crimes de guerre.

Mais le peuple camerounais, lui, comprend ce qui se joue. Ce n’est plus seulement une lutte pour l’indépendance : c’est une guerre de libération, menée contre un empire qui veut sauver ses derniers bastions à tout prix.

Une guerre secrète : espionnage, torture, contre-insurrection

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

La guerre du Cameroun ne se mène pas seulement dans les forêts ou les villages. Elle se joue aussi dans l’ombre, dans les sous-sols des casernes, dans les cellules insonorisées, dans les plis opaques des télégrammes codés. En l’absence de reconnaissance officielle, la France organise une guerre parallèle, sans témoin ni limite : une guerre de l’ombre.

Dès 1957, les services secrets français prennent la main. Le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) installe un réseau d’agents à Douala, Yaoundé, Nkongsamba. On infiltre les syndicats, les églises, les villages. Les militants de l’UPC sont pistés, fichés, piégés, parfois éliminés. La dénonciation devient arme politique. La peur, un moyen de contrôle.

L’armée française applique une doctrine testée en Indochine puis perfectionnée en Algérie : la guerre contre-insurrectionnelle3. Une guerre qui ne vise pas seulement les combattants, mais l’environnement social tout entier : paysans, femmes, intellectuels, griots, enseignants, commerçants. L’UPC est à abattre jusque dans les esprits.

« Un bon maquisard est un maquisard mort, et son silence est plus utile que ses cris. »

– Extrait d’un rapport militaire français classifié, 1959.

Dans les casernes de Yaoundé, Bafoussam ou Douala, les témoignages évoquent l’indicible : prisonniers électrocutés, pendus par les pieds, forcés à creuser leur propre tombe, femmes violées en public pour briser le moral des maquis. Des Français présents sur place, comme le médecin militaire Pierre Messmer ou le commandant Aussarresses, n’ont jamais été inquiétés. Au contraire, certains de ces officiers poursuivront ensuite de brillantes carrières politiques.

Pour masquer les bavures, on déplace les populations, on construit des “villages stratégiques” pour couper l’UPC de son soutien. C’est une logique de quadrillage, de contrôle psychologique, d’asphyxie sociale.

Et surtout, tout est nié. La France, pays des droits de l’homme, n’a jamais reconnu avoir torturé au Cameroun. Aucune commission officielle. Aucun procès. Aucune indemnisation.

Mais les traces sont là. Dans les rares archives déclassifiées. Dans les témoignages de survivants. Et dans les paysages : certaines zones rurales sont encore appelées “les terres rouges”, tant le sang y a coulé, mêlé à la latérite.

L’assassinat d’Um Nyobè : quand un homme devient une cible d’État

Il marchait pieds nus, portait une bible et un carnet de notes. Il parlait le bassa avec les paysans, le français avec les missionnaires, l’anglais avec les délégués de l’ONU. Ruben Um Nyobè, le “Mpodol” (« celui qui porte la parole ») fut bien plus qu’un leader politique : il fut la voix d’un Cameroun libre, panafricain et digne.

En exil intérieur depuis 1955, traqué depuis la dissolution de l’UPC, Um Nyobè n’a jamais levé une arme. Il croyait à la force de la parole, à la résistance intellectuelle, au pouvoir de la mobilisation populaire. Entre 1952 et 1955, il adresse plusieurs mémoires à l’ONU, dénonçant les exactions françaises, le déni démocratique et les violences coloniales au Cameroun. À New York, ses mots claquent :

« La colonisation est une entreprise de pillage, de haine et d’humiliation. »

Ces discours inquiètent. Irritent. Et surtout, éveillent la solidarité internationale. Pour la France, c’est un affront. Pour ses autorités coloniales, c’est une menace. Dans les rapports secrets de la gendarmerie française, Um Nyobè devient l’élément à neutraliser par tous moyens.

Le 13 septembre 1958, dans les forêts de Boumnyébel, il est localisé. L’armée française encercle son groupe, ouvre le feu. Um Nyobè meurt criblé de balles, sans procès, sans mandat, sans témoin. Son corps est laissé sans sépulture pendant plusieurs jours, interdit d’enterrement religieux ou public.

“Enterrez-le comme un chien.”

— Ordre donné par un officier français, selon un témoignage local.

Mais les mots du Mpodol ne sont pas morts. Bien au contraire. Dans les villages, on continue de murmurer ses discours, de transmettre ses écrits. L’assassinat d’Um Nyobè marque un tournant dans la guerre : il révèle que la France, censée accompagner les peuples vers la liberté, préfère abattre les leaders plutôt que dialoguer.

Et surtout, ce crime d’État ne sera jamais reconnu4. Jusqu’à ce jour, l’assassinat de Ruben Um Nyobè n’a fait l’objet d’aucune enquête judiciaire. Ni en France, ni au Cameroun.

Bamiléké : la population cible d’une “guerre sale”

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Si l’on devait cartographier l’horreur de la guerre du Cameroun, le pays bamiléké serait taché de sang. De Bafoussam à Dschang, de Bangangté à Mbouda, les collines résonnent encore du fracas des balles, des cris des suppliciés, des silences des charniers. C’est là que la guerre fut la plus féroce. Et la plus dissimulée.

À partir de 1959, la guérilla upéciste se réorganise dans l’Ouest. Mais très vite, la répression française prend une tournure ethnique. Les populations bamiléké, suspectées de soutenir les maquisards, deviennent des cibles collectives. L’armée coloniale, puis l’armée camerounaise post-indépendance, appliquent une logique d’épuration ethno-politique5.

Des villages entiers sont encerclés, puis incendiés. Les habitants (femmes, enfants, vieillards) sont rassemblés, puis fusillés. On jette les corps dans les puits, les fosses, les ravins.

  • À Bayangam, on parle de plus de 400 morts en une nuit.
  • À Bamendjou, le village est rasé après des jours de torture collective.
  • À Bandjoun, des écoliers sont raflés, puis portés disparus.

On parle de guerre. En réalité, c’est un massacre.

Un massacre couvert par le silence, entretenu par la terreur. Car les survivants savent : parler, c’est risquer sa vie.Dans les années 1960, même après l’indépendance, la chasse aux “rebelles” continue. Les autorités camerounaises, alliées à la France, poursuivent l’extermination, avec l’aide de mercenaires corses, de commandos français, de supplétifs locaux.

La population bamiléké paie un double prix : ethnique et politique. Être Bamiléké, c’est être potentiellement “upéciste”, donc “subversif”. Être upéciste, c’est être considéré comme un ennemi de l’État. Cercle mortel.

Un génocide à mots couverts ?

Le mot “génocide” n’a jamais été employé par les institutions françaises. Mais plusieurs chercheurs, dont Mongo Beti ou Thomas Deltombe, évoquent une entreprise de destruction ciblée. Les chiffres sont flous, car les archives ont été enfouies, détruites, censurées. Pourtant, des rapports confidentiels de l’armée française de l’époque parlent de “pacification par terreur”, de “zones à neutraliser”, de “concentration forcée des populations”.

Les “villages de regroupement” deviennent des camps de contrôle. On affame, on isole, on brise les liens sociaux. Des maladies se répandent. Le tissu ancestral bamiléké est méthodiquement désagrégé.

L’indépendance sous tutelle : Ahidjo, Paris et la traque des résistants (1960–1971)

Le 1er janvier 1960, le Cameroun accède à l’indépendance. Mais les fusils ne se taisent pas. Ils changent simplement de main. Car à peine la souveraineté proclamée, un nouveau pouvoir se met en place, avec l’aval de Paris : celui d’Ahmadou Ahidjo. Officiellement, le pays est libre. En vérité, il entre dans l’ère de la “françafrique sécuritaire.”

Musulman peulh du Nord, ancien fonctionnaire loyal de l’administration coloniale, Ahidjo a été modelé par les cadres français. Il rassure : il ne remet pas en cause les accords économiques, ni la présence militaire. En échange, Paris lui laisse les coudées franches pour pacifier le pays… à sa manière6.

Dès 1960, il fait adopter une Constitution autoritaire, puis interdit tous les partis politiques d’opposition. L’UPC, encore en résistance armée, est classée “terroriste”. Le pouvoir concentre tous les moyens dans la traque des maquisards.

Entre 1960 et 1971, les maquis sont pourchassés comme s’ils étaient des ennemis étrangers. Des villages entiers sont encerclés, les maquisards torturés, exécutés sommairement, exposés sur les places publiques comme avertissements.

Les figures de la résistance tombent les unes après les autres :

  • Félix-Roland Moumié, empoisonné au polonium à Genève en 1960 par un agent français.
  • Ernest Ouandié, capturé, jugé sommairement et fusillé publiquement à Bafoussam en 1971.
  • Abel Kingué, arrêté et torturé à mort à Yaoundé.
  • Ndongmo, évêque de Nkongsamba, soupçonné de sympathie upéciste, exilé au Vatican.

Le nouveau pouvoir, pourtant “africain”, poursuit la même logique coloniale : écraser, dissimuler, réécrire.

La France n’est pas spectatrice : elle continue de former les militaires camerounais, fournit armes, conseillers, budgets. Les officiers français, comme le colonel Jean Lamberton, participent directement aux opérations. On parle désormais de “l’indépendance sous surveillance.”

En 1961, la signature des “accords de coopération” entre Paris et Yaoundé scelle la vassalisation officielle : contrôle des ressources, encadrement militaire, appui diplomatique… et silence sur les crimes passés.

Dans les manuels scolaires, Um Nyobè est rayé. L’UPC est diabolisée. Aucun monument ne célèbre les résistants morts pour la vraie indépendance. Les enfants camerounais grandissent dans une mémoire amputée, où les vrais héros sont présentés comme des ennemis.

L’État camerounais devient le gardien local d’une paix coloniale travestie. Les mots « guerre d’indépendance » restent absents du vocabulaire officiel jusqu’à aujourd’hui.

Mémoire confisquée, vérité en marche

La guerre du Cameroun : une décolonisation dans le sang, longtemps passée sous silence

Il n’y a pas de monument pour les morts de la guerre du Cameroun.
Pas de date nationale de commémoration.
Pas de pardon.
Et longtemps, pas de mots.

De 1955 à 1971, une guerre coloniale a ravagé un pays, brisé des familles, et abattu ses plus brillants leaders. Mais cette guerre fut dénommée “troubles”, “opérations de maintien de l’ordre”, “luttes tribales”… Tout, sauf ce qu’elle était : une guerre d’indépendance féroce, anticoloniale, afrocentrée et méthodiquement étouffée7.

Pendant des décennies, les survivants ont été réduits au silence.
Les archives ont été classées, les historiens menacés, les témoins ignorés.

Pourtant, la vérité n’a pas disparu. Elle vit dans les récits oraux, dans les chants funéraires bamiléké, dans les silences pesants des aînés, dans les villages aux maisons noircies, dans les tombes anonymes. Et aujourd’hui, elle remonte à la surface.

Grâce au travail d’historiens, de journalistes, d’artistes, de familles de disparus, la mémoire de cette guerre sort peu à peu de l’oubli. Des documentaires émergent. Des livres sont publiés. Des militants réclament justice. Le voile se déchire.

Et ce dévoilement ne concerne pas que le Cameroun. Il interroge la France sur sa part d’ombre coloniale, sur la réalité de sa “mission civilisatrice”, sur l’héritage toxique de la Françafrique. Il interroge aussi l’Afrique elle-même : ses élites post-indépendance, ses silences, ses responsabilités dans la transmission de la mémoire.

Reconnaître cette guerre, c’est réparer l’histoire.
C’est donner un nom aux morts.
C’est nommer les bourreaux.
C’est rappeler que l’indépendance ne s’est pas donnée : elle s’est arrachée.

Et que ceux qui l’ont arrachée méritent plus que le silence.

Sources et références – Pour aller plus loin

Notes

  1. Un mandat est un territoire confié à une puissance coloniale par la Société des Nations (SDN) après 1919, avec pour mission d’accompagner son développement vers l’autonomie. Dans les faits, ces territoires sont gérés comme des colonies classiques, sans obligation réelle de rendre des comptes. Le Cameroun français reste ainsi un territoire dominé, sans statut d’égalité, jusqu’à son indépendance proclamée en 1960. ↩︎
  2. En 1957, la France dispose de plus de 15 000 hommes sur le terrain camerounais. Les documents déclassifiés révèlent l’usage de bombardiers T-6 Texan, de grenades au phosphore, de lance-flammes, et d’agents de contre-insurrection formés en Algérie. Le napalm, utilisé au Vietnam, est testé dans les forêts camerounaises pour débusquer les maquisards. ↩︎
  3. Avant l’Algérie, le Cameroun a été un terrain d’expérimentation pour l’armée française. Entre 1955 et 1960, les opérations de “maintien de l’ordre” incluent :
    – des interrogatoires sous la torture ;
    – la création de zones interdites avec couvre-feu total ;
    – l’utilisation de fausses lettres et de radio-maquis pour semer la confusion ;
    – le recrutement de mercenaires et milices camerounaises retournées contre leur propre population.
    Ce modèle sera ensuite appliqué en Algérie… puis exporté au Chili, au Vietnam, et ailleurs ↩︎
  4. – Le rapport d’autopsie d’Um Nyobè n’a jamais été publié.
    – Les témoins affirment qu’il a été atteint de plus de 15 balles.
    – Le lieu de sa mort, Boumnyébel, est aujourd’hui considéré comme un site de mémoire, mais aucun monument officiel français ne le reconnaît.
    – Les archives militaires françaises relatives à l’opération du 13 septembre 1958 sont toujours classées. ↩︎
  5. Avant 1955, la région bamiléké affichait une croissance démographique forte, avec des taux d’alphabétisation et de scolarisation élevés. Entre 1956 et 1971, plusieurs zones enregistrent des baisses soudaines et inexpliquées de population, selon les recensements coloniaux. En 2005, une mission parlementaire française évoque pour la première fois, sans suite judiciaire, des “zones d’exactions massives.” Aujourd’hui encore, aucune reconnaissance officielle de ces crimes de masse n’a été actée ni par la France, ni par l’État camerounais. ↩︎
  6. – Le général De Gaulle qualifiait Ahidjo de “modèle de stabilité pour l’Afrique”.
    – La DGSE (ex-SDECE) a conservé une cellule “Afrique centrale” chargée d’informer et de conseiller les autorités camerounaises jusqu’à la fin des années 1980.
    – Aucun des responsables français impliqués dans la répression entre 1955 et 1971 n’a été poursuivi.
    – La France a reconnu des “violences”, mais jamais une guerre, encore moins des crimes d’État. ↩︎
  7. – Plusieurs charniers non officiels ont été identifiés par des géologues et anthropologues dans l’Ouest Cameroun, mais non fouillés.
    – Les archives militaires françaises restent en grande partie inaccessibles.
    – Des études ADN pourraient permettre d’identifier certains résistants exécutés.
    – Un travail de vérité partagée franco-camerounais est toujours en attente. ↩︎

Qui est Rodney King, Afro-américain passé à tabac par des policiers ?

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Un homme, une banderole, une vidéo amateur : le 3 mars 1991, Rodney King est passé à tabac par des policiers de Los Angeles. Filmée, cette scène a déclenché une onde de choc mondiale et provoqué des émeutes historiques. Pour Rodney King, symbole de la brutalité policière, la justice a trébuché ; mais l’Histoire, elle, s’est éveillée.