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« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard

Avec Straw, nouveau succès Netflix, Tyler Perry relance le débat sur sa manière de représenter les femmes noires à l’écran. Hommage sincère ou enfermement narratif ? Nofi ouvre le débat.

À peine mis en ligne, le film Straw, écrit, produit et réalisé par Tyler Perry, s’impose numéro un sur Netflix. Porté par Taraji P. Henson, le drame met en scène une mère noire précarisée, acculée par la misère, qui tente de faire valoir ses droits dans un monde indifférent à sa détresse. Une fiction ? Pour beaucoup, un miroir du réel. Et pour d’autres, une ritournelle trop familière.

Sur les réseaux sociaux, les critiques se répètent : « Encore une femme noire qui souffre », « Encore une misère instrumentalisée ». Le cinéma de Perry dérange, émeut, divise. Et ce, depuis deux décennies.

« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
CHIP BERGMANN

Loin de fuir la critique, Tyler Perry assume : « Oui, mes films parlent des luttes des femmes noires. Parce que je les ai vues. Parce qu’elles m’ont élevé », déclarait-il récemment à True Love Magazine. Sa mère, Maxine, en est l’incarnation. Battue, résiliente, sacrifiée : elle est le cœur battant de sa filmographie. Son autobiographie filmée, Maxine’s Baby, est un manifeste de cette mémoire familiale douloureuse.

Mais cet ancrage personnel suffit-il à justifier la répétition ? Perry parle souvent d’hommage. Ses détracteurs dénoncent, eux, une forme de voyeurisme social et émotionnel.

« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
CHIP BERGMANN

Si le film Straw divise, la performance de Taraji P. Henson fait l’unanimité. Brute, sans maquillage, la comédienne livre une interprétation viscérale. Chaque tremblement, chaque cri, chaque silence raconte non seulement l’histoire de son personnage, mais celle de tant d’autres.

Elle retrouve ici un registre qu’elle avait exploré dans Acrimony ou I Can Do Bad All By Myself — deux autres collaborations avec Perry ; où elle incarnait déjà des femmes brisées, trahies, épuisées.

Mais cette fois, le rôle semble plus dense, plus enraciné dans une réalité sociale glaçante : précarité, santé, monoparentalité, violence institutionnelle. L’Amérique des marges.

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CHIP BERGMANN

Ce que ses critiques reprochent à Tyler Perry, ce n’est pas de raconter la souffrance. C’est de ne raconter que ce type de souffrance. Des femmes noires trahies, battues, abandonnées, humiliées, systématiquement en combat contre un monde hostile, souvent sans happy end réel.

Sur X (ex-Twitter), une internaute résumait : 

« Tyler Perry adore faire pleurer les femmes noires pour le divertissement. » 

D’autres, plus nuancés, demandent : 

« Où sont les récits de femmes noires aimées, épanouies, ambitieuses, puissantes sans drame ? »

Le problème, selon certains analystes, ne serait pas tant ce que Perry montre, mais ce qu’il ne montre jamais.

« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
www.tylerperry.com

Paradoxalement, les films de Tyler Perry fonctionnent. Et massivement. Ils trouvent un écho puissant chez un large public noir américain et diasporique. Une spectatrice écrit : 

« Je suis une femme noire. J’ai souffert. Merci Tyler Perry de raconter cette part de moi. »

Dans cette fidélité réside une vérité : l’Amérique noire vit encore, pour beaucoup, dans les marges. Et voir cette réalité reflétée à l’écran, dans une industrie qui les a longtemps ignorés, reste thérapeutique pour certains.

« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
CHIP BERGMANN

Mais vient un moment où la reconnaissance ne suffit plus. Où l’on peut dire « merci » et « maintenant, donnez-nous autre chose ».

Il ne s’agit pas de censurer la douleur, mais d’élargir la focale. De permettre à l’imaginaire afrodescendant de respirer autrement : par la joie, la réussite, la beauté non mutilée, l’amour sain, l’héritage transmis plutôt que perdu.

Dans un monde où les récits façonnent les regards (et donc les politiques, les corps, les destins) la pluralité des représentations devient un enjeu vital.

« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard
CHIP BERGMANN

Le film, pour tous ses travers, reste un objet de conversation culturelle essentiel. Il remet sur la table des questions sensibles : les violences institutionnelles, la pauvreté féminine, le mépris social, le désespoir des mères noires. Des réalités trop souvent tues.

Mais il ouvre aussi une brèche pour les artistes, producteurs, et scénaristes afrodescendants qui aspirent à représenter d’autres trajectoires. Pas forcément idéalisées. Mais diversifiées.

« STRAW » : Tyler Perry, la douleur des femmes noires et l’enjeu d’un autre regard

Chez Nofi, nous croyons à la puissance des récits. Et à leur responsabilité. L’œuvre de Tyler Perry ne doit pas être jetée aux orties. Elle témoigne, elle console, elle dérange. Mais elle appelle aussi à un souffle neuf.

Il est temps de compléter la fresque. D’inventer d’autres voies. De créer des Straw, oui, mais aussi des Crown, des Dream, des Joy.

Comment Idris Alooma a bâti un empire africain moderne

Découvrez Idris Alooma, souverain visionnaire de l’empire Kanem-Bornu au XVIe siècle. Réformateur militaire, diplomate habile et bâtisseur d’un État islamique prospère, il incarne l’apogée oubliée d’un empire africain au rayonnement géopolitique majeur.

Idris Alooma (vers 1570–1603), l’architecte de l’âge d’or de l’empire Kanem‑Bornu

SSouvent éclipsé par des figures plus connues comme Soundiata Keïta ou Shaka Zulu, Mai Idris Alooma mérite pourtant une place centrale dans le panthéon des grands souverains africains. À la tête de l’empire Kanem‑Bornu (vaste entité politique couvrant une grande partie du bassin du lac Tchad, incluant les actuels Nigeria, Niger, Tchad et Cameroun) son règne marque l’apogée politique, militaire et économique de cette civilisation sahélienne.

Dès son avènement, Idris Alooma fait face à une situation chaotique : rivalités internes, raids extérieurs, affaiblissement des routes commerciales. Il répond par une réforme en profondeur de l’État. Sur le plan militaire, il introduit les armes à feu acquises auprès des Ottomans et forme ses soldats aux techniques modernes. Il fonde des forteresses, développe la cavalerie chamelière et sécurise les voies commerciales traversant le désert. Cette modernisation lui permet non seulement de stabiliser son territoire, mais aussi d’étendre son autorité aux dépens des royaumes voisins.

Mais Idris Alooma n’est pas qu’un conquérant. Il est également un bâtisseur et un diplomate avisé. Il fait améliorer les routes, standardiser les unités de mesure, construire des bateaux pour le transport sur le lac Tchad, et veille à la sécurité des commerçants. Un dicton célèbre affirme qu’à son époque, « une femme couverte d’or pouvait traverser le royaume sans être inquiétée » ; signe d’une administration efficace et d’un État sûr.

Fervent musulman, il érige des mosquées en brique, fonde des tribunaux de qadis indépendants, soutient les lettrés et renforce le droit islamique comme pilier de la légitimité du pouvoir. Cette réforme religieuse, conjuguée à une diplomatie active avec l’Empire ottoman et le Maroc, permet au Kanem‑Bornu d’accroître son prestige auprès des grandes puissances musulmanes.

Son principal chroniqueur, Ahmad ibn Fartuwa, nous offre un témoignage rare et précieux sur ce règne. Dans ses écrits, Alooma apparaît comme un souverain juste, visionnaire et profondément attaché à l’idée d’un ordre fondé sur la foi, la loi et la prospérité collective.

À l’heure où l’empire Songhaï s’effondre sous les coups des Marocains (1591), Idris Alooma transforme le Kanem‑Bornu en un centre majeur de pouvoir et d’influence en Afrique subsaharienne. Il en fait un empire équilibré (politiquement stable, économiquement dynamique et religieusement structuré) dont l’héritage mérite d’être pleinement réhabilité dans les récits de l’histoire mondiale.

Unificateur et stratège militaire


Carte de l’Empire Kanem-Bornu dans la zone sahélienne autour du lac Tchad aux 17ème et 18ème siècles. Sources : « Eine Studie über Entstehung und Wandel eisenzeitlich-historischer Fürstentümer im südlichen Tschadbecken (7./8. Jahrhundert n. Chr. bis ca. 1925) » par Detlef Gronenborn, « Al-Qasaba et d’autres villes de la route centrale du Sahara » par Dierk Lange et Silvio Berthoud, « Origin and Meaning of Damagaram » par Babagana Abubakar et d’autres documents.

Lorsque Idris Alooma accède au pouvoir, l’empire Kanem‑Bornu sort d’une période de fragmentation marquée par des guerres internes, des famines récurrentes et la pression de peuples hostiles. L’autorité centrale est affaiblie, et les provinces autrefois soumises contestent la domination de Bornu. Dans ce contexte troublé, Alooma se révèle un habile stratège. Il engage une série de campagnes militaires pour rétablir l’unité territoriale de l’empire, notamment en reprenant Njimi, ancienne capitale du Kanem, alors tenue par des rivaux historiques.

Mais son génie réside surtout dans la modernisation de l’appareil militaire. Conscient de l’écart technologique avec certaines puissances étrangères, il introduit l’usage des armes à feu ; mousquets importés grâce à une diplomatie active avec l’Empire ottoman. Il fait venir des mercenaires turcs pour former ses troupes à leur maniement, ce qui constitue une avancée décisive dans la guerre sahélienne.

Illustration d’un garde du corps à cheval du Cheikh de Bornou, Nigeria. Publié dans les Voyageurs du XIXe siècle (Jules Verne, 1880).

Alooma restructure également l’armée : il développe une cavalerie lourde, implante des ribats (forteresses frontalières servant de garnisons et de centres logistiques), et établit des itinéraires de ravitaillement efficaces. Il veille personnellement à la discipline et à l’organisation des campagnes, intégrant une vision stratégique qui combine mobilité, défense territoriale et capacité de projection.

Ce redéploiement militaire permet à l’empire de sécuriser ses frontières, de reprendre le contrôle des routes caravanières, et de réaffirmer son hégémonie dans une région où les royaumes concurrents peinent à se relever. En ce sens, Idris Alooma ne fut pas seulement un chef de guerre, mais le véritable restaurateur de la puissance militaire du Kanem‑Bornu.

Diplomatie ingénieuse

Comment Idris Alooma a bâti un empire africain moderne

Si Idris Alooma s’illustre sur les champs de bataille, il n’en est pas moins un diplomate subtil, maniant les rapports de force avec une remarquable intelligence géopolitique. Conscient de la centralité du Sahel dans les réseaux transsahariens et du poids des grandes puissances musulmanes de son temps, il engage son empire dans un jeu d’alliances et de contre-alliances qui renforce sa souveraineté tout en assurant sa sécurité.

À trois reprises, Alooma envoie des ambassades à Istanbul, capitale de l’Empire ottoman. Ces missions diplomatiques visent à obtenir la protection de ses émissaires et des commerçants bornouans dans l’ensemble des territoires sous influence ottomane. Le succès est tel que des chroniqueurs turcs de l’époque le reconnaissent comme un « calife africain », rival spirituel et politique dans l’espace islamique. Cette reconnaissance tacite donne à Kanem‑Bornu une stature inédite sur l’échiquier diplomatique saharien.

Mais Alooma ne se contente pas d’entretenir des relations cordiales avec Istanbul. Il exploite également la rivalité entre les Ottomans et le sultan marocain Ahmad al‑Mansur, très actif dans le contrôle du désert et des anciennes provinces songhaïennes. En négociant habilement avec ce dernier, Idris parvient à restaurer l’influence bornouane sur le Fezzan, région stratégique pour les échanges commerciaux transsahariens. Il assure ainsi une forme de neutralité armée dans cette zone, consolidant son monopole sur les routes de commerce reliant l’Afrique centrale à l’Afrique du Nord.

En combinant proximité diplomatique avec les grandes puissances et affirmation d’une souveraineté sahélienne indépendante, Idris Alooma redéfinit la place de Kanem‑Bornu dans le monde musulman. Sa diplomatie, fondée sur un savant équilibre entre reconnaissance religieuse, partenariat militaire et contrôle commercial, demeure un exemple rare de finesse stratégique en Afrique précoloniale.

Réforme économique et infrastructurelle

Le génie politique d’Idris Alooma ne se limite ni aux conquêtes militaires ni aux jeux diplomatiques. Son règne se distingue également par une transformation profonde de l’économie et des infrastructures de l’empire Kanem‑Bornu. Conscient que la stabilité d’un État repose sur la prospérité de ses citoyens et la fluidité des échanges, il engage un ambitieux programme de modernisation logistique.

Il fait construire et restaurer un réseau de routes caravanières, facilitant la circulation des biens et des personnes à travers le Sahel. Sur le lac Tchad, il fait développer une flotte de bateaux performants, renforçant la connectivité entre les provinces riveraines et stimulant le commerce fluvial. Plus encore, il instaure des unités de mesure agricoles standardisées, élément fondamental pour réguler l’échange de denrées et garantir l’équité des transactions.

Cette dynamique de régulation est doublée d’un effort constant pour sécuriser les voies commerciales. Des postes de garde, des patrouilles et une politique de tolérance zéro à l’égard des brigands font de l’empire un territoire sûr. Une formule devenue célèbre illustre cette réalité : 

« Une femme cloîtrée d’or pouvait traverser l’empire sans crainte ».

Cette hyperbole souligne moins un fait littéral qu’un idéal d’ordre public, perçu comme la marque d’une gouvernance éclairée.

En combinant innovation technique, encadrement économique et sécurité renforcée, Idris Alooma érige Kanem‑Bornu en hub commercial incontournable entre le Maghreb, le Nil, et les royaumes du sud. Ces réformes, à la fois concrètes et visionnaires, ont permis à l’empire de tirer profit de sa position géographique stratégique et d’asseoir durablement son influence.

Réformes administratives et religieuses

Comment Idris Alooma a bâti un empire africain moderne

Fervent musulman, Idris Alooma voit dans la religion un fondement essentiel de l’unité et de la légitimité politique. À travers une série de réformes profondes, il renforce la centralité de l’islam dans l’administration et la vie publique de l’empire Kanem‑Bornu. Loin de se limiter à une dimension spirituelle, son islam est aussi un instrument de structuration de l’État.

Sous son règne, des mosquées en briques sont érigées dans les principales villes et centres commerciaux, marquant la visibilité matérielle de l’islam et sa diffusion au sein des populations. Il développe un système judiciaire structuré, en confiant aux qadis (juges islamiques) des rôles de plus en plus centralisés dans le règlement des litiges civils et commerciaux. Le droit musulman (fiqh) devient ainsi un pilier juridique, codifiant les rapports sociaux tout en consolidant l’autorité centrale.

Idris accorde également une place importante aux oulémas (savants religieux), qu’il soutient financièrement et moralement. Il professionnalise leur fonction, leur assurant une indépendance relative tout en les intégrant à l’appareil de légitimation du pouvoir. Ces savants deviennent des figures clés de la transmission du savoir et de l’encadrement moral de la société.

En affirmant sa piété sans renoncer à l’autonomie culturelle de son royaume, Idris Alooma parvient à articuler foi et souveraineté. Il se présente non seulement comme un roi conquérant et réformateur, mais aussi comme un souverain pieux, guidé par les principes de justice et d’équité islamiques. Par cette posture, il inscrit Kanem‑Bornu dans la continuité de la civilisation musulmane sahélienne, tout en affirmant son indépendance face aux califats extérieurs.

Apogée géopolitique

Groupe de guerriers Kanembu, gravure publiée en 1892.

Le règne d’Idris Alooma marque l’apogée du Kanem‑Bornu en tant que puissance sahélienne et islamique. Grâce à ses réformes, ses campagnes militaires victorieuses et sa diplomatie proactive, l’empire atteint sa plus grande extension territoriale et son plus haut prestige politique. Il contrôle désormais la majeure partie de la région haoussa, un espace clé pour le commerce et la culture islamique, ainsi que les carrefours stratégiques du Fezzan, porte d’entrée vers l’Afrique du Nord.

La sécurité des rives du lac Tchad, vitales pour l’agriculture, le commerce fluvial et l’organisation administrative, est pleinement assurée. Ce verrou géographique devient le centre névralgique d’un empire qui, sous Idris, agit comme pivot régional entre le monde saharien, les savanes de l’Afrique centrale, et les routes transsahariennes.

Dans ce contexte, la chute de l’Empire songhaï en 1591, écrasé par les forces marocaines à Tondibi, bouleverse l’équilibre ouest-africain. Tandis que les vestiges du Songhaï sombrent dans le chaos, Kanem‑Bornu s’impose comme la principale puissance islamique de la région. Il devient un centre de rayonnement religieux, intellectuel et économique, attirant marchands, juristes, lettrés et pèlerins.

Ce basculement stratégique fait d’Idris Alooma l’un des rares souverains africains de l’époque à réussir à conjuguer expansion territoriale, centralisation étatique et prestige international. Le Kanem‑Bornu, souvent négligé dans les manuels d’histoire, devient sous son règne un véritable empire charnière au cœur du continent africain.

Idris Alooma, l’architecte oublié d’un empire africain rayonnant

Longtemps relégué aux marges des récits historiques dominants, Idris Alooma apparaît pourtant comme l’un des plus grands souverains de l’histoire africaine. Chef de guerre redoutable, diplomate visionnaire, réformateur méthodique et souverain pieux, il réussit là où beaucoup échouent : transformer un royaume fragmenté en un empire prospère, respecté et redouté. Par ses efforts, le Kanem‑Bornu devient, à la fin du XVIe siècle, le centre géopolitique et spirituel d’une vaste région s’étendant du Fezzan à l’Hausaland, du lac Tchad aux confins du Sahara.

Son règne illustre ce que l’Afrique précoloniale a pu produire de plus raffiné en termes de gouvernance, de stratégie et d’ingéniosité religieuse. Pourtant, sa mémoire reste marginale dans les imaginaires collectifs de la diaspora, éclipsée par des figures plus médiatisées. Redonner à Idris Alooma la place qu’il mérite, c’est non seulement réparer une injustice historique, mais aussi réaffirmer la complexité et la grandeur des trajectoires africaines avant la colonisation.

Notes et références :

  1. Barkindo, Bawuro M. The Sultanate of Bornu. Longman, 1985.
  2. Lange, Dierk. « Idris Aloma’s Reforms and the Consolidation of Kanem-Bornu », Paideuma, vol. 43, 1997, pp. 195–213.
  3. Aiyedun, K. « Idris Alooma and the Ottoman Connection », Journal of Islamic Studies in Africa, vol. 12, no. 1, 2004, pp. 33–48.
  4. Last, Murray. The Sokoto Caliphate. Longman, 1967.
  5. Hunwick, John O. Islamic Law and Society in Africa. Northwestern University Press, 1993.
  6. Trimingham, J. Spencer. Islam in West Africa. Oxford University Press, 1959.
  7. Ade Ajayi, J. F. & Crowder, M. (eds.). History of West Africa, vol. 1. Longman, 1985.
  8. Lydon, Ghislaine. On Trans-Saharan Trails: Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in Nineteenth-Century Western Africa. Cambridge University Press, 2009.
  9. Encyclopaedia Britannica, « Idris Alooma », édition en ligne, consulté en juin 2025.
  10. Afrolegends.com, « Idris Aluma – The Islamic Reformer King of Kanem-Bornu », consulté en juin 2025.
  11. Africanhistoryextra.com, « The Diplomacy of Idris Alooma », consulté en juin 2025.
  12. Wikipedia, « Idris of Kanem-Bornu », dernière modification en mai 2025.

Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

Loin des récits habituels de révoltes et de fuites, cet article explore une forme méconnue mais puissante de résistance à l’esclavage : le recours aux tribunaux américains par les esclaves eux-mêmes pour obtenir leur liberté. À travers plusieurs cas historiques marquants, il dévoile une facette oubliée de la lutte pour l’émancipation.

Un système esclavagiste traversé de contradictions

La naissance des États-Unis s’est faite dans un tumulte d’idéaux nobles et de pratiques profondément contradictoires. En 1776, les Pères fondateurs proclamaient haut et fort que « tous les hommes sont créés égaux« , que la liberté individuelle est un droit inaliénable ; tout en autorisant, tolérant ou pratiquant eux-mêmes l’esclavage. Ce paradoxe fondamental n’était pas seulement moral, il était aussi structurel : au cœur même de la nouvelle République, liberté et servitude coexistaient en tension constante.

Ce choc idéologique n’a pas échappé aux observateurs étrangers. En 1831, deux intellectuels français, Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, entreprirent un voyage à travers les États-Unis. Dans leurs récits, ils s’étonnèrent de constater un pays à la fois profondément attaché à l’idée de liberté, et brutalement enraciné dans une hiérarchie raciale rigide. De Beaumont résumait cette contradiction avec une formule devenue célèbre : « tant d’esclavage au sein de tant de liberté« . Ce regard extérieur, lucide et sans complaisance, mettait en lumière ce que nombre d’Américains préféraient ignorer ou justifier.

Sur le plan juridique, cette contradiction se manifestait par une instabilité chronique des lois, tantôt favorables à l’abolition, tantôt renforçant les privilèges des maîtres. Les États du Nord, plus industrialisés et sensibles aux idées progressistes, abolissaient progressivement l’esclavage, tandis que ceux du Sud le consolidaient en fondement économique et social. Cette disparité créait un patchwork législatif où la liberté ou l’asservissement d’une personne pouvait dépendre du simple fait de traverser une frontière d’État.

Cette situation donna naissance à une série de tensions juridiques majeures. Le droit constitutionnel, censé garantir l’unité fédérale, se retrouvait piégé entre la souveraineté des États et la reconnaissance des droits individuels. Des failles, des contradictions, et parfois de véritables absurdités légales se mirent à émerger. Ce flou, bien qu’injuste, allait pourtant offrir une brèche ; une faille que certains esclaves afro-descendants surent exploiter avec une intelligence remarquable : utiliser les armes du droit pour contester leur statut, et revendiquer leur humanité devant les tribunaux mêmes qui les avaient niés.

Des voies juridiques exploitées par les esclaves pour se libérer

Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

L’image dominante que l’on se fait de la résistance à l’esclavage en Amérique renvoie souvent à la violence, aux révoltes sanglantes ou aux fuites audacieuses vers les États libres. Ces formes de lutte, héroïques et spectaculaires, ont marqué les esprits et la mémoire collective. Pourtant, une autre forme de résistance, plus discrète mais tout aussi subversive, s’est développée en parallèle : l’usage du droit. En exploitant les failles du système judiciaire américain, certains esclaves ont tenté (et parfois réussi) à gagner leur liberté devant les tribunaux.

Cette stratégie, connue sous le nom de suing for liberty, consistait pour les personnes réduites en esclavage à intenter un procès civil contre leur maître, en contestant la légalité de leur asservissement. L’idée peut sembler improbable dans un pays dont l’économie reposait en grande partie sur l’exploitation humaine. Et pourtant, elle s’est avérée suffisamment redoutable pour que certains États tentent, plus tard, de la bloquer par des réformes législatives restrictives.

Dans de nombreux cas, ces procès n’étaient pas menés seuls. Des figures abolitionnistes, des avocats progressistes ou encore des sympathisants prêtaient leur voix et leur expertise aux plaignants. L’intervention de ces alliés était souvent déterminante, car le langage juridique, les coûts des procédures et les obstacles politiques rendaient la démarche extrêmement risquée. Ainsi, le rôle de juristes comme Theodore Sedgwick, qui défendit avec brio Elizabeth Freeman (dite Mumbet) en 1781, fut capital pour traduire la révolte intime de l’esclave en argumentation judiciaire solide.

Mais au-delà du soutien externe, ce sont bien les plaignants eux-mêmes qui furent les véritables architectes de cette résistance. Le simple fait de porter plainte, de contester l’ordre établi en public, et d’oser revendiquer sa dignité à travers les textes fondateurs d’une nation encore en gestation, relevait d’un courage exceptionnel. Ils comprenaient que le droit, même fondé sur des principes hypocrites ou sélectifs, pouvait contenir les germes de leur propre libération. Ce retournement stratégique ; utiliser les lois des maîtres contre eux ; constitue un acte profondément politique et intellectuellement audacieux.

Certes, tous les procès ne menèrent pas à une libération effective. Nombreux furent les cas rejetés, les juges partials, les recours épuisés. Mais chaque tentative ajoutait une pierre à l’édifice de la contestation. Chaque procès devenait un précédent potentiel, un signal envoyé à la société et à la postérité : même enchaîné, l’homme noir n’acceptait pas le silence. Il s’exprimait par les voies mêmes que le système prétendait lui interdire.

Études de cas emblématiques

Pour saisir pleinement l’impact et la portée du recours juridique comme forme de résistance, il est essentiel d’examiner des cas concrets. Ces histoires individuelles, bien que souvent oubliées ou reléguées à la marge des récits historiques dominants, illustrent avec force la lucidité, la résilience et l’ingéniosité des esclaves afro-descendants face à l’appareil judiciaire américain.

1. Elizabeth Freeman (Mumbet), 1781 – Massachusetts

Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

L’affaire d’Elizabeth Freeman, connue sous le nom de Mumbet, reste l’une des plus puissantes incarnations de la résistance juridique à l’esclavage. Esclave domestique dans le Massachusetts, née vers 1744 sous le nom de Bet, elle incarne l’intelligence stratégique et le courage moral dont firent preuve certains esclaves afro-descendants pour contester leur condition en usant du droit.

C’est en entendant une lecture publique de la Constitution du Massachusetts de 1780 (notamment son premier article affirmant que « tous les hommes naissent libres et égaux« ) qu’Elizabeth prit conscience de l’arme que représentait ce texte. Blessée volontairement en protégeant une autre servante de la violence de sa maîtresse, elle décida de faire de son corps une preuve du traitement subi, et de la loi un levier pour sa libération.

Elle sollicita l’avocat Theodore Sedgwick, alors jeune et influencé par les idéaux abolitionnistes. Selon la tradition rapportée par la famille Sedgwick, elle lui aurait déclaré :

« Je ne suis pas une créature muette ; la loi ne peut-elle pas me rendre ma liberté ? ».

Impressionné, Sedgwick accepta de défendre sa cause. Afin de contourner les restrictions juridiques pesant sur les femmes à l’époque, un autre esclave du même maître, Brom, fut ajouté à la plainte pour en renforcer la légitimité.

Le procès Brom and Bett v. Ashley eut lieu en août 1781 devant la Cour de common law du comté de Berkshire. Sedgwick et son collègue Tapping Reeve plaidèrent que les principes constitutionnels nouvellement établis rendaient l’esclavage incompatible avec la loi de l’État. Le jury leur donna raison : Bett fut déclarée libre, tout comme Brom. Le maître, John Ashley, un notable local et homme de loi, fit mine d’interjeter appel, mais se ravisa rapidement ; probablement conscient que cette décision ouvrait une brèche irréversible dans le droit à l’esclavage au Massachusetts.

Elizabeth Freeman devint ainsi l’une des premières femmes afro-américaines à obtenir sa liberté par voie judiciaire, et l’un des symboles les plus marquants de l’abolitionnisme naissant en Nouvelle-Angleterre. Refusant de retourner travailler pour son ancien maître, elle entra au service de la famille Sedgwick, non plus comme esclave, mais comme employée, et y éleva plusieurs générations. Elle gagna une réputation de sage-femme, soignante et conseillère respectée dans sa communauté.

Elle repose aujourd’hui dans le caveau de la famille Sedgwick à Stockbridge ; une place unique pour une femme noire dans la société blanche du XVIIIe siècle. Son combat servit de précédent juridique dans l’affaire Quock Walker v. Jennison, qui, en 1783, mit fin de facto à l’esclavage dans le Massachusetts.

Le souvenir d’Elizabeth Freeman perdure bien au-delà de son époque : statues, centres d’aide aux femmes battues, ouvrages pour enfants et séries télévisées lui rendent hommage. W.E.B. Du Bois, qui se disait l’un de ses descendants, voyait en elle un pilier fondateur de la dignité noire. Par sa lucidité et sa bravoure, Mumbet incarna le refus de l’asservissement ; non par la fuite ou la force, mais par une lecture éclairée des mots que la jeune République prononçait sans encore les appliquer.

2. Josephine vs. P.A.C., 1846 – Louisiane

Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

Le procès de Josephine contre son maître, connu sous le nom de Josephine vs. P.A.C., illustre une autre forme de résistance juridique : celle qui repose sur une compréhension stratégique des interstices légaux offerts par un système contradictoire. Il ne s’agit pas ici d’un acte isolé de défi, mais d’un exemple éclairant de l’habileté avec laquelle certains esclaves afro-descendants ont navigué les tensions entre les États esclavagistes et les États libres pour revendiquer leur droit fondamental à la liberté.

Josephine, une femme réduite en esclavage à La Nouvelle-Orléans, fut emmenée en 1841 par son maître dans les États du nord-est, notamment à New York et en Pennsylvanie, des territoires où l’esclavage était aboli depuis plusieurs décennies. Là-bas, elle vécut sur un sol juridiquement libre pendant plusieurs années, situation qui, en vertu du principe du Free Soil, aurait pu légalement modifier son statut. Lorsqu’elle fut ensuite ramenée à La Nouvelle-Orléans, son statut redevint officiellement celui d’une esclave. Cependant, un changement législatif crucial survenu entre-temps allait complexifier les choses.

En 1846, l’État de Louisiane adopta une loi visant à empêcher les esclaves de tirer parti de séjours temporaires dans des États libres pour réclamer leur émancipation. Cette loi cherchait explicitement à refermer une faille légale que certains esclaves et leurs soutiens avaient appris à exploiter. Mais Josephine eut l’intelligence de souligner que son séjour sur un sol libre avait eu lieu avant la promulgation de cette loi. Elle saisit donc la justice et poursuivit son maître, plaidant que son statut de femme libre avait été acquis avant que la législation ne vienne verrouiller cette possibilité.

Le tribunal de première instance lui donna raison, ce qui provoqua l’appel immédiat du maître. L’affaire fut portée devant la Cour suprême de Louisiane, une institution alors loin d’être connue pour son progressisme. Pourtant, le juge George Eustis rédigea un arrêt remarquable de clarté et de fermeté. Il déclara notamment que les lois de Pennsylvanie, en s’appliquant au séjour de Josephine, avaient modifié de manière définitive son statut légal. La cour conclut :

« Une fois sa condition fixée par les lois de Pennsylvanie, elle ne pouvait plus être réduite à l’état d’esclave. Son retour ultérieur en Louisiane ne pouvait rétablir la relation de maître à esclave. »

Ce jugement est lourd de sens. D’une part, il affirme un principe de droit fondamental selon lequel la liberté acquise dans un État libre ne peut être annulée rétroactivement. D’autre part, il met en évidence un paradoxe profond du système fédéral américain : la mobilité géographique des esclaves pouvait, selon le lieu et le moment, bouleverser leur statut social et juridique. Ce flou (produit par la coexistence de législations contradictoires au sein d’un même pays) a permis à des individus comme Josephine de transformer un acte de soumission (suivre son maître dans le Nord) en une occasion de reconquête de soi.

Ce cas illustre aussi l’importance du calendrier juridique : une stratégie gagnante pour Josephine aurait pu échouer si elle avait été intentée quelques mois plus tard. Ce facteur temporel montre que la liberté ne dépendait pas seulement du courage ou du mérite moral, mais d’une maîtrise fine des délais, des textes de loi, et du fonctionnement des institutions ; éléments auxquels Josephine ou ses soutiens ont su répondre avec une précision remarquable.

En somme, Josephine n’a pas seulement gagné un procès. Elle a, en acte, démontré qu’un système oppressif, même solidement établi, peut contenir en lui-même les germes de son renversement ; à condition d’en comprendre et d’en manipuler les failles avec intelligence et ténacité.

3. Jenny Slew, 1765 – Massachusetts

Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

Le cas de Jenny Slew est l’un des plus anciens témoignages connus de recours juridique contre l’esclavage en Amérique du Nord, et sans doute le premier procès gagné par une femme afro-américaine devant un jury. Bien que largement oublié des manuels scolaires, son histoire constitue une démonstration puissante de la capacité des femmes noires à revendiquer activement leur liberté, même dans un contexte où leur parole était systématiquement marginalisée.

Née vers 1719 à Ipswich (Massachusetts), Jenny Slew était issue d’une union mixte : sa mère, Betty Slew, était une femme blanche libre, tandis que son père était probablement un homme africain réduit en esclavage. Ce détail, apparemment mineur, allait devenir l’argument central de sa défense : selon la loi coloniale de l’époque, le statut légal d’un enfant suivait celui de la mère. Par conséquent, Jenny était juridiquement libre de naissance, bien qu’elle ait vécu dans des conditions sociales ambiguës.

En 1762, à l’âge de 43 ans, Jenny fut enlevée de chez elle et réduite en esclavage par un certain John Whipple Jr. Trois ans plus tard, elle intenta une action en justice contre lui, exigeant sa liberté et réclamant 25 livres de dommages pour détention illégale. Sa démarche, audacieuse, fut initialement rejetée par la cour inférieure du comté d’Essex : elle avait déposé sa plainte sous le nom de « Jenny Slew, spinster » (vieille fille), or les juges soutinrent que, puisqu’elle avait été mariée à des hommes esclaves, ce statut était inexact. Le tribunal lui fit payer les frais de justice, ajoutant l’humiliation à l’injustice.

Mais Jenny persista. En 1766, elle fit appel devant la Essex Superior Court of Judicature à Salem. Là, son avocat, Benjamin Kent ; un juriste connu pour ses idées abolitionnistes ; reprit l’argument de la filiation maternelle pour démontrer qu’elle ne pouvait légalement être réduite en esclavage. Il souligna également que ses mariages avec des hommes eux-mêmes esclaves n’étaient pas reconnus par la loi, ce qui la rendait juridiquement célibataire, et donc apte à engager un procès civil.

Face à un jury composé exclusivement d’hommes blancs, Whipple tenta de produire une preuve de vente et d’arguer que Slew ne pouvait justifier son statut libre. Mais les arguments de Kent l’emportèrent. Le jury donna raison à Slew : elle fut déclarée libre, obtint le remboursement de ses frais de justice ainsi que quatre livres de dommages-intérêts. Ce jugement, pionnier dans l’histoire américaine, établit un précédent sur la possibilité pour les personnes d’origine africaine (et en particulier les femmes) d’utiliser la logique même du droit colonial pour contester leur statut d’esclave.

Fait notable : John Adams, futur président des États-Unis et fin observateur des débats judiciaires de son temps, était probablement présent à l’audience. Il mentionne dans son journal une « mulâtresse poursuivant un homme blanc pour enlèvement« , qu’il qualifie de premier procès de ce genre qu’il ait vu, tout en ajoutant qu’il en existait « beaucoup d’autres ». Ce témoignage renforce l’idée que, loin d’être marginales, ces actions en justice étaient un mode de résistance plus répandu qu’on ne le croit.

L’affaire Jenny Slew démontre que, dès le milieu du XVIIIe siècle, des femmes afro-descendantes étaient capables non seulement de revendiquer leur liberté, mais aussi de se battre jusqu’au bout, armées de leur connaissance du droit, de leur histoire personnelle, et de leur détermination. Slew, en prenant le risque d’affronter un homme blanc devant un jury tout-puissant, a ouvert la voie à une forme de lutte juridico-politique encore trop peu mise en valeur aujourd’hui.

Quand des esclaves poursuivaient leurs maîtres en justice et obtenaient gain de cause

À travers les cas de Jenny Slew, Elizabeth Freeman ou encore Josephine, cet article a mis en lumière une dimension méconnue mais fondamentale de la résistance des esclaves afro-descendants en Amérique : l’usage stratégique du droit pour revendiquer la liberté. Loin des représentations exclusivement guerrières ou passives de l’esclave, ces femmes ont démontré qu’il était possible de subvertir l’ordre esclavagiste de l’intérieur, en s’appuyant sur ses propres textes, ses contradictions et ses principes affichés.

En engageant des procès contre leurs maîtres, ces plaignantes ont contraint la société américaine naissante à faire face à ses hypocrisies. Elles ont montré que les valeurs de liberté, d’égalité et de justice, si souvent brandies par les fondateurs de la nation, ne pouvaient rester des slogans abstraits tant que des femmes et des hommes restaient enchaînés. Par leur audace intellectuelle, leur courage civique, et leur foi en la puissance du droit, elles ont semé les graines d’une refondation morale du contrat social américain.

Certes, ces actions n’ont pas démantelé à elles seules l’esclavage. Mais elles ont ouvert des brèches, créé des précédents, inspiré des générations. Elles ont aussi posé une question que l’Amérique n’a cessé d’éviter : à qui appartient réellement la liberté ? Dans leur silence institutionnel, dans leur marginalisation historique, ces femmes ont pourtant joué un rôle central. Elles n’ont pas seulement conquis leur liberté individuelle : elles ont contribué à redéfinir ce que signifie être libre dans un pays construit sur l’asservissement.

Aujourd’hui, redécouvrir ces histoires, les inscrire dans la mémoire collective, ce n’est pas seulement rendre justice aux oubliées de l’histoire. C’est reconnaître que les racines du combat pour les droits civiques, l’égalité devant la loi et la justice sociale plongent bien plus profondément dans le passé qu’on ne l’admet souvent. Et qu’elles commencent, très souvent, dans un tribunal, face à un maître, avec une voix noire qui, calmement, exige de ne plus être une propriété.

Notes et Références

  1. Zilversmit, Arthur. “Quok Walker, Mumbet, and the Abolition of Slavery in Massachusetts.” The William and Mary Quarterly, vol. 25, no. 4, 1968, pp. 614–624.
  2. Freeman, Elizabeth. Entry in the National Women’s History Museum and Mass Moments, accessed May 2025.
  3. Piper, Emilie & Levinson, David. One Minute a Free Woman: Elizabeth Freeman and the Struggle for Freedom. Upper Housatonic Valley National Heritage Area, 2010.
  4. Du Bois, W.E.B. Dusk of Dawn. Transaction Publishers, 1984 [originally published 1940].

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Pendant des siècles, l’Afrique du Nord a été au carrefour des peuples noirs, bien avant l’esclavage ou la colonisation. Cet article dévoile l’histoire refoulée des origines africaines profondes du Maghreb. Entre génétique, linguistique et mémoire populaire, une réconciliation s’impose.

Réécrire l’histoire noire de l’Afrique du Nord

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Sous les sables du Sahara, une mémoire remonte. Celle d’un continent que l’on a voulu séparer de lui-même.

À chaque fois que l’on trace une carte de l’Afrique, une ligne invisible s’incruste dans les esprits : le Sahara, frontière supposée entre deux mondes. Au nord, un Maghreb blanc, arabe, parfois méditerranéen. Au sud, une Afrique noire, tropicale, “subsaharienne”. Cette séparation arbitraire est répétée partout : dans les manuels scolaires, dans les médias, dans les discours savants, dans les classements géopolitiques. Elle semble si naturelle que peu la questionnent. Et pourtant, elle ne repose sur aucune réalité historique ou scientifique.

Le désert n’a jamais été un mur. Il fut un couloir, un poumon, un pont. Bien avant les empires et les califats, bien avant Rome ou Carthage, l’Afrique du Nord fut peuplée par des hommes et des femmes à la peau noire. Ils ont chassé, sculpté, gravé, compté, bâti. Ils ont inventé la céramique, la navigation, la numération, les arcs, les rites funéraires. Ils ont semé les premières graines du monde tel que nous le connaissons. Et pourtant, leur mémoire a été balayée comme les sables d’El Djouf.

Car l’un des plus grands effacements de l’histoire humaine ne se joue pas seulement dans les bibliothèques. Il se joue dans les représentations. Ce qu’on a voulu faire croire, c’est que le Nord de l’Afrique aurait toujours été blanc. Que l’histoire des Noirs ne commencerait qu’au sud du désert. Que les premiers hommes égyptiens, maghrébins ou cananéens ne pouvaient pas avoir été foncés. Que les peuples noirs y seraient aujourd’hui des “minorités visibles”, comme si leur présence était marginale, importée, ou récente.

Cette falsification repose sur un double pilier : le pouvoir des récits impériaux, et la complicité des institutions éducatives postcoloniales. Depuis un siècle, une avalanche de “vérités” a recouvert les archives, les ossements, les génomes : les premiers Berbères seraient caucasiens, les Pharaons venus du Levant, les peuples sahariens arabes depuis toujours. Des représentations relayées par des sculptures truquées, des études biaisées, des cartes mensongères, et une invisibilisation des données scientifiques les plus récentes.

Mais aujourd’hui, l’ADN parle. Et les pierres parlent aussi. Des chercheurs de l’Institut Max Planck, de Harvard, de Cambridge, de Rabat, de Leipzig, du CNRS, de Khartoum, de Tunis ou d’Oxford l’ont démontré : les premiers Nord-Africains étaient noirs. Les Natoufiens de Palestine étaient noirs. Les Capsiens du Sahara étaient noirs. Les premiers Grecs ont reçu des apports génétiques subsahariens. Les premiers Maghrébins ne portaient ni les gènes de la peau claire ni ceux des yeux bleus. Tout cela est documenté. Et tout cela dérange.

Ce que ce texte propose, ce n’est pas un récit militant : c’est un retour à la vérité. Une synthèse archéologique, génétique, linguistique et historique des origines africaines de l’Afrique du Nord. Un démontage rigoureux des falsifications. Une réhabilitation des peuples trop longtemps effacés. Une plongée dans les premières humanités noires de la Méditerranée.

L’Afrique du Nord n’a pas toujours été blanche. Elle ne l’a même jamais été dans ses origines.

Généalogie d’un effacement

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Tout commence par une question simple, mais explosive : qui a le droit de dire l’origine ? Dans les récits dominants de l’histoire, l’Afrique du Nord est souvent placée du “mauvais” côté de la carte. Ni totalement africaine, ni totalement arabe, ni tout à fait méditerranéenne, elle flotte dans une zone grise, un entre-deux idéologique que les puissances coloniales, les intellectuels nationalistes et les récits orientalistes se sont empressés d’occuper. Résultat : une région arrachée à sa propre profondeur historique.

L’Afrique, pourtant, est le berceau de l’humanité. Ce fait, longtemps contesté, est aujourd’hui solidement établi. Des fossiles d’Homo sapiens vieux de plus de 300 000 ans, découverts à Jebel Irhoud (au Maroc), aux migrations hors du continent par le Nil et la mer Rouge, tout démontre que les premières sociétés humaines sont nées et ont grandi sur ce sol. Mais dès que l’on approche du Nord africain, la narration s’emballe. Ce qui est africain cesse subitement d’être noir. Ce qui est ancien devient eurasien. Ce qui est autochtone se pare de blanc.

Le découpage entre une “Afrique noire” et une “Afrique blanche” est une invention tardive. Il naît au XIXe siècle, sous la plume des géographes européens. Cette division raciale n’a aucun fondement archéologique, linguistique ou anthropologique. Elle sert un objectif précis : légitimer la domination coloniale en arguant d’une différence “naturelle” entre les peuples du nord, supposés plus civilisés, et ceux du sud, jugés plus primitifs. Une hiérarchisation qui permet de justifier la mission civilisatrice d’un côté, et la tutelle prolongée de l’autre.

Cette frontière fictive fut reprise sans filtre par les administrations postcoloniales, soucieuses d’asseoir leur pouvoir sur des bases “nationales” homogènes. Ainsi, des États comme le Maroc, l’Algérie ou la Tunisie ont longtemps occulté les racines subsahariennes de leur population. Les élites ont blanchi les récits fondateurs, nié l’esclavage intérieur, évacué les héritages peuls, haoussa, toubous, et invisibilisé les populations noires marginalisées dans les oasis, les marges sahariennes ou les centres urbains.

Mais un autre outil de domination s’est ajouté à cette falsification : la science, ou plus exactement, une science orientée. Pendant longtemps, la génétique a été mobilisée pour prouver l’origine “européenne” ou “levantine” des premiers habitants du Maghreb. Certaines études, menées avec des échantillons biaisés ou des protocoles discutables, ont produit des conclusions erronées. Pire : d’autres études plus rigoureuses, révélant la présence massive de gènes subsahariens dans les populations anciennes, ont été marginalisées ou écartées des publications grand public.

C’est dans ce contexte que se déploie l’effacement. Un effacement multiple : politique, culturel, visuel, génétique. Les premières poteries africaines ? Ignorées. Les peuples sahariens du Néolithique ? Noyés dans un flou ethnique. Les momies noires de Haute-Égypte ? Recolorées dans les musées. Les résultats ADN des Ibéromaurusiens ? Retardés, sous-estimés, contournés.

Pourtant, les données sont là. Elles existent. Il faut simplement avoir le courage de les regarder en face.

L’histoire de l’Afrique du Nord ne commence ni avec Carthage, ni avec Rome, ni avec l’Islam. Elle commence dans les vallées du Nil, dans les grottes de Taforalt, sur les berges de la Pine River ou de la Kom Ombo. Elle commence avec des hommes et des femmes noirs, qui ont façonné les premières civilisations du continent ; et du monde.

Le Paléolithique africain, berceau des peuples noirs du Nord

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Bien avant les Pharaons, avant même que les pyramides ne percent l’horizon, la vallée du Nil vibrait déjà des pas de peuples noirs. Ces communautés du Paléolithique supérieur, établies entre l’actuel Soudan, l’Égypte et le sud du Sahara, ont laissé des traces d’une richesse culturelle que les récits modernes ont trop souvent ignorée ou déplacée vers l’extérieur du continent.

Parmi les sites les plus significatifs : Jebel Sahaba, au nord du Soudan, près de la frontière égyptienne. Datée d’environ 13 000 à 14 000 ans avant notre ère, cette nécropole renferme les squelettes d’au moins 61 individus. Mais ce n’est pas leur nombre qui étonne : c’est la brutalité des stigmates retrouvés sur leurs os. Ces marques révèlent un conflit armé de grande envergure ; le plus ancien connu à ce jour. Pourtant, loin du cliché primitif, ces hommes et femmes avaient une organisation sociale, des rituels funéraires, des sépultures collectives. Un monde déjà symbolique.

Un peu plus au nord, à Nazlet Khater, en Haute-Égypte, des chercheurs ont exhumé un crâne humain daté de 35 000 ans, associé à des outils en pierre taillée. Les analyses morphologiques sont claires : il s’agit d’un homme à traits négroïdes, sans ambiguïté phénotypique. Cet individu, contemporain des premiers Homo sapiens européens, montre une capacité crânienne similaire, mais une origine bien distincte. Il témoigne d’une présence ancienne, autonome, noire, en terre nilotique.

Même chose à Wadi Kubbaniya, où des campements de chasseurs-pêcheurs, vieux de plus de 17 000 ans, révèlent une maîtrise fine de la fabrication de meules, d’outils microlithiques, et un régime alimentaire diversifié. On y retrouve les prémices d’une sédentarisation que l’on croyait jusqu’ici réservée au Croissant fertile.

La vallée du Nil n’est donc pas un simple corridor vers l’Orient ou le Nord. C’est une matrice civilisationnelle, antérieure à l’écriture, à l’agriculture et à l’urbanisme. C’est là que s’invente, dans l’anonymat de la préhistoire, le monde tel que nous le connaîtrons plus tard.

Tandis que le Nil donne naissance à des foyers humains stables, un autre théâtre géographique, plus vaste, plus mobile, étend ses réseaux : le Sahara. Loin d’être un désert sec et inhospitalier, il fut, entre 11 000 et 4 000 ans avant notre ère, une vaste zone de savanes, de lacs, de forêts claires. Un Sahara vert, parcouru de rivières, peuplé d’animaux, et surtout d’humains noirs.

À Nabta Playa, dans le sud de l’Égypte, des archéologues ont mis au jour un calendrier mégalithique vieux de 6 000 à 7 000 ans, antérieur à Stonehenge. On y trouve aussi des sépultures bovines rituelles, des villages circulaires, une organisation sociale complexe. Les peuples de Nabta étaient des pasteurs noirs, apparentés génétiquement aux Nilotiques du Sud-Soudan.

Dans les montagnes du Tassili n’Ajjer, entre l’Algérie et la Libye actuelles, des milliers de peintures rupestres racontent la vie d’hommes et de femmes noirs, représentés avec des coiffures élaborées, des lances, des arcs, des animaux domestiques. Ces œuvres, datées de 10 000 à 4 000 ans avant J.-C., constituent un témoignage unique de sociétés africaines noires dans ce qui deviendra le désert.

On pourrait encore citer Tadrart Acacus (Libye), Gobero (Niger), Taghit (Algérie), Farafra (Égypte), El Adam (Mauritanie) : autant de sites qui attestent que le Sahara était le berceau d’une proto-civilisation noire, connectée au Nil, au Sahel et au Maghreb, bien avant l’arrivée des Berbères, des Arabes ou des Européens.

Ces peuples préhistoriques, souvent qualifiés de “néolithiques”, ne se réduisent pas à une technologie. Ils sont porteurs d’un imaginaire, d’une mythologie, d’un rapport au temps et à la nature. Ils façonnent une civilisation noire ancienne, méconnue car dérangeante.

Dérangeante, pourquoi ? Parce qu’elle contredit une idée profondément ancrée : celle selon laquelle l’Afrique du Nord serait naturellement séparée du reste du continent. Ici, au contraire, tout démontre une continuité géographique, culturelle et biologique entre le Nord, le Sud et le Centre du continent.

Le Paléolithique africain n’est donc pas une préface secondaire à l’histoire humaine. Il est un acte fondateur. Et il fut noir.

Taforalt, Afalou et les peuples ibéromaurusiens

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Si l’Afrique est le berceau de l’humanité, le Maghreb occidental en est l’un de ses plus vieux bastions. Sur ses flancs rocheux et ses cavernes millénaires, les ossements parlent encore. Et depuis peu, ils parlent plus fort que jamais. Car ce n’est plus seulement l’archéologie qui fouille la mémoire des peuples : c’est la génétique paléohumaine qui bouscule les dogmes.

À Taforalt, au nord-est du Maroc, dans une grotte surplombant la Méditerranée, des sépultures humaines vieilles de 15 000 à 18 000 ans ont été exhumées. Ce sont les restes du peuple ibéromaurusien, considéré comme l’un des premiers groupes humains sédentaires du Maghreb. Longtemps, ces hommes ont été supposés “méditerranéens”, voire “proto-européens”, sur la base de leurs outils et de quelques hypothèses morphologiques fragiles. Mais les analyses ADN publiées en 2018 dans la revue Science ont tout renversé.

Les génomes de ces individus révèlent une ascendance majoritairement subsaharienne, couplée à un petit pourcentage d’éléments dits “eurasiens” très anciens (issus de populations retournées en Afrique depuis le Levant il y a 30 à 40 000 ans). Le plus frappant, c’est la présence significative de gènes associés à la pigmentation foncée de la peau, à des phénotypes nilotiques, et l’absence des marqueurs génétiques de peau claire ou d’yeux clairs.

Autrement dit : les premiers habitants connus du Maroc n’étaient pas “berbères caucasiens” ni “phéniciens”, mais Africains noirs dans leur constitution biologique. Ce sont eux qui ont bâti les fondations des populations nord-africaines ultérieures. Et leur génome est encore présent, à faible dose, dans certaines communautés rurales du Maghreb aujourd’hui.

Un peu plus à l’est, sur le littoral algérien, les grottes d’Afalou bou Rhummel, découvertes dès les années 1950, ont révélé des crânes datés entre 11 000 et 13 000 ans. Là encore, les premiers chercheurs les avaient rangés dans une catégorie floue, les qualifiant de “mélange entre Cro-Magnon et Africanoïdes”, selon une taxonomie raciste encore en vogue à l’époque.

Mais les récentes analyses ADN, croisées avec les données morphométriques et isotopiques, montrent une réalité plus cohérente : les Afalou sont directement liés aux ibéromaurusiens de Taforalt, et donc à une lignée subsaharienne ancienne, présente de manière stable et diffuse dans tout le Maghreb central jusqu’au Néolithique.

Ces populations maîtrisaient déjà la symbolique funéraire, la décoration corporelle, la gestion des ressources côtières, la pêche, la cueillette saisonnière. Elles n’étaient ni marginales ni primitives. Elles formaient un monde en soi, un monde noir africain structuré, technique, mobile, en relation constante avec le Sahel et la Méditerranée.

Or, c’est justement cette filiation que les récits historiques ont voulu effacer : car admettre que les fondations humaines du Maghreb sont noires, c’est bouleverser tout l’édifice mental construit sur des siècles de hiérarchisation raciale.

La découverte des haplogroupes génétiques portés par les ibéromaurusiens renforce cette thèse. L’un des haplogroupes paternels les plus fréquents, l’E-M78, est aujourd’hui commun chez les populations égyptiennes, éthiopiennes, soudanaises et sahéliennes. Il s’agit d’un marqueur subsaharien, présent dans les populations afrodescendantes d’Afrique du Nord, mais souvent minoré dans les récits nationaux.

Quant aux haplogroupes mitochondriaux (lignée maternelle), ils révèlent une filiation profonde avec les populations du sud du Sahara et de la corne de l’Afrique. Ce métissage ancien, majoritairement africain dans ses origines, témoigne de migrations internes au continent, et non de supposées “invasions” caucasiennes.

En d’autres termes : le Maghreb est génétiquement africain depuis des millénaires. Et cette africanité est profondément noire dans ses premières manifestations humaines.

Mais voilà, cette vérité génétique est trop subversive pour le confort des identités figées. Elle remet en cause les récits de blanchiment civilisationnel, les fantasmes d’ascendance européenne, les discours racialisés qui placent les Noirs à la marge. Elle rappelle que le berceau des Berbères eux-mêmes est africain, et que leur identité, loin d’être monolithique, est façonnée par une diversité originelle où le noir fut fondateur.

Du pharaon noir aux Almoravides

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

À l’aube du Ier millénaire avant notre ère, une armée noire descend le Nil, bannière dressée, tambours de guerre résonnant dans les vallées du Haut-Égypte. À sa tête, Piankhy (ou Piye), souverain du royaume de Koush, fils du Soudan antique. Il ne vient pas piller, mais revendiquer l’héritage de ses ancêtres : les temples, les dieux, les lois. Il ne vient pas en conquérant étranger, mais en héritier légitime.

En 730 avant J.-C., Piankhy conquiert la Basse-Égypte, unifie la vallée du Nil et fonde la XXVe dynastie, celle que les Égyptiens appelleront « la dynastie éthiopienne » (dans le sens ancien du terme : la dynastie noire. Pendant près d’un siècle, ses successeurs) ShabakaTaharqaTanutamon ; gouverneront un territoire s’étendant du Soudan actuel jusqu’au delta du Nil.

L’iconographie de ces pharaons tranche : visages larges, lèvres pleines, nez épatés, chevelures crépues sous la coiffe royale. Les statues colossales, les bas-reliefs de Karnak, les fresques de Napata ou Méroé ne laissent aucun doute sur leur africanité. Taharqa sera même célébré par les Assyriens comme l’un des adversaires les plus redoutables de leur expansion.

Pourquoi cet épisode est-il si souvent marginalisé dans l’histoire antique ? Parce qu’il heurte de plein fouet la représentation d’un Égypte blanche, hellénisée, méditerranéenne. Or l’Égypte, dans ses racines les plus profondes, est une civilisation noire nilotique, fondée par des peuples venus du sud ; et non du nord.

Et cette mémoire, les souverains de Koush ne l’ont jamais reniée : ils l’ont réactivéeconservéesacralisée.

Mille ans plus tard, une autre poussée venue du sud ébranle le Nord : celle des Almoravides, ces moines-guerriers du désert, bâtisseurs de l’un des plus grands empires médiévaux d’Afrique. Leur origine ? Le Sahara, précisément les confins entre le Mauritanien noir et les populations berbères du Sud.

Leur fondateur, Abdallah Ibn Yassin, prêche un islam rigoriste auprès des tribus Sanhadja et Lemtouna. Mais ce sont les Guinéens noirs du Tekrour et les tribus de l’actuelle Mauritanie qui constituent les premières forces militaires du mouvement. L’historien Ibn Khaldoun lui-même mentionne la forte présence de « Noirs » dans les rangs de l’armée almoravide.

En 1055, ils prennent Audaghost, ville saharienne stratégique. En 1062, ils fondent Marrakech, future capitale. En quelques décennies, l’empire almoravide s’étend de la Sénégambie jusqu’à Al-Andalus, traversant le Maghreb comme un éclair sahélien.

Le plus célèbre de ces souverains, Yusuf Ibn Tashfin, vénéré comme un grand roi de l’Islam, était décrit par ses contemporains comme foncé de peau, originaire du sud. À ses côtés, les élites noires ne sont pas des exceptions : elles tiennent les rênes du pouvoir, de l’économie caravaniaire, des sciences religieuses.

Cette continuité sahélienne, entre les royaumes noirs du Niger (Ghana, Tekrour) et les dynasties du Nord, est systématiquement gommée dans les narrations nationales modernes. Pourtant, l’ADN historique du Maghreb est sahélien, autant qu’amazigh ou méditerranéen.

L’épisode koushite comme l’essor almoravide révèlent un même phénomène : la montée périodique de pouvoirs noirs dans le Nord de l’Afrique, qui imposent leur légitimité, leur culture, leur vision du monde.

Mais à chaque fois, ces élans sont requalifiés a posteriori : l’Égypte « oublie » sa dynastie noire. Le Maghreb « reblanchit » les Almoravides. L’Europe coloniale, puis les États-nations postcoloniaux, ont tout intérêt à faire de l’Afrique du Nord un rempart contre le « continent noir », au lieu de reconnaître sa participation pleine et entière à son histoire.

Cette rupture artificielle entre Afrique noire et Afrique blanche ne tient ni historiquement, ni génétiquement, ni culturellement. Elle est un produit idéologique.

La vérité, c’est que les frontières entre Maghreb et Sahel furent longtemps perméables, mouvantes, fraternelles, bien avant l’arrivée de l’Europe.

L’obsession du blanchiment historique

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

L’idée d’un Maghreb fondamentalement distinct de l’Afrique subsaharienne est une construction tardive, née du récit colonial européen. Avant le XIXe siècle, aucune frontière rigide, ni dans les textes arabes classiques ni dans les traditions orales africaines, ne venait séparer radicalement « l’Afrique blanche » de « l’Afrique noire ». Le Sahara était un pont, non une barrière.

Mais avec la colonisation française, britannique et espagnole, ce continuum est brisé. La France, en particulier, développe une idéologie de l’« Afrique utile », dans laquelle l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc sont perçus comme des prolongements latins, civilisables, presque européens, tandis que l’Afrique noire est décrite comme primitive, sauvage, à dompter.

Ce récit racialisé s’appuie sur une série de falsifications historiques délibérées :

  • On survalorise les origines « blanches » ou « orientales » des populations maghrébines.
  • On invisibilise les dynasties noires, les brassages sahéliens, les présences africaines anciennes.
  • On redessine les cartes mentales pour séparer ce qui a toujours été lié.

Ainsi, le blanchiment historique du Maghreb ne repose pas sur des preuves, mais sur des stratégies. Il s’agit de renier l’africanité du Nord pour mieux dominer le Sud, et de produire un clivage identitaire durable entre les peuples africains.

Cette falsification se retrouve dans les outils de transmission du savoir. Les manuels scolaires maghrébins comme français présentent encore aujourd’hui une vision largement biaisée du peuplement nord-africain.

Dans les livres d’histoire :

  • Les Berbères (ou Imazighen) sont parfois décrits comme issus de races « caucasoïdes », ce qui repose sur des modèles obsolètes et pseudo-scientifiques.
  • Les dynasties comme les Almoravides ou les Koushites sont traitées de manière marginale ou réécrites pour les blanchir.
  • Les influences africaines sahéliennes sont minimisées, voire absentes.
  • L’Afrique noire, quand elle est évoquée, est systématiquement décrite comme extérieure, voire étrangère.

Pire encore, certains ouvrages évoquent des « invasions négroïdes » à des périodes anciennes, reprenant mot pour mot le lexique racial du XIXe siècle.

Le résultat est une amnésie construite : des générations entières d’élèves ignorent que leur histoire est aussi noire que berbère ou arabe, aussi sahélienne que méditerranéenne.

Au-delà des mots, c’est aussi l’imagerie historique qui participe à ce blanchiment. Les représentations iconographiques dans les musées, les documentaires ou les films trahissent un imaginaire raciste : les Pharaons sont blancs, les Berbères sont clairs de peau, les dynasties musulmanes sont européanisées.

Ce révisionnisme visuel est l’un des plus puissants, car il conditionne la mémoire collective. Il suffit de regarder une série sur l’Égypte ancienne ou un manuel illustré pour voir que les Noirs y sont systématiquement cantonnés au rôle d’esclaves, de serviteurs ou d’étrangers.

Or, les sources iconographiques antiques (fresques, sculptures, stèles) témoignent du contraire : des peuples noirs étaient présents, souverains, bâtisseurs. Mais l’image dominante ne veut pas de ces vérités.

Mémoires refoulées, identités en lutte

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Dans les sociétés maghrébines contemporaines, les populations noires sont souvent prises dans un double effacement : effacement historique, par leur absence dans les récits officiels, et effacement social, par leur relégation dans les marges économiques et culturelles.

Les descendants d’esclaves, qu’on appelle Haratin, Abid ou Gnawa selon les régions, portent les stigmates d’un passé non reconnu. Beaucoup ignorent leur propre histoire. Peu de manuels, peu de musées, peu de discours publics évoquent leur rôle dans les dynasties, l’économie, la religion, l’art. À leur place : le silence, le soupçon, ou le cliché folklorique.

Cette invisibilisation n’est pas accidentelle. Elle est le produit d’une histoire réécrite, d’une élite qui a choisi d’adopter une blancheur symbolique pour se rapprocher de l’Europe coloniale, et d’un racisme latent hérité à la fois de l’époque ottomane, des stéréotypes européens et de certaines interprétations religieuses dévoyées.

Mais aujourd’hui, cette mémoire revient. Lentement. Par en bas.

Depuis deux décennies, une génération de militants, historiens, artistes, écrivains d’Afrique du Nord, issus ou non des communautés noires, œuvre à réhabiliter cette mémoire occultée.

  • En Mauritanie, le mouvement abolitionniste IRA combat l’esclavage encore pratiqué de fait dans certaines zones.
  • Au Maroc, des artistes comme Hajja El Hamdaouia ou Maâlem Mahmoud Guinia ont popularisé les rythmes Gnawa, enracinés dans l’Afrique noire.
  • En Algérie, des historiens redécouvrent le rôle des soldats noirs dans les armées de l’Émir Abdelkader.
  • En Tunisie, les descendants d’esclaves commémorent depuis peu l’abolition officielle de 1846, revendiquant une mémoire noire tunisienne.
  • Dans les diasporas, les enfants du déracinement produisent des récits puissants : autobiographies, essais, documentaires, musiques qui brisent le silence.

Cette parole dérange parfois. Elle bouscule les récits identitaires figés, fondés sur une vision homogène de l’arabité ou de la berbérité. Mais elle est nécessaire. Car elle dit une chose essentielle : on ne peut pas comprendre le présent sans faire parler le passé refoulé.

Réparer l’histoire ne signifie pas l’inverser. Il ne s’agit pas d’écrire que tout fut noir, mais de reconnaître que l’Afrique du Nord fut toujours un lieu de brassages, de circulations, d’interactions africaines. Il s’agit de réconcilier le Maghreb avec sa part subsaharienne, et de cesser d’opposer deux mondes qui, depuis toujours, coexistent et cofabriquent l’histoire.

Cela passe par plusieurs actes :

  • Réformer les programmes scolaires, pour intégrer cette mémoire noire du Maghreb.
  • Créer des musées, des espaces de parole, de recherche, d’archives.
  • Valoriser les figures historiques noires, du pharaon Taharqa au roi Tekrour au fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable.
  • Décoloniser l’imaginaire collectif, en rendant leur dignité aux visages, aux noms, aux récits oubliés.

L’enjeu est immense. Car au-delà de la mémoire, c’est l’avenir des sociétés africaines qui se joue là. Une Afrique fragmentée par les idéologies coloniales ne peut se penser souveraine. Une Afrique qui ne connaît pas son propre passé est une proie facile pour toutes les formes de domination.

Revenir au Nord, sans renier le Sud

La vraie histoire des premiers habitants de l’Afrique du Nord

Le désert n’oublie rien. Sous ses dunes, dans ses grottes, à travers ses vents, il conserve les traces d’une Afrique du Nord plurielle, métissée, irriguée depuis des millénaires par les flux humains venus du Nil, du Niger, du Congo, du Tchad. Une Afrique du Nord noire aussi, et que l’histoire dominante a tenté d’effacer.

Ce que révèlent l’archéologie, la génétique, la linguistique, mais aussi la musique, les noms de famille, les rituels et les récits populaires, c’est une évidence que le bon sens avait toujours portée : l’Afrique est une. Ses peuples ont toujours circulé, se sont toujours parlé, aimés, affrontés, unis.

Refuser cette réalité, c’est perpétuer les découpages coloniaux. C’est entretenir des haines raciales absurdes. C’est priver les nouvelles générations d’un socle historique commun.

Mais revaloriser cette histoire, c’est réarmer les consciences. C’est permettre à une jeune fille gnawa de comprendre que sa voix est ancestrale. À un garçon haratin de marcher la tête haute dans les rues de Rabat, de Nouakchott ou d’Alger. À un étudiant noir de Tripoli de ne plus se demander s’il est “chez lui”.

Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire. Il s’agit de la réparer.

Et cette réparation commence ici : dans la parole retrouvée, dans les figures oubliées qu’on remet à leur place, dans les liens qu’on retisse entre le Caire et Tombouctou, entre Tamanrasset et Lagos, entre Carthage et Gao.

Car au bout du compte, il ne peut y avoir de futur décolonisé sans mémoire réconciliée.

Sources

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l’homme derrière la fondation de Chicago

Oublié des manuels mais fondateur de Chicago, Jean-Baptiste Pointe du Sable fut un pionnier noir, commerçant et bâtisseur, dont l’histoire dérange les récits officiels. Ce récit dévoile l’homme, le couple mixte, la ville avant la ville.

un homme, une ville, une mémoire effacée

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago
Carte de l’est de l’Amérique du Nord à la fin du XVIIIe siècle, juste avant la guerre d’Indépendance américaine. La Pointe du Sable vivait près du lac Michigan et de l’Illinois Country (centre gauche).

Le vent qui balaye la rive du lac Michigan porte avec lui l’odeur métallique de l’eau et le grondement constant des avenues. Là, à quelques mètres de la DuSable Bridge, les gratte-ciels tracent des ombres longues sur Pioneer Court, un espace pavé que les touristes traversent sans prêter attention. À peine lèvent-ils les yeux vers le buste de bronze qui trône à l’entrée, visage impassible, regard figé vers les eaux du fleuve Chicago.

C’est ici que tout a commencé.

Bien avant le béton, avant les rails, avant la ruée vers l’or noir du capitalisme industriel, un homme (noir) planta ses fondations de bois au bord du fleuve. Son nom : Jean-Baptiste Pointe du Sable. Son histoire : celle d’un pionnier de l’ombre, effacé des récits officiels, mais dont les mains ont dessiné les premiers contours de la troisième plus grande ville des États-Unis. Un homme de sable, au sens propre comme au sens métaphorique : fluide, insaisissable, enraciné dans des terres mouvantes.

Pointe du Sable n’était ni général, ni gouverneur, ni prêtre. Il n’a pas conquis de territoires par le feu, mais par la patience du troc, la puissance du lien, la stratégie du pont plutôt que du mur. Il parlait plusieurs langues, épousa une femme autochtone, négocia entre nations, survivant aux turbulences d’un continent encore en gestation. Et pourtant, pendant plus d’un siècle, il fut réduit à un fantôme. Son nom effacé des manuels. Son rôle minimisé, confondu, ignoré.

Aujourd’hui, une plaque, un musée, une école, un pont. Mais est-ce suffisant pour réparer une omission historique ? Peut-on encore retrouver le fil de cette vie, entre récits contradictoires, silences d’archives, et mythes façonnés à rebours ?

Cet essai s’ouvre donc comme une fouille : à la recherche d’un homme que l’histoire n’a pas su garder à la surface. Un homme qui, du sable des rives du fleuve Chicago, a fait surgir une ville.

L’inconnu aux multiples visages

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago

Qui était vraiment Jean-Baptiste Pointe du Sable ? Avant qu’il ne devienne le “premier habitant permanent” de Chicago, avant même qu’il ne soit identifié comme “le fondateur noir” de cette ville, il fut ( et demeure encore) un mystère. Car sa naissance, son enfance, sa formation, même sa langue maternelle, échappent aux certitudes historiques. L’histoire de Pointe du Sable n’a pas de berceau clairement établi, seulement des hypothèses, des fragments, des silences que les siècles ont laissés sédimenter.

Certaines traditions le disent né à Saint-Domingue, actuelle Haïti, vers 1745. D’autres sources l’imaginent descendant d’un Français et d’une femme africaine, né quelque part sur les côtes de l’île de Saint-Marc. D’autres encore suggèrent qu’il aurait pu naître sur le continent nord-américain, peut-être au Canada français, dans une famille créole ou métisse issue des Dandonneau dit « Du Sable » ; un nom porté par des colons installés autour des Grands Lacs. Mais aucune trace d’état civil ne vient trancher. À sa mort, en 1818, l’acte de sépulture se contente de le désigner comme “nègre”, sans autre indication de filiation ou d’origine.

Ce brouillard biographique n’est pas un simple détail : il reflète le sort réservé à nombre de figures noires dans les récits nationaux. Leur vie débute souvent au moment où ils entrent dans les archives occidentales, et leur passé est laissé en jachère. Dans le cas de Pointe du Sable, cette absence a permis aux récits les plus divers de se superposer : certains l’ont vu comme un ancien esclave affranchi, d’autres comme un marchand haïtien éduqué en France, d’autres enfin comme le fils d’un marin noir engagé dans la piraterie.

Là où les Européens pionniers bénéficient de généalogies entières, de portraits peints et de journaux personnels, Pointe du Sable se dérobe. On ne connaît pas son visage ; seulement une gravure romantique, réalisée plusieurs décennies après sa mort, dans laquelle son profil est imaginé. Et pourtant, ce vide iconographique a permis à d’autres regards de le réinventer : pour les Haïtiens, il est un héros de la diaspora. Pour les Afro-Américains, un père fondateur oublié. Pour les Amérindiens, un gendre et un médiateur. Pour Chicago, une énigme longtemps ignorée.

Mais peut-être faut-il voir dans cette multiplicité une richesse plus qu’un obstacle. Pointe du Sable incarne précisément ce que les frontières coloniales cherchaient à nier : la porosité des identités, le chevauchement des mondes, la traversée. Il est l’archétype du frontier man afro-descendant : ni indigène, ni colon, ni passif, ni soumis ; mais acteur, bâtisseur, stratège.

Et si c’était cette ambiguïté, justement, qui faisait de lui une figure dangereuse pour l’histoire officielle ?

Kitihawa et le choc des mondes

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago

Avant d’être une ville, Chicago fut une rencontre. Celle de deux êtres, de deux mondes, de deux continents arrachés à leurs certitudes. Jean-Baptiste Pointe du Sable, homme noir au passé aussi fluide que les eaux du lac Michigan, et Kitihawa, femme potawatomi née dans les forêts du Midwest, unie à lui par un lien que ni les empires ni les siècles n’ont pu effacer.

Leurs premiers instants ensemble ne sont consignés nulle part. Ni date, ni récit. Mais l’Histoire retient leur union chrétienne, célébrée en 1788 à Cahokia, l’un des plus anciens bastions français de l’Illinois. Un mariage enregistré, reconnu, officialisé. Pourtant, tout indique qu’ils étaient déjà mariés bien avant, selon les coutumes autochtones. Dans ces terres mouvantes, où les nations se chevauchaient sans toujours se soumettre, les traditions autochtones préexistaient aux sacrements européens. Leur couple, ainsi, fut d’abord une alliance indigène ; sacrée selon d’autres codes, scellée dans une langue que les archives ne comprennent pas.

Kitihawa (rebaptisée Catherine dans les registres) ne fut pas une simple “épouse de pionnier”. Elle fut partenaire, garante des alliances locales, médiatrice culturelle. En épousant une femme potawatomi, Pointe du Sable ne s’intégrait pas seulement à une société autochtone : il en épousait la vision du monde, le rapport à la terre, le tissu social. Grâce à cette alliance, il put installer son poste de traite au bord du fleuve Chicago, commercer avec plusieurs tribus, bâtir une ferme prospère. Loin de l’image du conquérant solitaire, il fut un homme de réseau, et Kitihawa en fut l’un des nœuds fondamentaux.

De leur union naquirent deux enfants : Jean et Suzanne. Une nouvelle génération, née du croisement des diasporas africaines et amérindiennes, dans un monde encore dominé par les ambitions européennes. Cette famille, installée dans une maison de bois, un moulin, un fumoir, un poulailler, formait un îlot d’autonomie dans une époque d’hostilité. Là où d’autres plantaient des forts, Pointe du Sable et Kitihawa construisirent un foyer. Là où d’autres brandissaient des armes, ils échangeaient des biens, des mots, des traditions.

Ce que leur couple représentait dérangeait. Car il renversait les logiques de domination : un homme noir non esclave, une femme autochtone libre, unis sans tutelle blanche. Ensemble, ils incarnaient une possibilité historique que l’ordre colonial refusait d’envisager : celle d’un monde issu des marges, fondé sur l’alliance plutôt que la conquête.

Aujourd’hui encore, Kitihawa demeure l’un des noms les plus oubliés de l’histoire américaine. Mais sans elle, Pointe du Sable n’aurait jamais pu poser les fondations de Chicago. Et sans eux, Chicago ne serait pas ce qu’elle est.

Chicago avant Chicago

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago
Dessin de l’ancienne maison de Jean Baptiste Point du Sable à Chicago telle qu’elle apparaissait au début des années 1800

Avant les buildings, les avenues quadrillées et les foules d’affaires, Chicago n’était qu’un point de passage. Un marais, un fleuve, un portage. Un lieu transitoire pour les peuples autochtones, un raccourci stratégique entre les Grands Lacs et le fleuve Mississippi. Ce n’était pas une ville, mais un carrefour. Et c’est justement là, dans cet entre-deux géographique, que Jean-Baptiste Pointe du Sable décida de s’établir.

Dans les années 1780, alors que les cartes coloniales griffonnaient encore l’intérieur du continent à l’encre approximative, Pointe du Sable reconnaît le potentiel de ce site. À l’embouchure du fleuve Chicago, là où l’eau douce s’ouvre vers le vaste lac Michigan, il bâtit une maison, puis une ferme, un poste de traite, une véritable installation autonome. À une époque où les empires se livrent bataille sur le papier, lui trace une autre forme de frontière : celle du commerce, de la coexistence, de l’hospitalité.

Le 10 mai 1790, un voyageur du nom de Hugh Heward consigne la première trace écrite de sa présence : il y achète du pain, de la farine, du porc salé. Il échange un canot contre une pirogue. Il dort sous le toit de cet homme noir, installé là depuis plusieurs années déjà, avec sa famille et ses cultures.

Ce que Pointe du Sable avait construit, ce n’était pas qu’un simple abri. C’était une infrastructure complexe, faite de bâtiments agricoles, de dépendances, d’un moulin à cheval, d’une maison principale de plus de 80 m², garnie de meubles importés, de peintures, de vaisselle fine. C’était une base économique mais aussi culturelle. Un lieu de passage et de résidence. Un espace auto-organisé, qui fonctionnait sans dépendre des structures militaires ni des autorités coloniales.

Des témoignages postérieurs, comme celui d’Augustin Grignon, décrivent un homme corpulent, prospère, à l’aise dans le troc, habile dans la négociation avec les tribus comme avec les Européens. Sa richesse ne venait pas d’un titre aristocratique, mais de son ancrage dans les réseaux commerciaux régionaux : il échangeait des fourrures, des grains, du poisson, du bétail. Il liait les peuples entre eux ; Potawatomis, Français, Britanniques, Américains.

Dans cette “Chicago” qui n’en portait pas encore le nom, Pointe du Sable inventait une autre manière d’habiter l’Amérique. Une manière faite de porosités plutôt que de murs, de continuités plutôt que de ruptures. Son installation prouvait qu’une ville pouvait naître de la diplomatie plutôt que de la conquête.

Et pourtant, ce noyau initial sera vite oublié, recouvert par les récits des « vrais pionniers », ceux qui viendront après lui, mais qui écriront l’histoire à leur nom. Kinzie, Fort Dearborn, les traités de Greenville : tous ces épisodes deviendront les fondations officielles. Mais la vérité est ailleurs : Chicago, avant d’être une ville, fut la demeure d’un homme noir et d’une femme autochtone.

Révolution et soupçons : prisonnier de toutes les causes

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago

À la fin du XVIIIe siècle, le destin de Jean-Baptiste Pointe du Sable croise de plein fouet la géopolitique agitée d’un continent en mutation. Les puissances coloniales (France, Grande-Bretagne, Espagne, puis États-Unis) redessinent sans cesse les frontières du territoire. Et dans cette guerre des drapeaux, ce sont les figures hybrides, inclassables, qui deviennent suspectes. Pointe du Sable en fait les frais.

En 1779, alors qu’il vit et commerce à Trail Creek, aujourd’hui Michigan City, les troupes britanniques l’arrêtent. Motif ? On le soupçonne de soutenir les insurgés américains, ces patriotes qui, depuis Boston et Philadelphie, défient la Couronne. Ce Noir, éduqué, respecté, indépendant, qui parle plusieurs langues et possède des alliés parmi les peuples autochtones, devient, aux yeux des autorités, un homme dangereux. Trop libre. Trop intégré. Trop difficile à contrôler.

Conduit au fort de Michilimackinac, un ancien bastion français passé aux mains britanniques, il est emprisonné. Mais même là, son réseau de relations parle pour lui. Des lettres conservées rapportent que nombre de ses amis plaident en sa faveur, insistent sur son intégrité, sa loyauté, sa valeur humaine. Il n’est pas condamné. Mieux : on lui propose un accord.

L’année suivante, il est transféré vers le nord-est, au bord de la rivière St. Clair, pour diriger un domaine forestier connu sous le nom de Pinery, propriété du lieutenant britannique Patrick Sinclair. De 1780 à 1784, Pointe du Sable y administre les opérations : gestion du bois, entretien des bâtiments, troc local. Il s’y installe avec Kitihawa et leurs enfants, dans une cabane proche du confluent de la Pine River, sur le futur territoire du Michigan.

Cet épisode est central. Car il montre un homme naviguant entre les allégeances, non pas comme opportuniste, mais comme survivant. Il n’est ni fidèle à une seule nation, ni soumis à une autorité. Il incarne la figure du passeur : entre peuples, entre langues, entre lois. Un homme de frontières, au sens géographique mais aussi symbolique.

Mais cette position inconfortable, presque subversive dans un monde colonial, ne pouvait durer éternellement. Une fois libéré de ses engagements auprès des Britanniques, Pointe du Sable choisit de partir. Il ne revient pas à Trail Creek. Il vise plus grand, plus stratégique, plus audacieux : le site du fleuve Chicago. Là où il établira, bientôt, la première vraie implantation permanente d’une ville appelée à devenir l’un des cœurs du monde moderne.

Cet interlude carcéral, souvent relégué au second plan dans les récits officiels, est révélateur : Pointe du Sable n’était pas un simple pionnier. Il était un homme traqué, ciblé, utilisé, déplacé ; un pion dans des luttes d’empires, mais qui, chaque fois, sut reprendre le contrôle de son destin.

Départ, disparition et dépossession

Jean-Baptiste Pointe du Sable, l'homme derrière la fondation de Chicago
Le musée DuSable dans le parc de Washington

En 1800, Jean-Baptiste Pointe du Sable vend sa propriété de Chicago. Cette ferme florissante, composée d’une maison de 22 par 40 pieds, de deux granges, d’un moulin tiré par un cheval, d’un fumoir, d’un fournil, d’un poulailler, d’un jardin nourricier et d’un mobilier de grande qualité ; va être cédée pour la somme de 6 000 livres tournois. L’acte de vente est signé avec Jean La Lime, un intermédiaire québécois agissant pour le compte d’un autre nom désormais mieux connu de l’histoire officielle : John Kinzie.

Ce départ soulève mille questions. Pourquoi quitter ainsi le fruit de deux décennies de travail ? Pourquoi céder une terre qu’il a bâtie, cultivée, consolidée pierre par pierre ? Certains récits romancés ont évoqué une blessure d’orgueil : Pointe du Sable aurait été refusé comme « grand chef » par les Potawatomis. D’autres, plus politiques, avancent une hypothèse bien plus grave : les autorités américaines, après avoir annexé la région, auraient exigé qu’il achète la terre sur laquelle il vivait, comme s’il n’en était qu’un occupant sans titre. Une humiliation inacceptable pour un homme qui l’avait rendue habitable.

Il est aussi possible que les mutations géopolitiques aient achevé de le convaincre. Le traité de Greenville, signé en 1795 après la guerre du Nord-Ouest, avait scellé la cession de grandes portions du territoire aux États-Unis, dont six miles carrés autour de l’embouchure du fleuve Chicago. La pression sur les populations autochtones et leurs alliés se fit plus forte. Le rêve d’une cohabitation pacifique, fondée sur l’échange et la diplomatie, s’éloignait.

Alors Pointe du Sable part. Il se retire à St. Charles, dans le territoire de la Louisiane encore sous domination espagnole. Là-bas, il obtient une autorisation pour gérer un service de ferry sur le fleuve Missouri. Moins prestigieux, moins visible, mais toujours actif. Il vit quelque temps avec son fils, puis avec sa petite-fille. Sa fin est plus discrète que son œuvre. En 1818, il meurt dans l’oubli, inhumé sans pierre tombale dans le cimetière de St. Charles Borromeo. Sur le registre paroissial, une seule mention : nègre.

Des siècles plus tard, une plaque de granite sera installée à l’endroit présumé de sa tombe. Mais les fouilles archéologiques menées en 2002 n’y trouveront aucune trace de sa dépouille. Pointe du Sable a disparu comme il avait vécu : en traversant les lignes, en contournant les assignations, en laissant derrière lui une empreinte sans silhouette.

Il faut lire ce départ non comme une défaite, mais comme un signe. Le signe d’un homme qui a compris, avant les autres, que l’histoire officielle ne retiendrait que ce qu’elle aurait elle-même écrit. En quittant Chicago, il ne fuyait pas un lieu : il se soustrayait à une dépossession symbolique, à une invisibilisation programmée.

Il est des figures que l’histoire officialise à coup de statues et de manuels. Et il en est d’autres, comme Jean-Baptiste Pointe du Sable, que l’histoire enterre à la marge, sans sépulture, sans épopée, sans voix. Pourtant, le pavé de Chicago repose sur sa mémoire. Pourtant, le port, le pont, les lignes de la ville ; toutes prennent naissance là où son foyer s’élevait jadis.

Pendant des décennies, Pointe du Sable fut effacé au profit de John Kinzie, acheteur de sa maison, pionnier plus conforme aux récits dominants : blanc, loyal, documenté. Les guides touristiques du XIXe siècle attribuaient la fondation de la ville à Kinzie ; les plaques commémoratives portaient son nom, tandis que Pointe du Sable demeurait dans l’ombre de ce qu’il avait bâti. Il faudra attendre les années 1930 (et la pression des intellectuels afro-américain) pour que son nom réémerge dans l’espace public. Lentement.

Aujourd’hui, une école, un musée, un pont, un parc et un timbre commémoratif rendent hommage à celui que l’on appelle désormais le « fondateur de Chicago ». Mais cette reconnaissance tardive ne suffit pas. Car Pointe du Sable ne fut pas seulement le premier habitant d’un lieu devenu métropole. Il fut le précurseur d’une autre Amérique : une Amérique créole, afro-autochtone, traversée de flux culturels, de solidarités hors-normes, d’identités composites. Une Amérique que l’on préfère souvent oublier, tant elle contredit le mythe des pères fondateurs blancs et conquérants.

En redonnant voix à Jean-Baptiste Pointe du Sable, on ne fait pas que restaurer une justice mémorielle. On bouleverse les fondations mêmes de l’histoire américaine. On reconnaît que les bâtisseurs de ce continent furent aussi des Noirs, des femmes autochtones, des métis, des résistants sans uniforme.

Dans chaque ville, il y a un silence. À Chicago, ce silence portait le nom d’un homme.
Il est temps de l’écouter.

Sources

Indomptables : Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

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Présenté à la Quinzaine des cinéastes 2025, le film marque un tournant radical dans la carrière de Thomas Ngijol. Entre polar brut, portrait du Cameroun contemporain et drame familial, Indomptables impose un regard neuf sur le cinéma africain et confirme l’arrivée d’un cinéaste de poids.

Indomptables : Thomas Ngijol frappe fort avec un polar social, viscéral et cinématographique

Le 11 juin 2025 sort sur les écrans français Indomptables, un film inattendu. Non pas parce qu’il surprend par son sujet (une enquête dans un pays miné par la corruption et les non-dits) mais parce qu’il surprend par son auteur : Thomas Ngijol. L’humoriste, révélé dans Case Départ puis dans Black Snake, signe ici une œuvre d’une rare maturité, librement adaptée du documentaire Un crime à Abidjan de Mosco Levi Boucault.

Avec ce film, tourné à Yaoundé, Ngijol s’affirme en tant que cinéaste, acteur et scénariste à part entière. Indomptables est bien plus qu’un polar : c’est une descente dans les méandres d’un pays qui vacille, dans les failles d’un père à bout de souffle, et dans les douleurs enfouies d’une société toute entière.

L’intrigue suit Zachary Billong, commissaire de police respecté, père autoritaire, homme d’ordre. Lorsqu’un officier est assassiné, l’enquête qu’il mène va le confronter à sa propre impuissance ; à la fois dans les rues d’une ville rongée par la violence et chez lui, où l’ordre familial s’effondre. Thomas Ngijol incarne ce personnage complexe avec une sobriété saisissante, loin de toute démonstration.

Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

À l’écran, Indomptables évite tous les pièges du genre. Pas de super-flic, pas de grand méchant caricatural, pas de résolution spectaculaire. Au lieu de cela, le film creuse : dans les silences, dans les regards, dans les zones grises de la justice et de la filiation.

C’est là que réside la grande force du film. La réalisation, sobre et tendue, capte une réalité sans filtre : la poussière des rues, les coupures de courant, la pression invisible qui pèse sur les épaules de ceux qui tiennent ; ou essaient de tenir. Pas d’esbroufe, pas de plans léchés gratuits. Le chef opérateur Patrick Blossier (fidèle collaborateur de Claire Denis) livre une image granuleuse, organique, qui épouse le rythme des scènes, sans jamais surstyliser le décor.

La caméra, souvent à l’épaule, reste au plus près des corps, des visages, de la fatigue. Le montage, assuré par Cécile Lapergue, privilégie les respirations à la tension explosive. Tout est dans l’économie. Et cette retenue fait mouche.

La musique, signée Dany Synthé et Isko, ajoute une dimension essentielle au film. Elle ne cherche pas à dominer l’image, mais à la prolonger. Beats étouffés, échos urbains, textures électroniques douces-amères : on est loin des clichés sonores souvent associés aux films africains. Ici, chaque note semble peser autant que chaque silence.

Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

Dany Synthé, connu pour ses tubes en France, démontre une capacité rare à s’adapter à la narration cinématographique. Son travail évoque celui de Nicholas Britell ou de Trent Reznor, mais avec une sensibilité afro-urbaine inédite.

Le cœur d’Indomptables, ce n’est pas l’enquête. C’est le conflit générationnel. C’est la difficulté à être père dans un monde où les repères s’effondrent. C’est l’héritage invisible du patriarcat, de la honte, du silence. Zachary, le héros, tente de maintenir l’ordre dans la rue comme à la maison. Mais ses enfants ne lui obéissent plus. Sa fille joue au football et claque la porte. Son fils cherche à fuir son ombre.

Cette tension familiale, Ngijol la connaît de l’intérieur. Il l’explique :

« Ce film est une démarche viscérale. Je ne voulais pas raconter ma vie frontalement, mais en filigrane, c’est mon histoire. »

Ngijol ne cherche pas à flatter l’Occident. Il ne filme pas le Cameroun pour le rendre « exotique ». Il le filme tel qu’il est : chaotique, beau, absurde, dur, digne. Des scènes comme celle du marché, des échanges à huis clos entre flics ou le face-à-face avec un directeur d’école en disent plus sur les réalités camerounaises que bien des reportages. Le décor devient un personnage, ni glorifié ni condamné.

Dans une séquence, la caméra reste fixée sur un visage en silence. Rien ne bouge, mais tout est là : la lassitude, la colère rentrée, l’amour perdu. Cette patience du regard, cette fidélité à la complexité du réel, font de Indomptables une œuvre précieuse.

Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

Indomptables est un film politique. Pas parce qu’il dénonce de manière frontale, mais parce qu’il observe. Il montre ce que c’est que de composer avec un État qui dysfonctionne, une famille qui se délite, une ville qui brûle doucement. Il montre la résilience sans l’héroïser, l’humour sans l’excuser, la douleur sans la dramatiser.

Le film parle aussi d’héritage, de masculinité, de génération. Il touche autant un spectateur camerounais qu’un père de banlieue parisienne ou un adolescent qui se cherche. Car les vraies frontières que traverse Ngijol ne sont pas géographiques : elles sont émotionnelles, culturelles, intimes.

Autour de Thomas Ngijol, un casting 100 % camerounais, composé en grande partie d’acteurs locaux. Le résultat est saisissant. On ne joue pas la comédie ici. On habite. On respire. On regarde. On répond. Chacun semble porter une part de vérité qui dépasse le scénario. Le ton est juste, ancré, viscéral.

Loin des stéréotypes, les femmes ne sont pas accessoires. La mère, la fille, les figures féminines imposent leur force dans un monde saturé d’autorité masculine. Là encore, Ngijol refuse le manichéisme.

Indomptables : Quand Thomas Ngijol transforme la douleur en polar social

Avec Indomptables, Thomas Ngijol entre dans une nouvelle dimension. Il prouve qu’il peut écrire, incarner, diriger un film sans se cacher derrière la comédie. Il fait un pas de côté, vers une œuvre profonde, maîtrisée, humble. Il rejoint cette génération de cinéastes diasporiques (Alice Diop, Alain Gomis, Mati Diop) qui racontent l’Afrique avec amour, exigence et lucidité.

C’est un film né de la sincérité, de la tension, et surtout du besoin urgent de dire.

Verdict

Indomptables n’est pas un film parfait. Mais c’est un film nécessaire. Un film qui refuse l’esbroufe pour préférer la tension. Un film qui parle d’Afrique sans la réduire. Un film qui interroge la paternité, l’autorité, la mémoire ; avec intelligence et émotion.

En cela, Thomas Ngijol réussit son pari : livrer un polar social poignant, personnel, ancré dans la réalité camerounaise, et pourtant universel.

FICHE TECHNIQUE — INDOMPTABLES

  • Titre : Indomptables
  • Réalisation : Thomas Ngijol
  • Scénario : Thomas Ngijol & Patrick Rocher, avec la collaboration de Marianne Espasa et Doriane Berantelli
  • Durée : 1h21
  • Pays : France – Cameroun
  • Langue : français (tournage au Cameroun)
  • Genre : Polar dramatique, thriller social
  • Année de production : 2025
  • Distribution : Pan Distribution
  • Date de sortie France : 11 juin 2025
  • Sélection officielle : Quinzaine des cinéastes – Festival de Cannes 2025

« Quelques gouttes suffisent » d’Arsenik : 27 ans plus tard, le poison opère toujours

Sorti en 1998, Quelques gouttes suffisent… d’Arsenik est devenu bien plus qu’un simple album de rap : un manifeste, un classique, une mémoire. Vingt-sept ans plus tard, retour sur une œuvre qui a su mêler verbe affûté, engagement politique et alchimie sonore pour marquer l’histoire du rap français à jamais.

Boxe avec les mots. Qui prétend faire du rap sans prendre position ? En 1998, cette phrase d’ouverture cinglante signée Arsenik sonnait comme un manifeste. Vingt-sept ans plus tard, elle n’a pas pris une ride. Elle a même été reprise, citée, détournée. Mais surtout, elle a été vécue. Car Quelques gouttes suffisent…, premier album des frères Lino et Calbo, est de ces disques qui ne se contentent pas de marquer l’histoire : ils la traversent, ils la racontent, ils la transforment.

À l’occasion de l’anniversaire de sa sortie, NOFI revient sur cette oeuvre-fleuve du rap français, à la fois tranchante comme une lame de rasoir et profonde comme une plaie qu’on refuse de refermer. Hommage à un album devenu patrimoine.

1998 : l’année Arsenik, l’école du feu

"Quelques gouttes suffisent" d'Arsenik : 27 ans plus tard, le poison opère toujours

Nous sommes en 1998. La France s’apprête à brandir sa première Coupe du monde de football. Le pays vit une forme d’euphorie sociale, mais dans les quartiers populaires, le quotidien est tout sauf festif. C’est dans ce contexte qu’Arsenik dégaine son premier album, après avoir multiplié les apparitions sur des compilations et albums du Secteur Ä.

Pas de présentation douce. Dès les premiers mots, Lino frappe :

« Qui prétend faire du rap sans prendre position ? ».

Le ton est donné. L’écriture est dense, les mots sont des coups, les phrases s’enchaînent comme des uppercuts. Lino est le chirurgien du verbe, Calbo, le boxeur de la rime. Le tout, orchestré par un troisième homme de l’ombre : Djimi Finger.

Avec Quelques gouttes suffisent…, Arsenik n’arrive pas dans le rap. Il surgit. Comme un poison qu’on aurait trop longtemps laissé fermenter.

Djimi Finger, l’alchimiste

La production de l’album est signée presque exclusivement par Djimi Finger. C’est lui qui apporte l’épaisseur sonore, le relief sombre, la touche organique. L’osmose entre le beatmaker et les frères se fait dans la cave, dans l’urgence et la complicité. Lino raconte :

« Djimi, c’était notre Quincy Jones. Tu lui demandais dix prods, tu repartais avec neuf bangers. »

Cette alchimie donne des classiques : Boxe avec les motsLa rue t’observeAffaire de familleUne saison blanche et sèche… Chaque titre a sa couleur, sa texture, son univers. Rien n’est là pour remplir.

L’album est un concentré : peu de morceaux, pas de déchets. Tout est calibré, pesé, inspiré.

Un album militant sans pancarte

Le génie d’Arsenik, c’est de faire du rap conscient sans jamais être donneur de leçon. Le groupe ne prêche pas. Il expose. Il raconte l’envers de la République, les galères des quartiers, la fatigue de l’identité négrière, la tension constante. 

Partout la même, en featuring avec les Neg’Marrons, dresse un état des lieux brutal : cités, racismes, désillusions. Une saison blanche et sèche, titre emprunté à un roman sur l’apartheid, défonce le Front National avec des mots aussi lourds qu’un pavé.

Et pourtant, tout est littéraire. Les punchlines sont des aphorismes. Les métaphores bibliques, omniprésentes. Le 6ème chaudron fait référence à l’enfer, Chrysanthèmes parle de mort avec des mots de poète. Arsenik, c’est du rap en alexandrins.

Le verbe comme mémoire vive

"Quelques gouttes suffisent" d'Arsenik : 27 ans plus tard, le poison opère toujours

L’écriture de Lino, c’est l’école des mots rares, de la diction affûtée, du débit sans filet. Calbo, c’est la lourdeur du bitume, la voix rocailleuse qui ancre le discours. Ensemble, ils construisent un style : multisyllabique, réfléchi, complexe. Un style qui influencera toute une génération de rappeurs, de Kery James à Youssoupha.

Mais au-delà de la forme, c’est la mémoire qu’ils activent. Affaire de famille, c’est l’histoire d’une fratrie, mais aussi celle d’une communauté. Ils m’appellent, c’est le regard extérieur sur l’homme noir, entre caricature et suspicion. Arsenik ne parle pas de lui. Il parle pour les siens. Pour les oubliés. Pour les « ni français, ni intégrables« .

Le Secteur Ä, la fierté élevée en collectif

Impossible de parler d’Arsenik sans parler du Secteur Ä. En 1998, c’est un empire du rap hexagonal : Négro Deep, Nég’Marrons, Passi, Stomy Bugsy, Doc Gynéco… Tous unis dans une dynamique inédite. L’événement phare : le concert du 22 mai 1998 à l’Olympia, 150 ans jour pour jour après l’abolition de l’esclavage. Drapeau palestinien sur scène, discours brûlant, poings levés. Le rap comme force politique.

Dans cette galaxie, Arsenik brille par sa rigueur, sa radicalité. Pas de compromis. Leur univers, c’est celui de Villiers-le-Bel, du 95, du quotidien brut. Mais leur horizon est global. Ils citent Malcom X, la Palestine, la République. Ils pensent l’Afrique, sans folklore.

2025 : le poison est devenu médecine

Aujourd’hui, Quelques gouttes suffisent… est un album qu’on étudie. Qu’on redécouvre. Qu’on réédite en vinyle. Il fait partie des rares albums français à pouvoir être joué de bout en bout sans zapper un seul morceau. Un « no skip album« .

Lino est devenu un monument du rap français. Calbo, une voix respectée. Leurs carrières solo n’ont rien enlevé à l’aura du duo. Et chaque concert hommage à l’album est une communion. Comme en 2019, à l’Olympia, où les frères l’ont rejoué en intégralité, dans une ambiance de transmission intergénérationnelle.

Car c’est aussi cela, Arsenik : un legs. Celui d’une période, d’une vision, d’un rap à texte qui ne s’excusait pas d’être noir, radical, politique. Celui d’un art qui ne cherchait pas à plaire, mais à dire. À tout dire. À ne jamais se taire.

Quelques gouttes, mais un océan d’influence

Pourquoi cet album est-il resté ? Parce qu’il a su conjuguer fond et forme. Parce qu’il s’adresse à l’intelligence autant qu’à l’émotion. Parce qu’il a donné une voix à ceux qu’on étouffait. Parce qu’il a réussi à faire coexister les flammes de l’enfer et la lumière de l’esprit.

En 2025, le paysage rap a changé. Les codes aussi. Mais Quelques gouttes suffisent… reste. Comme une balise. Un point cardinal. Une leçon d’engagement, d’écriture, d’intégrité.

Arsenik ne réclamait pas la postérité. Il l’a méritée.

Et ça, même le temps ne pourra pas l’effacer.

Afrique 50, le film interdit qui a brisé le silence colonial

Interdit pendant quarante ans, Afrique 50 est le premier film anticolonialiste français. Tourné clandestinement en Afrique de l’Ouest, ce court-métrage a coûté la liberté à René Vautier, 22 ans à l’époque. Mais il a ouvert une brèche mémorielle et visuelle dans le mur du silence colonial. Retour sur un film brûlant, un acte de résistance par l’image.

Afrique 50 de René Vautier : premier film anticolonialiste français, histoire d’un réquisitoire censuré pendant 40 ans

En 1949, la Ligue française de l’enseignement passe commande d’un film pédagogique à destination des lycéens et collégiens de métropole. Objectif : montrer les « bienfaits » de la colonisation dans l’Afrique-Occidentale française (AOF). On confie la mission à un jeune cinéaste de 21 ans à peine : René Vautier, ancien résistant et diplômé fraîchement sorti de l’IDHEC (ancêtre de la Fémis). Il s’agit de glorifier l’action éducative de la France dans les colonies, d’illustrer, par l’image, cette fameuse « mission civilisatrice » tant vantée par la IVe République.

Mais à peine arrivé sur le terrain (en Côte d’Ivoire, en Haute-Volta, au Sénégal et au Soudan français) Vautier découvre une tout autre réalité. La misère est criante, les écoles quasi inexistantes, les soins médicaux rarissimes. Et partout, les stigmates d’un système d’exploitation profond, massif, systémique. L’indignation monte. L’envie de filmer aussi.

Rapidement, Vautier comprend qu’il devra filmer en cachette. Le décret Laval de 1934 interdit toute prise de vue dans les colonies sans autorisation du gouverneur. Filmer devient donc un acte de rébellion. Il cache sa caméra, trompe la vigilance des autorités coloniales, et enregistre des scènes de vie quotidienne : femmes pilant le mil, enfants jouant dans la poussière, hommes au travail. Mais derrière cette apparente quiétude, il révèle un tableau accablant.

À son retour en France, la censure frappe. La police saisit les bobines au siège de la Ligue. Vautier est poursuivi en justice pour avoir enfreint la loi coloniale. Il est inculpé et condamné à un an de prison. Ironie de l’histoire : il est jugé aux côtés de Félix Houphouët-Boigny, futur président de la Côte d’Ivoire, accusé d’avoir soutenu la diffusion du film.

Le film, d’une durée de 17 minutes, est un cri. Une plaie ouverte. Sur les images muettes, la voix de René Vautier s’élève : sobre, ferme, indignée. Il ne commente pas, il accuse. Il interpelle les Français, les prend à témoin. Il rappelle que seuls 4 % des enfants africains vont à l’école. Il montre le travail des champs, les soufflets de forge actionnés seize heures par jour par des adolescents. Il dénonce le « progrès » réservé aux colons : les barrages, l’électricité, les infrastructures modernes… dont les Africains ne bénéficient pas.

Plus loin, il filme les répressions. Des villages incendiés pour impôts impayés. Des femmes manifestant à Grand-Bassam en 1949, matraquées pour avoir osé défier l’ordre colonial. Il expose aussi la forme moderne du travail forcé, malgré son abolition officielle en 1946. Pour payer l’impôt, les villageois sont contraints de travailler pour des compagnies françaises à des tarifs dérisoires ; cinquante francs par jour. Le commentaire est sans appel :

« Plus de 40 millions de francs sont extorqués chaque jour à l’Afrique. »

Interdit de projection pendant plus de quarante ans, Afrique 50 circule malgré tout sous le manteau. Dans les cercles anticolonialistes, les universités, les mouvements étudiants d’Afrique et d’Europe de l’Est. Il devient une légende, un film-martyre, l’arme d’un cinéma de combat. À Varsovie, il reçoit la médaille d’or. En France, il reste tabou jusqu’en 1990, date de sa première diffusion officielle. En 1996, l’État français rachète les droits du film et le diffuse dans les anciennes colonies, tentant une réhabilitation diplomatique tardive.

René Vautier n’a jamais cessé de filmer. Dénonçant l’apartheid, les guerres d’Algérie et du Vietnam, les luttes ouvrières, les femmes en prison. Mais Afrique 50 demeure son acte fondateur. Un manifeste visuel. Une brèche ouverte dans le mur du mensonge colonial. Le film prouve qu’un simple regard, armé d’une caméra et d’un peu de courage, peut faire vaciller un empire.

Aujourd’hui, alors que le débat sur les mémoires coloniales reste vif, Afrique 50 demeure un repère. Il nous rappelle que les images ont une mémoire. Et qu’il faut parfois les risquer pour dire le vrai.

Pour aller plus loin

New Soul Food ou la révolution afro-urbaine qui épice Paris

New Soul Food, c’est bien plus qu’un restaurant afro à Paris : c’est un manifeste culinaire. Fondé par deux frères afrodescendants, ce concept unique marie les saveurs du continent africain et des Caraïbes à une modernité urbaine assumée. Du food truck primé au restaurant Le Maquis, en passant par les festivals et corners en supermarché, New Soul Food réinvente la street-food avec fierté, inclusion et créativité. Une aventure gustative, culturelle et entrepreneuriale à découvrir absolument.

Par un après-midi ensoleillé sur les quais de Valmy, un parfum envoûtant de braisé au charbon de bois flotte dans l’air. Des notes de soul s’échappent d’un food truck bariolé, attirant les passants vers une file joyeuse et métissée. New Soul Food n’est pas un simple restaurant de rue : c’est un concept culinaire novateur qui marie les saveurs d’Afrique et des Caraïbes à l’énergie urbaine parisienne. Dans une ambiance festive où l’on peut aussi bien chanter et danser avec les chefs que savourer un bon plat, ce projet familial sert une cuisine afro-urbaine modernisée qui nourrit autant l’estomac que l’âme.

Un concept né des racines afro et de l’esprit urbain

Dès ses débuts, New Soul Food s’est défini comme « le 1er concept métissé décliné autour de la cuisine aux origines d’Afrique et des Antilles ». Fondé par deux frères, Rudy et Joël Lainé, le projet puise son inspiration dans leur double héritage guadeloupéen et camerounais, ainsi que dans leur vécu d’entrepreneurs noirs en France. Le terme Soul Food (littéralement nourriture de l’âme) est ici revisité pour célébrer l’identité afro sous toutes ses formes. Leur mère leur a transmis l’amour d’une cuisine de partage, où l’on adapte les recettes traditionnelles avec les moyens du bord.

« Il s’agissait de réaliser une cuisine aux bases africaines, à la sauce française », explique Rudy Lainé, qui raconte comment leur maman remplaçait les ingrédients introuvables par des produits européens tout en respectant les recettes ancestrales Cette philosophie du mélange culturel est au cœur du concept New Soul Food, véritable melting-pot culinaire en osmose avec la société cosmopolite d’aujourd’hui. Le résultat ? Une cuisine métissée fière de ses racines, qui apporte un vent de fraîcheur afro-urbain sur la scène gastronomique parisienne.

De la Foire de Paris au Food Truck primé : une success story familiale

L’aventure New Soul Food démarre en 2015 à la Foire de Paris, où le concept afropéen est présenté pour la première fois au public avec des retours enthousiastes. Confortés par cet accueil, les frères Lainé se lancent l’année suivante sur les routes de l’Île-de-France. En 2016, ils inaugurent leur premier food truck et installent un point de vente fixe devant le cinéma MK2 Bibliothèque (Paris 13ᵉ), tout en parcourant les festivals afro et caribéens (Natural Hair Academy, Afropunk, Rhum Fest, etc.) pour faire découvrir leurs spécialités.

Le succès ne se fait pas attendre : en 2017, New Soul Food est élu meilleur food truck de Paris lors d’un festival international de street-food, une consécration obtenue à l’unanimité du jury et du public ; du jamais vu dans ce concours. Ce jour-là, le petit camion afro-urbain entre dans l’histoire comme le premier foodtruck afro primé sur la scène parisienne.

Fort de cette reconnaissance, New Soul Food s’agrandit et affine son modèle. En 2018, après sélection sur dossier, le food truck intègre le parvis de La Défense, le grand quartier d’affaires parisien, où il régale chaque midi une clientèle variée sur plusieurs emplacements. La vision des frères Lainé prend alors une nouvelle dimension : il est temps de s’implanter en dur. C’est ainsi qu’en 2019, New Soul Food ouvre son premier restaurant baptisé Le Maquis, sur les bords du Canal Saint-Martin (Paris 10ᵉ).

Le choix du nom Maquis n’est pas anodin : il rend hommage aux lieux de restauration populaires d’Afrique de l’Ouest, où l’on vient manger, boire un verre, écouter de la musique et même danser. Ce restaurant fast-casual, véritable temple de la street-food afropéenne, offre une vitrine sédentaire au concept tout en conservant son esprit de fête et de partage.

L’histoire ne s’arrête pas là. En 2020, New Soul Food innove encore en lançant l’Afrotruck : un stand de cuisine afro implanté au cœur des magasins Monoprix de Paris. Cette idée de food truck d’intérieurapporte une offre afroculinaire novatrice directement aux clients en supermarché, démocratisant ainsi des plats autrefois confidentiels. Malgré le contexte difficile pour la restauration en 2020, l’enseigne a su faire preuve d’agilité et de créativité. Elle a même remporté un concours Deliveroo grâce au soutien massif de sa communauté, décrochant des fonds pour relooker son restaurant ; une belle preuve d’amour de la part du public.

En 2023, l’ouverture d’un vaste laboratoire culinaire (Dark’Anda) de 600 m² à Aubervilliers marque une nouvelle étape pour développer plusieurs projets afro-culinaires et services de livraison. Et ce n’est que le début : toujours en ébullition, New Soul Food a récemment lancé Kaz’la, un stand branché célébrant la street-food caribéenne au Food Market de la Villette, avec bokits antillais, afro-tapas et ambiance tropicale à l’appui. Autant dire que l’équipe des frères Lainé n’a de cesse de pimenter Paris et ses environs avec ses initiatives gourmandes…

Une gastronomie afrodisiaque entre tradition et modernité

Que trouve-t-on au menu de New Soul Food ? Une gastronomie afro-urbaine inédite, savoureux mélange de tradition et de modernité. Le crédo de la maison : une cuisine braisée au feu de bois, saine et naturellement sans gluten, qui fait honneur aux recettes du continent africain et des îles caribéennes tout en les adaptant au palais contemporain. Concrètement, cela donne des plats métissés aux noms évocateurs comme L’Afropéenne (poulet braisé aux herbes méditerranéennes accompagné d’attiéké ivoirien) ou le bowl Afro-Poké, qui revisitent des classiques avec une touche française.

On peut ainsi déguster un poulet yassa mariné, twisté à la moutarde à l’ancienne, ou un bokit (pain frit antillais) généreusement garni de poulet braisé et de sauce chien épicée, pour un festival de saveurs en chaque bouchée. Les garnitures et sauces célèbrent tout autant la diversité : bananes plantains fondantes, manioc, patates douces, sans oublier des marinades créoles et des épices d’Afrique de l’Ouest. Pour rafraîchir le tout, New Soul Food propose des boissons “afrodisiaques” faites maison, comme le jus de bissap (hibiscus) au gingembre ou des cocktails exotiques aux fruits tropicaux.

L’expérience New Soul Food ne s’arrête pas à l’assiette. Dans le restaurant Le Maquis, de larges baies vitrées ouvertes sur le Canal et une fresque murale colorée accueillent les convives. Les tables sont décorées de tissus wax africains, la playlist balance du funk, du kompa ou de la soul, et il n’est pas rare que l’équipe invite les clients à esquisser quelques pas de danse.

Cette mise en scène chaleureuse et inclusive fait écho à la promesse des fondateurs : partager bien plus qu’un repas, une immersion dans la culture afro. « Au-delà du plat que nous leur préparons, c’est une immersion dans notre culture », expliquent-ils à propos de leurs événements Chante & Danse avec les Chefs, où les clients deviennent les stars du moment. New Soul Food se veut ainsi un lieu de convivialité et de découverte, où chacun est invité à célébrer la diversité en toute gourmandise.

Identité, fierté et inclusion au menu

Plus qu’une enseigne de restauration, New Soul Food porte une mission sociale et culturelle forte. Son succès éclatant est une source de fierté pour la communauté afro et au-delà. « Black Food Matters! » clame fièrement Rudy Lainé, soulignant que la cuisine peut être un vecteur de dignité et de réussite. À travers son parcours, l’équipe montre qu’entreprendre en tant que Afro-descendants est possible et peut même devenir tendance.

New Soul Food rassemble autour de ses plats une communauté urbaine métissée à l’image de sa cuisine, preuve que le pari est réussi : le public est au rendez-vous, qu’il soit d’origine africaine, antillaise, européenne ou d’ailleurs. Chacun s’y retrouve, car l’assiette raconte une histoire universelle – celle de la diaspora, du voyage et de l’adaptation, écrite avec des épices et beaucoup d’amour.

En valorisant les recettes de grand-mère réinventées pour le XXIᵉ siècle, New Soul Food contribue à mettre en lumière le patrimoine afro dans la gastronomie française. C’est une cuisine de la mémoire et du mélange, qui rend hommage aux racines tout en affirmant une identité contemporaine, fièrement afro-urbaine. Le concept se veut également inclusif, non seulement par son offre (options sans gluten, diversité des ingrédients, prix accessibles), mais aussi par son ambiance festive où toutes les générations et origines se côtoient. New Soul Food prouve qu’en célébrant nos différences à table, on peut créer du lien et changer les mentalités, une bouchée après l’autre.

Prêt·e pour l’expérience New Soul Food ?

Entrepreneuriale, savoureuse et engagée, l’histoire de New Soul Food est une ode à la créativité afrodescendante et à la convivialité. Si vous aussi souhaitez vivre cette aventure culinaire unique, il ne vous reste plus qu’à passer à table ! Rendez-vous au restaurant Le Maquis (177, quai de Valmy, Paris 10ᵉ) pour un déjeuner ou un dîner riche en émotions, ou suivez le food truck afrodisiaque dans les rues de Paris et lors des événements pour croquer un morceau de cette révolution gustative. Embarquez pour un voyage des sens entre Afrique, Antilles et Paris ; vous en ressortirez le cœur réchauffé, les papilles en fête, et sans doute avec une nouvelle appréciation du lien profond entre alimentation et identité.

Comme le proclame si bien la marque : « Un melting-pot culinaire en osmose avec notre société cosmopolite » ; venez goûter à la New Soul Food et faites partie du mouvement ! Bon appétit, et #OnEstEnsemble.

👉🏿 Site officiel de New Soul Food

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

Elle chantait pour Haïti, pour l’Afrique, pour la mémoire. Actrice, militante et prêtresse du verbe, Toto Bissainthe a traversé l’exil et les silences pour faire entendre la voix des sans-voix. Des planches de théâtre aux studios d’enregistrement, elle a lié négritude, spiritualité et insoumission dans une œuvre puissante et inclassable. Retour sur le parcours incandescent d’une femme qui n’a jamais cessé de dire le vrai, chanter le juste, et rêver l’unité.

Chanter pour ne pas se taire

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne
Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

Paris, 1973. Dans la petite salle intimiste de La Vieille Grille, une femme s’avance, seule. Une robe simple, un tam-tam à ses côtés. Pas de décors, pas d’artifice. Juste une voix. Une voix venue d’Haïti, chargée de mémoire, de douleur, de révolte. Une voix qui ne chante pas seulement : elle convoque les ancêtres, elle porte le deuil d’un peuple, elle scande une résistance. Ce soir-là, le public découvre Toto Bissainthe. Et pour beaucoup, rien ne sera plus jamais comme avant.

Mais qui se souvient encore de Toto Bissainthe ?

Dans le récit global de la négritude, de la musique engagée, de la création noire en exil, son nom reste trop souvent absent. Comme si sa voix, pourtant gravée sur des disques, des scènes, des mémoires, n’avait jamais vraiment trouvé sa place dans l’histoire. Comme si l’exil effaçait même celles et ceux qui, justement, l’ont porté comme étendard.

Toto Bissainthe n’a pas seulement chanté Haïti. Elle a incarné l’exil comme matrice de création. Elle a donné forme sonore aux silences de l’oppression. Actrice, poétesse, chanteuse, elle fut tout cela à la fois ; mais toujours au service d’une seule cause : la dignité noire. Face à la dictature de Duvalier, face à l’indifférence française, face au mépris de l’industrie culturelle, elle a tenu sa ligne : chanter pour ne pas se taire. Chanter pour réveiller.

Dans cette fresque biographique, il ne s’agit pas seulement de raconter une carrière. Il s’agit de restituer une présence. Une voix de femme noire, diasporique, créole, insoumise. Une voix qui disait non quand il fallait dire non. Et qui, aujourd’hui encore, nous parle d’une seule chose : la nécessité de ne pas oublier.

Cap-Haïtien, l’appel du tambour

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

Il y a des voix qui naissent dans le confort des salons feutrés. D’autres dans le fracas de l’histoire. Celle de Toto Bissainthe est née quelque part entre les deux : dans une maison de Cap-Haïtien où l’on aimait les arts et dans un pays fracturé par l’injustice. Haïti, ce berceau tourmenté de révolutions inachevées, où les chants sont toujours un peu des cris étouffés.

Née en avril 1934, Marie-Clotilde Bissainthe, que l’on surnommera plus tard « Toto », grandit dans une atmosphère d’intellectuels, de souvenirs coloniaux et de rêves brisés. Son enfance est traversée par les contes, les musiques populaires, les tensions politiques ; mais surtout par cette culture haïtienne syncrétique où le tambour vodou n’est jamais loin, même quand il ne résonne pas.

Très tôt, elle comprend que le corps et la voix peuvent être des armes. Elle part en France pour étudier l’art dramatique, mais emporte dans ses valises bien plus qu’un accent créole ou quelques partitions. Elle emporte Haïti. Pas la carte postale, pas le folklore touristique ; mais cette Haïti vive, insurgée, douloureuse, que seule la diaspora parvient à convoquer avec autant de justesse.

À Paris, elle est noire. À Haïti, elle est exilée. Ce double déracinement sera son moteur. C’est lui qui nourrira ses choix artistiques, sa quête identitaire, son chant polyphonique. Elle ne viendra pas chercher une carrière : elle viendra chercher un cri.

Et c’est ce cri qu’elle transformera en chant.

Le théâtre comme foyer de la négritude (Les Griots, Genet, Beckett)

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

À Paris, Toto Bissainthe ne se contente pas d’apprendre. Elle fonde. En 1956, elle co-crée la compagnie Les Griots, première troupe de théâtre noire de France, avec Roger Blin et d’autres intellectuels afrodescendants. Dans un pays encore engourdi par les mirages de l’empire, cette initiative est un acte de rupture. Les Griots ne cherchent pas l’assimilation, ils cherchent la réappropriation. Sur scène, ils récitent, dénoncent, incantent. C’est le théâtre comme rituel. Le texte comme tambour. La scène comme terrain de lutte.

Le nom même du collectif est un manifeste : griot, ce mot ouest-africain désignant le dépositaire de la mémoire, le conteur, le résistant oral. À travers ce nom, Toto Bissainthe inscrit son art dans une lignée de parole noire affranchie des normes blanches. Elle ne joue pas, elle évoque. Elle ne récite pas, elle incarne.

Les choix dramaturgiques de la troupe sont radicaux. Jouer Les Nègres de Jean Genet, en 1959, dans une France post-coloniale encore hantée par la guerre d’Algérie, c’est poser la parole noire au centre du dispositif théâtral occidental ; mais pour mieux le renverser. Avec Genet, c’est la monstruosité du regard blanc qui est retournée contre lui-même. Avec Beckett, dont elle croise la route, c’est le vide absurde de l’existence que Toto Bissainthe habite d’une douleur créole. Dans ce théâtre de l’ombre et du cri, elle apprend à se tenir debout avec la force des vaincus.

Car ce que Toto cherche, ce n’est pas une place dans le monde du spectacle : c’est un lieu où dire. Dire Haïti. Dire l’exil. Dire l’Afrique, dans le corps d’une femme noire qui refuse de n’être qu’un ornement dans une mise en scène d’autrui.

Les Griots poseront les jalons d’un théâtre diasporique, engagé, incarné. Et Toto Bissainthe, par sa voix rauque et sa présence magnétique, y inscrit déjà les premières notes de ce qui deviendra bientôt un chant révolutionnaire.

L’appel du chant : une voix pour l’exil et la mémoire

Au début des années 70, un soir à La Vieille Grille, petite salle parisienne à l’acoustique rugueuse, le silence se fait. Une femme entre. Elle ne parle pas. Elle chante. Et soudain, la douleur d’un peuple traverse la gorge d’une seule. Toto Bissainthe ne devient pas chanteuse. Elle devient griot moderne. Médium. Incantatrice.

Son chant n’est pas mélodie. C’est plainte. C’est appel. Elle n’interprète pas, elle convoque. Les ancêtres répondent. Les tambours invisibles résonnent dans la langue créole. Dans chaque syllabe, on entend les chaînes, les champs, les rires arrachés, les houngans, les prières, les houes, les colères.

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne
Répétition “Les chants populaire d’Haïti” circa 1976

Sa musique n’a rien d’une coquetterie exotique. Elle est traversée par la mémoire du marronnage, de l’insurrection, de l’exil. Elle tisse l’Afrique, l’Haïti paysan, les errances parisiennes. C’est un blues noir caribéen, où chaque note porte le deuil et la lutte. Ses albums (Toto à New YorkToto chante HaïtiCoda) sont autant de partitions pour pleurer la terre et réveiller la dignité.

Bissainthe ressuscite les complaintes rurales, réinvente les rituels vaudou, ose la nudité de la voix pour mieux dire les silences des opprimés. Son chant est révolutionnaire non parce qu’il hurle, mais parce qu’il pleure. Et ce pleur devient politique. Elle dit :

« Je chante pour les Noirs. Parce qu’il faut. Parce que nous sommes dispersés. Et qu’il faut appeler. »

Dans un monde dominé par les standards occidentaux, elle choisit l’oralité créole. Contre les industries musicales coloniales, elle oppose le tambour sacré. Contre l’amnésie organisée, elle oppose la chanson comme archive affective.

Toto ne cherche pas le succès. Elle cherche la résonance. Celle qui traverse les mers et les siècles. Celle qui relie Césaire à Fanon, Dessalines à Malcom, les mornes à Harlem. Celle qui fait d’un simple chant une parole monde.

Une militante face aux dictatures

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

Toto Bissainthe n’a jamais chanté pour plaire. Elle a chanté pour déranger. Pour réveiller. Pour faire trembler les certitudes et fissurer les silences d’État. À une époque où les voix dissidentes sont muselées, elle transforme la sienne en arme. Une arme douce, mais tranchante. Une arme intime, mais profondément politique.

Sous le régime de Jean-Claude Duvalier, elle ne peut rentrer en Haïti que sous condition. Pas pour embrasser sa mère ni serrer ses enfants : pour chanter une fois, dans un cadre contrôlé. Le dictateur tolère le français (langue des élites, langue du déni) mais redoute le créole, la langue du peuple, celle qui fédère, celle qui pourrait enflammer les foules. Elle le dit elle-même, amère :

« En créole, on me fait taire. En français, on me laisse parler. »

Dans ses concerts parisiens ou new-yorkais, Toto dénonce sans détour : l’exil forcé, la terre confisquée, la misère organisée. Elle évoque les disparus, les corps jetés dans les ravins, les pleurs qu’on étouffe derrière les portes closes. Elle chante les luttes et les larmes, la beauté et l’oppression. Elle devient la voix des sans-voix. Une conscience en exil.

À Paris, elle fréquente les milieux antillanistes, panafricains, les intellectuels de la négritude, mais refuse l’enfermement dans un courant. Elle est indépendante. Inclassable. Elle chante pour la justice, pas pour une idéologie. Son combat dépasse Haïti. Il est pour tous les peuples noirs, colonisés, dispersés, brisés par les dictatures et les dépendances postcoloniales.

Quand elle revient enfin à Haïti, après la chute de Duvalier en 1986, c’est avec l’espoir fou de participer à la reconstruction d’un pays détruit par des décennies de terreur. Mais très vite, elle déchante. L’espoir tourne à l’amertume. Les rivalités politiques, les trahisons, la misère persistante rongent son énergie. L’artiste en elle survit. Mais la militante saigne.

Ses derniers concerts sont des adieux voilés. Elle y parle encore de justice, de réconciliation, de Koumbit (cette solidarité ancestrale haïtienne) mais ses yeux brillent d’une fatigue profonde. Comme si elle pressentait que sa voix, bientôt, s’éteindrait. Mais pas son combat.

Car Toto Bissainthe n’est pas qu’une chanteuse de l’exil. Elle est une mémoire vivante des luttes. Une résistante. Une militante du cœur.

Entre oubli et récupération

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

Toto Bissainthe est morte deux fois. Une première fois, physiquement, le 4 juin 1994, des suites d’une cirrhose. Une seconde fois, lentement, dans le silence des institutions culturelles qui ont, trop souvent, préféré l’oublier plutôt que la célébrer. Elle, l’enfant de Cap-Haïtien, celle qui avait chanté Haïti jusqu’à l’épuisement, n’a droit qu’à quelques hommages sporadiques. Pas de monument national. Peu de mentions dans les programmes scolaires. À peine une poignée d’articles dans les médias mainstream.

Pourquoi cette amnésie ? Parce que Toto Bissainthe ne se laisse pas instrumentaliser. Elle ne rentre dans aucun moule. Trop noire pour les conservateurs, trop révolutionnaire pour les modérés, trop libre pour les politiciens, trop mystique pour les rationalistes. Elle échappe aux cases. Et dans une époque qui ne célèbre que les figures lisses, elle dérange.

Et pourtant, depuis quelques années, une forme de réappropriation émerge. Certains documentaristes la redécouvrent. Des artistes caribéens la citent comme influence majeure. Sur YouTube, ses morceaux réapparaissent. Des étudiantes créoles brandissent son nom dans les manifestations contre le racisme systémique. Elle revient. Pas comme une icône aseptisée, mais comme une source. Une matrice.

Mais cette redécouverte soulève une autre question : comment parler d’elle sans la trahir ? Comment honorer sa mémoire sans la folkloriser ? Comment faire résonner ses chants sans en gommer la douleur ?

Car Toto ne chantait pas pour plaire. Elle chantait pour transmettre. Un message, une colère, une foi. Son art était politique, mais jamais partisan. Spirituel, mais jamais dogmatique. Elle croyait à la force de la voix pour panser les plaies de l’histoire. Et cette voix-là mérite mieux qu’un revival passager. Elle mérite une reconnaissance pleine, entière, exigeante.

Ce que nous devons à Toto Bissainthe

Toto Bissainthe, la voix noire de l’exil et de la mémoire haïtienne

Toto Bissainthe n’a pas simplement chanté Haïti : elle l’a façonné. Comme une main invisible qui modèle une argile en souffrance, elle a transmis aux générations suivantes un art de dire, de se souvenir, de résister. Son œuvre a ouvert la voie à toute une lignée de créatrices et créateurs caribéens, africains, diasporiques, pour qui la mémoire n’est pas une nostalgie, mais une arme.

Aujourd’hui encore, on entend son écho dans les voix d’artistes comme Emeline Michel, Mélissa Laveaux, Leyla McCalla ou Moonlight Benjamin. Toutes, à leur manière, reprennent le flambeau : celui d’une musique engagée, enracinée, résolument décoloniale. Les tambours qu’elle a réveillés dans les années 70 battent toujours. Parfois plus fort encore.

Dans les milieux militants, Toto Bissainthe est désormais citée aux côtés d’Aimé Césaire, de Frantz Fanon ou d’Édouard Glissant. Non comme une simple chanteuse, mais comme une intellectuelle en exil, une penseuse du corps noir, de la mémoire diasporique, du trauma colonial.

Dans les écoles, hélas, son nom est encore trop absent. Dans les programmes officiels, ses chansons ne sont presque jamais étudiées. Dans les musées, son visage reste dans l’ombre. Et pourtant, quiconque cherche à comprendre le cri de la Caraïbe contemporaine, la fracture identitaire d’Haïti, ou les ponts entre spiritualité et révolte, devra un jour se pencher sur son œuvre.

Son héritage est là, vivant. Il nous appelle à écouter autrement. À écouter ce qui vient d’en bas, ce qui tremble, ce qui lutte. Il nous appelle à retrouver la dignité par le chant. À honorer la mémoire par l’art. Et à comprendre que toute œuvre vraie est une promesse : celle de ne jamais laisser le silence triompher.

Sources

  1. Claude-Narcisse, JasmineMémoire de femmes, Port-au-Prince, UNICEF Haïti, 1997, pp. 153-159.
  2. Slaheddine, HaddadLittératures francophones des Caraïbes, Paris, Karthala, 2004.
  3. Weiss, Jason, « French-Caribbean Music: An Introduction », Review: Literature and Arts of the Americas, vol. 32, n°58, 1999, pp. 75–76.
  4. Guilbault, JocelyneZouk: World Music in the West Indies, University of Chicago Press, 1993.
  5. Maldoror, SarahToto Bissainthe (film documentaire, 1984, 5 min).
  6. AlterPresseLe souvenir de Toto Bissainthe, interprète révoltée, 7 juin 2015.
  7. Totobissainthe.com, site officiel, consulté en juin 2025.
  8. Raoul PeckL’homme sur les quais (film, 1993).
  9. Catala, J.C., « Je chante l’histoire du peuple noir », La Vie Ouvrière, 29 octobre 1980.
  10. Toto Bissainthe, Toto chante Haïti, Arion, 1977.

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire

Longtemps reléguée aux marges des récits historiques, la traite transsaharienne a pourtant déporté entre 6 et 10 millions d’Africains. Routes du désert, esclavage sexuel, castration, silences complices : une mémoire refoulée qui dérange encore, entre tabous religieux, concurrence mémorielle et absence de réparation.

Une mémoire sélective

Le vent souffle sans fin sur les dunes, balayant toute trace de passage. Pourtant, autrefois, ces pistes invisibles étaient foulées par des milliers de pas. Enchaînés deux à deux, des hommes, des femmes, des enfants. Leurs silhouettes s’étiraient sous le soleil écrasant, dans un silence que seuls brisaient les cris des maîtres et le cliquetis métallique des fers. Des caravanes de larmes, englouties par l’indifférence de l’histoire.

On parle abondamment du commerce triangulaire, de la déportation des Africains vers les Amériques, des chaînes de l’Atlantique. Mais qu’en est-il des chaînes du désert ? De cette autre traite, plus ancienne encore, qui a vu des millions d’Africains traverser le Sahara pour être vendus sur les marchés d’Alger, du Caire, de Tripoli, de La Mecque ? Dans les manuels scolaires, cette page est à peine évoquée. Dans les discours officiels, elle est souvent contournée. Dans les esprits, elle reste floue, presque taboue.

Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette mémoire, pourtant essentielle, demeure-t-elle en périphérie de nos récits collectifs ? Parce qu’elle dérange. Elle bouscule des certitudes. Elle met en lumière des complicités africaines, des responsabilités arabes, des continuités culturelles et religieuses que certains préfèrent ne pas questionner. Elle trouble l’idée d’un Sud toujours victime et d’un Nord toujours coupable. Elle fracture les clivages binaires, les récits réconfortants, les postures politiques confortables.

La traite transsaharienne ne s’inscrit ni dans la temporalité ni dans la géographie habituelle du récit de l’esclavage. Elle est plus ancienne que la traite transatlantique. Elle a duré plus longtemps. Elle a touché autant, voire davantage, de vies. Et pourtant, elle reste à la marge. Invisibilisée. Comme si le sable du désert avait aussi enseveli les mémoires.

Mais une mémoire oubliée n’est pas une mémoire effacée. Elle attend, patiente, sous la surface. Et aujourd’hui, elle exige d’être exhumée. Non pour diviser, mais pour comprendre. Non pour accuser, mais pour réparer. Non pour revenir en arrière, mais pour que jamais plus le silence ne soit complice de l’injustice.

Car la vérité historique n’est pas une option. C’est un devoir.

Les origines antiques d’une économie de la capture

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire
Prisonniers de guerre kouchites surveillés par des Égyptiens, attendant d’être déportés en Égypte. Relief de la tombe d’Horemheb à Saqqara.

Bien avant que les galions ne traversent l’Atlantique, bien avant que les ports de Nantes ou de Liverpool ne deviennent les plaques tournantes du commerce humain, une autre économie de la capture prenait racine sur le continent africain. Elle se tissait, lente et profonde, dans les sables du Sahara et les vallées du Nil, au rythme des conquêtes, des razzias et des caravanes.

Dans l’Antiquité, les grandes civilisations de la région (les Garamantes, les Égyptiens, les Carthaginois puis les Romains) intègrent déjà l’homme africain à un système marchand dans lequel il n’est pas sujet, mais bien objet. Chez les Garamantes, peuple saharien de l’actuelle Libye, les esclaves sont arrachés aux populations subsahariennes et utilisés pour cultiver les oasis. Hérodote, historien grec du Ve siècle avant notre ère, évoque leurs expéditions vers le Sud pour capturer des Noirs, preuves d’un commerce esclavagiste précoce structuré autour du désert.

De leur côté, les Égyptiens puis les Romains pratiquent une mise en esclavage massive lors des guerres. Les prisonniers de guerre, y compris issus de Nubie ou d’Éthiopie, deviennent une main-d’œuvre servile essentielle à l’administration des empires. Dans les récits antiques, la peau noire devient progressivement un marqueur d’altérité, associé à une forme d’exotisme… mais aussi de domination.

Mais c’est à partir du VIIe siècle, avec l’expansion fulgurante de l’islam, que l’on assiste à un changement d’échelle et de structure. L’arrivée des Arabes dans le nord de l’Afrique ne fait pas qu’étendre une nouvelle foi, elle transforme également les logiques d’échange et de pouvoir. Le désert devient axe commercial majeur. Les routes sahariennes, autrefois rudimentaires, se densifient, se professionnalisent. Les esclaves, auparavant captifs de guerre ou produits secondaires des conflits, deviennent une marchandise stratégique, recherchée pour leur force de travail ou leur valeur symbolique.

Islamisé, le commerce transsaharien prend un tour nouveau. Les traités juridiques et religieux de l’époque encadrent l’usage des esclaves, tout en justifiant leur mise en servitude dans certains cas (non-musulmans, prisonniers, etc.). Des villes comme Gao, Tombouctou ou Zawila deviennent des carrefours d’un trafic où se croisent or, sel, ivoire… et vies humaines. L’homme devient un bien parmi d’autres, une unité comptable dans une économie spirituellement justifiée mais éthiquement problématique.

Ce basculement vers un esclavage commercial organisé, avec ses routes, ses marchés et ses rationalisations religieuses, jette les bases d’un système qui durera plus de treize siècles. L’Afrique, aux marges des grands empires islamiques, devient un immense réservoir de chair humaine pour alimenter les sociétés du Maghreb, du Proche-Orient, voire de l’Asie centrale.

Ainsi, bien avant que le mot « traite » n’entre dans les lexiques européens, un autre monde marchand s’était déjà construit, avec ses victimes, ses profits et ses silences.

Le système de la traite transsaharienne

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire

Cartographier la douleur, logistique d’un crime oublié

Au cœur de l’un des plus vastes déserts du monde, un réseau d’ombres et de sabres s’étendait comme une toile silencieuse : la traite transsaharienne. Plus qu’un simple itinéraire, c’était un système complexe, huilé, implacable, qui transformait les dunes en couloirs de la servitude. Entre le VIIIe et le XIXe siècle, plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants furent arrachés de l’Afrique subsaharienne pour être vendus dans les marchés d’esclaves du nord du continent, du Levant, ou même jusqu’en Inde et en Perse.

Les principales routes caravanières sont aujourd’hui des cicatrices invisibles sur les cartes modernes. La plus fameuse reliait Tripoli au lac Tchad, en passant par Fezzan et le royaume du Bornou. Une autre traversait le désert entre Ghadamès et Gao, en longeant les rives méridionales du fleuve Niger. D’autres encore reliaient Tombouctou à Alger ou partaient de Zawila en direction de Darfour. Chacune de ces routes portait son lot de souffrances, son lot de corps brisés sous le soleil.

Ce n’étaient pas de simples trajets commerciaux. C’était une organisation tentaculaire impliquant marchands arabes, caravaniers touaregs, rois africains islamisés, et de nombreuses puissances locales qui en tiraient profit. La traite transsaharienne n’était pas un accident de l’Histoire : elle était pensée, structurée, et intégrée à l’économie politique régionale.

Contrairement à certaines idées reçues, les razzias n’étaient pas uniquement le fait d’étrangers. De nombreux chefs de tribus ou de royaumes islamisés (comme le Kanem-Bornou, le Ouadaï ou certains États haoussas) participaient activement à cette chaîne de prédation. Ils organisaient des campagnes militaires, capturaient des populations non islamisées (souvent assimilées à des « infidèles ») et les revendaient contre des tissus, des armes, du sel, ou des chevaux.

Le pouvoir, dans bien des cas, s’exerçait par la captation humaine. Posséder des esclaves était un signe de richesse, de puissance et d’appartenance à un monde civilisé, selon les normes de l’époque. Certains États en faisaient même un pilier structurel de leur diplomatie avec les puissances du Nord.

Dans cette géographie du désespoir, les oasis n’étaient pas des havres de paix. Kufra, Awjila, Ghat, Agadez, Bilma… autant de noms poétiques pour des lieux devenus des plaques tournantes du commerce humain. Les caravanes s’y ravitaillaient, y organisaient leurs contingents, et parfois, y triaient leurs captifs. Ceux jugés trop faibles pour poursuivre la route étaient abandonnés, vendus localement, ou laissés à mourir.

Ces oasis fonctionnaient comme des entrepôts à ciel ouvert. Les esclaves y étaient parfois détenus en attendant le bon acheteur ou le moment opportun pour franchir les dunes. Le désert ne pardonne pas. La violence, la faim, le froid nocturne, la chaleur diurne, et les exactions systématiques faisaient partie du prix du voyage.

Les chiffres donnent le vertige. Une caravane moyenne comptait entre 1 000 et 3 000 dromadaires, parfois bien plus, et jusqu’à plusieurs centaines de captifs à pied, enchaînés deux par deux, menottés, affamés. Un mois, parfois deux, étaient nécessaires pour rejoindre la destination finale. Les taux de mortalité étaient effrayants. On estime qu’entre 20 et 50 % des captifs mouraient en route ; de soif, de malnutrition, de maladie, ou simplement exécutés pour ne pas ralentir la colonne.

Les femmes subissaient des violences spécifiques. Nombre d’entre elles étaient réduites à la servitude sexuelle, vendues comme concubines ou domestiques dans les harems. Les enfants, eux, étaient sélectionnés pour leur docilité supposée, ou pour être castrés ; une pratique atroce destinée à produire des eunuques pour les palais ou les armées.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans le dromadaire, l’ »engin » logistique par excellence de cette traite. Introduit massivement dès le premier millénaire, il révolutionna les échanges transsahariens. Capable de transporter des charges lourdes sur de longues distances sans boire pendant plusieurs jours, il permit d’ouvrir et de maintenir les routes les plus hostiles du continent.

Plus qu’un animal de bât, le dromadaire fut un catalyseur d’expansion commerciale… et de drames humains. Son endurance permit de traverser des régions jusque-là infranchissables, connectant les mondes musulmans du nord à ceux de l’Afrique noire. Là où l’homme échouait, le dromadaire triomphait – et avec lui, le commerce de la douleur.

Le système de la traite transsaharienne : logistique d’un crime oublié

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire
Carte en français des grandes routes historiques du commerce transsaharien (1889)

Derrière les dunes du Sahara s’étendait autrefois un réseau redoutablement efficace, bien rodé, presque invisible aux regards modernes : celui de la traite transsaharienne. Pendant plus de treize siècles, du VIIe au début du XXe siècle, des millions d’Africains furent arrachés à leurs terres et conduits de force à travers le désert, en direction des marchés esclavagistes du Maghreb, du Moyen-Orient et parfois jusqu’en Asie.

La carte de cette traite est jalonnée de routes aussi antiques que meurtrières :

  • Tripoli – Fezzan – Bornou, reliant la Méditerranée au cœur du Tchad actuel,
  • Ghadamès – Gao, traversant le sud libyen jusqu’au fleuve Niger,
  • Tombouctou – Alger, passant par les oasis de l’Ahaggar et les marges sahariennes,
  • Zawila – Darfour, via les massifs du Tibesti.

Ces trajets ne sont pas seulement des lignes tracées sur du sable. Ce sont des corridors de douleur, où les corps s’épuisaient, se perdaient, disparaissaient. Chaque étape était marquée par la peur, l’humiliation, la faim. Ce système n’était pas improvisé. Il reposait sur des relais précis, des infrastructures locales, des circuits commerciaux normalisés, inscrits dans une économie transnationale bien établie.

Contrairement aux discours qui voudraient réduire cette histoire à une simple invasion étrangère, la réalité est plus complexe, plus cruelle parfois. De nombreux chefs de tribusrois islamisés ou États vassaux ont été des maillons actifs de ce commerce humain. Au sein de royaumes comme le Kanem-Bornou, le Ouadaï ou certains émirats sahéliens, la capture d’esclaves faisait partie intégrante de la diplomatie, du commerce et même de l’identité politique.

Ces acteurs organisaient eux-mêmes des razzias ou achetaient des captifs auprès d’autres groupes pour ensuite les revendre aux négociants arabes, turcs ou perses. C’était une économie d’échange : des êtres humains contre du sel, des chevaux, des armes, des étoffes ou de l’or. Une économie dans laquelle l’humain noir était une monnaie d’ajustement.

Des noms aux sonorités poétiques, presque oubliés aujourd’hui, étaient au cœur du système : Kufra, Awjila, Ghat, Agadez, Bilma… Ces oasis jouaient le rôle de hubs logistiques. Elles étaient à la fois des lieux de rassemblement des caravanes, des entrepôts vivants pour les captifs, des zones de ravitaillement et de redistribution.

On y triait les esclaves selon leur état de santé, leur âge, leur sexe. Les plus faibles étaient abandonnés, les autres attachés par deux, alignés en colonnes sous la surveillance de gardes armés. Pour beaucoup, c’était là que commençait le cauchemar. Pour d’autres, c’était déjà la fin.

Les chiffres évoqués par les chroniqueurs arabes ou les explorateurs européens donnent le vertige. Une caravane pouvait compter plusieurs centaines, voire milliers de captifs, encadrés par des dizaines de gardes et des dizaines de dromadaires. Le voyage durait en moyenne un mois, parfois plus selon les conditions climatiques et la distance à parcourir.

La mortalité y était extrême : jusqu’à 50 % des captifs mouraient en chemin, victimes de la soif, des maladies, des coups, ou simplement abattus parce qu’ils ne pouvaient plus marcher. Les femmes étaient régulièrement victimes de viols. Les enfants, souvent, étaient castrés pour alimenter les marchés d’eunuques du Levant. Les survivants arrivaient brisés, marchandises fragiles à écouler dans les souks de Tripoli, Alger, Tunis ou Damas.

Sans le dromadaire, cette traite n’aurait jamais atteint une telle ampleur. Introduit massivement dans le commerce saharien à partir du premier millénaire, cet animal fut une révolution logistique. Capable de porter de lourdes charges sur des centaines de kilomètres sans boire, il devint l’instrument de l’horreur… et de la rentabilité.

Grâce à lui, des routes autrefois impraticables devinrent des axes commerciaux fiables. Il permit d’augmenter le volume de marchandises (et donc d’esclaves) transportées, de raccourcir les délais, de survivre à l’implacable sécheresse du désert. Le dromadaire fut, en somme, le moteur biologique d’une machine de déshumanisation à grande échelle.

Démographie de l’effacement : combien ? qui ?

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire

Parler de la traite transsaharienne, c’est d’abord affronter le vertige des chiffres. Dans un espace géographique aussi vaste que le Sahara et sur une période s’étendant sur plus de 13 siècles, il n’existe pas de registre unique, pas de port de départ centralisé, pas d’équivalent au tristement célèbre « Middle Passage ». Pourtant, les historiens ont tenté d’estimer l’ampleur de ce phénomène occulté. Parmi eux, Paul Lovejoy, Ronald Segal ou encore Ralph Austen convergent sur une fourchette glaçante : entre 6 et 10 millions d’Africains auraient été arrachés à leurs terres pour être vendus à travers le désert.

Ces chiffres ne tiennent pas compte des pertes collatérales : les morts sur le chemin de la capture, les enfants abandonnés, les communautés disloquées. Ils ne comptabilisent pas non plus les millions de descendants invisibilisés dans les sociétés d’accueil, souvent forcés à renier leur identité pour survivre.

Contrairement à une vision réductrice qui verrait dans l’esclave transsaharien un simple homme robuste voué au labeur physique, les captifs étaient de tous âges, de toutes conditions, de tous sexes. On y trouvait des artisans, des paysans, des chefs, des griots, des femmes instruites ou guérisseuses, des enfants à peine sevrés.

Mais cette traite se distinguait notamment par sa forte féminisation. Selon Lovejoy, près de deux tiers des captifs étaient des femmes. Une caractéristique démographique qui traduit la nature même de cette traite : plus que de la force de travail agricole ou minière (comme dans l’Atlantique), il s’agissait ici d’un commerce de corps, orienté vers la domesticité, le service sexuel, et l’intégration forcée dans les foyers ou les harems.

Les femmes noires capturées étaient rarement destinées à un labeur intensif. Leur assignation principale résidait dans les espaces privés : concubinesservantesnounous, chanteuses ou esclaves sexuelles. Elles représentaient à la fois un symbole de prestige pour les élites arabes ou turques, et un capital reproductif stratégique. Certains récits évoquent même des réseaux spécialisés dans la capture de très jeunes filles, au motif qu’elles étaient plus facilement « modelables » à l’image de leurs maîtres.

Dans les harems de Marrakech, du Caire ou de Damas, la présence de femmes noires n’était pas rare. Leur exotisation se doublait souvent d’un statut ambivalent : invisibles dans la sphère publique, centrales dans l’intimité des familles.

Autre spécificité glaçante : la castration systématique des hommes noirs capturés. Si tous n’étaient pas mutilés, un grand nombre l’étaient, en particulier ceux destinés aux harems, aux palais, ou aux fonctions administratives où la confiance du maître exigeait un effacement symbolique de la virilité.

Cette pratique, bien documentée dans les sources arabes et européennes, se faisait le plus souvent dans des conditions atroces, avec un taux de mortalité dépassant parfois 70 %. Le mythe de « l’eunuque noir fidèle et docile » s’est ainsi ancré dans l’imaginaire oriental, comme dans certaines cours ottomanes ou perses, au prix d’une mutilation déshumanisante.

Ces hommes, à la fois craints et méprisés, étaient privés non seulement de leur liberté, mais aussi de leur lignée. Ils incarnaient une double mort sociale : celle de l’homme et celle du père potentiel.

Logiques et idéologies de l’esclavage transsaharien

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire

Au-delà des chiffres, des routes et des récits de souffrance, il faut sonder les tréfonds d’un imaginaire construit pour justifier l’injustifiable. Comme toute entreprise esclavagiste de longue durée, la traite transsaharienne s’est appuyée sur une architecture idéologique solide, faite de stéréotypes raciaux, de rationalisations religieuses, de hiérarchies de civilisation. Pour que des caravanes traversent des siècles de désert avec des êtres humains enchaînés, il fallait d’abord convaincre les esprits que certains étaient faits pour être dominés.

Dans l’univers arabe médiéval, les Noirs d’Afrique subsaharienne sont souvent désignés sous le terme générique de « Zanj ». Mais ce mot ne désigne pas simplement une origine géographique. Il devient un signifiant racial, porteur de stéréotypes dévalorisants.

Les traités de géographes comme Al-Masudi ou Ibn Khaldoun, les récits de voyageurs comme Ibn Battûta, regorgent de descriptions qui animalisent les populations noires : instinctifs, émotifs, paresseux, faits pour la servitude. Certains poètes arabes vont jusqu’à comparer leur peau sombre à celle du diable, érigeant la noirceur en vice spirituel. Le Zanj est alors vu comme l’Autre absolu : non seulement étranger, mais ontologiquement inférieur.

Dans la mémoire collective, cette figure du Noir inférieur va nourrir une exotisation perverse. Les femmes noires deviennent objets de désir fantasmatique, les hommes (quand ils ne sont pas eunuques) sont réduits à la force brute. C’est une vision qui persistera jusque dans les cours ottomanes et perses, et dont certaines traces persistent encore aujourd’hui dans les sociétés nord-africaines ou moyen-orientales.

Au fondement théologique de cette hiérarchisation raciale, on trouve le récit biblique et coranique de la malédiction de Cham, souvent interprété de manière racialisée. Selon cette lecture, Cham, fils de Noé, aurait été maudit pour avoir vu la nudité de son père. Ses descendants (identifiés aux Noirs africains) porteraient ainsi une malédiction justifiant leur servitude.

Cette lecture n’est ni universelle ni orthodoxe, mais elle fut instrumentalisée à des fins esclavagistes. Dans certains commentaires juridiques musulmans médiévaux, la peau noire devient le signe visible d’une infériorité naturelle, voire d’un châtiment divin.

Par ailleurs, même si l’islam interdit strictement de réduire en esclavage un coreligionnaire musulman, cette distinction a été régulièrement contournée. En théorie, seuls les « kafir » (païens ou animistes) pouvaient être asservis. En pratique, des musulmans noirs furent capturés, vendus, réduits au silence, leurs conversions niées ou ignorées. L’appartenance religieuse devenait une variable secondaire face à la couleur de peau.

La traite transsaharienne n’a pas été uniquement le fait de marchands isolés ou de pillards. Elle fut aussi institutionnalisée par des accords politiques entre États africains islamisés et empires arabes ou berbères. Le plus célèbre est le traité du Baqt, signé au VIIe siècle entre le royaume chrétien de Makuria (Nubie) et l’Égypte musulmane. Ce traité stipulait notamment que les Nubiens devaient fournir 360 esclaves par an aux autorités du Caire, en échange de la paix et de l’accès au commerce.

D’autres accords informels ont suivi, entre les royaumes du Kanem-Bornou, du Mali, du Songhaï ou du Darfour, et les puissances du nord. Ces traités, parfois appelés « pactes de sang », organisaient une traite à grande échelle, dans laquelle les captifs n’étaient plus seulement des ennemis de guerre, mais des monnaies d’échange politique.

La distinction officielle entre « esclave noir païen » et « frère musulman libre » fut donc fragile et poreuse. Dès qu’il s’agissait de tirer profit du commerce humain, les principes religieux se pliaient aux logiques économiques. On islamisait après coup, on oubliait les conversions, on justifiait l’injustifiable par des lectures biaisées des textes sacrés.

Ainsi s’est construite, siècle après siècle, une idéologie du mépris à l’encontre des Noirs d’Afrique subsaharienne dans une partie du monde arabe. Une idéologie qui ne s’est pas éteinte avec la fin formelle de la traite, et qui continue de hanter les rapports sociaux, les représentations médiatiques, et parfois même les interactions quotidiennes dans certaines régions.

Conséquences sociales, culturelles et géopolitiques de la traite transsaharienne

La traite transsaharienne n’a pas seulement arraché des millions de vies humaines aux terres africaines. Elle a laissé derrière elle des cicatrices profondes, encore visibles aujourd’hui dans la structuration sociale, les représentations mentales et les tensions géopolitiques entre l’Afrique subsaharienne et le monde arabe. Ce commerce séculaire, souvent occulté, a façonné des mondes et des mentalités. Il a bouleversé les sociétés africaines autant qu’il a enrichi les économies du Nord du désert.

Sur le long terme, les effets démographiques de la traite transsaharienne sont comparables à ceux de la traite transatlantique. Entre 6 et 10 millions d’Africains auraient été arrachés à leurs terres, avec une surmortalité importante en cours de route, souvent estimée à plus de 30 %. Cette hémorragie humaine a affaibli durablement des régions entières, provoqué l’effondrement de certaines communautés, et alimenté un cycle de violence qui s’est inscrit dans la durée.

Des zones entières, notamment le Sahel oriental et central, ont été vidées de leur jeunesse, privées de main-d’œuvre, et exposées à des raids constants. Les populations se sont repliées, fortifiées, fragmentées. Cette insécurité chronique a bouleversé les dynamiques de peuplement, de pouvoir et d’économie sur plusieurs siècles.

Parmi les séquelles sociales les plus durables figure la constitution de castes d’esclaves héréditaires dans de nombreuses sociétés sahariennes et sahéliennes. Les Haratin en Mauritanie, les Bellah au Mali et au Niger, ou encore les Tebu au Tchad et en Libye, sont les descendants directs de captifs transsahariens, longtemps considérés comme inférieurs de naissance, même après l’abolition officielle de l’esclavage.

Dans plusieurs pays, ces groupes sont encore stigmatisés, marginalisés, parfois traités comme des sous-citoyens. En Mauritanie, par exemple, l’esclavage de type héréditaire n’a été formellement aboli qu’en 1981, et criminalisé en 2007. Pourtant, des rapports internationaux continuent de documenter l’existence de formes contemporaines d’asservissement, révélant que les chaînes mentales perdurent bien après la chute des chaînes physiques.

La traite transsaharienne a profondément influencé la perception de la couleur de peau dans les sociétés nord-africaines et moyen-orientales. Le Noir est souvent resté associé à la servitude, au statut inférieur, à la domesticité. À travers les siècles, une hiérarchie racialisée s’est installée, valorisant la peau claire, stigmatisant la noirceur.

Ce racisme structurel, hérité d’un système esclavagiste ancien, continue de se manifester dans les médias, les lois non dites et les pratiques sociales. Les populations noires en Algérie, au Maroc, en Égypte, au Liban ou en Arabie Saoudite sont encore régulièrement victimes de discriminations fondées sur leur phénotype ; un héritage direct de la traite, rarement reconnu ou débattu dans l’espace public.

Contrairement à une vision simpliste de l’esclavage comme simple force de travail agricole, la traite transsaharienne a alimenté toutes les strates des économies précoloniales et coloniales dans le monde arabe. Les captifs africains ont été utilisés dans les mines de sel de Taghaza et Taoudeni, les plantations oasiennes, les maisons bourgeoises, mais aussi dans les armées.

Des régiments entiers, comme les fameux mamelouks ou les gardes noirs des sultans marocains, ont été constitués d’esclaves noirs, souvent castrés. Dans certaines cités, les élites n’hésitaient pas à employer des centaines de captifs comme serviteurs, artisans, bâtisseurs. L’économie esclavagiste n’était pas marginale : elle était centrale à la prospérité de plusieurs États.

Enfin, la traite transsaharienne a creusé un fossé mémoriel entre l’Afrique noire et le monde arabe. Ce passé commun, marqué par la domination et l’exploitation, est rarement assumé, peu enseigné, souvent refoulé. Il nourrit aujourd’hui des tensions diplomatiques, des rancunes identitaires, des malaises dans les relations Sud-Sud.

La montée des mouvements panafricains, la redécouverte des mémoires occultées, et la dénonciation du racisme anti-noir dans le Maghreb ou au Moyen-Orient sont autant de signes d’une demande de reconnaissance historique. Car sans vérité sur le passé, difficile de construire une fraternité authentique dans le présent.

La lente abolition et ses résistances

Si l’esclavage transsaharien est aujourd’hui peu présent dans les manuels scolaires et la mémoire collective, c’est en partie parce que son abolition fut tardive, incomplète et souvent contournée. Loin des proclamations solennelles et des dates symboliques, cette abolition fut un processus lent, fragmenté et politiquement ambigu, étiré sur plus d’un siècle et demi, avec des résurgences jusqu’à aujourd’hui.

Contrairement à l’idée reçue d’un monde musulman ayant rapidement banni l’esclavage, les faits historiques racontent une tout autre histoire. La Tunisie est souvent citée comme pionnière avec l’abolition officielle dès 1846 sous le règne d’Ahmed Ier Bey. Cette initiative précède même la France (1848) et les États-Unis (1865). Pourtant, cette avancée isolée ne reflète pas une tendance régionale.

Dans la plupart des territoires nord-africains et sahéliens, l’esclavage a perduré bien au-delà du XIXe siècle. En Arabie saoudite, il n’a été officiellement aboli qu’en 1962. Mais c’est la Mauritanie qui cristallise toutes les contradictions : l’abolition n’a été formellement déclarée qu’en 1981, puis criminalisée en 2007, et renforcée en 2015 ; preuve de la résistance sourde d’un système enraciné dans les structures sociales et les mentalités.

Les résistances à l’abolition ne se sont pas toujours exprimées par les armes. Dans bien des cas, ce fut l’inaction, l’hypocrisie administrative ou le silence qui permirent à l’esclavage de se perpétuer sous d’autres formes. Dans plusieurs pays, les lois furent adoptées sous la pression extérieure, mais peu appliquées sur le terrain. Les esclaves affranchis n’avaient ni terres, ni droits civiques, ni structures d’accueil, les condamnant à une dépendance économique qui prolongeait la soumission.

Des rapports de l’ONU et d’ONG comme Anti-Slavery International documentent encore aujourd’hui des cas d’esclavage par ascendance, notamment en Mauritanie, au Mali ou en Libye. Dans ces sociétés où l’oralité et la coutume pèsent plus que les textes légaux, la hiérarchie raciale héritée de la traite transsaharienne continue de structurer l’ordre social.

Les puissances coloniales européennes, notamment la France et le Royaume-Uni, ont joué un rôle paradoxal. D’un côté, elles ont imposé des décrets abolitionnistes dans leurs colonies nord-africaines ou sahéliennes, souvent sous couvert de “mission civilisatrice”. De l’autre, elles ont bénéficié des structures esclavagistes en place pour asseoir leur autorité et alimenter leurs besoins en main-d’œuvre.

Au Soudan, au Niger, en Algérie ou en Afrique occidentale française, des administrateurs coloniaux fermaient les yeux sur les pratiques serviles, voire les encourageaient implicitement. Et après l’abolition officielle, les colonisateurs ont souvent remplacé la traite par des systèmes de travail forcé ou d’exploitation économique, tout aussi destructeurs ; comme le montrent les politiques d’indigénat, les corvées, et les régimes d’extraction des matières premières.

Loin d’être une page tournée, l’esclavage transsaharien laisse encore des séquelles visibles dans les sociétés contemporaines. Les crises migratoires ont réactivé les circuits anciens de domination. En Libye, après la chute de Kadhafi, des réseaux mafieux ont réinstallé un commerce humain brutal, parfois à ciel ouvert. Des migrants subsahariens sont vendus comme esclaves, enfermés, battus, exploités sexuellement ; dans un effroyable écho aux caravanes d’autrefois.

Ces pratiques contemporaines, bien qu’illégales, prospèrent sur le lit d’une mémoire refoulée, d’une impunité historique et d’un racisme structurel toujours actif. Elles interrogent l’inaction internationale, mais aussi le silence des États concernés.

Pourquoi la traite transsaharienne dérange-t-elle encore ?

Malgré son étendue sur près de treize siècles et les millions de vies brisées qu’elle a engendrées, la traite transsaharienne reste l’une des pages les plus invisibilisées de l’histoire mondiale. Non pas par manque de documentation (car les témoignages, les récits de voyageurs et les travaux d’historiens existent) mais bien à cause d’un épais mur de tabous, de silences diplomatiques et d’inconforts identitaires.

Contrairement à la traite transatlantique, dénoncée par des siècles de luttes abolitionnistes et portée par un mouvement mémoriel fort dans les Amériques, la traite transsaharienne est rarement confrontée à une parole collective, encore moins institutionnelle. D’un côté, elle met en cause des acteurs africains musulmans (chefs de royaumes sahéliens, commerçants berbères, sultanats islamisés) dans un rôle actif et parfois central. De l’autre, elle implique des sociétés encore aujourd’hui majoritairement musulmanes, comme le Maroc, la Tunisie, la Mauritanie ou l’Arabie saoudite, dans un système esclavagiste prolongé bien au-delà du XIXe siècle.

Or, évoquer cette réalité revient à bousculer des récits identitaires profondément ancrés. Il est plus simple de se penser collectivement comme colonisés que comme esclavagistes. Plus rassurant de dénoncer l’Occident que de faire face à ses propres responsabilités historiques. Cette gêne morale est amplifiée par le fait que les structures mentales et sociales issues de cette traite (hiérarchies raciales, mépris des Noirs, castes héréditaires) perdurent encore dans certains pays.

Dans l’espace public, la traite transsaharienne devient un terrain glissant de la guerre mémorielle. Pour certains régimes autoritaires ou religieux, toute évocation du sujet est perçue comme un “diviseur inutile”, un “complot occidental” ou une tentative de désigner l’islam comme coupable. À l’inverse, elle est parfois instrumentalisée par des courants identitaires antimusulmans ou panafricanistes radicaux pour désigner “l’Arabe” comme l’ennemi historique de l’Afrique noire, dans une optique essentialiste et dangereusement réductrice.

Ce jeu politique autour du silence ou de la surenchère empêche tout travail serein de mémoire partagée. Il fige les positions : les uns dans le déni, les autres dans l’accusation. Et entre les deux, les victimes historiques, leurs descendants, et les sociétés héritières de cette histoire sont privés d’un espace de reconnaissance et de réparation.

Contrairement à la traite atlantique, qui dispose de sites mémoriels majeurs (Gorée, Ouidah, Nantes…), de journées officielles (10 mai en France, 23 août à l’UNESCO), et d’un récit désormais largement enseigné, la traite transsaharienne est un champ vide.

Il n’existe aucune journée internationale de commémoration spécifique à cette traite. Les manuels scolaires des pays concernés l’évoquent à peine, ou alors dans une forme édulcorée. Il n’y a aucun musée majeur à Tripoli, à Tombouctou ou au Caire consacré à cette histoire. Les voix des esclaves noirs victimes de cette traite sont absentes de l’espace public, du cinéma, de la littérature dominante.

Ce vide mémoriel alimente un oubli structurel, qui empêche non seulement la réparation symbolique, mais aussi la déconstruction des hiérarchies raciales héritées. En l’absence de reconnaissance, la blessure reste ouverte. En l’absence de commémoration, le trauma est tu. Et en l’absence de récit, l’histoire est confisquée.

Réparer l’oubli pour une mémoire intégrale

La traite transsaharienne : 13 siècles d’oubli et de souffrance noire

Tant que l’Afrique ne racontera pas toute son histoire, elle continuera de marcher sur une seule jambe. Car l’oubli n’est jamais neutre : il modèle les récits, oriente les consciences et déforme les combats. Dans le cas de la traite transsaharienne, l’oubli n’est pas une simple omission ; c’est une amputation mémorielle, une fracture encore vive dans le corps de la conscience noire.

Le combat pour la reconnaissance de l’esclavage dans l’espace atlantique (de Gorée à Haïti, du Code noir à Toussaint Louverture) a permis une lente émergence d’une mémoire commune dans les pays concernés. Des ouvrages, des programmes scolaires, des commémorations ont été mis en place, notamment sous l’impulsion de figures comme Aimé Césaire, Maryse Condé, ou encore Christiane Taubira.

Mais qu’en est-il de la traite transsaharienne ?

Peu d’élèves africains ou afrodescendants savent que des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont traversé le Sahara, vendus à Tripoli, au Caire, à La Mecque ou à Mascate. Peu savent que cette histoire s’est prolongée jusqu’au XXe siècle, bien après l’abolition officielle du commerce triangulaire. Pire encore : dans certaines régions, les descendants d’esclaves vivent encore en situation d’asservissement social.

Il est donc impératif d’intégrer cette page dans les manuels d’histoire, dès l’école primaire. Pas comme une note en bas de page, mais comme un chapitre central de l’histoire africaine et mondiale. Enseigner l’esclavage en Afrique, ce n’est pas salir sa mémoire : c’est lui redonner sa vérité.

La mémoire de l’esclavage est aussi celle de la résistance, souvent effacée par le récit de la souffrance. Pourtant, même au cœur de la traite transsaharienne, des voix se sont levées, des révoltes ont éclaté, des chemins d’émancipation ont été tracés.

Pensons à Bilāl ibn Rabāh, esclave noir affranchi devenu le premier muezzin de l’islam et proche compagnon du prophète Mahomet. Son ascension est à la fois spirituelle et politique, symbole d’un islam originel qui affirmait l’égalité des croyants – bien loin des pratiques esclavagistes de nombreux États musulmans postérieurs.

Pensons aussi à la révolte des Zanj, cette insurrection majeure survenue au IXe siècle dans l’actuel Irak, menée par des esclaves noirs venus d’Afrique de l’Est et soumis à des conditions de travail inhumaines dans les plantations de canne à sucre. Pendant quinze ans, ces hommes ont résisté, organisé une armée, construit une ville fortifiée, et défié le pouvoir abbasside. Un épisode trop peu connu, alors qu’il constitue l’un des plus anciens soulèvements d’esclaves de l’histoire mondiale.

Il est temps de rendre hommage à ces figures, de les inscrire dans la mémoire collective, de les transmettre aux nouvelles générations.

Le travail de réparation passe par des actes. Voici quelques pistes pour construire une mémoire véritablement intégrale et réparatrice :

  • Instituer une journée de commémoration de la traite transsaharienne, en lien avec l’Union africaine et les organisations culturelles du Maghreb et du Moyen-Orient.
  • Créer des lieux de mémoire à Tripoli, Tombouctou, Agadez, Alger ou La Mecque, pour matérialiser les routes de la souffrance et célébrer les résistances oubliées.
  • Lancer des programmes de recherche et de coopération universitaire Sud-Sud, entre historiens d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et des pays du Golfe.
  • Soutenir la production d’œuvres culturelles (films, BD, séries, podcasts, expositions) pour rendre visible l’histoire transsaharienne dans l’imaginaire collectif, au même titre que la traite atlantique.
  • Encourager les prises de parole citoyennes, les témoignages des communautés afro-arabes, et les initiatives locales contre les discriminations héritées de l’esclavage.

Car il ne suffit pas de dénoncer l’esclavage d’hier ; il faut aussi combattre ses spectres d’aujourd’hui : le racisme antinoir au Maghreb, les discriminations des Haratin en Mauritanie, les marchés d’esclaves modernes en Libye, les hiérarchies de couleur dans les sociétés post-esclavagistes.

Le désert n’efface pas les chaînes

Le silence ne guérit pas. Il enfouit. Il ronge. Et dans le cas de la traite transsaharienne, il a bâti autour de la douleur un mur de sable, de tabous et d’oubli. Pourtant, sous chaque dune du Sahara, sous chaque vieille pierre d’oasis, sous chaque mémoire tue, gisent les échos d’une histoire que l’on n’a jamais vraiment racontée.

L’Afrique ne peut se penser libre si elle refuse d’affronter tous ses passés — les plus douloureux comme les plus refoulés. Le commerce triangulaire a laissé des cicatrices profondes. Mais il n’est pas seul. La traite transsaharienne, elle aussi, a brisé des millions de vies, et son empreinte demeure visible dans les regards, les hiérarchies, les silences.

Restaurer cette mémoire, ce n’est pas diviser. C’est unir. C’est refuser les mémoires à géométrie variable, les récits tronqués, les commémorations à sens unique. C’est, au contraire, construire un socle commun, sur lequel une unité panafricaine sincère peut enfin s’ériger. Une unité qui ne fuit pas ses ombres, mais qui les éclaire.

Car une mémoire partielle ne peut porter un projet total. Et tant que le désert continuera de recouvrir les chaînes, l’Afrique marchera avec un passé qui l’alourdit au lieu de l’élever.

Sources

MANSSAH Lomé 2025 : 140 ans après Berlin, l’Afrique écrit sa propre histoire

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Berlin 1885, le continent morcelé

MANSSAH Lomé 2025 : 140 ans après Berlin, l’Afrique écrit sa propre histoire
La conférence de Berlin, telle qu’illustrée dans l’Illustrirte Zeitung

Il y a des dates que l’on n’a pas choisies, mais qui continuent de peser sur notre présent comme un fardeau inachevé. Berlin, 1885. En quelques mois, autour de tables ornées de dorures européennes, les puissances coloniales ont redessiné à la règle et au compas les contours d’un continent dont elles ne comprenaient ni les peuples ni les aspirations. L’Afrique, muette, fut découpée, exploitée, divisée.

Cette conférence de Berlin fut moins un événement qu’un traumatisme cartographié. À partir de là, les identités furent fracturées, les solidarités dissoutes, les souverainetés confisquées. Un siècle et demi plus tard, les lignes tracées sans nous continuent de façonner nos dépendances, nos économies, nos conflits.

Et pourtant, 140 ans plus tard, l’Histoire semble prête à rétablir sa justice. Non par vengeance, mais par nécessité. Non pour effacer, mais pour reconstruire. À Lomé, au cœur d’un Togo devenu carrefour panafricain, une autre conférence se prépare. Une conférence voulue par l’Afrique, pour l’Afrique.

MANSSAH, ou l’Afrique qui s’appartient

Du 26 au 28 juin 2025, la Conférence MANSSAH posera ses valises au Palais des Congrès de Lomé. Trois jours, trois ambitions : unitésouverainetéresponsabilité. Loin des grandes messes sans suite, MANSSAH entend briser la mécanique des discours creux pour faire place à l’action structurée. L’objectif est clair : offrir un cadre panafricain d’alignement, d’engagement et de résultats mesurables.

Là où tant de rendez-vous ont produit des déclarations sans lendemain, MANSSAH propose une méthodologie rigoureuse, un suivi transparent, et une inclusion assumée des forces vives du continent : dirigeants politiques, entrepreneurs, chercheurs, artistes, jeunes leaders, représentants traditionnels. Cette conférence n’est pas une foire aux slogans. C’est une charpente pour une Afrique qui refuse l’attente, une Afrique qui agit.

Construire l’unité au concret

Le thème de cette première édition est aussi son acte fondateur : l’unité. Pas une unité incantatoire, mais une unité opératoire, déclinée dans les cinq commissions de travail :

  • Gouvernance et institutions
  • Économie et finances
  • Sciences et technologies
  • Éducation, culture et valeurs
  • Ressources naturelles (mines, agriculture, énergie)

L’Afrique a des talents, des idées, des visions. Ce qui manque encore, c’est une structure d’agrégation, un espace où converger. MANSSAH promet d’être cet espace. Une matrice stratégique et collective pour produire des feuilles de route africaines, par et pour les Africains.

Lomé devient alors le symbole inversé de Berlin : un lieu de convergence, là où l’autre fut un lieu de séparation.

Une constellation panafricaine d’invités

L’unité ne se décrète pas, elle se vit. Et c’est à travers la diversité des parcours, des luttes, des responsabilités assumées que MANSSAH 2025 prend toute sa dimension historique. Pour incarner cette vision d’une Afrique unie, souveraine et solidaire, la conférence réunit un panel inédit de personnalités emblématiques, issues du monde politique, économique, spirituel, culturel et médiatique.

  • Laurent Gbagbo, ancien président de la Côte d’Ivoire, figure du panafricanisme contemporain, portera la mémoire des luttes pour la souveraineté politique.
  • John Kufuor, ancien président du Ghana, homme d’État respecté pour ses réformes structurelles, rappellera l’importance d’un leadership ancré dans la stabilité démocratique.
  • Djiba Diakité, ministre, directeur de cabinet du Président guinéen, témoigne de l’engagement d’une nouvelle génération de décideurs.
  • Sa Majesté Sokoudjou, roi des Bamendjou (Cameroun), incarnera la continuité des légitimités africaines ancestrales dans le dialogue contemporain.
  • Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice française et voix majeure des luttes mémorielles, portera une parole dense et engagée sur les réparations et la justice historique.
  • Jean-Claude Masangu (ex-Gouverneur de la Banque centrale de RDC), Karamo Kaba (Gouverneur de la Banque centrale de Guinée) et Albert Yuma (ancien président du CA de la Gécamine) poseront les jalons d’une gouvernance économique ancrée dans l’intérêt général africain.
  • John Kanyoni et Mwanza Singoma, figures de l’industrie congolaise, traduiront le lien vital entre souveraineté économique et transformation locale.
  • Lilian Thuram, ancien international de football devenu penseur de la mémoire coloniale, et Didier Drogba, légende du football ivoirien et entrepreneur engagé, rappelleront que les stades et les écrans peuvent aussi devenir des arènes politiques.
  • Kareen Guiock Thuram et Claudy Siar, journalistes de référence, amplifieront la portée médiatique du rendez-vous en connectant les luttes du continent avec celles de la diaspora francophone.

Au-delà de leurs titres, ces femmes et ces hommes sont les incarnations vivantes des enjeux que MANSSAH veut aborder : mémoire, vision, économie, culture, jeunesse, unité. Chacun d’eux porte en lui une part du puzzle panafricain. Et tous convergent vers Lomé, pour que cette conférence ne soit pas un sommet de plus, mais un catalyseur de souveraineté concrète.

Jeunesse, diaspora et transformation

Parmi les traits les plus saillants de MANSSAH, il y a ce refus radical d’ignorer la jeunesse. Plus de 7 500 jeunes leaders mobilisés, des consultations citoyennes, des retransmissions en direct sur les campus, des espaces où la parole jeune n’est pas décorative mais centrale.

Car aucune transformation durable ne peut être pensée sans la génération qui vivra avec ses conséquences. MANSSAH l’a compris et en fait un pilier : écouter, inclure, responsabiliser. Une Afrique de demain se construit avec la jeunesse d’aujourd’hui.

La diaspora, elle aussi, est pleinement intégrée. Grâce aux outils numériques, aux sessions hybrides et aux contenus interactifs, MANSSAH fait éclater les murs du continent pour reconnecter les intelligences noires au-delà des frontières héritées.

L’Afrique se lève et le monde regarde

L’histoire ne nous demande plus si nous sommes prêts. Elle nous demande ce que nous ferons maintenant. MANSSAH n’est pas une conférence de plus. C’est un rendez-vous avec nous-mêmes. Loin des modèles importés, des aides conditionnées, des politiques dictées, MANSSAH affirme une souveraineté nouvelle : celle de la méthode, de la vision et du courage.

140 ans après Berlin, Lomé devient le lieu d’une réappropriation historique. Celle d’un continent qui ne demande plus la permission. Qui décide. Qui s’organise. Qui trace sa propre carte.

Ce qu’il faut savoir sur la Conférence MANSSAH 2025

Lieu

Palais des Congrès de Lomé
Boulevard du Mono, Lomé – Togo

Dates

Du 26 au 28 juin 2025
Durée : 3 jours de panels, ateliers, plénières, sessions hybrides

Participants attendus

  • 1 000 à 1 500 personnes en présentiel
  • Plus de 10 000 participants en ligne via les plateformes partenaires et la chaîne YouTube MANSSAH

Langues de travail

Français, anglais, espagnol et portugais
(avec interprétation simultanée assurée dans les grandes sessions)

Publics concernés

  • Dirigeants politiques et économiques
  • Acteurs de la société civile et des légitimités traditionnelles
  • Jeunes leaders, intellectuels, entrepreneurs, scientifiques, artistes

Accès & inscription

Informations logistiques

Lomé est desservie par un aéroport international moderne. Des navettes seront disponibles entre l’aéroport, les hôtels partenaires et le Palais des Congrès.

Contact organisation

🌐 www.manssah.com

Shenseea à Paris (dancehall, diaspora et déflagration au Dôme)

La star jamaïcaine Shenseea débarque à Paris le 29 juin pour La Cabana 2025. À quoi s’attendre ? Un show total, une énergie brûlante et une voix venue des îles.

La Cabana va prendre feu

Shenseea à Paris (dancehall, diaspora et déflagration au Dôme)

Le compte à rebours est lancé. Le 29 juin prochain, Shenseea mettra le feu à la scène du Dôme de Paris dans le cadre de La Cabana, l’un des rendez-vous musicaux les plus attendus de l’été afro-caribéen.

Dans une capitale déjà gagnée par les rythmes dancehall et afrobeats, la star jamaïcaine est attendue comme un ouragan. Plus qu’un concert : une déclaration. Une communion. Une déflagration. Les billets s’arrachent comme du feu sous la pluie.

De Mandeville à Paris, une ascension fulgurante

Shenseea à Paris (dancehall, diaspora et déflagration au Dôme)

Elle s’appelle Chinsea Linda Lee. Née à Mandeville, révélée à Kingston, propulsée à Los Angeles, couronnée à Paris. Shenseea, c’est l’incarnation d’une génération d’artistes jamaïcains qui n’attendent pas l’autorisation de briller.

Remarquée dès 2015 pour son remix brûlant du morceau Loodi de Vybz Kartel, elle enchaîne les collaborations avec Tyga, Sean Paul, Kanye West ou encore Megan Thee Stallion.

Rien ne lui échappe : ni les punchlines, ni les refrains, ni les lumières du monde.

Alpha et Never Gets Late Here : une artiste, deux états de grâce

En 2022, elle publie Alpha, son premier album studio, où se mêlent trap sensuelle, dancehall tranchant et ballades maîtrisées. En 2024, elle récidive avec Never Gets Late Here, salué par la critique et nommé aux Grammy Awards dans la catégorie « Best Reggae Album ».

Ce 29 juin, Paris attend notamment les morceaux BlessedWaistlineLick et le désormais incontournable Hit & Run, déjà viral sur les réseaux et playlisté dans tout l’espace caribéen.

Une performeuse hors-cadre

Shenseea à Paris (dancehall, diaspora et déflagration au Dôme)

Shenseea ne monte pas sur scène : elle y règne. Sa présence est magnétique. Sa voix, posée, parfois féline, parfois tranchante. Ses chorégraphies alternent entre sensualité assumée et puissance martiale. Chaque apparition est un manifeste visuel. Chaque regard, une flèche.

Le public attendu à La Cabana est à son image : multiple, diasporique, transgénérationnel. Afro-caribéens, Afro-Parisiens, fans queer, esthètes TikTok, passionnés de culture yardie… Tous prêts à vibrer au même rythme.

Une icône, pas une étiquette

Shenseea à Paris (dancehall, diaspora et déflagration au Dôme)

Impossible de réduire Shenseea à un genre, à une image, ou à un territoire. Elle parle de désir, de foi, de maternité, de dépassement. Elle est à la fois provocante et spirituelle, pop et enracinée. Une figure noire moderne, en équilibre entre les industries mondiales et les mémoires locales.

Elle ne suit pas la tendance. Elle la déstabilise.

Ce qui nous attend le 29 juin

Shenseea à Paris (dancehall, diaspora et déflagration au Dôme)

Le Dôme de Paris ne sera pas un simple lieu de spectacle. Ce sera un sanctuaire. Shenseea ne vient pas livrer une performance : elle vient offrir une vibration. Un message. Une cérémonie.

Et quand elle chantera Blessed, ce ne sera pas seulement un tube. Ce sera une revendication. Une manière de dire au monde : je suis là, j’existe, et je ne plie pas.

À écouter avant le concert

Hit & Run, pour la claque actuelle

Waistline, pour l’onde sonore

Blessed, pour la déclaration

Rumble in the Jungle, ou quand Ali devenait une légende

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Le 30 octobre 1974, Muhammad Ali et George Foreman s’affrontent dans le légendaire Rumble in the Jungle à Kinshasa, au Zaïre. Plus qu’un combat, cet événement est devenu un symbole d’espoir et de fierté africaine, marquant un tournant historique et culturel pour les Afro-descendants à travers le monde.

Plus qu’un combat, un symbol pour L’Afrique et l’Amérique

Rumble in the Jungle, ou quand Ali Devenait une légende
Muhammad Ali et George Foreman dans The Rumble in the Jungle (1974)

En octobre 1974, sous la moiteur de Kinshasa, Muhammad Ali, le “Greatest”, affrontait George Foreman dans ce qui allait devenir le « Rumble in the Jungle« . Mais pour bien saisir l’impact de cette nuit-là, il faut aller au-delà du ring, dans les cœurs, dans les regards et dans les espoirs de ceux pour qui Ali incarnait bien plus qu’un simple boxeur. Car au fond, Kinshasa n’était pas qu’un lieu : c’était le point de rencontre entre le continent africain et les luttes afro-américaines, entre les aspirations de la liberté et les cicatrices du passé colonial. Ali n’était pas seul dans ce combat ; il portait en lui les espoirs de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, combattaient eux aussi pour leur dignité.

La route vers Kinshasa

Rumble in the Jungle, ou quand Ali Devenait une légende
Ce diagramme photographique comparant les boxeurs Muhammad Ali et George Foreman a été mis à disposition pour être utilisé dans le cadre d’articles sur le combat du mardi pour le titre de champion des poids lourds au Zaïre, en octobre 1974. (AP Photo)

Avant cette rencontre, Ali et Foreman ne s’étaient jamais affrontés, mais les trajectoires des deux hommes convergeaient vers cette nuit en Afrique. Foreman, le champion invaincu et destructeur, dominait son époque par sa puissance brute. Pour beaucoup, il symbolisait une force invincible, une montagne que même Ali, le guerrier fatigué, ne pourrait escalader. En face, Muhammad Ali, porteur de causes et de controverses, avait refusé le service militaire pour protester contre la guerre du Vietnam, ce qui lui avait valu d’être suspendu et privé de son titre. Ali revenait de loin, usé, mais déterminé à se réapproprier sa couronne et à prouver qu’il était le véritable champion du peuple.

Ce combat fut orchestré par le magnat du sport, Don King, mais la scène fut offerte par le président zaïrois Mobutu Sese Seko, désireux de faire de ce combat une vitrine internationale pour son régime. Kinshasa, une ville marquée par l’histoire coloniale et les luttes d’indépendance, devint ainsi un symbole où la boxe se mêlait aux récits de liberté et de dignité retrouvée.

Ali Boma Ye !

Rumble in the Jungle, ou quand Ali Devenait une légende
Muhammad Ali au Zaïre avant son combat contre George Foreman : Everett Collection Inc/Alamy

Avant même que les poings ne s’entrechoquent, le public africain avait choisi son champion : Ali, l’homme qui incarnait la fierté noire et le combat contre l’oppression. À travers la foule, des voix montaient, scandant : Ali, boma ye ! — “Ali, tue-le !”. Ces mots n’étaient pas simplement une incitation à la violence, mais un cri du cœur, une expression de soutien inébranlable. Ils voyaient en Ali un frère de lutte, quelqu’un qui, comme eux, avait connu le joug de la discrimination et de l’injustice.

George Foreman, quant à lui, était un guerrier redouté mais incompris. Il débarquait à Kinshasa avec deux bergers allemands, symboles pour les Zaïrois des chiens utilisés par les forces coloniales belges pour réprimer les Congolais. Il devenait ainsi, malgré lui, l’antagoniste d’Ali, et sa puissance se transforma en symbole d’oppression dans l’imaginaire collectif.

La stratégie du Rope-a-Dope

Rumble in the Jungle, ou quand Ali Devenait une légende
En battant George Foreman, Muhammad Ali s’empare des titres WBA et WBC des poids lourds. (Focus on Sport/Getty Images)

Ali, en stratège, ne se contentait pas de frapper ; il inventait, il innovait. Le soir du combat, Ali adopta une tactique qui défiait toutes les conventions de la boxe : le « rope-a-dope« . Plutôt que de danser autour de Foreman, comme il l’avait fait contre d’autres adversaires, Ali s’adossa aux cordes et laissa Foreman le frapper, encore et encore. Cette stratégie semblait suicidaire, mais Ali savait que Foreman, avec ses frappes puissantes mais énergivores, finirait par s’épuiser.

Et Ali résistait, absorbant les coups comme le ferait un arbre sous le vent. Il ne se contentait pas de boxer : il endurait, il se montrait impassible face à la force brute, réaffirmant la capacité de résistance et la résilience de ceux qu’il représentait. Foreman, progressivement, se fatigua, son souffle se fit court, et la puissance qui faisait trembler ses adversaires devint son point faible.

La chute d’un colosse et l’élévation d’une légende

Rumble in the Jungle, ou quand Ali Devenait une légende
Muhammad Ali looks down at George Foreman during their bout in Kinshasa, Zaire, Oct. 30, 1974. (AP Photo)

Au huitième round, Foreman, fatigué et désorienté, reçut un coup décisif. Ali, voyant la faiblesse de son adversaire, se lança dans une série d’attaques rapides, culminant avec un crochet qui envoya Foreman au sol. Kinshasa retentit de cris et d’applaudissements, les voix des milliers de spectateurs se joignant dans un cri de victoire, non seulement pour Ali, mais pour tout un continent.

Ali venait de renverser un géant et de conquérir le cœur d’une génération. Foreman, un champion déchu, comprenait à cet instant qu’il n’avait pas seulement perdu un titre ; il avait perdu face à un homme dont la force allait bien au-delà des poings. Ali, en redevenant champion, redéfinissait ce que signifiait être un héros pour les Afro-descendants, un porte-parole pour ceux qui luttaient pour la reconnaissance.

Au-delà du ring

Rumble in the Jungle, ou quand Ali Devenait une légende

Le Rumble in the Jungle ne fut pas simplement une victoire sportive. Ce combat marqua un tournant dans l’histoire, un moment où le monde vit l’Afrique comme le théâtre d’un événement grandiose et unificateur. Ali devint une légende vivante, un modèle de courage et d’ingéniosité qui transcendait la boxe pour atteindre les sphères politiques et culturelles.

La victoire d’Ali, magnifiée dans le documentaire When We Were Kings, devint une pierre angulaire de l’histoire afro-américaine et africaine. Plus qu’un match, ce fut une leçon d’humanité, un rappel que les véritables champions sont ceux qui portent leurs communautés, qui transcendent leurs luttes individuelles pour représenter quelque chose de plus grand.

Ali, champion du peuple

Aujourd’hui encore, le Rumble in the Jungle est considéré comme l’un des plus grands moments sportifs du XXe siècle. Mais pour ceux qui l’ont vécu ou qui en ont entendu les échos, il reste avant tout une ode à la liberté et à la dignité. Ali, en affrontant Foreman, n’a pas seulement prouvé sa valeur ; il a révélé au monde la puissance d’un homme qui ne plie pas, d’un peuple qui persiste et d’un continent qui refuse l’invisibilité.

Le chemin qu’Ali a pavé ce soir-là est celui de tous ceux qui refusent la fatalité. Il incarne l’esprit de ceux qui, malgré les coups et les obstacles, se relèvent pour aller au-delà de leurs propres limites. Ali restera, dans les mémoires, comme bien plus qu’un champion de boxe : il fut et demeure le champion du peuple.

Notes et références

  1. « The Rumble in the Jungle« , National Geographic, 2022.
  2. Norman Mailer, The Fight, 1975.
  3. When We Were Kings (Documentaire), réalisé par Leon Gast, 1996.
  4. Paul Bauman, The Legacy of the Rumble in the JungleSports History Quarterly, vol. 29, 2021.
  5. David Remnick, King of the World: Muhammad Ali and the Rise of an American Hero, 1998.
  6. John McGrath, « A Cultural Perspective on the Rumble in the Jungle, » Journal of African Studies, 2020.

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc

Verbe affûté, esprit libre, foi inébranlable. Muhammad Ali n’a pas seulement révolutionné la boxe : il a électrisé les mots. À travers ses punchlines drôles, profondes ou prophétiques, il a incarné bien plus qu’un champion. Voici 30 citations emblématiques, entre insolence, poésie et engagement, pour se souvenir que les poings d’Ali parlaient, mais sa bouche frappait aussi.

Le roi du ring : insolent, invincible, inoubliable

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc
Muhammad Ali bat Sonny Liston, le 25 mai 1965, à. Lewiston – John Rooney/AP/SIPA

Ali, c’est l’arrogance devenue légende. Il parlait comme un rappeur, frappait comme un poète, dansait comme un roi.

« Flotte comme un papillon, pique comme une abeille. Ses mains ne peuvent frapper ce que ses yeux ne voient pas. »


« Je suis le plus grand. Je l’ai dit avant même de le devenir. »


« Je suis jeune, je suis beau, je suis rapide. Je ne peux pas perdre. »


« Si tu rêves de me battre, il vaut mieux que tu te réveilles et que tu t’excuses. »


« Je suis si méchant que je rends les médicaments malades. »


« Ce n’est pas de la vantardise si on peut le prouver. »


« Je suis le double plus grand. Pas juste le plus grand. »


« J’ai secoué le monde. Moi ! Wheee ! »


Pensée et discipline : philosophie d’un champion

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc
Muhammad Ali n’a jamais hésité à vanter ses propres talents de danseur sur le ring, et cette photo en est la preuve. Sa capacité à s’éloigner de son adversaire, Joe Frazier, avec une telle grâce fait paraître le haymaker de Frazier tout à fait grossier. Ali semble intouchable. Quelle ironie, alors, que Frazier ait remporté le combat que l’on a surnommé le « combat du siècle ». Photographe de l’équipe : Bettmann/Corbis

Au-delà du style, Ali pensait, doutait, croyait. Ses mots sont des outils de transformation intérieure.

« Ne compte pas les jours ; fais que les jours comptent. »


« Si mon esprit peut le concevoir, et mon cœur y croire, alors je peux l’accomplir. »


« Un homme qui voit le monde à 50 ans comme à 20 a perdu 30 ans de sa vie. »


« Ce ne sont pas les montagnes devant soi qui épuisent, mais le caillou dans sa chaussure. »


« J’ai détesté chaque minute d’entraînement, mais je me suis dit : ‘Souffre maintenant et vis le reste de ta vie en champion.’ »


« Vivre chaque jour comme si c’était le dernier, parce qu’un jour tu auras raison. »


Négritude et lutte : la voix d’un homme libre

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc
Une mise en scène rapide et artisanale qui a donné lieu à une photo saisissante. Ali avait été accusé d’être une grande gueule parce qu’il prédisait toujours quand il battrait ses adversaires. Il n’a eu besoin d’aucun mot et de seulement deux accessoires pour donner une réponse comique à ces critiques. Photographie : Bob Thomas/Getty Images

Ali n’était pas seulement un sportif : il était une revendication vivante. Ses mots frappaient les puissants comme ses poings.

« Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de sale nègre. »


« Haïr à cause de la couleur de peau est mal. Peu importe la couleur. C’est simplement mal. »


« Service aux autres : c’est le loyer que l’on paie pour notre place sur Terre. »


« Impossible n’est qu’un mot lancé par des hommes faibles… Impossible n’est rien. »


« Il faut du courage pour prendre des risques, sans quoi on ne réalise rien. »


Provocations et punchlines : Ali, maître du verbe

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc
Cette scène se déroule lors d’une fête organisée après la victoire de Clay sur Sonny Liston pour le titre de champion du monde des poids lourds. Le pouvoir de sa célébrité est tel que la foule rassemblée se bouscule autour de lui simplement pour le regarder manger. La proximité de Malcolm X et de Clay est une métaphore de la proximité de leur relation à l’époque.
Photographie : Bob Gomel/The LIFE Images Collection/Getty

Muhammad Ali, c’était l’humour comme arme, la provocation comme stratégie, la parole comme uppercut.

« Je devrais être un timbre-poste. C’est la seule façon de me faire lécher. »


« Je suis l’astronaute de la boxe. Joe Louis et Dempsey ? Des pilotes à réaction. Moi, je suis dans un autre monde. »


« J’ai lutté contre des alligators. J’ai combattu une baleine. J’ai menotté la foudre et mis le tonnerre en prison. »


« Il est (Sonny Liston) trop laid pour être champion du monde. Un champion du monde doit être joli comme moi. »


« Ce n’est pas un métier. L’herbe pousse, les oiseaux volent, les vagues frappent le sable. Moi, je cogne. »


Héritage et immortalité : Ali, le mythe debout

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc
L’attrait initial de cette photo est, bien sûr, la bizarrerie du punching-ball. Il semble semi-transparent parce que le photographe a utilisé le flash pour piéger l’action au premier plan, alors que la durée de l’exposition globale a rendu l’arrière-plan visible également. Les magnifiques silhouettes au loin derrière Ali sont également essentielles.
Photographie : Jess Tan/AP

Il est de ceux dont le nom devient principe. Sa voix continue d’habiter les peuples.

« Je suis le plus reconnu et aimé au monde, parce qu’il n’y avait pas de satellites à l’époque de Moïse et Jésus. »


« Humble à la maison, mais ne le dites à personne. L’humilité n’ouvre pas les portes du monde. »


« Un homme sans imagination n’a pas d’ailes. »


« Ce n’est pas moi qui suis grand. C’est ce que je représente. »


« Je suis Ali. Je suis l’Amérique. Je suis ce que vous ne voulez pas voir. Mais je vous force à me regarder. »


Ali, le griot debout

30 citations de Muhammad Ali pour vous gonfler à bloc
La photo d’Ali prise par Gordon Parks après une séance d’entraînement à Miami en 1966 est à couper le souffle. Il y a tant de détails, tant de contrastes et, pour une fois, c’est un portrait du champion sans aucune vantardise. Photographie : Gordon Parks/AP

Ali, ce n’était pas qu’un boxeur. C’était un griot en gants. Un prophète à la voix rauque. Un roi qui parlait comme il combattait : debout, frontal, avec panache. Dans chaque citation, il y a une étincelle de ce qu’il a incarné : la fierté noire, l’humour rebelle, la foi inébranlable, la résistance joyeuse.

Ces 30 éclairs verbaux sont autant de coups portés à la résignation, à l’effacement, à l’oubli.

Parce que les légendes ne meurent pas : elles résonnent.

Sources et références

Muhammad Ali, “The Greatest”, champion des poings, roi des consciences

Né sous le nom de Cassius Clay dans l’Amérique ségrégationniste des années 1940, Muhammad Ali ne fut pas qu’un champion de boxe : il fut une onde de choc. À coups de poings, de mots, de silences et de refus, il redessina les contours de la fierté noire. Triple champion du monde des poids lourds, opposant à la guerre du Vietnam, figure de la Nation of Islam, Ali est resté “The Greatest” bien au-delà des rings.

James Beckwourth, le trappeur noir qui réécrivit l’Ouest à la pointe du scalpel

Il fut chef chez les Crows, éclaireur pour l’armée, explorateur des Rocheuses, et pourtant son nom a été gommé des récits officiels. Né esclave, James Beckwourth est devenu l’un des plus grands aventuriers de l’Ouest américain. Ce portrait hommage redonne souffle et justice à une figure aussi fascinante qu’oubliée, aux confins de la mémoire afrodescendante et des grands espaces.

Là où commence la légende

Ils étaient là, cinq ou six, peut-être plus. Des ombres noires dans le halo vacillant d’un feu de camp, perdues dans l’immensité glaciale des Rocheuses. Le vent sifflait bas, en longues complaintes qui semblaient venir de loin, comme si les montagnes elles-mêmes se souvenaient.

Dans le cercle, les hommes se taisaient. Leurs visages, burinés par la poudre, la sueur, le cuir et la solitude, se laissaient illuminer par instants, révélant des cicatrices, des regards en veille, des mains calleuses accrochées à des pipes ou à des crosses de fusil. L’un d’eux parlait. Lentement. Avec cette voix grave que donne l’expérience ou le chagrin, on ne sait plus très bien. Il parlait d’un autre temps. D’un homme qu’ils avaient croisé, un jour. Ou peut-être était-ce une histoire racontée par un vieux guide crow, au détour d’un col. L’homme s’appelait James Beckwourth.

Un silence s’installa. Comme une révérence.

Ce nom résonne encore, mais rarement là où il devrait. Il ne trône sur aucune statue à Washington. Il ne galope dans aucun western hollywoodien. Pourtant, Beckwourth fut tout ce que l’Amérique prétend célébrer : un homme libre, un aventurier, un bâtisseur, un survivant. Et il fut noir. C’est peut-être cela, justement, qu’on ne lui a jamais pardonné.

Ceux qui écrivent l’Histoire ne l’ont pas traversée comme nous. Voilà ce que disait le vieux au coin du feu, en crachant lentement sur les braises. Il n’y avait pas de haine dans sa voix. Juste cette lassitude, ce poids, celui des récits confisqués.

Alors ce soir-là, au milieu des montagnes, entre les hululements des loups et le craquement du bois, ils ont décidé de raconter. Pas pour les livres. Pas pour les honneurs. Juste pour que le nom de Beckwourth traverse la neige, le vent, le silence.

Et qu’il vive.

1798–1824 : de la Virginie esclavagiste aux Rocheuses

James Beckwourth, le trappeur noir qui réécrivit l’Ouest à la pointe du scalpel
Daguerréotype du 19e siècle – l’original se trouve dans les archives de la Smithonian Institution, Washington DC. Scanné à partir de : Geoffrey C. Ward, The West : an Illustrated History, Washington 1996, ISBN 0-316-92236-6.

Il est né propriété. Pas enfant. Pas citoyen. Juste une chose ; inventoriée, exploitée, niée. James Beckwourth voit le jour quelque part entre les rangs de tabac de la Virginie profonde, en avril 1798, fruit illégitime d’un maître blanc, Jennings Beckwith, et d’une femme noire réduite à l’état de matrice silencieuse. Là, déjà, dans l’espace incestueux de la plantation, la fracture raciale inscrit son paradoxe : il est à la fois fils du maître et esclave du père.

En apparence, le jeune James grandit « protégé » ; son père reconnaît ses enfants métis, les élève, leur apprend à lire, leur offre même des formations. Mais il ne les affranchit pas tout de suite. L’ombre du fouet plane même sur les fils du sang, car dans l’Amérique du Sud d’alors, la tendresse ne rachète pas la couleur de peau. Pendant plus de deux décennies, Beckwourth reste légalement prisonnier d’un système qui le nie, jusqu’à ce que son père finisse par signer les actes d’émancipation : 1824, 1825, 1826. Trois fois. Comme s’il fallait insister pour être libre.

Mais que vaut la liberté sur le papier, quand le regard des autres continue de t’enchaîner ?

Beckwourth le comprend très tôt : l’Est ne sera jamais son monde. Trop de regards en coin, trop de lois écrites pour les autres. Alors il part. Vers l’Ouest. Vers l’inconnu. Il rejoint la Rocky Mountain Fur Company de William Ashley et devient trappeur, chasseur, muletier, guide ; un “mountain man” comme on les appelle. À peine vingt-cinq ans, déjà des rides de solitude au coin des yeux.

Loin des salons, il apprend une autre forme de guerre. Celle de la survie.
Dormir dans la neige. Marcher des semaines sans croiser âme qui vive. Manger ce qu’on trouve. Se méfier des bêtes, des hommes, des alliances fragiles entre nations autochtones et compagnies de fourrure. Beckwourth devient une légende. Il connaît les rivières, les cols, les langages, les pièges. Il est rusé, coriace, intrépide.
Mais il reste noir. Et seul.

Parmi les trappeurs blancs, on l’admire, mais on ne l’embrasse pas. Il est le sauvage utile, le nègre qui connaît les Indiens, celui qu’on envoie en première ligne, mais qu’on n’invite jamais à la table du soir. La frontière, cette ligne mythique de l’expansion américaine, se révèle pour lui un terrain d’émancipation autant qu’un miroir cruel : tu peux tout apprendre, tout dominer, tout endurer… mais jamais être pleinement des leurs.

Alors il forge une nouvelle identité. Dans le silence du givre. Dans le langage des Crows. Dans l’art de raconter ses exploits au coin du feu, pour que jamais on ne puisse dire qu’il n’a pas existé.

1825–1837 : la réinvention au-delà du mythe blanc

James Beckwourth, le trappeur noir qui réécrivit l’Ouest à la pointe du scalpel
Beckwourth en guerrier indien, 1856

Dans l’immensité des plaines, là où le ciel s’épanche sur la terre sans jamais la dominer, James Beckwourth se réinvente. Loin des codes blancs, des chaînes juridiques et des regards suspicieux, il devient un autre homme. Ou plutôt, il devient homme, pour la première fois.

Capturé (ou accueilli) par la nation Crow, Beckwourth entre dans une temporalité nouvelle. Ici, on ne mesure pas la valeur d’un être à la teinte de sa peau, mais à sa bravoure, à son endurance, à sa capacité à parler aux esprits de la forêt. Et Beckwourth excelle. Il apprend la langue. Il épouse une femme Crow, peut-être plusieurs. Il participe aux raids contre les ennemis héréditaires (les Cheyennes, les Blackfeet) et s’illustre par son courage.

Les récits, parfois enjolivés par sa propre plume ou celle de Thomas D. Bonner, le décrivent comme chef de guerre, stratège redouté, diplomate en peaux de bison, capable de naviguer entre deux mondes sans jamais trahir ses racines. La vérité historique se mélange à la légende orale. Mais peu importe : dans la mémoire des Crows, Beckwourth est Bull’s Robe, un frère, un pilier. Une rare figure noire dans une mythologie indigène.

Et dans ce monde, il touche du doigt ce que l’Amérique blanche lui a toujours refusé : la légitimité. L’égalité. Le respect.

Mais cette parenthèse n’est pas exempte d’ambiguïté. Car Beckwourth n’est pas qu’un “autochtone d’adoption”. Il reste aussi un trappeur, un commerçant, un homme lié aux grandes compagnies de fourrure. Il vend les peaux, il fait affaire, parfois au détriment de ceux qui l’ont accueilli. Il est à la fois pont et fracture, agent double dans un monde où les lignes d’alliance sont mouvantes, où l’amitié se négocie à coups de poudre, de sel et de tissus.

Et quand l’heure vient de partir, Beckwourth repart vers la civilisation ; ou ce qui en tient lieu. Mais il n’en revient pas indemne. Il porte désormais sur lui les cicatrices d’un homme métis dans toutes les acceptions du terme : de sang, de culture, d’allégeance.

À la société blanche qui ne l’a jamais voulu, il répondra désormais par ses récits. Et au monde indien qui l’a accueilli sans réserve, il dédiera sa loyauté ; du moins, tant que l’équilibre tiendra.

Dans le reflet des rivières du Montana, Beckwourth a vu une autre version de lui-même. Plus vaste. Plus fluide. Moins asservie aux cases.

Il était un corps noir dans un monde rouge. Un trait d’union entre deux résistances.

1837–1859 : entre guerres, conquêtes et mémoire volée

Il revient du monde des Crows avec les gestes des guerriers et la mémoire des forêts. Mais l’Amérique qu’il retrouve est toujours celle qui classe, hiérarchise, exclut. James Beckwourth a vécu librement sur la ligne de crête entre deux civilisations. Désormais, il doit composer avec l’Histoire ; celle qui s’écrit sans lui, malgré lui.

Quand il s’engage auprès de l’armée américaine pendant les guerres contre les peuples séminoles, c’est encore l’homme des frontières qu’on convoque. Mais cette fois, il n’est plus question de fraternité ou d’adoption. Il est guide, éclaireur, logisticien… un outil parmi d’autres pour servir une guerre que rien ne justifie sinon la soif d’expansion et le mépris des traités.

Puis vient la ruée vers l’or. Des milliers de colons convergent vers la Californie, repoussant toujours plus loin les limites de la violence. Beckwourth, lui, ouvre une voie : le Beckwourth Pass, le passage le plus bas à travers la Sierra Nevada, qu’il balise, défriche et légue aux autres. C’est par ce corridor que s’engouffrent des convois entiers de pionniers, vers le rêve californien. Mais Beckwourth, une fois encore, est dépossédé de son œuvre : la ville de Marysville, détruite par deux incendies, n’honorera jamais sa dette. L’Histoire officielle oubliera son nom, comme tant d’autres.

À Sacramento, il devient joueur de cartes, propriétaire d’hôtel, commerçant. Il est tour à tour traité comme un héros de l’Ouest ou comme un simple homme de couleur. L’ambiguïté le suit. La mémoire blanche le regarde comme une anomalie ; trop noir pour être pionnier, trop sauvage pour être citoyen.

Alors, Beckwourth décide de raconter lui-même. Il dicte ses mémoires à un juge itinérant, Thomas Bonner. Le récit est haut en couleurs, parfois invraisemblable, souvent lyrique. Certains crient à l’imposture. D’autres ricanent. Mais derrière les envolées et les raccourcis, ce livre est un acte de résistance. Une main tendue depuis la marge vers la postérité.

Dans ses pages, il nomme les lieux, les tribus, les hommes, les morts. Il grave son passage à travers les terres de l’Amérique. Il redonne visage aux invisibles. Il refuse d’être effacé.

Car Beckwourth est un passeur. Pas seulement de montagnes ou de convois.
Il est le passeur d’une histoire non blanche de l’Amérique. Une histoire où l’on peut être noir, montagnard, époux d’Indienne, éclaireur, explorateur, stratège, survivant.

Une histoire où la grandeur ne se mesure pas en statues, mais en sillons tracés dans les cœurs.

1860–1866 : l’ultime frontière, entre guerre et oubli

James Beckwourth (1798-1866) était un montagnard, un commerçant de fourrures et un explorateur américain. Afro-américain né esclave en Virginie, il est libéré par son père et devient apprenti forgeron. Plus tard, il s’installe dans l’Ouest américain. Source : Miriam Matthews Photograph Collection, UCLA Library Digital Collections,

La fin de vie de James Beckwourth ressemble à sa légende : mouvante, insaisissable, peuplée de rumeurs et d’échos. On dit qu’il est mort empoisonné. On dit que les Crows l’auraient trahi. Ou que l’armée, lasse de ses allégeances troubles, aurait scellé son sort. Mais ce qu’on ne dit pas assez, c’est que Beckwourth est mort comme il a vécu : en marge.

En 1864, il se compromet avec l’armée américaine pendant la guerre contre les Cheyennes et Arapahos. Il guide les troupes du tristement célèbre colonel Chivington. Et c’est au cœur de cette campagne que survient l’infâme massacre de Sand Creek, où plus d’une centaine d’Amérindiens, femmes et enfants compris, sont assassinés alors qu’ils croyaient être en sécurité. La scène est si atroce que même les hommes de l’Ouest baissent les yeux. Beckwourth, lui, y perd plus qu’une réputation : il y perd l’estime de ceux qu’il appelait frères.

Les Crows, autrefois sa famille, lui ferment leurs portes. Il devient un paria, trop blanc pour les uns, trop indien pour les autres. Trop noir, toujours.

Il reprend la route, devient trappeur une dernière fois, comme si le monde civilisé n’avait jamais vraiment voulu de lui. En 1866, il accepte une mission militaire au cœur du territoire Crow, à Fort C.F. Smith, dans le cadre des prémices de la guerre de Red Cloud. Il souffre de migraines, de saignements de nez. On murmure qu’il aurait été empoisonné par ceux qu’il avait autrefois guidés et protégés. Lui, l’enfant du feu et de la poudre, meurt seul, loin de tout. Sans tambour, sans mémoire.

Son corps est enterré à la hâte près du campement d’Iron Bull. Aucune pierre. Aucun drapeau. Rien. L’Amérique de 1866 n’a ni le temps ni l’envie de pleurer un homme qui brouille les lignes entre races, nations, castes et récits.

Mais c’est précisément là que réside sa grandeur.

Beckwourth n’a jamais eu sa place. Il s’est donc fait chemin.
Il a foulé les sentiers que d’autres n’osaient arpenter. Il a aimé, combattu, trahi, rêvé — toujours dans l’entre-deux. Toujours sur cette ligne fragile entre le monde d’en bas et celui des puissants.

Il est mort sans gloire officielle. Mais il a laissé un sillage.

L’homme aux mille visages, l’Histoire aux mille silences

James Beckwourth, le trappeur noir qui réécrivit l’Ouest à la pointe du scalpel
Texte de la plaque : Chemin des émigrants, Col Beckwourth, altitude 5221, Col le plus bas de la Sierra Nevada, découvert en 1851 par James P. Beckwourth.

Dédié au découvreur et aux pionniers qui ont emprunté cette piste par le Las Plumas Parlor No. 254 N.D.G.W. Mai 1937
Ni le désert, ni les Peaux-Rouges audacieux n’ont pu les détourner de cette position occidentale, et leur courage n’a jamais été ébranlé par le fait qu’ils continuaient à avancer jour après jour. A.W. Wern
Enregistré le 8/8/1939

James Beckwourth est un mirage dans les récits officiels. Une silhouette floue, toujours en mouvement. Trop complexe pour les manuels scolaires, trop inclassable pour les statues. Il fut tout : esclave affranchi, trappeur renommé, chef de guerre autochtone, éclaireur militaire, commerçant, écrivain, mythe vivant. Et il ne fut, pour l’Histoire blanche, qu’un mensonge de plus.

On a douté de ses récits. On a moqué son style. On l’a soupçonné d’exagération, de vanité, de fabulation.
Mais n’est-ce pas toujours ce que l’on fait des voix noires quand elles prennent la plume ?

L’autobiographie de Beckwourth, dictée à un journaliste blanc, publiée en 1856, est un acte de survie narrative. C’est un homme qui refuse de mourir dans le silence. Un homme qui, avant les bibliothèques, avant les caméras, sait que la vérité ne se trouve pas dans les archives, mais dans le souffle. Il raconte ce qu’il a vu, vécu, traversé. Même si cela dérange. Même si cela déborde les cadres. Même si cela dérange les tenants du récit national.

Car que faire d’un homme noir qui devient chef chez les Crows ?

Que faire d’un fils d’esclave qui découvre un passage dans les montagnes et guide des milliers de pionniers vers la Californie ?

Que faire d’un citoyen des marges qui a touché à tout (y compris à l’horreur) et qui ne s’est jamais laissé réduire ?

L’Amérique préfère les héros nets. Pas ceux qui salissent les frontières entre bourreaux et victimes, entre sauvages et civilisés. Beckwourth, lui, incarne l’ambigu, l’opaque, l’inconfortable. Il est la preuve vivante que les Afro-descendants n’ont pas seulement été des victimes ou des spectateurs, mais aussi des acteurs puissants, parfois dérangeants, de la conquête de l’Ouest.

Aujourd’hui encore, peu de manuels le mentionnent. Peu de films racontent son histoire. Mais son ombre est là, dans chaque sentier traversant les Rocheuses. Dans chaque récit de montagne où l’on cherche à faire taire les voix noires.

Il ne s’agit pas de faire de James Beckwourth un saint. Il ne l’était pas. Il s’agit de le réintégrer à la grande fresque. De lui rendre sa place. Sa complexité. Son panache. Ses contradictions. De briser le silence qui l’enferme.

Car sans lui, l’histoire de l’Ouest américain est incomplète. Et sans notre mémoire, l’avenir l’est aussi.

Sources

Bass Reeves, l’homme noir qui fit trembler l’Ouest blanc

Avant que le western ne soit blanc, il fut noir. L’histoire oubliée de Bass Reeves, marshal afro-américain légendaire, nous oblige à reconsidérer les fondements d’une justice forgée au colt et à l’effacement. Voici le vrai visage du shérif que l’Amérique ne voulait pas raconter.

Un homme noir, un badge, un mensonge d’État

Bass Reeves – premier marshal adjoint afro-américain des États-Unis. Décédé en 1910.

À l’aube, quelque part entre Fort Smith et la frontière indienne, un cavalier fend la poussière. Il ne chante pas. Il ne sourit pas. Son chapeau est incliné bas sur un regard qui en a trop vu pour se laisser distraire. Il s’appelle Bass Reeves. Il est noir. Et il est la loi.

Ce que l’on n’apprend pas à l’école, c’est que bien avant que Clint Eastwood ou John Wayne ne dégainent sous la bannière du Far West, un ancien esclave chevauchait seul dans les territoires les plus sauvages de ce pays. Pas pour fuir la violence, mais pour la poursuivre, badge à la poitrine, colt au flanc. L’Amérique blanche lui doit un mythe. Elle l’a effacé.

Bass Reeves, ce n’est pas une légende folklorique. C’est un rappel obsédant que la justice, même entre les mains d’un homme noir, reste un terrain miné. C’est un symbole brut : de dignité, de danger, de solitude imposée. Dans ses traces, ce ne sont pas que des hors-la-loi qu’on trouve. On y lit aussi les cicatrices d’un pays qui préfère les fictions qui le flattent aux vérités qui le défient.

Cet article n’est pas une biographie. C’est un devoir de mémoire. Un appel à regarder en face ce que l’Amérique a préféré dissimuler sous les habits du cowboy blanc : que l’Ouest n’a pas été conquis que par des hommes blancs. Il fut aussi tenu, parfois sauvé, par un homme noir, seul dans le tumulte, qui n’a jamais baissé les yeux.

Parce que son nom n’est pas dans les films, parce que ses exploits ne peuplent pas les manuels, il est temps d’écouter cette histoire comme un murmure dans le vent. Et de répondre.

Naissance d’une légende sans visage

Il est né sans droit. Sans nom. Sans avenir. En 1838, dans une Amérique où les hommes noirs ne sont pas des hommes mais des propriétés, Bass Reeves voit le jour dans les chaînes de l’Arkansas, esclave du politicien texan William S. Reeves. L’enfant grandira entre fouet, silence et l’ombre d’un maître dont le nom (ironie funeste) collera à son identité jusqu’à la fin de sa vie. Mais ce que le maître ignore encore, c’est que cet enfant qu’il possède deviendra un homme que nul ne pourra dominer.

Pendant la guerre de Sécession, alors que le Sud s’effondre dans le chaos, Bass frappe son maître lors d’une dispute et s’enfuit. Il traverse les forêts, longe les rivières, s’enfonce dans l’inconnu. Il se réfugie parmi les nations amérindiennes, notamment les Creeks, Seminoles et Cherokees, où il apprend leurs langues, leur manière de chasser, de lire la terre, de se fondre dans l’environnement. Là, dans l’exil et l’anonymat, Reeves se reconstruit. Il se muscle. Il apprend. Il devient.

Ce n’est pas un hasard si Reeves naît dans les marges : son existence entière est une réponse aux frontières qu’on lui a imposées. Il ne lit pas, mais il écoute. Il n’écrit pas, mais il mémorise. Il ne s’incline jamais. À mesure que les États-Unis s’étendent vers l’Ouest, dévorant les territoires autochtones et écrasant les peuples sous les bottes d’un destin « manifeste », Bass devient ce que ce monde prétend qu’un homme noir ne peut être : un esprit libre, indompté, inarrêtable.

Son monde est fait de poudre, de précipices et de bétail. Et pourtant, il tient droit. Sans drapeau. Sans musique de film. Juste un revolver, une Bible, et une volonté que rien n’éteint. Reeves n’est pas encore marshal, mais il est déjà légende. Un homme que les balles respecteront, et que l’histoire trahira.

La loi avait une silhouette noire

Portrait de Bass Reeves vers 1902.

1875. Dans les territoires indiens, la violence est une langue quotidienne. Meurtres, vols, vengeances, règlements de comptes ; la justice ne passe pas par les tribunaux mais par la gâchette. Et dans cet Ouest-là, où le sang s’évapore plus vite que l’encre, un homme noir reçoit un badge fédéral. Son nom : Bass Reeves. Il devient le premier Afro-Américain nommé Deputy U.S. Marshal à l’ouest du Mississippi.

Imaginez : dans une Amérique à peine sortie de l’esclavage, un ancien esclave incarne désormais l’autorité. Pire encore ; il l’exerce sur des hommes blancs. C’est plus qu’une anomalie historique : c’est un défi lancé à l’ordre racial. Et Reeves ne le relèvera pas timidement. Il le pulvérisera.

Durant plus de 30 ans de service, il arrête plus de 3 000 criminels. Il tue en légitime défense une douzaine d’hommes. Il parcourt des milliers de kilomètres à cheval, dans des territoires où il est aussi haï que la corde du pendu. Sa méthode ? La ruse, le sang-froid, la détermination. Analphabète, il mémorise chaque mandat qu’on lui confie. Il use de déguisements pour piéger ses cibles : paysan errant, hors-la-loi en fuite, prêcheur pauvre. Un jour, il infiltre une ferme tenue par des hors-la-loi, partage leur pain, gagne leur confiance… et les arrête tous, au petit matin, sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré.

Mais l’anecdote la plus glaçante reste celle de son propre fils, qu’il livre à la justice après un meurtre. « La loi, c’est la loi », dira-t-il. Il l’incarne comme d’autres la trahissent.

Et pourtant, Bass Reeves n’est pas un traître à son peuple. Il est la preuve vivante que même dans l’architecture d’un système blanc, un homme noir peut incarner l’autorité sans trahir sa dignité. Il marche seul, pas contre les siens, mais contre ceux qui pensent qu’un Noir n’a pas sa place dans l’ordre des choses. Il ne cherche pas à intégrer un rêve américain. Il en impose un nouveau.

Mais l’Amérique n’est pas prête. Elle l’utilise, puis l’oublie. Car un justicier noir, ça ne rentre pas dans le western hollywoodien. Et le silence sur son nom deviendra aussi stratégique que ses balles.

Lone Ranger, mais pas pour nous

Ils lui ont volé son cheval. Son chapeau. Son flair. Son silence. Sa légende. Et l’ont repeint en blanc.

Lorsque les studios hollywoodiens popularisent le personnage du Lone Ranger, ce justicier masqué chevauchant dans l’Ouest aux côtés d’un fidèle compagnon amérindien, ils offrent à l’Amérique blanche une icône taillée sur mesure dans le cuir de l’oubli. Un héros sans passé colonial, sans chaîne aux poignets, sans mémoire de coups. Un cowboy propre, loyal, muet comme une tombe… comme Bass Reeves.

Car tous les indices y mènent. Le Lone Ranger capture ses ennemis sans les tuer ? Reeves faisait pareil. Il se déplace seul dans les territoires hostiles ? Reeves, aussi. Il a un partenaire indigène ? Encore. Et pourtant, pas une ligne ne relie officiellement l’un à l’autre dans les annales du divertissement populaire. Parce qu’il aurait fallu admettre que l’Amérique noire avait enfanté un mythe. Qu’un homme noir, armé de droiture, avait incarné la loi mieux que tous les shérifs à l’écran.

Ce n’est pas un oubli. C’est une confiscation.

Le Western, ce grand théâtre de la virilité blanche, s’est construit sur une double éclipse : celle des peuples autochtones, réduits à des décors, et celle des Noirs, tout simplement rayés de la scène. Dans cette mythologie nationale, Bass Reeves fait tache. Il gêne. Il déstabilise. Il force à revoir la narration.

Alors Hollywood l’a gommé. L’a muté. L’a recyclé.

Mais chaque fois que retentit un générique de cowboy, chaque fois qu’un revolver s’élève au nom d’une justice silencieuse, c’est l’ombre de Bass Reeves qui plane au-dessus des plaines. Il ne portait pas de masque, mais on lui en a mis un ; un masque d’absence. Et il est temps de l’arracher.

Contradictions d’un justicier dans l’Amérique ségrégationniste

Reeves (à gauche) avec un groupe de Marshals en 1907

Il y a quelque chose d’étrangement douloureux à voir un homme noir faire respecter une loi qui ne le respecte pas.

Bass Reeves n’a jamais été libre dans un pays libre. Il a été esclave dans une nation soi-disant chrétienne. Il a été marshal dans un territoire sans justice pour les siens. Il a servi un drapeau qui n’a jamais levé les yeux vers lui autrement que pour surveiller. Et pourtant, il a tenu ce badge. Il l’a porté comme une croix, pas comme un honneur.

Être noir et officier de justice, dans cette Amérique-là, c’est vivre dans une tension permanente. Chaque arrestation est une démonstration. Chaque décision, un test. Il faut prouver qu’on est loyal sans devenir traître. Être juste sans être complice. Être ferme sans jouer le jeu du maître. Et surtout, survivre à la tentation de venger, de haïr, de fuir.

Bass Reeves n’a jamais tiré le premier. Il n’a jamais torturé. Il n’a jamais trahi. Mais il a appliqué la loi. Une loi écrite par des mains qui avaient autrefois enchaîné les siennes. Il l’a fait avec rigueur, avec droiture, parfois avec douleur. Car dans ce costume de justice, il portait aussi les contradictions d’un système qui criminalisait les Noirs dans la rue, mais s’arrogeait leurs services à cheval.

C’est ce qui rend sa figure si troublante, si tragiquement moderne : Bass Reeves est un ancêtre des policiers noirs d’aujourd’hui, coincés entre le besoin de servir et le risque d’être instrumentalisés. Il pose une question toujours brûlante : peut-on exercer la justice dans un monde injuste sans devenir un rouage de l’oppression ? Peut-on protéger un peuple que l’État désigne comme suspect ?

Reeves a marché sur cette ligne fine. Sans tomber. Mais à quel prix ? La solitude. Le silence. L’invisibilisation.

Pourquoi son nom est resté dans l’ombre

Bass Reeves aurait dû être un nom de manuels scolaires. Un chapitre d’histoire. Une statue. Il aurait dû figurer dans les westerns, les livres d’enfants, les encyclopédies, les jeux vidéo, les musées. À la place, il a été englouti.

Englouti par une Amérique qui a préféré les cowboys blancs aux justiciers noirs, les figures rassurantes aux vérités dérangeantes. Une Amérique où l’imaginaire collectif s’écrit au fusain de la domination ; et où les héros noirs, quand ils ne sont pas effacés, sont blanchis.

L’oubli de Bass Reeves n’est pas un accident : c’est un choix. Le choix de ne pas troubler la narration fondatrice de l’Ouest comme aventure blanche. Le choix de ne pas montrer qu’un homme noir, né esclave, a pu incarner la loi avec plus de droiture que ses contemporains blancs. Le choix de ne pas admettre que la grandeur noire ne commence pas avec Obama ni avec King, mais avec ces hommes et femmes anonymes qui ont défié l’histoire à mains nues.

Il faudra attendre le XXIe siècle pour que son nom ressurgisse, timidement. D’abord dans les marges académiques. Puis dans la culture populaire. Une apparition dans Watchmen (HBO), un projet de biopic, des articles ici et là. Mais rien de la stature d’un Jesse James ou d’un Wyatt Earp. Car Reeves n’a jamais été destiné à entrer dans le panthéon américain. Il était trop noir. Trop juste. Trop libre.

Et pourtant, il est là. Dans nos luttes. Dans nos marches. Dans nos silences. Il est ce que l’Amérique n’a pas voulu voir : un homme noir intègre, courageux, fidèle à une justice plus haute que celle des lois écrites.

Nous sommes ceux qu’il protégeait

Bass Reeves ne reviendra pas. Il ne brandira plus de mandat. Ne remontera plus son chapeau. Ne galopera plus à travers les territoires pour défendre une justice qu’il n’a jamais pleinement reçue.

Mais il nous regarde. Depuis l’autre rive du temps. Il scrute les carrefours où l’Amérique hésite encore à aimer ses enfants noirs, même quand ils protègent ses lois. Il écoute les cris de ceux qui tombent, les mains levées, sous les balles d’un État qui prétend servir la justice mais oublie ses propres dettes. Il entend nos doutes. Nos hontes. Nos colères. Et peut-être, dans un souffle, nous murmure-t-il :

“Tenez bon. J’ai marché seul. Vous, vous êtes légion.”

Aujourd’hui, Bass Reeves est plus qu’un nom : il est un rappel. Un rappel que l’héroïsme noir n’attend pas l’approbation blanche. Qu’on peut incarner la justice sans pactiser avec le pouvoir. Qu’on peut être né enchaîné et mourir debout.

Il est aussi une invitation. À reprendre les fils arrachés de notre histoire. À réinscrire nos figures dans le marbre, dans les livres, dans les récits que l’on transmet aux enfants. Il est ce qu’on appelle en créole un “zandoli caché” ; un gardien silencieux, tapi dans les marges, qu’il faut réchauffer au feu de la mémoire.

Alors récitons son nom. Gravons-le sur nos langues. Peuplons nos récits de son courage. Car ceux qui veulent enterrer nos ancêtres comptent sur notre silence. Et nous n’avons plus le droit de nous taire.

Sources

  • Art T. BurtonBlack Gun, Silver Star: The Life and Legend of Frontier Marshal Bass Reeves, University of Nebraska Press, 2006.
  • Sidney ThompsonThe Forsaken and the Dead: The Bass Reeves Trilogy, Book Three, University of Nebraska Press, 2023.
  • Paul L. BradyThe Black Badge: Deputy United States Marshal Bass Reeves, Milligan Books, 2005.
  • The Crisis (NAACP), « The Legacy of Bass Reeves: Deputy United States Marshal », vol. 106, n°3, mai–juin 1999, pp. 38–42.
  • Nelson, Vaunda MicheauxBad News for Outlaws: The Remarkable Life of Bass Reeves, Deputy U.S. Marshal, Lerner Publishing, 2009.
  • Texas Monthly / The Guardian / The New York Times, dossiers spéciaux sur Bass Reeves et le western afro-américain (2021–2024).
  • Encyclopedia of Oklahoma History and Culture, « Bass Reeves », Oklahoma Historical Society.
  • U.S. Marshals Museum, Bass Reeves Exhibit.

Le massacre de Tulsa ou la mémoire d’un rêve noir anéanti

Entre le 30 mai et le 1er juin 1921, Greenwood, quartier noir prospère de Tulsa, fut détruit en moins de 24 heures par une violence raciale impunie. Ce n’était pas une émeute. C’était un massacre. Un siècle plus tard, l’histoire revient comme un cri de justice, dans une Amérique qui refuse encore de regarder ses cendres.

Black Wall Street : génie noir, bombes blanches

Le massacre de Tulsa ou la mémoire d’un rêve noir anéanti

Greenwood, au petit matin. L’air est tiède, chargé des senteurs de pain doré et de savon noir. Dans les rues calmes, les enfants trottent vers l’école, des femmes coiffées avec soin ouvrent les rideaux de leur salon de beauté, un médecin noir consulte ses premiers patients, pendant qu’un jeune homme, cravate droite et regard fier, franchit les portes d’une banque tenue par ses pairs. C’est l’Amérique. Mais une Amérique qui ne regarde personne dans les yeux. Une Amérique noire, debout, sans chaînes.

À Greenwood, Tulsa, les murs parlent en créole du sud, en jazz, en Bible et en rêve. On y bâtit ce que d’autres disaient impossible : des familles entières sorties de l’esclavage devenues propriétaires, une économie parallèle, une Wall Street noire née de la fierté d’exister malgré tout. Là, dans ce quartier au nord de la ligne ferroviaire, on ne courbait pas l’échine : on vivait, on dansait, on chantait, on croyait.

Mais l’Amérique blanche a vu. Et ce qu’elle a vu, elle l’a détruit.

Ils ont bombardé Greenwood non pas parce qu’ils avaient peur. Mais parce que nous osions briller.

“They bombed us because we dared to shine.”

Alors que les flammes lèchent les bibliothèques, les églises, les cliniques et les rêves, une vérité brute s’impose : Tulsa n’est pas un accident de l’Histoire. C’est une sentence. Un châtiment collectif infligé à ceux qui, malgré les chaînes brisées, avaient osé réclamer leur part de lumière.

Dans les cendres de Greenwood, ce n’est pas seulement une ville qui gît. Ce sont les preuves d’un crime d’État. Et ces cendres parlent encore, pour qui ose les écouter.

L’utopie noire au bout du fusil blanc

Le massacre de Tulsa ou la mémoire d’un rêve noir anéanti
Archer à Greenwood, face au nord (Chambre de commerce de Greenwood).

Il faut imaginer Greenwood comme une ville dans la ville. Une enclave noire construite à force de sueur, de savoir, de dignité. Dans l’Amérique de la ségrégation légalisée, Tulsa devenait un eldorado noir ; non parce que les portes étaient ouvertes, mais parce que ses bâtisseurs avaient appris à les forcer.

Au début du XXe siècle, dans cette Oklahoma encore jeune, des milliers d’Afro-Américains fuyant les lynchages du Sud profond vinrent poser leurs valises dans ce qui allait devenir l’un des quartiers noirs les plus prospères de l’Histoire des États-Unis. Greenwood. Un nom de verdure, dans un désert de haine.

On l’appelait déjà Black Wall Street. Et ce n’était pas un surnom : c’était un manifeste.
On y comptait des dizaines de commerces, plus d’une vingtaine de restaurantsdeux cinémas, des cabinets d’avocats, des cabinets dentaires, un hôpital tenu par des Noirs, deux journaux, des églises, et même une piste d’atterrissage privée. La classe moyenne noire y prospérait sans demander la permission. Greenwood, c’était l’anti-mythologie américaine : non pas le rêve vendu sur papier glacé, mais le rêve construit malgré les balles.

Ici, l’argent circulait en circuit fermé. Le dollar noir restait noir pendant plusieurs jours. C’était la plus grande insulte qu’on pouvait adresser à la suprématie blanche : prouver que l’on pouvait s’en passer.

Les figures de cette renaissance afro-américaine étaient nombreuses : des self-made men, anciens esclaves devenus banquiers ; des institutrices diplômées de Tuskegee ; des femmes qui géraient des salons de beauté comme on dirige une entreprise familiale. Greenwood respirait la fierté, l’autonomie, la foi en un avenir conquis. Et c’est cela, plus que tout, que l’Amérique blanche ne pouvait tolérer.

Parce que Greenwood ne demandait rien. Elle affirmait. Parce que Greenwood ne courait pas après le rêve américain. Elle l’habitait. Parce que Greenwood ne quémandait pas un droit. Elle l’exerçait. Et cela, c’était pire qu’un crime : c’était un affront.

Ce quartier avait osé faire ce que la Déclaration d’Indépendance promettait – mais seulement aux Blancs.

Greenwood montrait ce que pouvait être une société juste. C’est pour cela qu’elle a été détruite. Parce que dans l’Amérique de 1921, l’égalité raciale n’était pas une ligne d’horizon : c’était une menace existentielle.

19 heures pour tout raser

Tout commence par un malentendu ; ou plutôt, un prétexte. Le 30 mai 1921, un jeune cireur de chaussures noir, Dick Rowland, entre dans l’ascenseur du Drexel Building pour utiliser les toilettes, réservées aux Noirs. L’ascenseur est opéré par Sarah Page, une employée blanche. Quelque chose se passe (un cri, une chute peut-être) mais très vite, la rumeur grossit : un Noir a agressé une Blanche.

L’histoire est cousue de haine et de rumeurs. Le lendemain matin, Rowland est arrêté. Des centaines de Blancs, armés, encerclent le tribunal. Des vétérans noirs, anciens soldats de la Grande Guerre, viennent protéger le jeune homme, par instinct, par honneur. Un coup part. La fusillade éclate. Tulsa devient un champ de guerre.

Ce qui suit est une opération militaire sans nom. Des milices blanches s’organisent, pillent, incendient, tuent. Des avions privés (oui, des avions) volent au-dessus de Greenwood pour y lancer des bombes incendiaires, une première dans l’histoire des États-Unis contre sa propre population civile. Les policiers désarment les Noirs, pas les agresseurs. Certains témoignent avoir vu des Blancs armés de fusils mitrailleurs, tirer sur des femmes et des enfants.

En moins de 24 heures, Greenwood est réduit à des braises.
35 pâtés de maisons (écoles, maisons, cliniques, bibliothèques) détruits.
Entre 100 et 300 morts, mais les chiffres réels n’ont jamais été établis.
Plus de 10 000 personnes déplacées, beaucoup parquées dans des camps sous surveillance.

Certains ne reverront jamais leur maison. D’autres ne reverront jamais personne.

Des fosses communes sont creusées à la hâte. La ville enterre ses morts, puis son histoire.

Un siècle plus tard, une voix de survivante, Viola Fletcher, 107 ans, murmure devant le Congrès américain :

“Je suis venue à Washington parce que je vis encore. J’ai toujours mes souvenirs. J’ai vu des hommes être tués. J’ai vu Greenwood brûler.”

Ce n’était pas une émeute. Ce n’était pas un soulèvement. C’était un massacre. Une expulsion par le feu. Une épuration raciale.

Et pendant que la fumée montait au ciel, l’Amérique, elle, regardait ailleurs.

L’État dans le camp des assassins

Flammes dans le quartier de Greenwood à Tulsa

Greenwood a brûlé sous le regard de ceux qui auraient dû protéger. La police, les élus municipaux, la Garde nationale : tous étaient là, et aucun n’a stoppé le feu. Certains ont même aidé à l’attiser. Lorsqu’on réécrit l’histoire, on parle souvent d’“émeutes raciales”. Le mot est une couverture. Ce fut un massacre, et l’État en fut le complice actif.

Lorsque la violence éclate, les policiers sont présents. Mais au lieu de désarmer les émeutiers blancs, ils désarment les défenseurs noirs. Ils arrêtent les hommes de Greenwood, les forcent à marcher, mains en l’air, sous la menace des fusils. Les agresseurs, eux, sont traités en justiciers. Les autorités installent un couvre-feu, non pour contenir les tueurs, mais pour empêcher les survivants de fuir. L’espace devient une prison à ciel ouvert, et la justice une farce.

Les incendiaires ne seront jamais poursuivis. Pas une condamnation. Pas un dollar d’indemnisation. Pas un nom gravé sur une stèle. En revanche, des survivants noirs, spoliés et ruinés, seront poursuivis pour avoir “troublé l’ordre public”. Les dossiers judiciaires parlent de “dommages collatéraux” ; l’Histoire, elle, parle de complicité d’État.

Les compagnies d’assurance refusent d’indemniser les sinistrés de Greenwood, évoquant des clauses anti-émeutes. Les élus locaux, eux, préfèrent vite tourner la page. La reconstruction, lorsqu’elle a lieu, se fait sur des terres vendues aux enchères, souvent reprises par des Blancs. Les ruines sont nettoyées. Pas la mémoire.

Pendant des décennies, on enseigne aux enfants de Tulsa que rien de particulier ne s’est passé en 1921. Pas de massacre. Pas de survivants. Pas de morts. Seulement du silence.

Mais le silence, lui aussi, fait du bruit. Et dans ce bruit, on entend les rires étouffés, les prières murmurées, les vies volées.

Une lutte contre le silence

Le président Biden s’exprime lors d’une cérémonie marquant le 100e anniversaire du massacre de Tulsa.

Pendant presque un siècle, le massacre de Tulsa n’a pas eu de tombe, pas de livre, pas d’archive. Seulement des fantômes. Ceux des victimes, mais aussi ceux de leurs enfants, réduits à entendre l’histoire dans un souffle ou un sanglot. Greenwood fut enseveli deux fois : d’abord sous les flammes, ensuite sous le déni.

Il a fallu attendre les années 1990 pour que les premières voix se lèvent publiquement. Des chercheurs, des journalistes noirs, des descendants de survivants ont commencé à fouiller les décombres administratives. Ils ont demandé : où sont les morts ? Où sont les responsabilités ? Où est l’Amérique ?

En 1996, l’État d’Oklahoma crée une commission d’enquête. En 2001, un rapport officiel parle enfin de “massacre”. Mais les mots tardent à guérir ce que les bombes ont arraché. Les fosses communes, elles, restent introuvables. Le traumatisme est transmis, génération après génération.

Des voix comme celle de Ta-Nehisi Coates, dans son plaidoyer pour les réparations (The Case for Reparations), redonnent à Tulsa la place qu’on lui doit : non celle d’une anomalie, mais celle d’un chapitre central dans l’histoire raciale des États-Unis. Ce qui s’est passé à Greenwood est à la fois unique et structurel. Une mémoire qu’on a voulu effacer parce qu’elle accusait.

En 2020, en pleine mobilisation Black Lives Matter, Tulsa revient au cœur du débat. Le président Trump tente d’y organiser un meeting, sur les cendres de Greenwood, un 19 juin ; jour symbolique de l’émancipation des esclaves. La réponse est immédiate. Les rues de Tulsa vibrent à nouveau de voix noires, de colère digne, de mémoire revendiquée.

“You can’t heal without justice,” lance un activiste.
“You can’t forgive what you won’t name.”

Réécrire la mémoire, c’est refuser que l’histoire des Noirs commence et finisse dans la douleur. C’est rappeler que la grandeur n’a jamais protégé de la haine. Greenwood n’a pas été détruite parce qu’elle échouait. Mais parce qu’elle réussissait.

Ce que Tulsa dit de l’Amérique

Tulsa, ce n’est pas un cauchemar ancien, un souvenir brumeux d’un autre siècle. C’est un miroir. Un révélateur. Un avertissement. Ce que Tulsa dit de l’Amérique, c’est qu’il n’a jamais suffi d’être honnête, brillant ou travailleur pour échapper à la violence raciale. Ce que Tulsa dit de l’Amérique, c’est que l’excellence noire, dans certains contextes, est une menace ; non parce qu’elle échoue, mais parce qu’elle réussit.

À Greenwood, les Afro-Américains n’ont pas demandé l’égalité. Ils l’ont incarnée. Et c’est précisément ce qui a dérangé. L’indépendance économique, la prospérité communautaire, la dignité sans compromis ; tout ce que la Déclaration d’indépendance promettait, Greenwood l’avait arraché. Et l’État, qui aurait dû protéger cette victoire, a laissé faire (ou participé) à sa destruction.

Tulsa nous oblige à poser une question centrale : à qui appartient l’Histoire ? À ceux qui écrivent les bulletins scolaires ? Ou à ceux qui, sous les gravats, la vivent encore ?

Car derrière chaque pierre brûlée de Greenwood, il y avait une bibliothèque. Un commerce. Une photo de famille. Un rêve. Et derrière chaque silence institutionnel, il y a une responsabilité.

Tulsa dit que le racisme n’est pas une dérive du système américain. Il est l’un de ses piliers. Ce que Greenwood a montré, ce n’est pas seulement que les Noirs pouvaient réussir. Mais qu’ils le faisaient sans l’aide d’un système qui, en retour, leur opposa les armes.

“Greenwood is proof of what Black people can build.
Tulsa is proof of what America will burn to the ground to stop it.”

Tulsa n’est donc pas fini. Il est encore là. Dans les disparités économiques, dans les zones rouges des banques, dans les écoles oubliées. Dans les regards méfiants dès qu’un Noir brille sans permission.

Et tant que Tulsa n’aura pas été reconnu, réparé, et inscrit dans chaque manuel, chaque mémoire, chaque budget national, ce pays portera en lui une blessure ouverte.

Et pourtant, nous avons bâti…

Il ne reste plus grand-chose des maisons de Greenwood. Quelques pierres, des archives, des noms murmurés au fond des églises. Mais ce qu’ils ont bâti résiste encore, parce que tout ce qu’ils ont construit était plus vaste que la brique et le bois.

Ils ont bâti une idée.
Ils ont bâti une mémoire.
Ils ont bâti une preuve que, même au cœur de la haine, le génie noir pouvait éclore, s’organiser, briller ; et qu’il le refera, encore et encore.

Greenwood n’est pas une tragédie figée dans le passé. C’est une force qui palpite dans les artères de la diaspora. C’est une leçon, un avertissement, une promesse. On a voulu éteindre une ville, mais on a allumé une histoire.

Et cette histoire, nous la portons aujourd’hui comme un drapeau, comme une dette, comme un devoir.

Tulsa, ce n’est pas que ce qu’on nous a volé.
Tulsa, c’est ce que nous n’avons jamais cessé d’être.

“They bombed us because we dared to shine.”

Alors nous brillons encore. Et cette fois, ils devront apprendre à regarder.

Sources

L’héritage indélébile de Maya Angelou

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Poétesse de la douleur et prêtresse de la résilience, Maya Angelou a chanté l’indicible avec une plume de feu et une voix de velours. À travers ses mots, l’Amérique noire a trouvé une mémoire, une dignité, une arme. Nofi lui rend hommage, dans une langue qui tente de l’effleurer.