Des Dogons du Mali aux Égyptiens anciens, les cosmogonies africaines offrent une mosaïque de récits fascinants. Œuf cosmique, colline primordiale, roseau ou eaux chaotiques : chaque mythe raconte l’origine du monde et révèle une philosophie profonde, où l’ordre et le désordre, les dieux et les hommes, s’entrelacent pour donner sens à la vie.
L’Afrique, matrice des cosmogonies
L’Afrique est le berceau de l’humanité et, de ce fait, le premier laboratoire de l’imaginaire humain. Depuis des millénaires, ses peuples ont cherché à comprendre les origines du monde, de la vie et des hommes, en forgeant des récits cosmogoniques transmis de génération en génération par la voie orale. Ces mythes, loin d’être de simples légendes, sont de véritables philosophies, condensant une vision du monde où nature, divinités et humanité sont intimement liées.
Comme toutes les grandes civilisations, les sociétés africaines se sont interrogées sur le commencement. Leurs récits de création sont marqués à la fois par une immense diversité (chaque peuple ayant ses propres divinités et symboles) et par des constantes récurrentes : l’eau comme matrice de la vie, la terre comme espace fondateur, le souffle comme principe vital, les animaux comme partenaires ou guides, et les ancêtres comme médiateurs entre le divin et l’humain.
Nofi vous propose un voyage à travers huit grands mythes africains de la création, issus de cultures variées ; Dogons, Yoruba, Akan, Zoulous, San, Dinkas, Bambaras et Égyptiens anciens. Chacun sera présenté dans son récit, puis analysé pour en dégager la signification profonde. Car au-delà de l’imaginaire, ces cosmogonies disent beaucoup de la pensée africaine : une pensée qui articule l’homme, la nature et le sacré dans une vision du monde profondément unifiée.
Premier mythe : Les Dogons du Mali et l’œuf cosmique

Chez les Dogons du Mali, l’univers naît d’un œuf primordial. Cet œuf cosmique, contenant en puissance toutes choses, s’ouvre pour libérer le monde. À l’origine, le dieu créateur Amma façonne la terre, puis engendre des jumeaux : les Nommo, êtres aquatiques et célestes, porteurs du verbe et du souffle vital. Leur apparition ordonne le chaos initial et introduit la dualité constitutive du monde.
L’eau joue ici un rôle central : élément originel, principe de fécondité, elle incarne la source de toute vie. Le verbe, associé aux Nommo, devient quant à lui la force créatrice qui structure l’univers et permet la transmission du savoir. Enfin, la gémellité traduit la vision dogon d’un monde équilibré par la complémentarité des forces opposées.
Ce mythe reflète profondément l’organisation de la société dogon. L’importance donnée aux jumeaux symbolise la valeur accordée à la dualité et à la complémentarité, non seulement dans le cosmos, mais aussi dans la vie sociale et rituelle. De même, la prééminence de l’eau et de la parole souligne le rôle des cérémonies, des masques et des récits oraux dans la perpétuation de l’ordre communautaire.
Ainsi, l’œuf cosmique dogon n’est pas seulement une explication des origines, mais une métaphore de l’harmonie sociale et cosmique, où chaque être et chaque force trouve sa place dans un ensemble organisé.
Deuxième mythe : Les Yoruba (Nigeria) et la création par Obàtálá

Chez les Yoruba du Nigéria, la création du monde commence par un défi confié au dieu Obàtálá (ou Ọbatala). Au commencement, seules existaient les eaux primordiales, surplombées par Ọlọrun (en ede : ɔlɔrun ou Olódùmarè), le Dieu suprême. Obatala reçut pour mission de façonner la terre : il descendit du ciel à l’aide d’une chaîne d’or, muni d’une poignée de sable contenue dans une coquille et accompagné d’un coq. Lorsque le sable fut répandu sur les eaux, l’animal le dispersa en grattant de ses pattes, faisant apparaître la première terre ferme. Ce lieu devint Ife, centre spirituel et fondateur du monde yoruba.
Certaines versions racontent qu’Obatala, en s’enivrant de vin de palme avant de modeler les hommes, façonna des êtres imparfaits : boiteux, aveugles ou difformes. Ces créatures portent en elles la mémoire d’une faille originelle, rappelant que l’humanité n’est pas issue de la perfection divine, mais d’une création marquée par la limite et la fragilité.
Ce mythe met en lumière la hiérarchie des puissances divines. Ọlọrun conserve son autorité suprême, mais délègue la tâche de la création à Obàtálá, qui agit comme intermédiaire. Ife, en tant que première terre émergée, devient le centre sacré, légitimant l’autorité religieuse et politique de ses souverains, les Ooni. L’évocation des corps imparfaits souligne quant à elle une vision réaliste de la condition humaine : toute société doit composer avec ses fragilités et les intégrer dans l’ordre communautaire.
Ainsi, la cosmogonie yoruba n’explique pas seulement la naissance du monde ; elle fonde la centralité d’Ife, consacre la hiérarchie des Orishas et propose une réflexion profonde sur la condition humaine, toujours en tension entre ordre divin et imperfection terrestre.
Troisième mythe : Les Akan (Ghana) et la séparation du ciel et de la terre

Chez les Akan du Ghana, le monde s’ouvrit d’abord dans une proximité intime entre ciel et terre. Nyame, dieu céleste, et Asase Yaa, déesse de la terre, vivaient étroitement liés, si proches que les hommes pouvaient lever la main et toucher le firmament. Dans ce temps primordial, la communication avec le divin était directe, sans barrière ni médiation.
Mais cette proximité se mua en gêne. Les hommes, en cultivant la terre et en préparant leurs repas, heurtaient sans cesse Nyame de leurs outils et de leurs gestes quotidiens. Excédé par cette importunité, le dieu du ciel décida de se retirer. Il s’éleva haut au-dessus du monde, emportant avec lui la distance irréversible qui sépare désormais les humains du divin.
Ce récit porte une signification profonde. La séparation du ciel et de la terre explique non seulement la distance cosmique, mais aussi la fracture spirituelle entre l’humanité et son créateur. La faute ne vient pas d’une transgression morale, mais d’une simple maladresse humaine : geste banal, mais lourd de conséquences. Cette vision traduit une conception où le désordre n’est pas imposé par les dieux, mais causé par les hommes eux-mêmes, rappelant ainsi leur responsabilité dans l’équilibre du monde.
Ainsi, le mythe akan n’est pas qu’une explication de l’éloignement du ciel : il illustre la fragilité des relations entre l’humain et le divin, et la nécessité d’un respect constant envers la nature et les forces supérieures. En marquant cette rupture originelle, les Akan posent les bases d’une spiritualité où l’homme doit, par ses rites et ses offrandes, chercher à renouer le dialogue avec ce dieu désormais lointain.
Quatrième mythe : Les Zoulous (Afrique australe) et l’ancêtre sortant du roseau

Chez les Zoulous d’Afrique australe, l’humanité surgit d’un grand marais où croissaient des roseaux géants. C’est de l’un d’eux que sortit Unkulunkulu, le « grand ancêtre », premier homme et fondateur de la lignée humaine. De ce même roseau émergèrent ensuite les autres êtres humains, inaugurant ainsi la communauté des vivants.
Unkulunkulu n’est pas seulement le premier né : il est aussi celui qui transmet aux hommes les lois, les coutumes et les connaissances essentielles pour organiser la société. Il enseigne l’art de cultiver la terre, de former les clans, de célébrer les rites et de réguler les rapports entre les individus. Par sa parole et ses gestes, il établit les bases de la vie collective.
Ce récit souligne le lien direct entre nature et institutions sociales. Le roseau, humble plante marécageuse, devient la matrice de l’humanité, rappelant que la vie humaine est inséparable de l’environnement naturel. En faisant du premier ancêtre le législateur originel, le mythe exprime aussi une idée centrale de la pensée zouloue : la société n’est pas un produit de l’arbitraire humain, mais une prolongation de l’ordre naturel instauré dès l’origine.
Ainsi, la cosmogonie zouloue n’explique pas seulement la naissance des hommes : elle fonde la légitimité des institutions, des rites et des traditions, en les rattachant à la figure sacrée d’Unkulunkulu et au marais primordial qui vit éclore l’humanité.
Cinquième mythe : Les Boshimans / San (Khoisan) et le monde sorti du chaos

Chez les Boshimans / San d’Afrique australe, les origines de l’univers se situent dans un chaos souterrain, vaste obscurité où rien n’était encore formé. C’est de ce lieu indifférencié qu’émergea Kaggen, divinité polymorphe souvent représentée sous la forme d’une mante religieuse. Créateur et trickster à la fois, il fit surgir à la surface du monde les hommes et les animaux, donnant forme à l’existence.
Dans ce récit, les animaux ne sont pas de simples créatures secondaires : ils participent de la divinité elle-même. Kaggen, en prenant leur apparence ou en leur conférant des pouvoirs, établit une continuité sacrée entre le monde humain et le monde animal. Chaque être, qu’il rampe, vole ou marche, porte une parcelle de la puissance créatrice.
Cette cosmogonie illustre la profondeur d’une pensée animiste où l’humain ne se distingue pas radicalement de la nature mais en fait partie intégrante. L’homme et l’animal partagent une origine commune, et leur relation doit être marquée par le respect et la reconnaissance mutuelle. La chasse, l’alimentation et les rituels prennent ainsi une dimension spirituelle, car toucher à l’animal, c’est toucher à une part du divin.
Ainsi, pour les San, le monde sorti du chaos n’est pas seulement un ordre imposé d’en haut, mais une trame vivante où humains et animaux coexistent dans un équilibre fragile. Leur cosmogonie traduit une conception écologique avant l’heure : la vie, sous toutes ses formes, est sacrée et interdépendante.
Sixième mythe : Les Dinkas (Soudan du Sud) et le dieu Nhialic

Chez les Dinkas du Soudan du Sud, l’univers trouve son origine dans l’action de Nhialic, le dieu suprême. C’est lui qui créa l’homme et la femme, leur donnant tout ce qui était nécessaire à la vie : les céréales, source de subsistance, et le bétail, richesse et fondement de l’économie pastorale. Dans ce monde premier, la communication entre l’humanité et son créateur était directe et bienveillante.
Mais une faute humaine bouleversa cet équilibre. Selon certaines versions, une femme, impatiente de récolter, transgressa l’interdit divin en arrachant prématurément des épis. Dans d’autres, l’homme brisa une règle sacrée liée au bétail. Quelle que soit la variante, l’essentiel demeure : cette désobéissance provoqua la rupture avec Nhialic, qui se retira au loin, privant les hommes de son contact immédiat.
Ce récit exprime une profonde philosophie de la responsabilité humaine. Le désordre ne vient pas des dieux mais des hommes eux-mêmes, qui par leur geste inconsidéré rompent l’harmonie initiale. Le parallèle est frappant avec d’autres récits universels de la « chute », qu’il s’agisse du fruit défendu dans la tradition biblique ou d’autres mythes africains de séparation entre ciel et terre.
Ainsi, la cosmogonie dinka ne raconte pas seulement la création de l’humanité : elle enseigne que le lien avec le divin est fragile et que l’homme, par ses actes, peut être à l’origine de sa propre condition. La vie spirituelle et rituelle devient alors un effort constant pour réparer la rupture, entretenir le dialogue avec Nhialic et retrouver l’équilibre perdu.
Septième mythe : Les Bambaras (Mali) et le démiurge Faro

Chez les Bambaras du Mali, l’origine du monde est marquée par une lutte entre jumeaux cosmiques, forces complémentaires et antagonistes. Le dieu créateur Maa Ngala engendra deux entités : Pemba, principe de désordre et d’avidité, et Faro, esprit des eaux et de l’harmonie.
Pemba, mû par son désir d’indépendance, sema le chaos en s’arrachant prématurément à la matrice cosmique. Son geste engendra un monde imparfait, marqué par la confusion et la stérilité. Pour rétablir l’équilibre, Maa Ngala confia à Faro la mission de remodeler l’univers. Descendu sur terre, il apporta l’eau, féconda la terre et donna naissance à la végétation, aux animaux et aux hommes. Faro institua également les lois sacrées, permettant à l’humanité de vivre selon un ordre juste.
Dans cette cosmogonie, les jumeaux incarnent une conception du monde fondée sur le dualisme : toute réalité est animée par la tension entre deux forces opposées, l’une destructrice, l’autre réparatrice. L’eau, confiée à Faro, devient ici le symbole de la fécondité, de la régénération et de la continuité de la vie.
Ainsi, le mythe bambara exprime une philosophie de l’équilibre : l’univers n’est jamais définitivement ordonné ni entièrement chaotique. Il oscille en permanence entre ces deux pôles, et l’humanité, par ses rituels et son respect des lois sacrées, doit contribuer à maintenir la prééminence de l’ordre sur le désordre.
Huitième mythe : Les Égyptiens anciens et la colline primordiale

Chez les Égyptiens anciens, l’univers naît des eaux du Noun, vaste océan de chaos primordial et de ténèbres. De ce gouffre sans forme émergea soudain une colline primordiale, butte de terre où se manifesta pour la première fois la création. Sur cette élévation sacrée se dressa Atoum (ou Rê, selon les versions), le dieu créateur, qui fit surgir les premiers dieux et ordonna le monde.
De son souffle et de ses larmes naquirent Shou, principe de l’air, et Tefnout, principe de l’humidité. De leur union sortirent Geb (la terre) et Nout (le ciel), dont la séparation établit l’espace vital. Peu à peu, l’univers se structura : les dieux, les hommes, la végétation et les cycles cosmiques prirent place, tous reliés à cet acte initial.
L’importance de l’eau dans ce récit reflète une constante des cosmogonies africaines : elle est la matrice de toute vie, mais aussi le symbole du désordre à maîtriser. La colline primordiale incarne au contraire la stabilité, le lieu sacré où commence l’ordre, et qui sera perpétué dans l’architecture des temples et des pyramides.
Ce mythe exerça une profonde influence sur les cultures voisines de la Méditerranée. L’idée d’un monde surgissant des eaux chaotiques se retrouve dans les récits mésopotamiens, bibliques et grecs, témoignant du rôle fondateur de l’Égypte pharaonique dans l’élaboration des grandes cosmogonies.
Ainsi, la vision égyptienne des origines n’est pas seulement une légende : elle est une philosophie de l’ordre cosmique, où l’équilibre entre eau, terre et ciel garantit la permanence du monde et la légitimité du pouvoir pharaonique, dépositaire de cet ordre universel.
Les cosmogonies africaines, diversité et unité

Les récits de création recueillis à travers le continent africain révèlent une extraordinaire diversité de formes et d’images. De l’œuf cosmique des Dogons à la colline primordiale des Égyptiens, en passant par le roseau zoulou ou l’eau fécondante de Faro, chaque peuple a forgé, dans la trame de ses traditions orales, une vision singulière de l’origine du monde.
Pourtant, derrière cette pluralité se dessinent des constantes qui témoignent d’une profonde unité de pensée. Partout, l’eau apparaît comme l’élément premier, matrice de la vie et symbole de fécondité. Partout aussi, la faute humaine ou l’impatience des hommes explique la rupture avec le divin, inscrivant la responsabilité humaine au cœur de la condition terrestre. La gémellité, le dualisme et la complémentarité des forces opposées (qu’il s’agisse de Faro et Pemba chez les Bambaras ou des Nommo chez les Dogons) traduisent une philosophie où l’univers n’existe qu’en équilibre instable, oscillant entre ordre et chaos.
Ces cosmogonies sont également des miroirs sociaux. Elles fondent la légitimité des institutions (les rois d’Ife chez les Yoruba, les lois d’Unkulunkulu chez les Zoulous), justifient les rites (les offrandes aux ancêtres chez les Akan ou les Dinkas), et relient l’homme à son environnement (le rôle sacré des animaux chez les San). Loin d’être de simples contes merveilleux, elles constituent de véritables philosophies du monde, où se réfléchissent la condition humaine, l’organisation de la société et le rapport au sacré.
En définitive, les cosmogonies africaines sont à la fois diverses et universelles : elles traduisent la créativité infinie des peuples du continent tout en abordant les questions fondamentales partagées par toutes les civilisations ; l’origine de la vie, la place de l’homme, le rôle du divin. Leur redécouverte et leur transmission ne relèvent pas seulement d’un intérêt ethnographique, mais d’une exigence mémorielle et philosophique : reconnaître que l’Afrique, berceau de l’humanité, est aussi une matrice de pensée où se sont élaborées, depuis des millénaires, des visions du monde d’une richesse incomparable.
Notes et références
- Griaule, Marcel. Dieu d’eau : Entretiens avec Ogotemmêli. Paris : Fayard, 1948. (Cosmogonie dogon)
- Abimbola, Wande. Ifá: An Exposition of Ifá Literary Corpus. Ibadan: Oxford University Press, 1976. (Tradition yoruba et Obatala)
- Rattray, R. S. Religion and Art in Ashanti. London: Oxford University Press, 1927. (Mythologie akan, Nyame et Asase Yaa)
- Callaway, Henry. The Religious System of the Amazulu. London: Trübner, 1868. (Cosmogonie zouloue et Unkulunkulu)
- Bleek, Wilhelm H. I. & Lloyd, Lucy C. Specimens of Bushman Folklore. London: George Allen, 1911. (Mythes San et figure de Kaggen)
- Lienhardt, Godfrey. Divinity and Experience: The Religion of the Dinka. Oxford: Oxford University Press, 1961. (Nhialic et la religion dinka)
- Zahan, Dominique. La religion bambara. Paris : Presses Universitaires de France, 1983. (Cosmogonie bambara, Faro et Pemba)
- Assmann, Jan. The Search for God in Ancient Egypt. Ithaca: Cornell University Press, 2001. (Le Noun et la colline primordiale égyptienne)
- Mbiti, John S. African Religions and Philosophy. London: Heinemann, 1969. (Synthèse sur les cosmogonies africaines)
- Vansina, Jan. Oral Tradition as History. Madison: University of Wisconsin Press, 1985. (Méthodologie sur l’étude des traditions orales africaines)