En salle le 25 juin 2025, le nouveau film de Jean-Pascal Zadi s’impose comme une œuvre rare dans le paysage cinématographique français : une comédie de science-fiction afrocentrée, portée par un casting noir francophone, qui mêle satire sociale, références panafricaines et imagination politique.
Peut-on imaginer une mission spatiale dirigée par l’Afrique et sa diaspora ? C’est la question (à la fois absurde et éminemment sérieuse) que pose Jean-Pascal Zadi dans Le Grand Déplacement. Derrière ce projet de comédie galactique se cache une réflexion acérée sur l’unité noire, les fractures héritées de l’Histoire, et les enjeux de la représentation afro dans le futur.
À rebours des formats dominants, Zadi offre une œuvre hybride, où les références à Marcus Garvey, Frantz Fanon ou encore les sœurs Nardal cohabitent avec les punchlines de Fary et les pas de danse en apesanteur. Une comédie, oui. Mais une comédie qui pense ; et qui dérange.
Une odyssée afro-spatiale à haute teneur symbolique

Le point de départ est simple : la Terre devient progressivement invivable, et l’Union africaine, en lien avec la diaspora, lance une mission pour explorer une planète habitable ; baptisée Nardal. Le vaisseau est opéré par l’UNIA, acronyme transparent de l’Universal Negro Improvement Association fondée par Marcus Garvey, et réunit des astronautes afrodescendants venus d’Europe, du continent et des Antilles. Très vite, la tension monte : conflits identitaires, différends politiques, querelles générationnelles et blessures coloniales refont surface.
Mais c’est précisément dans ce chaos que le film trouve sa force. Le Grand Déplacement ne cherche pas l’unité de façade, il met en scène les tensions profondes qui traversent les mondes noirs : colorisme, racisme intra-communautaire, domination masculine, méfiance entre diaspora et continentaux, appropriation des savoirs africains… Tous ces thèmes sont évoqués avec un humour corrosif, mais jamais gratuit.
Le film est littéralement traversé par la mémoire politique noire. Fary incarne Frantz Dubois, personnage qui synthétise les figures intellectuelles de Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois, dans une posture radicale, militante, parfois isolée. La planète Nardal, théâtre des espoirs et des désillusions du groupe, rend hommage aux sœurs Jeanne et Paulette Nardal, penseuses de la négritude trop souvent invisibilisées dans les récits officiels.
On croise également les ombres de Thomas Sankara, Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Amílcar Cabral. Même le robot du vaisseau semble inspiré des traditions animistes et des cosmologies Dogon. La bande-son, marquée par un extrait de Africa Unite de Bob Marley, parachève cette cartographie afrofuturiste où la musique, la spiritualité et la politique se répondent.
Le choix du titre (Le Grand Déplacement) est tout sauf innocent. Il détourne, avec ironie, la théorie complotiste du “grand remplacement”, pour en proposer une lecture renversée : et si, demain, les Africains n’étaient plus ceux qui fuient, mais ceux vers qui l’on se tourne ? Le film imagine un futur où l’Afrique cesse d’être périphérique pour devenir centrale, stratégique, visionnaire.
Cette inversion symbolique rejoint les ambitions du cinéma afrofuturiste, mais dans une déclinaison francophone, ancrée dans l’humour, la mémoire coloniale et les réalités contemporaines de la diaspora.
Tourné à 85 % en Côte d’Ivoire, notamment à Yamoussoukro, le film échappe à l’imagerie misérabiliste souvent associée à l’Afrique. Le décor principal (un vaisseau spatial de 300 m² construit en studio) permet des mouvements de caméra fluides, des scènes d’apesanteur convaincantes, et une immersion visuelle inédite dans le cinéma français. La planète Nardal, quant à elle, combine les paysages de Ouarzazate au Maroc et les tons ocres du désert algérien de la Tadrart.
Ce soin porté à la direction artistique, couplé à une écriture ciselée, place Le Grand Déplacement au carrefour du divertissement et de la création exigeante.
Là où d’autres se contenteront de voir un “film engagé” ou une “comédie noire”, d’autres auront les clés pour en lire les strates cachées : la continuité avec la pensée de Garvey, la référence discrète à la création de l’OUA (en 1963, évoquée dans le film), le lien entre les conflits intra-africains et les divisions postcoloniales encore à l’œuvre.
Le Grand Déplacement n’est pas un film parfait. Mais il est nécessaire. Il ose poser des questions que peu d’œuvres françaises osent aborder : comment inventer un futur noir commun ? Comment penser la mémoire sans céder au repli ? Et si la science-fiction devenait un terrain d’émancipation afro ?
Jean-Pascal Zadi, en jouant avec les codes du genre, avec ses complicités d’acteurs (Fary, Fadily Camara, Éric Judor), et avec une sincérité politique rare, propose un objet inédit. Et salutaire.
Le Grand Déplacement, un film de Jean-Pascal Zadi avec Fary, Fadily Camara, Reda Kateb, Lous and the Yakuza et Éric Judor.