Septembre 1870, le Sud de la Martinique s’illumine de flammes et de colère. Vingt-deux ans après l’abolition, la liberté promise s’effondre face à l’injustice. L’affaire Lubin, condamnation exemplaire d’un jeune Noir pour avoir osé se défendre, met le feu aux mornes. À Rivière-Pilote, une femme enceinte de vingt et un ans, Lumina Sophie dite “Surprise”, entraîne la foule et devient le symbole d’une révolte populaire qui bouleverse l’ordre colonial. Insurrection criminelle pour les autorités, cri de dignité pour le peuple : retour sur une semaine de feu qui marque à jamais la mémoire martiniquaise.
LUMINA SOPHIE ET LE FEU DES MORNES
Septembre 1870. Le Sud de la Martinique s’embrase. À Rivière-Pilote, les cloches résonnent à toute volée ; au Vauclin, les cases en flammes dressent leurs colonnes de fumée ; au Marin, les coups de fusil sèment la panique. Vingt-deux ans après l’abolition de l’esclavage, la liberté se révèle fragile : les anciens esclaves travaillent toujours pour les grands planteurs, soumis à des salaires dérisoires et à une justice qui ne leur pardonne rien.
Tout commence par un nom : Léopold Lubin. Ce jeune Noir du Marin, agressé par un fonctionnaire blanc, répond au coup qu’il a reçu. Le tribunal colonial l’écrase : sept ans de bagne en Guyane et une amende écrasante. Dans les campagnes, cette sentence est vécue comme une gifle collective. La colère gronde.
Alors surgit une figure : Lumina Sophie, dite “Surprise”, vingt et un ans, couturière, enceinte. Elle entraîne les femmes en tête de cortège vers le cachot où l’on réclame la liberté de Lubin. Le cri enfle, les flammes gagnent, et l’ordre colonial vacille.
Reste la question : que fut vraiment cette insurrection ? Une émeute criminelle, comme l’ont écrit les colons et leurs juges ? Ou bien la première grande révolte sociale de l’après-abolition, un cri de dignité face à un système qui n’avait jamais cessé d’opprimer ? Pour le comprendre, il faut revenir sur les causes de cette explosion, suivre les acteurs qui l’ont portée, revivre le déroulement des journées de septembre, analyser la répression implacable qui s’ensuivit et interroger enfin la mémoire qu’elle a laissée.
L’affaire Lubin
En 1870, la Martinique vit sous une liberté inachevée. L’abolition de 1848 a proclamé la fin de l’esclavage, mais les structures de domination sont restées. Les anciens esclaves, devenus « nouveaux libres », continuent de travailler sur les mêmes habitations, souvent pour leurs anciens maîtres, sous des contrats de travail défavorables et avec des salaires ridiculement bas. Les békés gardent la terre, les profits et le pouvoir. L’administration coloniale, elle, continue d’incarner une autorité méfiante, paternaliste, toujours prête à rappeler aux Noirs leur condition d’infériorité.
Dans ce contexte, l’affaire Lubin va jouer le rôle d’une étincelle. En février 1870, Léopold Lubin, jeune Noir du Marin, est publiquement humilié par un fonctionnaire blanc, Auguste Augier de Maintenon. L’insulte devient agression, et Lubin ose répondre. Son geste, simple acte de dignité, est perçu comme une transgression insupportable. Arrêté, jugé, il n’a aucune chance. Le tribunal colonial le condamne à sept ans de bagne en Guyane, assortis d’une amende si lourde qu’elle est impossible à payer. Cette peine, réservée d’ordinaire aux « races jugées indisciplinées », choque l’opinion locale.
Dans les villages, l’affaire devient un symbole. On collecte de l’argent pour payer l’amende, on se réunit, on discute. Lubin cesse d’être un simple individu : il devient le visage de l’injustice coloniale. Aux yeux du peuple noir, sa condamnation montre que, malgré 1848, rien n’a changé. L’égalité reste une fiction, la justice reste à deux vitesses. L’affaire Lubin transforme un malaise en indignation collective. C’est la mèche lente qui mènera à l’explosion.
Les acteurs et les territoires
Au centre de cette insurrection se dresse une silhouette : Lumina Sophie, dite “Surprise”. Née Marie-Philomène Roptus, couturière de vingt et un ans, enceinte de deux mois, elle prend la tête des cortèges. Sa jeunesse, son courage et son charisme en font rapidement une figure de ralliement. Les témoignages la décrivent au premier rang, entraînant les femmes, défiant les gendarmes. Elle symbolise l’audace d’une génération qui refuse de courber l’échine.
Autour d’elle gravitent des figures masculines comme Eugène Lacaille, propriétaire de l’habitation Régale, devenu chef de guerre improvisé, ou encore Telga, meneur populaire réputé pour son intrépidité, ainsi qu’Émile Sydney et d’autres cultivateurs. Mais l’insurrection n’a pas de véritable hiérarchie militaire : c’est un soulèvement collectif, porté par une foule hétérogène de cultivateurs, d’ouvriers agricoles, de journaliers, de femmes et de jeunes.
Le territoire de la révolte s’étend dans tout le Sud de la Martinique : Rivière-Pilote, Le Marin, Le Vauclin, Sainte-Anne, Rivière-Salée. Ces communes deviennent les foyers de l’incendie. Les mornes, avec leurs ravines et leurs sentiers, offrent des cachettes et des points d’attaque idéaux. Les insurgés connaissent le terrain, et cette connaissance compense en partie leur manque d’armes modernes. L’habitation Régale, transformée en camp retranché, devient l’épicentre de la résistance. On y dresse des barricades, on creuse des fossés, on prépare des projectiles rudimentaires. Même les bouteilles de piment sont utilisées comme armes, jetées sur les soldats pour les aveugler.
Cette insurrection n’est pas une armée en ordre de bataille. C’est une communauté en colère, soudée par un sentiment d’injustice, qui transforme ses espaces de vie en champs de résistance.
La chronologie des journées de septembre
Tout bascule le 22 septembre. À Rivière-Pilote, les cloches sonnent à toute volée, appelant à la révolte. Des groupes se rassemblent, marchent sur le poste, forcent les portes, libèrent les prisonniers. Le mot d’ordre est clair : il faut obtenir la libération de Lubin, symbole de l’injustice coloniale.
Le lendemain, le mouvement s’étend. Au Marin, au Vauclin, à Sainte-Anne, les insurgés s’attaquent aux symboles de l’autorité : cases incendiées, habitations attaquées, plantations brûlées. La révolte embrase le Sud. Les insurgés choisissent de se regrouper à l’habitation Régale, où Lacaille organise la défense. Des barricades sont dressées, des fossés creusés, des armes improvisées préparées. Le camp de Régale devient le cœur battant de l’insurrection.
Du 23 au 26 septembre, la lutte atteint son paroxysme. Les troupes coloniales, venues rétablir l’ordre, avancent prudemment. Elles sont mieux armées, mais harcelées par des attaques surprises. Dans les mornes, les insurgés surgissent, frappent, disparaissent. Au camp de Régale, la résistance s’organise, farouche. Les femmes, menées par Lumina, se tiennent au premier rang. Elles portent des vivres, encouragent les combattants, jettent des bouteilles de piment enflammées. L’image de ces femmes en première ligne marque profondément les témoins.
Mais la disproportion des forces est trop grande. Le 26 septembre, les troupes coloniales prennent d’assaut Régale. La résistance se brise. Lumina est arrêtée, Lacaille et d’autres chefs sont capturés. Telga parvient à s’échapper, mais sera jugé par contumace. Dans les jours suivants, les insurgés dispersés sont traqués jusque dans les campagnes. Le 28 septembre, les autorités proclament la fin de l’insurrection. Les cloches se taisent, mais la répression s’annonce.
La justice et la répression
La répression est rapide, implacable. Dès octobre, des conseils de guerre sont organisés à Fort-de-France. Les charges sont lourdes : incendies, pillages, insurrection armée, attentat contre l’autorité de la France. Mais derrière cette mise en scène juridique, c’est surtout la volonté d’exemplarité qui domine. Le pouvoir colonial entend frapper fort pour décourager toute velléité de révolte future.
Soixante-quinze personnes sont condamnées. Huit à mort, dont Telga par contumace. Cinq seront exécutées par fusillade en décembre 1871, sur le polygone militaire Desclieux : Eugène Lacaille, Furcis Carbonnel, Luis Gertrude Isidore, Cyrille Niconor et Louis-Charles Hutte. Les autres voient leur peine commuée en travaux forcés ou en déportation. Certains sont envoyés en Nouvelle-Calédonie, d’autres au bagne de Guyane.
Lumina Sophie est jugée en mars 1871. Sa jeunesse, sa grossesse, son rôle de femme ne lui valent aucune clémence. Elle est condamnée à la déportation perpétuelle. Incarcérée au Fort Desaix, puis transférée en Guyane, elle accouche en détention d’un enfant qui meurt peu après. Elle-même ne reviendra jamais. Arrachée à son île, effacée du paysage, elle meurt en exil, mais son nom devient une légende.
La répression ne se limite pas aux condamnés. Elle frappe les familles, brise les communautés du Sud, installe un climat de peur. L’ordre colonial est restauré, mais il laisse derrière lui un traumatisme durable.
Les mémoires et les usages politiques
Pendant longtemps, l’Insurrection du Sud a été présentée par les récits officiels comme une révolte criminelle. Les insurgés sont décrits comme des incendiaires, des bandits qu’il fallait réprimer pour protéger l’ordre et la civilisation. Ce discours, relayé par les colons et l’administration, a contribué à invisibiliser la dimension sociale et politique de la révolte.
Mais la mémoire populaire, elle, n’a jamais totalement disparu. Dans les campagnes, on a continué de raconter l’histoire de Lumina, de Telga, de Lacaille. On a transmis les noms, les gestes, la bravoure. Ces récits, souvent murmurés, sont devenus une mémoire souterraine.
À partir du XXe siècle, l’Insurrection du Sud revient dans l’espace public. Les historiens commencent à réévaluer les événements, à les replacer dans le contexte des révoltes post-abolition dans la Caraïbe. Les militants anticolonialistes et les mouvements culturels font de Lumina une figure emblématique de la dignité noire et de la résistance féminine. Son nom est donné à des rues, des associations, des espaces publics. À Rivière-Pilote, des commémorations rappellent régulièrement l’importance de 1870.
Aujourd’hui, l’Insurrection du Sud est perçue comme une étape majeure de l’histoire martiniquaise. Elle n’est plus seulement une révolte locale, mais un jalon dans la longue lutte pour la reconnaissance de l’égalité et de la dignité. Elle s’inscrit dans un arc plus large, celui des résistances noires de la Caraïbe, de la Guadeloupe à Haïti, où la liberté proclamée par les métropoles fut toujours remise en question et toujours défendue par le peuple.
UNE VICTOIRE DE L’ORDRE, UNE DÉFAITE DE LA JUSTICE
L’Insurrection du Sud de 1870 fut militairement écrasée, ses chefs exécutés ou déportés, son peuple intimidé. Mais elle ne fut pas une simple émeute criminelle. Elle fut l’expression d’une vérité profonde : l’abolition n’avait pas tenu ses promesses, et la liberté restait incomplète tant qu’elle ne s’accompagnait pas d’égalité réelle et de respect.
Lumina Sophie et ses compagnons n’ont pas gagné sur le champ de bataille. Mais leur combat a laissé une trace durable. En brisant le silence, en défiant l’ordre colonial, ils ont ouvert un chemin que d’autres générations poursuivront. Leur mémoire, longtemps étouffée, ressurgit aujourd’hui comme un rappel.
En définitive, l’Insurrection du Sud n’est pas seulement une révolte de 1870. C’est un miroir, tendu à la Martinique et au monde noir tout entier, sur une question essentielle : que vaut une liberté que l’on refuse d’appliquer ?
Notes et références
- Conseil de guerre de 1871 – Actes du procès des insurgés du Sud, Archives de Fort-de-France, reproduits dans la collection Gallica (Bibliothèque nationale de France).
- Madiou, Thomas – Histoire d’Haïti, vol. 3, Port-au-Prince, 1847. (Contexte comparatif avec les insurrections caribéennes post-abolition.)
- Pago, Gilbert – L’Insurrection en Martinique, 1870–1871, Éditions caribéennes, Fort-de-France, 1989. Ouvrage de référence, fondé sur archives judiciaires et témoignages.
- Cases Rebelles – L’Insurrection du Sud (1870) : histoire, mémoire, transmission, publication militante, 2015.
- RCI Martinique – « Il y a 150 ans, débutait l’insurrection du Sud », reportage commémoratif, septembre 2020.
- La Dépêche Coloniale – Compte rendu des événements de septembre 1870 en Martinique, éditions coloniales, 1871. (Source primaire, version coloniale des faits.)
