Serge Nubret, le corps d’un peuple

Figure oubliée du sport français, Serge Nubret fut pourtant l’un des plus grands culturistes du XXᵉ siècle. Né en Guadeloupe en 1938, il s’impose sur les podiums du monde entier à une époque où les athlètes noirs peinent à être reconnus. Acteur, entrepreneur, président de la Fédération française de culturisme, il aura transformé sa force physique en une leçon de dignité. Portrait d’un homme qui, avant d’être une légende, fut un pionnier.

Serge Nubret, le muscle et la mémoire

Il avait le corps d’un dieu grec africain et la rigueur d’un moine.

Dans les années 1970, Serge Nubret était connu dans le monde entier comme “l’homme le plus musclé du monde”. En France, pourtant, son nom a glissé dans l’ombre. Peu de jeunes savent aujourd’hui que ce Guadeloupéen fut l’un des plus grands culturistes de l’histoire, rival d’Arnold Schwarzenegger, acteur de cinéma, président de fédération et pionnier de la représentation noire dans le sport européen.

Son parcours résume à lui seul une époque : celle d’une France métropolitaine encore mal à l’aise avec la visibilité des corps noirs, d’une diaspora caribéenne en quête de reconnaissance, et d’un monde du sport où la performance se mêle à la politique.

De son enfance à Anse-Bertrand jusqu’à son dernier combat pour la dignité du sport, Serge Nubret aura tout incarné : la force, la beauté, la discipline, mais aussi la solitude de ceux qui ouvrent la voie avant que l’histoire ne les rattrape. Plus qu’un champion, il fut un symbole de résistance tranquille ; celle d’un homme qui fit de son corps un manifeste.

Des champs de canne au mythe du muscle

Anse-Bertrand, Guadeloupe. Le 6 octobre 1938, dans un monde encore marqué par les séquelles du colonialisme, naît un enfant au nom qui deviendra synonyme de puissance : Serge Nubret.

Fils d’une famille modeste, il quitte tôt les Antilles pour la métropole. La France d’après-guerre ne ressemble guère au paradis rêvé : discrimination, invisibilité, exotisation du corps noir. Dans ce contexte, Serge découvre la musculation comme un exutoire. Ce n’est pas le culte du corps qu’il poursuit, mais une quête d’affirmation : prouver que la force, la rigueur et la beauté peuvent venir d’ailleurs.

Dès les années 1950, il s’entraîne seul, sans machines sophistiquées, à coups de barres et de discipline. Il construit, lentement, une sculpture vivante. Ses épaules deviennent des symboles, son regard une promesse : celle d’un homme qui ne se pliera à aucune image.

Le culturisme, une arme contre l’invisibilité

En 1958, à 20 ans, Serge Nubret participe à ses premières compétitions. Il impressionne : son corps semble taillé dans le marbre, mais c’est surtout sa présence qui captive. En 1960, il remporte le titre d’“Homme le plus musclé du monde” à Montréal. Un choc culturel. Dans les magazines occidentaux, les corps noirs restent rares, souvent caricaturés. Nubret, lui, incarne l’exact opposé du cliché : discipline, élégance, intelligence.

À une époque où l’Amérique découvre encore Muhammad Ali, il devient, à sa manière, le porte-drapeau d’une fierté noire sans slogans. « Mon corps est une arme pacifique », confiera-t-il plus tard dans une interview. Une phrase qui résume sa philosophie : la force physique comme langage de respect.

Dans les années 1970, il gravit les sommets : Mr. Europe (1966), Mr. Univers (1976), Mr. World (1977). Ses rivaux s’appellent Arnold Schwarzenegger, Lou Ferrigno, Franco Columbu.

Mais parmi eux, il est le seul Noir, et il le sait : « Je n’étais pas seulement un concurrent, j’étais une démonstration vivante que nous pouvions exceller dans tout domaine », dira-t-il dans un entretien à MuscleMag International en 1983.

L’homme qui fit trembler Schwarzenegger

Arnold et Serge Nubret lors du concours NABBA Mr Univers 1969. Arnold remporta son deuxième titre professionnel cette année-là. 

En 1975, le monde découvre Pumping Iron, documentaire culte qui suit la préparation de la compétition Mr. Olympia. Arnold Schwarzenegger y règne en star incontestée. Mais face à lui, Nubret se présente, calme, concentré, sculpté à la perfection. Les commentateurs s’attendent à un duel inégal. Pourtant, sur scène, Serge Nubret fascine. Son corps semble plus équilibré, plus esthétique. Le public retient son souffle.

Schwarzenegger lui-même reconnaîtra plus tard :

« Serge était l’un des plus impressionnants culturistes que j’aie jamais affrontés. »

Ce soir-là, Nubret termine deuxième ; un résultat controversé, certains estimant qu’il aurait dû gagner. Pour beaucoup, c’est le moment où le culturisme découvre sa première icône noire mondiale, avant même l’avènement de Lee Haney ou Ronnie Coleman. Mais au-delà du trophée, Serge impose une autre idée du muscle : le corps comme œuvre d’art, non comme outil de domination.

Du muscle au cinéma : la force du regard noir

Hollywood, Rome, Beyrouth : dans les années 1960-70, les productions s’arrachent ce colosse au port princier. Serge Nubret tourne dans plus d’une vingtaine de films, parmi lesquels Les Titans (1962), César et Rosalie (1972) ou Pacte avec le diable (1978).

Il incarne des soldats, des dieux, des guerriers ; des rôles souvent stéréotypés, mais qu’il transcende par son charisme. Son passage au cinéma italien, au moment où les “péplums exotiques” faisaient fureur, participe à la diffusion d’une nouvelle imagerie noire : celle d’un héros, et non d’un serviteur.

Il confiera plus tard :

« Quand on me proposait de jouer l’homme fort, je ne voyais pas un cliché. Je voyais la possibilité de montrer la force noire autrement : noble, digne, invincible. »

Le businessman du muscle

De retour en France, Nubret refuse de n’être qu’un athlète. Il fonde sa propre salle de sport à Paris, le “Gymnase Serge Nubret”, dans le 12ᵉ arrondissement. C’est un lieu à part : on y croise des culturistes, mais aussi des boxeurs, des artistes, des jeunes des quartiers. Il veut transmettre une philosophie : le sport comme outil d’émancipation et de discipline intérieure.

« Le culturisme n’est pas seulement une affaire de muscles, c’est une affaire de tête », disait-il à ses élèves.

En parallèle, il devient vice-président de la Fédération internationale de culturisme (IFBB) et président de la Fédération française. Il plaide pour une reconnaissance du culturisme comme discipline éducative, non comme culte narcissique. Mais son franc-parler dérange. Il critique ouvertement les dérives commerciales du bodybuilding américain et s’oppose à la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique.

Dans une lettre ouverte publiée en 1984, il écrit :

« Le sport doit élever l’homme, pas le détruire. Quand on remplace l’entraînement par les produits, on tue l’âme du muscle. »

Isolement, foi et mystère

Les années 1990 sont plus sombres. Serge Nubret, après des décennies de gloire, se retire progressivement. Son franc-parler lui vaut des inimitiés dans les fédérations. Il s’investit dans l’écriture ; Je suis… moi et Dieu, ouvrage mystique où il médite sur la force, la conscience et la foi.

Il y prône une spiritualité du corps :

« L’homme est temple, et le muscle en est la prière. »

En 2009, il est retrouvé inconscient à son domicile de la région parisienne, plongé dans le coma pendant plusieurs semaines. Les circonstances restent troubles. Certains évoquent un accident vasculaire, d’autres parlent d’empoisonnement, sans qu’aucune thèse ne soit confirmée. Serge Nubret décède le 19 avril 2011, à 72 ans.

Héritage et mémoire d’un pionnier

Aujourd’hui, dans les salles de sport, peu connaissent son nom. Pourtant, chaque athlète noir qui monte sur une scène de culturisme lui doit une part de son chemin.Des champions comme Kai Greene, Sergio Oliva Jr. ou William Bonac le citent comme référence.Son image continue de circuler sur les réseaux, souvent sans contexte. Des photos d’un corps parfait, mais sans histoire.

Or son histoire est tout sauf superficielle : elle raconte le combat silencieux d’un homme noir dans un monde blanc, à une époque où la simple existence d’un champion antillais dérangeait les codes du pouvoir symbolique.

L’acteur Isaach de Bankolé dira de lui :

« Serge Nubret, c’est la preuve que la dignité noire peut aussi être sculptée dans le fer. »

Un symbole afrodescendant méconnu

Au-delà du sport, Serge Nubret fut un symbole diasporique avant l’heure.Dans les années 1970, il donne des conférences sur la condition noire, évoquant les discriminations dans le sport, mais aussi la nécessité d’une excellence noire indépendante. Il refusa toujours de “faire semblant”.

Dans une interview donnée à France-Antilles en 2005, il déclare :

« On m’a demandé d’être moins fier, moins visible. Mais je suis né pour être vu. Je n’ai jamais levé le poing, j’ai levé des barres. »

Ce refus de l’effacement le relie à toute une génération de figures afrodescendantes invisibilisées par l’histoire française : Mortenol, Teddy Villerand, Joseph Boulogne de Saint-Georges. Chez Nubret, la revendication passe par l’exemple : excellence, travail, esthétique. Une révolution silencieuse, mais radicale.

Le corps comme mémoire

Serge Nubret ne fut pas seulement un culturiste. Il fut un résistant du visible. Là où d’autres criaient, il incarnait. Son corps fut sa parole, son attitude son manifeste. Dans la France d’aujourd’hui, où les débats identitaires brouillent souvent les héritages, son nom devrait être prononcé à côté de ceux qui ont ouvert des voies.

Comme le dira son fils Patrick, lui-même athlète :

« Mon père ne cherchait pas à être admiré. Il voulait qu’on se souvienne. »

Souvenons-nous donc de ce que Serge Nubret a bâti : une discipline du corps, une éthique de la force, et une dignité noire en mouvement.

Notes et références

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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