Octobre 1937, frontière nord-ouest d’Hispaniola : en une semaine, l’armée dominicaine exécute à grande échelle des Haïtiens (et des Dominicains d’ascendance haïtienne) sur ordre de Rafael Trujillo. Le fleuve Dajabón charrie des corps. Entre raison d’État, antihaitianismo et mise au pas des marges, l’“el corte” reconfigure la frontière, l’économie et la mémoire insulaire.
2–8 octobre 1937 : “el corte” sur la frontière
Début octobre 1937, dans la province de Dajabón, à la frontière nord-ouest d’Hispaniola, la rivière Massacre porte bien mal son nom : ce qui n’était qu’un toponyme colonial devient une prophétie accomplie. En quelques jours, des milliers d’Haïtiens (et des Dominicains d’ascendance haïtienne) sont traqués, abattus, mutilés. Les témoins racontent que “la rivière a coulé de sang”.
L’ordre vient du sommet de l’État. Le 2 octobre, Rafael Leónidas Trujillo, dictateur de la République dominicaine depuis 1930, se rend à Dajabón et annonce devant notables et officiers son intention de “régler la question frontalière”. Pour donner la mesure de sa détermination, il mentionne déjà un chiffre glaçant : “trois cents Haïtiens sont morts à Bánica”. Le massacre est déjà en cours, son discours en est l’officialisation.
Durant une semaine, soldats et miliciens, souvent rendus ivres pour inhiber toute retenue, se déploient dans les confins. Les fusils Krag de l’armée dominicaine crachent leurs balles, mais la plupart des morts tombent sous la machette et la baïonnette, armes de proximité qui transforment la tuerie en boucherie. Des fuyards sont pourchassés dans le fleuve Dajabón ; à Montecristi, des corps sont jetés à la mer pour attirer les requins.
Le bilan demeure incertain : entre 14 000 et 40 000 victimes, selon les estimations. Les fosses improvisées, les sols acides de la frontière, les corps disparus en mer rendent impossible tout décompte définitif. Mais tous les chiffres convergent : il s’agit de l’un des massacres les plus massifs des Amériques au XXᵉ siècle.
L’île d’Hispaniola, partagée depuis le XVIIᵉ siècle entre colonie française (Saint-Domingue, devenue Haïti en 1804) et colonie espagnole (Santo Domingo, future République dominicaine), n’a jamais eu de frontière stable. Les traités redessinent sans cesse la ligne, mais la réalité demeure : les terroirs s’entrelacent, les familles circulent, les marchés s’imbriquent.
Au nord-ouest, les paysans haïtiens cultivent souvent côté dominicain depuis plusieurs générations. Les routes y étant rares et délabrées, il est plus facile d’écouler ses produits sur les marchés haïtiens que de rejoindre les villes dominicaines. Ainsi, la frontière n’est pas une barrière mais un espace de vie partagé, où créole et espagnol se mélangent.
À la fin du XIXᵉ siècle, la densité haïtienne contraste avec le sous-peuplement dominicain. Cette asymétrie nourrit des migrations saisonnières et permanentes. De 1910 à 1930, des dizaines de milliers d’Haïtiens franchissent la frontière pour travailler dans les plantations dominicaines et cubaines. Dans les bateyes de la canne, se forment des îlots communautaires créolophones, parfois enracinés depuis des décennies.
Ces mobilités expliquent la brutalité de 1937 : le massacre ne frappe pas seulement des migrants récents, mais aussi des Dominicains de naissance, perçus comme étrangers du fait de leur langue, de leur couleur ou de leurs pratiques religieuses.
Trujillo s’impose en 1930 dans un pays encore marqué par l’occupation américaine (1916–1924). Il fonde un pouvoir autoritaire absolu, doublé d’un culte de la personnalité. Mais il ajoute à cet autoritarisme une idéologie racialisante : l’antihaitianismo.
Pour son régime, être Dominicain, c’est être hispanique, catholique et “blanc”. L’Haïtien, au contraire, est défini comme africain, créolophone et porteur du vaudou. Cette construction binaire est martelée par la propagande, inscrite dans l’école, et soutenue par les milices. La frontière devient l’incarnation de cette idéologie : une zone grise qu’il faut transformer en ligne nette.
Trujillo ne voit pas seulement des paysans haïtiens, mais des “infiltrés”, des “voleurs de terres”, des “ennemis intérieurs”. La marge frontalière est soupçonnée de rébellion, de contrebande, d’illégalité. L’obsession de l’État est donc de l’homogénéiser : faire disparaître la porosité historique, imposer une frontière visible et sanglante.
Après 1937, cette politique se traduira par la construction de routes, de casernes, d’hôpitaux et d’écoles destinés à arrimer la frontière au Cibao. Mais en octobre 1937, l’instrument de cette homogénéisation est le massacre.
La préparation administrative précède l’opération militaire. Le recensement de 1935 établit qu’il existe environ 60 517 “étrangers noirs” en République dominicaine. Ce chiffre, en apparence neutre, est en réalité un outil politique : il fabrique l’altérité sur papier, désignant une population à surveiller et, bientôt, à éliminer.
Parallèlement, le discours sécuritaire se renforce. Les journaux fidèles au régime dénoncent les “vols de bétail”, les “déprédations agricoles”, les “invasions silencieuses” des Haïtiens. Cette rhétorique transforme des pratiques de survie paysanne en menaces pour la nation.
Quand Trujillo annonce en octobre 1937 qu’il faut “régler” la question frontalière, l’opinion est déjà préparée : l’Haïtien n’est plus un voisin, c’est un envahisseur.
Les opérations débutent aussitôt après le discours de Trujillo. Des unités venues d’autres régions sont déployées sur la frontière pour éviter que des soldats locaux hésitent à tuer leurs voisins. On gave les troupes d’alcool, pour les désinhiber.
Les méthodes varient : les fusils Krag fauchent les fuyards ; les machettes et baïonnettes achèvent les prisonniers. Le choix de ces armes de proximité n’est pas seulement pratique : il imprime la peur par le corps à corps.
Le fleuve Dajabón devient une ligne de chasse : les Haïtiens qui tentent de fuir en Haïti sont égorgés dans l’eau ou laissés à la noyade. Plus à l’ouest, des bateaux rejettent des corps dans la mer, où les requins se rassemblent.
Les victimes ne sont pas uniquement des migrants récents. De nombreuses familles installées en République dominicaine depuis des décennies sont massacrées. Selon la logique trujilliste, elles ne sont pas dominicaines par le sol, mais “haïtiennes” par la peau, la langue ou la religion.
En une semaine, entre 14 000 et 40 000 vies sont fauchées. Le silence retombe, mais la frontière n’est plus un espace de passage : elle est devenue une cicatrice sanglante.
Le massacre de 1937 est aussi connu sous le nom de “Massacre du Persil”. Selon un récit largement diffusé, les soldats auraient demandé aux suspects de prononcer le mot espagnol perejil (“persil”) : ceux qui le prononçaient avec un accent créole (incapables de rouler le “r”) étaient exécutés.
Les historiens, comme Lauren Derby, rappellent que cette histoire est en partie mythifiée : il n’existe pas de preuves que ce test linguistique ait été systématique. Mais il est resté dans la mémoire collective, car il symbolise parfaitement l’obsession de l’État à tracer une frontière raciale jusque dans les syllabes.
Le mot perejil condense le massacre en une image frappante : un simple son pouvait décider de la vie ou de la mort. Peu importe que ce test ait été marginal dans la réalité : il est devenu un shibboleth mémoriel, transmis comme métaphore de la violence racialisée.
Les victimes appartiennent principalement aux classes populaires rurales : coupeurs de canne, journaliers, colporteurs. Beaucoup sont des familles installées en République dominicaine depuis une ou deux générations.
Dans une logique juridique, nombre d’entre eux étaient dominicains par le jus soli. Mais dans l’idéologie d’État, leur langue créole, leur couleur ou leur religion les maintenaient du côté de l’“haïtianité”. C’est là tout le paradoxe : le massacre a frappé une altérité intérieure, des citoyens considérés comme étrangers par leur seul corps.
Les chiffres du massacre varient fortement :
- 12 136 à 12 168 morts, selon des sources haïtiennes ;
 - 17 000 selon des rapports dominicains intermédiaires ;
 - jusqu’à 35 000 à 40 000 selon certains historiens.
 
Les incertitudes sont liées à la disparition des corps : fosses improvisées, cadavres jetés à la mer, sols acides empêchant les autopsies. Les chercheurs travaillent par recoupement : témoignages de survivants, archives diplomatiques, vides démographiques.
Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que l’ampleur du massacre en fait un crime d’État majeur du XXᵉ siècle latino-américain.
La réaction haïtienne est d’abord silencieuse. Le président Sténio Vincent craint une guerre ouverte avec son voisin. Mais face à la colère populaire et aux pressions internationales, il est contraint de réagir.
Sous médiation américaine, un accord est conclu. La République dominicaine accepte de verser 525 000 dollars (sur les 750 000 réclamés) en indemnisation ; l’équivalent d’environ 11,5 millions de dollars actuels. Si l’on divise cette somme par les victimes estimées, cela revient à une valeur cynique de 30 dollars par mort.
Mais le pire est ailleurs : la bureaucratie haïtienne détourne une grande partie de cette somme. Les survivants reçoivent parfois moins de 0,02 dollar. Le massacre s’achève donc dans un double scandale : un crime de masse suivi d’une indemnisation symbolique, dilapidée avant d’atteindre les familles.
Une fois l’opération terminée, Trujillo engage une politique de frontiérisation. Routes, casernes, hôpitaux et écoles sont construits dans les provinces concernées. L’État central occupe la marge, transformant la frontière en vitrine d’une modernité autoritaire.
En parallèle, les politiques migratoires se durcissent : quotas, expulsions massives, surveillance renforcée. Des milliers d’Haïtiens meurent encore dans les années suivantes, non pas massacrés par balles, mais morts de faim, d’exposition ou de maladies après avoir été déportés.
Comment qualifier 1937 ? Les mots comptent.
- Massacre, incontestablement, par l’ampleur et la brutalité.
 - Crime d’État, puisque l’ordre vient de Trujillo et que l’armée exécute.
 - Génocide ? Le terme est discuté. Il suppose l’intention de détruire un groupe en tant que tel. Or, si Trujillo voulait éliminer les Haïtiens de la frontière, il n’a pas cherché à éradiquer l’ensemble du peuple haïtien.
 
Certains chercheurs parlent de “génocide partiel”, visant un groupe culturel et territorialement situé. D’autres préfèrent rester au terme de crime de masse racialisé. Le débat reste ouvert.
Dans la mémoire dominicaine, le massacre est longtemps nié ou minimisé. On parle de “el corte”, la coupe, comme si la mort des hommes n’était qu’une extension de la coupe de la canne. En Haïti, on le nomme “kout kouto-a”, le coup de couteau. Dans le monde anglophone, il devient “Parsley Massacre”, par référence au mythe du perejil.
Pendant des décennies, le régime trujilliste impose le silence, persécute les rares voix dissidentes, efface les traces. Ce n’est que tardivement, avec les travaux d’historiens et les initiatives de mémoire ; comme la cérémonie “Border of Lights” ; que le massacre retrouve une visibilité internationale.
Une frontière taillée dans le sang

Le massacre du Persil fut plus qu’une tuerie. Il fut un acte fondateur de la République dominicaine contemporaine. En unissant la race, l’État et le territoire, Trujillo transforma la frontière en cicatrice nationale.
Mais cette victoire fut empoisonnée : elle laissa derrière elle un héritage de haine, de méfiance et d’injustice. L’“el corte” de 1937 continue de hanter Hispaniola, rappelant que la frontière n’est pas seulement une ligne géographique : c’est un espace où l’État peut, un jour, décider que prononcer ou non le mot perejil suffit à séparer la vie de la mort.
Notes et références
- Lauren Derby, The Dictator’s Seduction: Politics and the Popular Imagination in the Era of Trujillo, Duke University Press, 2009.
 - Richard Lee Turits, Foundations of Despotism: Peasants, the Trujillo Regime, and Modernity in Dominican History, Stanford University Press, 2003.
 - Michele Wucker, Why the Cocks Fight: Dominicans, Haitians, and the Struggle for Hispaniola, Hill and Wang, 1999.
 - Edward Paulino, Dividing Hispaniola: The Dominican Republic’s Border Campaign against Haiti, 1930–1961, University of Pittsburgh Press, 2016.
 - Eugenio Matibag, Haitian-Dominican Counterpoint: Nation, State, and Race on Hispaniola, Palgrave Macmillan, 2003.
 - Doris Sommer, One Master for Another: Populism as Patriarchal Rhetoric in Dominican Novels, Duke University Press, 1993 (sur la dimension culturelle et mémorielle).
 - U.S. Department of State, Foreign Relations of the United States, 1937, rapports diplomatiques sur la République dominicaine et Haïti.
 - Rosario Espinal, Authoritarianism and Democratization in the Dominican Republic, Praeger, 1995.
 

