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Blackfishing : Faux noirs, vraie arnaque

Société

Blackfishing : Faux noirs, vraie arnaque

Par Thalie Mpouho 5 janvier 2022

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ENQUÊTE.Depuis fin 2018, les réseaux sociaux voient apparaître une tendance qui consiste à se faire passer pour noir ou métisse chez les personnes qui ne le sont pas naturellement. ll s’agit du blackfishing. Si des stars telles que Kim Kardashian, Ariana Grande ou encore Jesy Nelson ont été accusées d’y avoir recours, cette pratique affole la toile. Décryptage d’un phénomène polémique.

Rachel Dolezal a la peau claire, porte des tresses et lutte pour les droits des afro-américains aux Etats-Unis. Présidente de la section locale de l’historique NAACP (association nationale pour la promotion des gens de couleur) à Spokane, elle est présente sur tous les plateaux télévisés afin de promouvoir l’association. Le hic ? Elle n’est pas noire. 

« Rien dans l’identité blanche ne décrit qui je suis »

C’était une figure respectée de par son parcours. Ancienne étudiante d’Howard (surnommée « Black Harvard ») puis enseignante en « études africaines » à la Eastern Washington University, Rachel Dolezal était intimement engagée pour la défense des droits civiques des Noirs américains. En tête des manifestations, elle devient l’un des visages phares de la NAACP.

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Rachel Dolezal

Lors d’une interview en direct de la chaîne de télévision américaine KXLY4 en 2015, une simple question lui est posée lui : “Etes-vous afro-américaine ?” – Silence -. Mal à l’aise, elle finit par fuir précipitamment. A ce rebondissement, s’ajouteront les dires de ses parents, un couple caucasien, qui affirment qu’elle est on ne peut plus blanche. Et ce preuves à l’appui, en arborant des photos de leur fille adolescente, blonde et pleine de tâches de rousseur.

Déchue de ses fonctions, elle continue d’affirmer qu’elle est noire, parce-qu’elle se sent noire. Elle confie à NBC : “Il y a eu des moments où j’ai travesti la réalité, mais rien dans l’identité blanche ne décrit qui je suis”. Et comment ne pas la prendre au mot lorsque l’on sait qu’elle se prénomme dorénavant Nkechi Amare Diallo.

En 2015, l’affaire Dolezal était un cas particulier. Mais quelques années plus tard, les réseaux sociaux deviennent le théâtre de plus en plus de visages grimés, semant le doute sur la véritable identité de certains. Cette pratique a désormais un nom : le blackfishing.

Comment définir le blackfishing ?

Le terme blackfishing apparaît à la suite d’un tweet de l’auteure et militante afro-américaine Wanna Thompson : “Peut-on commencer un fil de discussion et poster toutes les filles blanches faisant du cosplay (jouer le rôle d’un personnage en imitant son costume, ses cheveux) en tant que femmes noires sur Instagram ? Diffusons-les parce-que c’est alarmant !”. Il n’aura fallu que quelques heures pour que surgissent effarement et stupéfaction dans un thread (fil de messages) Twitter où plusieurs comptes de personnes accusées de pratiquer le blackfishing sont exposés.

Mais comment définir le blackfishing ? Dans son article pour le site Paper « Comment les femmes blanches profitent des femmes noires » , Wanna Thompson explique que « les femmes blanches veulent avoir accès à la noirceur mais ne veulent pas de la souffrance qui l’accompagne » et parle d’appropriation de style , de look et de comportement des femmes noires chez les femmes blanches. C’est ainsi que des influenceuses blanches se feraient passer pour noires ou métisses sur Instagram.

Toujours dans son article pour Paper, l’auteure ajoute que ces femmes « ont le luxe de choisir les aspects qu’elles veulent imiter sans s’occuper pleinement des conséquences de la négritude ».

Pour Esther LeBulldozer, journaliste et afroféministe, il s’agit tout simplement de “tirer profit d’avantages réservés aux personnes noires à différentes fins”. La youtubeuse suédoise Emma Hallberg en est l’exemple. Accusée de se faire passer pour lightskin (peau claire), l’influenceuse confie à Buzzfeed qu’elle n’a jamais essayé d’être noire ou de se faire passer pour noire. 

Bémol, sur sa chaîne youtube aux 49 000 abonnés, elle utilise non seulement des teintes de maquillage pour carnations noires mais pendant un temps elle entretenait un partenariat avec une marque de crème pour cheveux afro. Afro qu’elle n’arbore pas. Esther affirme que dans le cas d’Emma, pratiquer le blackfishing “ lui rapporte de l’argent mais aussi des abonnés et de la notoriété”

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Emma Hallberg

Il faut savoir qu’au delà du maquillage et des accessoires, certaines personnes ont recours à la chirurgie esthétique et vont jusqu’à s’injecter des hormones favorisant la production de mélanine. C’est le cas de l’irlandaise Hannah Tittensor, 24 ans. Depuis un été passé en Turquie, la jeune femme dit “ne plus pouvoir se passer de bronzage” mais ce n’était pas assez foncé pour elle. Elle est alors passée aux injections :“Certaines filles ne peuvent pas vivre sans manucure, moi c’est le bronzage”. Bronzage ? La jeune mannequin affiche aujourd’hui un teint totalement noir. De quoi semer le doute sur ses réelles origines. 

Hannah Tittensor

Reni Eddo-Lodge, journaliste et auteure britannique, confie à Vogue que “le corps occupe une place centrale dans le scandale du blackfishing sur Instagram” avant d’ajouter que ces influenceuses “inondées de boucles lâches, de tresses, de maquillage précis et de tenues moulantes se délectent d’une sorte d’ambiguïté ethnique. Elles n’ont jamais explicitement prétendu être noires, mais le flou racial de leur production sociale semble faire partie du charme”.

« Elles veulent se faire passer pour noires mais pas trop »

L’allemande Martina Big a poussé la pratique du blackfishing à son paroxysme, avant même que le terme ne voit le jour. Originellement blanche, elle a recours à des injections fréquentes de mélanocortine dans un but précis : ressembler à “une barbie exotique”. Encouragée par son compagnon à se gonfler les lèvres et la poitrine, elle prend tellement goût à la chirurgie esthétique qu’elle devient la plus grosse poitrine d’Europe. Mais ce n’est que le début de sa métamorphose.

Certains fans lui auraient conseillé de se foncer la peau : “Oh j’aime ton style, deviens foncée ! encore plus foncée”. Son but désormais, est d’atteindre une teinte sombre, “noir africain”.

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Martina Big

Désormais « noire » depuis 2017 car elle l’a décrété, son nouveau nom est Malaika Kubwa. Présente dans bon nombre de médias suite à son incroyable transformation, elle fait part de sa nouvelle vie de « femme africaine » dans l’émission britannique This Morning: “Je le fais pour moi-même, pas pour attirer l’attention des médias. Et maintenant que je suis une femme noire, j’ai beaucoup à apprendre sur toutes ces cultures. C’est pour ça que je compte aller en Afrique pour en apprendre plus”.

Après un voyage au Kenya, elle déclare en avoir appris énormément sur la culture africaine : “Par exemple, les Massaïs (population d’éleveurs et de guerriers semi-nomades d’Afrique de l’Est) m’ont appris à faire du feu sans briquet et à collecter du bois à la rivière et à le transporter sur le dos”. Convaincue d’avoir changé de race, ce qu’on appelle la transracialité, elle prévoit de quitter son Allemagne natale pour déménager en Afrique et vivre avec son “peuple”.

Contrairement à Martina Big, force est de constater que toutes les personnes accusées de pratiquer le barbouillage de visage, s’efforcent de ne ressembler uniquement qu’à des lightskin (peau claire). 

D’après Esther LeBulldozer, “colorisme oblige, il faut être réaliste, une femme noire lightskin va être beaucoup plus appréciée, beaucoup plus bankable qu’une femme noire darkskin. En clair elles veulent se faire passer pour noires mais pas trop”. Elle ajoute également que “si demain l’on demandait à une blanche si elle voudrait être une femme noire darkskin avec les traits et la couleur de peau qui vont avec, elle dirait non”. Il est vrai que la majorité d’influenceuses accusées de blackfishing affichent un teint qui tend à se demander si elles ont un parent noir, donc des origines africaines.

« Apparemment être noir c’est stylé »

Malgré quelques cas isolés de blackfishing avant 2018, l’on peut tout de même se poser la question : pourquoi maintenant ? Quels sont les facteurs qui font en sorte que de plus en plus de femmes veulent paraître plus “exotiques” aujourd’hui ?

Pour Esther LeBulldozer, la réponse est simple : “Apparemment être noir c’est stylé. Les gens aiment comment on s’habille, ils aiment comment on danse, ils aiment notre musique”. Et comment la contredire. Que ce soit aux Etats-Unis ou en France, la culture “noire” se répand comme une traînée de poudre. Esther souligne l’exemple de la musique : “Rien que musicalement, le rap est devenu le genre le plus écouté en France et en Occident, il y a toute une culture qui vient avec le rap, une culture urbaine, une culture du noir et cette fascination vient notamment de là”

Contactée par nos soins, Alisha Gaines, professeure d’anglais à la Florida State University va droit au but : “Les réseaux sociaux sont la réponse. Ils permettent d’encourager les personnalités d’une manière que nous ne pouvions pas faire avant l’arrivée d’internet”.  Elle va même plus loin dans ses propos à travers son ouvrage  Black for a day : White Fantasies of Race and Empathy (Noir pour un jour : Fantasmes blancs de race et d’empathie). Un manuscrit quasi généalogique, qui retrace l’emprunt d’identité raciale du XXème au XXI ème siècle aux Etats-Unis. Autrement dit, Black for a day recense les cas de blancs ayant été temporairement noirs pour une raison ou une autre.

Alisha espère que son livre “permettra aux lecteurs de se rendre compte que les Blancs ont besoin de vérifier leurs privilèges et qu’ils doivent se résigner à parler de race au lieu de prendre de la place tout en se positionnant comme alliés”.

Les réactions brutales sur les réseaux sociaux envers le blackfishing ont conduit certaines influenceuses à repenser leurs agissements. 

C’est le cas de l’influenceuse Jaiden Gumbayan, 21 ans et originaire de Jacksonville, en Floride, qui a également été accusée de blackfishing. Après avoir renoncé à se foncer la peau suite aux critiques, elle pense désormais qu’il existe “une fine frontière entre l’appréciation et l’appropriation ». Elle ajoute néanmoins que « cela pourrait être considéré comme la plus grande forme de flatterie pour certaines femmes noires ou personnes de couleur, et pour d’autres, c’est mimer et prendre leur culture sans connaître l’histoire qui se cache derrière« . Après tout, si l’on ne doit pas être plus royaliste que le roi, peut-on être plus noir que les noirs ?

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