« Il ne faut pas que l’arbre Omar Sy cache la forêt »

Par Florian Dacheux.  Le film « Chocolat », réalisé par Roschdy Zem et sorti en salles le 3 février, s’inspire de l’oeuvre « Chocolat clown nègre » de Gérard Noiriel, publié chez Bayard en 2012. Un deuxième ouvrage « Chocolat, la véritable histoire d’un homme sans nom » est également en librairie depuis janvier dernier. Rencontre avec l’auteur, directeur d’études à l’EHESS, qui consacre une grande partie de ses recherches à l’histoire de l’immigration, de l’antisémitisme et du racisme.

Gérard Noiriel, auteur de "Chocolat clown nègre" à l'exposition "On l'appelait Chocolat" à la Maison des Métallos à Paris
Gérard Noiriel, auteur de « Chocolat clown nègre » à l’exposition « On l’appelait Chocolat » à la Maison des Métallos à Paris
Quand avez-vous commencé vos recherches au sujet de celui que l’on appelait « Chocolat » ?
Il y a six ans. Au départ c’était un petit spectacle que l’on tournait avec les gens de notre association, le collectif DAJA. Un spectacle qui voulait interroger un public populaire sur la question des discriminations. Ils m’ont demandé si je connaissais un artiste de préférence amusant, et c’est là que je me suis souvenu que j’avais lu une petite note de bas de page évoquant le clown Chocolat. Puis en tirant le file, je me suis rendu compte qu’il y avait une histoire absolument extraordinaire avec un artiste qui avait été extrêmement populaire, et plus personne ne s’en souvenait, moi le premier. C’est ce qui m’a déterminé à faire connaître son histoire.
Comment avez-vous procédé ? 
Je suis historien spécialisé dans l’immigration. C’est aussi ça qui me stupéfiait. Cela fait 20 ans que je travaillais sur l’immigration et je n’avais jamais entendu parler de lui. Je m’intéresse aussi à la question du racisme et des discriminations. Je me suis dit qu’il fallait que je m’y mette et j’ai mis tout de côté pour me concentrer là-dessus. Et bien qu’il y ait peu d’archives, ma compétence professionnelle m’a permis de retrouver des documents, de contacter mes collègues spécialisés sur l’histoire de l’esclavage entre autres. Et petit à petit, j’ai pu reconstituer une histoire. J’ai commencé un premier livre sur les représentations de Chocolat, et un deuxième sur son histoire, sa biographie.
« Cela a été montré par des études sociologiques. Souvent les gens qui sont confrontés à la stigmatisation, ils se défendent par le rire, ils retournent la chose. »
Omar Sy, extrait du film "Chocolat", sorti en salles françaises le 3 février 2016
Omar Sy, extrait du film « Chocolat », sorti en salles françaises le 3 février 2016
Qu’est-ce qui vous a séduit chez lui en premier ? 
Son destin. Vous avez quelqu’un qui démarre en tant qu’esclave, qui n’a pas de nom. Contrairement à ce que l’on dit, Rafael Padilla n’est pas son vrai nom. En France, il n’a  jamais eu d’état civil. Il est vendu à l’âge de 10 ans à un marchand espagnol qui travaille dans une ferme près de Bilbao. Les paysans du coin veulent lui blanchir la peau, il est donc victime de sévices. Mais il rebondit tout le temps. C’est ça qui m’a plu. Quelqu’un qui vient de vraiment bas mais qui réussit à reprendre le dessus. Il se sauve. Il est mineur, docker. Il est embauché dans ce cirque. Il est manœuvre du clown Tony Grice, puis domestique de sa femme. Il arrive à Paris en 1886, au Nouveau-Cirque. Il bosse toujours en tant que manœuvre. Puis deux ans après, c’est la vedette d’un grand spectacle qui s’appelle « La Noce de Chocolat ». Après j’ai découvert d’autres aspects de sa vie mais le point de départ c’était ça.
En effet dans ces autres aspects, n’y a-t-il pas un côté très humiliant dans son parcours ?
C’est la raison pour laquelle personne n’en avait parlé. Y compris les gens qui militent dans des associations anti-racistes. Car on croyait qu’il avait réussi en se conformant aux stéréotypes que les Français avaient dans la tête. Je montre que ça existe. Au début notamment, le nègre fait rire, on rit de lui, il y a des tas de moments où il est ridiculisé notamment par Toulouse Lautrec. On le montre dans l’exposition (Maison des Métallos, Paris 11e). Mais il n’y a pas que ça. Lui ne s’enferme pas dans un statut de victime. Il utilise les armes qu’il a, ce n’est pas un intello, c’est un clown, il est analphabète. A son arrivée en France, il ne parle pas un mot de français. Il a un atout, c’est quelqu’un de comique. Tout le monde lui reconnait des dons comiques. C’est peut-être une conséquence de la stigmatisation. Cela a été montré par des études sociologiques. Souvent les gens qui sont confrontés à la stigmatisation, ils se défendent par le rire, ils retournent la chose. Je pense à Jamel Debbouze, à Coluche. Concernant « La Noce de Chocolat », j’ai lu toutes les critiques de l’époque. Il n’y a pas un seul article dévalorisant sur ce spectacle, tout le monde reconnaît qu’il a un talent fabuleux. Imaginez aujourd’hui un travailleur immigré qui ne parle pas un mot de français et qui s’impose dans la plus grande salle de Paris. Les gens n’ont pas de mots pour nommer ce qu’il fait. On dit de lui qu’il est étrange, diabolique. Car il véhicule avec lui toute la culture afro-américaine qu’il a intériorisé lorsqu’il était enfant à La Havane. Et qu’il est capable de le présenter d’une manière qui séduit le public. J’insiste aussi là-dessus. Car si on se contente de voir l’aspect ridicule sans voir l’autre aspect, on ne rend pas hommage à son combat. Je me suis impliqué à fond pour reconstituer ces numéros, l’analyse des gestes qu’il faisait.
« L’enjeu c’était Omar Sy. Le film ne se serait pas fait s’il n’avait pas accepté »
Personne n’a finalement avoué qu’il s’est fait humilié au départ…
C’est-à-dire qu’il y a eu l’affaire Dreyfus. « Chocolat » devient encombrant. L’image qui reste, c’est quelqu’un dont on a ri car il était noir. Et du coup, on le met au placard. La France des Droits de l’Homme ne veut pas reconnaître cet aspect-là. Mais en même temps, en le mettant au placard, on met au placard tout ce qu’il avait apporté à la comédie clownesque dans le duo qu’il forme avec George Foottit. Si vous voulez, il y a une double erreur. D’un point de vue mémoriel, on occulte la dimension des stéréotypes colonialistes qui existaient fortement en France et on occulte ce qu’il nous a apporté. Il y a un double enjeu par rapport à lui.
 
James Thiérrée (Foottit) et Omar Sy (Chocolat), extrait du film "Chocolat", sorti le 3 février 2016
James Thiérrée (Foottit) et Omar Sy (Chocolat), extrait du film « Chocolat », sorti le 3 février 2016
Comment avez-vous été contacté par la production du film ?
Lors du premier spectacle que l’on a fait avec notre association, j’étais sur scène avec un musicien et un comédien. Nous avons eu plusieurs articles et le producteur est tombé dessus. Il m’a contacté et je l’ai rencontré. J’étais en train d’écrire mon premier livre. L’enjeu c’était Omar Sy. Le film ne se serait pas fait s’il n’avait pas accepté. Roschdy Zem a été sollicité, et les deux ont été passionnés par le sujet. J’ai collaboré à l’écriture du scénario en tant qu’historien. Le problème qui se posait dans le film, c’est que le vrai Rafael était cubain. Au début, ils avaient pensé à en faire un Antillais, à cause de l’accent. Mais je leur ai dit que ce serait catastrophique de faire ça. Car il faut montrer qu’il avait été esclave. Or l’esclavage a été aboli aux Antilles en 1848 et l’action se passe en 1900. Cela voudrait dire qu’il a 70 ans. Ils ont tenu compte de ça, et on voit très bien qu’il est originaire de Cuba.
« Il faut aussi se prendre par la main et se battre, c’est ça le message que Chocolat nous adresse. »
Que pensez-vous de sa réalisation finale ?
J’ai vu le tournage, j’ai vu aussi des moments non terminés du montage. Je trouve que le film est formidable, dans l’ampleur du travail et le respect de la vérité historique au niveau des costumes, des décors, de l’investissement des comédiens, la relation entre James Thiérrée et Omar Sy, la trame de Roschdy. En même temps, il y a des distances prises avec certaines vérités historiques. Au début, on voit une scène avec Foottit et Chocolat. Et Chocolat est présenté comme quelqu’un qui n’avait aucun succès, marginalisé. Alors qu’en réalité, il était déjà célèbre à ce moment-là. Mais ils le disent : c’est une fiction inspirée d’une histoire vraie.
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En France, les discriminations envers les Noirs sont toujours d’actualité. Que faut-il en conclure ?
Il y a beaucoup de choses qui ont changé par rapport à cette époque, mais en effet il reste encore des formes de discriminations. On le voit car on travaille avec des comédiens noirs qui n’ont pas la notoriété d’Omar Sy. Il ne faut pas que l’arbre Omar Sy cache la forêt. On a toujours travaillé dans cette perspective pour faire le lien entre le passé et le présent. Mais ça s’adresse aux élites, c’est leur travail. Il faut aussi se prendre par la main et se battre, c’est ça le message que Chocolat nous adresse. Il est parti esclave et il s’est battu. Il se bat avec ses armes. Chacun là où il est a ses armes. C’est dur. Il a créé sa vie. Même s’il en a bavé, il a construit sa vie, c’est en ça que c’est un modèle. J’ai envie de dire aux jeunes : battez-vous, utilisez les moyens que vous avez, ne vous contentez pas de vous lamenter que vous êtes toujours victimes. C’est comme ça qu’on s’en sort.
Propos recueillis par Florian Dacheux
Légende : Gérard Noiriel au vernissage de l’exposition « On l’appelait Chocolat » le 2 février à la Maison des Métallos, Paris 11e. Exposition jusqu’au 28 février. Entrée libre.

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