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Joseph Serrant, le général Noir que l’histoire n’a jamais couronné

Né libre de couleur en Martinique, Joseph Serrant fut général de Napoléon, héros oublié des campagnes d’Italie et de Russie. Mais sa demande de titre impérial fut rejetée à cause de ses origines. Portrait d’un soldat noir effacé des mémoires.

Dans l’ombre de Napoléon, un héros oublié

Clermont-Ferrand, 1827. Un homme meurt loin des tropiques, loin des champs de bataille qui l’ont vu briller. Pas de statue à son effigie. Pas de fanfare pour ses funérailles. Pas même une ligne dans les manuels scolaires qui célèbrent pourtant les héros de l’Empire. Pourtant, cet homme a été général de brigade sous Napoléon Bonaparte. Il a combattu dans les Alpes, les Balkans, les steppes russes. Il a risqué sa vie pour la République, l’Empire, la France.

Son nom : Joseph Serrant, né libre de couleur à Saint-Pierre de la Martinique, fils d’une femme noire et d’un planteur blanc. Un destin que l’histoire officielle a préféré taire.

Pourquoi connaît-on Richepanse, ce général esclavagiste envoyé pour écraser les révoltés de Guadeloupe, et pas Joseph Serrant, son compatriote martiniquais, officier valeureux des armées républicaines ?

Pourquoi les descendants de Delgrès sont-ils honorés à Basse-Terre, mais pas ceux de Serrant à Fort-de-France ou à Paris ?

La réponse tient en un mot : couleur. Pas celle de l’uniforme, mais celle de la peau.

À travers Joseph Serrant, c’est une autre histoire de la France qui se dessine. Une histoire complexe, traversée par les lignes de faille du racisme, de la mémoire, de la citoyenneté. Une histoire que Nofi veut mettre en lumière : celle des soldats noirs de la République, souvent glorieux, toujours oubliés.

Naissance dans un monde clivé : Saint-Pierre, 1767

Quand Joseph Serrant naît le 10 janvier 1767 à Saint-Pierre, en Martinique, le monde colonial bat son plein. La ville, surnommée alors la « petite Paris des Antilles« , est un joyau de l’Empire français, prospère grâce à la canne à sucre… et au sang des esclaves.

Joseph est le fils d’un planteur blanc, Antoine Serrant, et d’une femme noire affranchie, Élisabeth. Ce qui fait de lui un « libre de couleur ». Une catégorie juridique à part, née du besoin de classer les êtres humains selon une hiérarchie raciale invisible mais rigide. Dans l’univers esclavagiste, même la liberté ne suffit pas à échapper à la domination : libre, certes, mais jamais égal.

Les libres de couleur, souvent éduqués, parfois propriétaires, mais toujours soupçonnés, vivent sur une ligne de crête. Trop noirs pour être blancs. Trop libres pour être dominés. C’est dans ce climat de tension raciale permanente que grandit Serrant, entre les privilèges relatifs de son père et les limites sociales imposées à sa mère.

En 1782, à 15 ans, il s’engage volontairement dans le régiment de Bouillé. Un geste audacieux dans une armée encore majoritairement blanche. Il combat lors de la campagne de la Dominique, en 1783, puis retourne à la vie civile en tant que cordonnier. Mais l’appel du combat, et surtout celui de la justice, le rattrape peu après.

C’est dans les années révolutionnaires que s’ouvrira la première grande fracture de son destin.

Révolution, exil et fraternité avec Delgrès

À la veille de la Révolution française, les libres de couleur des colonies attendent bien plus qu’un simple changement de régime. Pour eux, c’est la promesse d’une égalité longtemps déniée. Dans cette effervescence, Joseph Serrant rejoint la Garde nationale et s’engage dans les débats politiques. C’est là qu’il croise le chemin d’un autre libre de couleur martiniquais : Louis Delgrès.

Tous deux se retrouvent au Club des Dominicains, cercle politique à Saint-Pierre où s’élabore une pensée révolutionnaire métisse, inspirée des Lumières mais ancrée dans les douleurs coloniales. Ensemble, ils signent une pétition sur le statut des libres de couleur ; un acte courageux qui leur vaudra la répression. Menacés, ils prennent la fuite vers l’île de la Dominique, puis embarquent sur la frégate La Félicité à destination de Sainte-Lucie.

Le commandant Lacrosse, à bord, annonce l’abolition de l’esclavage et la mise en œuvre des droits de l’Homme. Mais cette proclamation, creuse et sans suite, révèle déjà les contradictions d’une République qui, au-delà des mots, peine à appliquer ses idéaux dans les colonies.

À Sainte-Lucie, Delgrès devient lieutenant, Serrant sous-lieutenant. Une fraternité militaire s’installe, tissée dans l’exil, la lutte et la conviction commune que l’homme noir libre doit être acteur de sa propre histoire.

C’est cette même conviction qui pousse Serrant à intégrer le 109e régiment d’infanterie, sous le commandement de Rochambeau. Nous sommes en 1794. Il y gagne ses galons de capitaine, mais est capturé par les Anglais lors des combats en Martinique. Envoyé en captivité à Plymouth, il sera échangé l’année suivante.

Son retour au combat marquera un tournant : Joseph Serrant, militaire expérimenté et engagé, va se battre pour une République qui hésite encore à reconnaître pleinement les siens.

L’officier de la République : du combat antillais aux batailles d’Europe

De retour en France, Joseph Serrant intègre la 106e demi-brigade, puis la 13e, avant de rejoindre l’armée d’Helvétie dans la 87e demi-brigade de ligne. Loin des Antilles, le soldat martiniquais s’illustre désormais dans les hautes Alpes suisses, les vallées piémontaises, les campagnes d’Italie. Le monde devient son théâtre de guerre.

Sous les ordres du colonel Armand Philippon, il participe aux campagnes des Grisons et du Valais, puis prend part aux combats du Piémont. Lors de la bataille de Murazzo, le 31 octobre 1799, il est grièvement blessé ; preuve, s’il en fallait, qu’il est de ceux qui tiennent la ligne, en première ligne.

En 1804, il est nommé commandant de la place d’Orbetello, sur la côte toscane. Serrant, noir, officier supérieur, chef d’un bastion stratégique… Une image rarissime dans les récits militaires français, et pourtant bien réelle. À une époque où le racisme institutionnel s’exprime à demi-mots, sa progression est un acte politique en soi. Il n’est pas un pion, il est commandant.

Envoyé en Dalmatie, il prend la ville de Curzola et défend le vieux Raguse. Là encore, ses talents de stratège et de meneur d’hommes font l’unanimité. Le 21 juin 1806, il est nommé chef de bataillon et reçoit la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Pour l’Empire, c’est une décoration ; pour lui, c’est une preuve. Celle qu’un fils de mulâtresse peut, par l’excellence, arracher sa place dans une armée qui ne l’avait pas prévue.

Mais l’Europe ne lui laisse pas de répit. À la bataille de Gospich, il est blessé et capturé à nouveau. Libéré par échange, il prend la tête du 3e régiment de chasseurs croates, puis du 8e régiment d’infanterie légère, intégré à l’armée du prince Eugène de Beauharnais.

Lors de la campagne de Russie, il protège la cavalerie de Murat à la bataille d’Ostrovno. Il est blessé une fois de plus, décoré une fois de plus : officier de la Légion d’honneur, promu général de brigade en septembre 1812.

Prisonnier de la Bérézina, héros de la retraite

L’hiver 1812 est glacial. Les armées napoléoniennes s’enlisent dans les steppes russes. Le froid tue plus que les balles. Le général Joseph Serrant, désormais promu, commande un régiment harassé mais toujours debout. Il prend part à la terrible bataille de Maloyaroslavets le 24 octobre, tentative désespérée de forcer le passage vers le sud.

Un mois plus tard, dans l’enfer blanc de Vilnius, il est fait prisonnier le 9 décembre 1812. La retraite tourne à l’hécatombe. Mais là où d’autres sombrent dans la résignation, Serrant s’évade. Seul. Blessé. Sans armée. Il traverse la Pologne en hiver, franchit les lignes ennemies et parvient, miraculeusement, à rejoindre le prince Eugène à Magdebourg. Cet épisode, digne d’un roman de guerre, est l’un des plus méconnus de sa vie, et pourtant, il scelle sa légende.

Un Noir évadé des geôles russes, rescapé de la retraite de Russie, reprenant du service comme si de rien n’était ? Voilà de quoi bousculer l’imaginaire militaire français, encore dominé par les figures blanches et aristocrates du Premier Empire.

De retour en France, il est placé en convalescence, mais ne reste pas longtemps à l’écart. En janvier 1814, il reprend les armes dans la 7e division militaire, aux côtés du général Dessaix. En Savoie, il mène plusieurs opérations : prise d’Annecy le 24 févriervictoire aux Gorges des Ussescombat de Saint-Juliennouvelle reconquête d’Annecy le 23 mars. Son efficacité tactique est indéniable.

Le 20 juin 1814, il est mis en non-activité, et reçoit, en novembre, la croix de chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis. Une décoration monarchique pour un républicain de la première heure ? L’ironie de l’histoire ne l’a pas épargné.

Une fin de carrière sous surveillance raciale

Malgré son impressionnante carrière militaire (campagnes révolutionnaires, campagnes impériales, blessures au front, évasion de Russie, prises de ville en Savoie) Joseph Serrant n’obtient jamais pleinement la reconnaissance qu’un général de son envergure aurait dû recevoir. Pourquoi ? Une raison, simple et implacable : sa couleur de peau.

En 1815, durant les Cent-Jours, il est à nouveau mobilisé, affecté à Lyon auprès du général Puthod. Mais à la Restauration, le vent tourne. Les monarchistes reviennent au pouvoir et nettoient les rangs de l’armée des hommes liés à la Révolution. Serrant est mis en non-activité dès août 1815, puis reclassé « disponible » en 1818, avant d’être définitivement admis à la retraite en 1825.

Plus grave encore : il est victime d’une véritable enquête de race. Ayant demandé que son titre de baron de l’Empire soit confirmé par Louis XVIII, il est confronté à un refus motivé par une enquête administrative sur ses origines métisses. Le roi rejette sa demande, considérant qu’un « nègre », même général, ne saurait prétendre à la noblesse impériale.

Le général Joseph Serrant meurt à Clermont-Ferrand le 7 novembre 1827, dans une certaine indifférence officielle. Aucun monument, aucune avenue ne lui rend hommage. Pourtant, il fut le seul général noir de l’armée napoléonienne, un homme qui avait franchi tous les obstacles (sociaux, militaires, raciaux) pour servir la République puis l’Empire. Il finit oublié de la mémoire nationale, enseveli sous les couches de silences post-coloniaux.

Le fantôme martiniquais de l’Empire

Dans les livres d’histoire de France, Joseph Serrant est un absent. Ni les manuels scolaires, ni les commémorations militaires ne citent son nom. Comme si le parcours exceptionnel d’un homme noir général sous Napoléon dérangeait une certaine lecture de l’histoire nationale ; celle qui ne veut pas se souvenir que des hommes des colonies ont versé leur sang pour une République qui les méprisait.

Mais depuis peu, des voix se lèvent pour réhabiliter cette figure. En 2015, l’ouvrage Le Nègre de Napoléon de Raymond Chabaud jette une lumière neuve sur son destin, en rappelant l’ampleur de son engagement et l’injustice de son oubli. Des chercheurs antillais, des historiens de la mémoire postcoloniale, des citoyens martiniquais engagés demandent que le nom de Serrant soit inscrit aux côtés des héros de la nation. Certains proposent même de rebaptiser une rue à Saint-Pierre, sa ville natale, ou d’élever une statue sur les hauteurs de la Martinique.

Car Serrant n’est pas qu’un général oublié, il est aussi un symbole. Un symbole de ce que les Noirs libres pouvaient accomplir dans un monde blanc hostile, un symbole de la contradiction entre les idéaux républicains et la réalité raciste de l’époque. Il incarne, enfin, la mémoire combattante d’une diaspora afrodescendante que la France a trop longtemps effacée de son récit national.

Il est temps de le sortir du silence. De faire du général Joseph Serrant une figure d’émancipation et de résistance, une étoile noire dans la constellation troublée de l’histoire impériale.

Redonner chair à l’histoire, pour une mémoire pleine et entière

L’histoire de Joseph Serrant, c’est celle d’un homme de chair et de feu, martiniquais, noir, libre, militaire, oublié. Mais c’est surtout celle d’une société française incapable de faire pleinement mémoire des siens lorsqu’ils déjouent les catégories attendues. En intégrant les rangs de l’armée républicaine, puis impériale, en gravissant tous les échelons jusqu’au grade de général de brigade, Serrant a brisé les murs d’un ordre racial que la France révolutionnaire proclamait aboli mais qu’elle pratiquait encore avec zèle.

Ce que son parcours révèle, c’est une autre histoire de France. Une histoire dans laquelle les colonies ne sont pas des marges, mais des creusets de courage, d’engagement, de loyauté et d’intelligence. Une histoire dans laquelle les Noirs ne sont pas les bénéficiaires d’une prétendue générosité républicaine, mais les acteurs, les belligérants, les martyrs et les architectes d’une nation qu’ils ont servie sans renier leurs origines.

Dans un monde où les héritages sont encore l’objet de lutte, réhabiliter Joseph Serrant, ce n’est pas seulement corriger un oubli : c’est affirmer que l’histoire noire de France existe, qu’elle est complexe, héroïque, douloureuse — et digne.

Et si demain, dans une école de Fort-de-France ou de Clermont-Ferrand, un enfant levait la main pour dire :

« Moi, je veux être comme Joseph Serrant »,

alors peut-être qu’une page neuve de la mémoire française pourrait enfin s’écrire.

Sources

WISH marque un tournant historique

Avec WISH, première série 100 % produite en Guadeloupe, le cinéma antillais entre dans une nouvelle ère. Histoire d’un tournant culturel décisif.

Longtemps, le cinéma antillais a été une voix étouffée. Des récits épars, souvent portés à bout de souffle, avec des budgets fragiles, des circuits de diffusion incertains, et une reconnaissance tardive. Pourtant, malgré les silences institutionnels, les histoires ont toujours été là. Bouillonnantes. Vivantes. Prêtes à jaillir.

Aujourd’hui, un cap est franchi. Avec la série WISH, première fiction guadeloupéenne de grande envergure produite localement, c’est toute une industrie en devenir qui frappe à la porte.

Tournée intégralement en Guadeloupe, avec des équipes, des talents et des moyens du pays, WISH n’est pas une exception. Elle est un signal, un point de bascule. Le début d’un récit collectif où les Antilles ne sont plus juste les décors exotiques de fictions hexagonales, mais bien les épicentres de leurs propres narrations.

WISH, c’est le fruit d’années de combat. C’est la réponse artistique d’un territoire qui en avait assez d’attendre. Et peut-être (enfin) le tournant tant espéré pour le cinéma antillo-guyanais.

Une histoire marquée par l’oubli… et par l’audace

Le cinéma antillais est ancien, mais trop souvent invisible. Il a existé, existe encore, mais dans les marges, les interstices, les silences imposés. Les Antilles ont été filmées bien plus qu’elles ne se sont filmées elles-mêmes.

Les débuts ?
Ils portent les noms de pionniers oubliés. Dans les années 1970-1980, Christian Lara en Guadeloupe tourne Coco La Fleur ou Sucre amer, premières fictions locales assumées, en créole, avec des comédiens du cru.

Puis vient Euzhan Palcy, martiniquaise, qui bouleverse tout en 1983 avec Rue Cases-Nègres. Un chef-d’œuvre. Premier film antillais internationalement reconnu. Et pourtant… l’exception ne devient pas la règle.

Les décennies suivantes voient fleurir des documentaires, des courts-métrages, des projets courageux mais isolés. Les festivals comme le FEMI en Guadeloupe ou le Festival de Cinéma de la Martinique deviennent des refuges.

Mais les obstacles sont toujours là : financements quasi inexistants, manque d’équipements, absence de formation locale, peu de lieux de diffusion. L’Hexagone filme les Antilles, souvent à sa manière, pendant que les créateurs locaux doivent mendier une caméra.

Et pourtant, les récits ne meurent jamais. Ils résistent, se transmettent, s’adaptent. L’arrivée du numérique, les chaînes locales, les téléfilms de France Télévisions ont offert de nouveaux espaces. Mais ce n’était pas encore une industrie.

WISH arrive comme la synthèse de toutes ces luttes, de toutes ces ambitions restées trop longtemps dans les tiroirs.

WISH : une série, une déclaration d’indépendance

WISH marque un tournant historique

Avec WISH, quelque chose bascule.
Pour la première fois, une série de fiction ambitieuse, portée par des talents locaux, produite et tournée intégralement en Guadeloupe, par une société basée sur place (Eye & Eye Productions), atteint les écrans nationaux via France Télévisions.
Ce n’est pas un simple programme : c’est un acte de souveraineté narrative.

C’est la première fois qu’une série se fait ici, avec nous, pour nous.
Les équipes techniques sont antillaises, les décors sont réels, les acteurs ne jouent pas l’exotisme ; ils racontent leur quotidien, avec leurs mots, leur langue, leur style, leur colère aussi.

On y parle créole sans le traduire à chaque ligne.
On y entend du zouk, du dancehall, du hip-hop, sans exotisation ni folklore.
On y montre la beauté d’un territoire, sans carte postale ni cliché tropical.

En cela, WISH incarne ce que pourrait être un “cinéma postcolonial” antillais :

  • ancré dans son territoire,
  • financé localement,
  • diffusé massivement,
  • et libéré des récits imposés.

C’est la première fois qu’un programme télévisé semble dire :

“On ne veut plus simplement exister dans vos histoires. On veut raconter les nôtres. Et les diffuser à nos conditions.”

À travers WISH, les Antilles prennent la caméra, pas seulement pour se filmer, mais pour se projeter dans l’avenir. C’est un modèle, une preuve, une base.

Ce qui bloque… et ce qui pousse

WISH marque un tournant historique

Si WISH ouvre une brèche, c’est aussi parce que le terrain reste miné.
Car faire du cinéma dans les Antilles, ce n’est pas juste une question d’inspiration. C’est une question d’infrastructure. Et jusqu’ici, tout manquait.

Les freins structurels :

  • Matériel : Pas de studios, peu d’équipements, une logistique coûteuse à importer.
  • Formation : Les talents sont là, mais peu de filières locales en audiovisuel pour structurer les carrières.
  • Financement : Les aides nationales sont rares et mal calibrées pour les réalités ultramarines. Les chaînes locales ont des moyens limités.
  • Distribution : Peu d’accès aux salles de cinéma, quasi absence sur les plateformes mondiales sans partenariats extérieurs.

Mais les lignes bougent.

Les leviers émergents :

  • La création de sociétés de production implantées sur le territoire, comme Eye & Eye, avec une volonté d’ancrage et de durabilité.
  • Le soutien accru de certaines institutions (France TV, Canal+, collectivités territoriales) à condition d’une mobilisation locale cohérente.
  • Des collectifs de professionnels (scénaristes, réalisateurs, comédiens, techniciens) commencent à s’organiser pour former une véritable filière antillo-guyanaise.
  • Les réseaux sociaux et plateformes numériques, qui permettent aujourd’hui une diffusion directe, internationale, sans forcément passer par Paris.

Et surtout : le succès de projets comme WISH, qui prouvent que c’est possible.
Ce succès est un levier en soi : il peut créer un effet domino, convaincre d’autres diffuseurs, faire bouger les lignes politiques, et inspirer une nouvelle génération de créateurs.

WISH, ou l’art d’ouvrir la voie

WISH marque un tournant historique

WISH ne se contente pas d’exister. Elle crée des possibles.
Elle ouvre une route qu’il faudra emprunter, baliser, élargir. Elle montre que l’on peut produire une série de qualité, en créole, avec des artistes du pays, sur un territoire souvent relégué aux marges de la production audiovisuelle.

Mais ce n’est pas un miracle. C’est le fruit d’un choix stratégique, d’une volonté politique, d’un engagement collectif. Et demain, cette dynamique peut s’amplifier ; à deux conditions majeures :

1. Une structuration durable de la filière

Il ne s’agit pas de célébrer un “coup d’éclat”, mais de construire une industrie. Cela passe par :

  • la formation continue des métiers du cinéma localement ;
  • l’incitation à la coproduction Sud-Sud (Antilles-Afrique-Caraïbes) ;
  • la création de studios permanents ;
  • et l’adaptation des aides du CNC aux réalités des Outre-mer.

2. Une mobilisation du public afro-antillais

Car l’audience, c’est la clef. Si WISH rencontre un succès massif sur France.tv, cela envoie un message clair :

“Nous sommes prêts. Nous avons faim de nos histoires. Donnez-nous la suite.”

À travers cette série, c’est toute une jeunesse qui peut se reconnaître. Une génération qui n’a pas grandi avec des héros qui leur ressemblent, mais qui aujourd’hui, peut voir à l’écran ses luttes, ses sons, ses mots, ses visages.

WISH n’est pas une fin.
C’est un début.
Un manifeste.
Et peut-être, dans quelques années, un point de repère historique.

Voir WISH, c’est soutenir une révolution silencieuse

WISH marque un tournant historique

ce mois de juin 2025, WISH sera disponible gratuitement sur France.tv.
Ce n’est pas juste une date de diffusion : c’est un rendez-vous avec l’Histoire.

  • Un rendez-vous pour tous ceux qui veulent voir autre chose à l’écran.
  • Un rendez-vous pour ceux qui estiment que les Outre-mer ont des récits à porter.
  • Un rendez-vous pour la diaspora afro, qui ne veut plus être spectatrice, mais actrice du changement.

Regarder WISH, c’est faire plus que consommer une série. C’est envoyer un signal aux diffuseurs, aux décideurs, aux institutions :

“Oui, le cinéma antillais a un avenir. Et nous serons là pour l’écrire.”

Alors regardez. Partagez. Soutenez. Commentez. Et surtout : n’oubliez pas. Ce n’est pas qu’une série. C’est le début d’un mouvement.

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

Première série 100 % guadeloupéenne, WISH explore l’héritage musical des Antilles dans un drame familial ambitieux, sur France.tv.

Quand le rideau se lève sur la Guadeloupe, ce n’est pas un volcan qui gronde, mais une bande-son. Une rythmique de tambours ka, un accord de guitare zouk, un flow créole syncopé. C’est tout un peuple qui chante son histoire ; et cette histoire, désormais, passe par l’écran.

WISH, c’est bien plus qu’une série. C’est un événement. Une première fiction télévisée produite en Guadeloupe avec une ambition nationale. Une fresque musicale et familiale, portée par les plus grandes figures de la scène antillaise.

Un hommage vibrant à une culture souvent marginalisée, mais jamais muette. Et surtout : une déclaration d’indépendance artistique.

Car dans WISH (West Indies Studios History), c’est toute la mémoire musicale des Antilles qui vacille. Un empire du son, un studio légendaire, un patriarche visionnaire… et une jeune femme de 25 ans à qui l’on confie un héritage empoisonné. Le zouk d’hier peut-il survivre à l’auto-tune d’aujourd’hui ?

La série pose la question. Et nous invite, tous, à y répondre.

Le pitch d’une série pas comme les autres

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

Depuis plus de 50 ans, le West Indies Studio règne sans partage sur l’industrie musicale guadeloupéenne. Créé et dirigé d’une main de maître par Éloi, patriarche charismatique, il a vu défiler des légendes du zouk, des pionniers du gwo ka, et plus récemment, des prodiges de la scène urbaine. Mais à la mort d’Éloi, tout s’effondre.

Sa fille Édith, 25 ans, hérite d’un empire en péril. En reprenant les rênes du studio, elle découvre un lourd secret : son père avait mis sous contrat à durée indéterminée (CDI) tous les artistes vieillissants pour les protéger du chômage ; quitte à ruiner la structure. Face à cette dette colossale, les artistes urbains se retournent contre elle, exigeant leurs royalties, entamant des procès, menaçant de quitter le navire. La guerre des générations est déclarée.

Le décor est planté : une héritière idéaliste face à une machine en panne, entre mémoire et modernité, loyauté et business. Le studio devient le champ de bataille d’un combat identitaire et culturel. Faut-il sauver les anciens au prix des nouveaux ? Peut-on transmettre un héritage sans le trahir ?

La série répond en musique, en fureur, en tendresse et en trahisons.

Une galerie de personnages haute en couleur

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

WISH ne serait rien sans sa distribution multigénérationnelle, mêlant figures tutélaires et nouvelles voix. La série parvient à faire exister ses personnages comme des archétypes culturels… sans jamais les figer. Chacun incarne une tension, un combat, une mémoire.

Édith (interprétée par Méthi’s)
Jeune femme ambitieuse et loyale, Édith est l’héroïne inattendue de cette fresque musicale. Propulsée à la tête du West Indies Studio après la mort de son père, elle incarne la relève, l’audace, mais aussi le doute. Elle est cette jeunesse antillaise tiraillée entre respect des anciens et désir d’innovation. Sa force ? Elle connaît le terrain, le son, la rue ; et elle sait que la culture doit aussi être une entreprise.

Éloi (joué par Luc Saint-Éloy)
Figure patriarcale et légendaire, Éloi est à la fois fondateur, producteur et gardien du temple musical. Même après sa mort, son ombre plane sur chaque décision. Il est l’homme des compromis, de la protection quasi paternelle des artistes ; mais aussi celui dont les choix affectifs mettent l’entreprise en péril. Son personnage incarne l’ambivalence d’un monde ancien à la fois généreux et dépassé.

Madeleine (incarnée par Firmine Richard)
Veuve d’Éloi, mère d’Édith, elle représente la sagesse, la douleur du deuil et la mémoire des luttes passées. Mais derrière sa dignité se cache un secret ancien, un nom qu’elle refuse de prononcer, une menace qui pourrait tout faire basculer. Elle est le lien entre les blessures non dites de l’histoire familiale et les tensions contemporaines.

Patrick
L’associé historique du studio, loyal en apparence, ambigu dans ses manœuvres. Il joue un double jeu, incarne la tentation de la trahison, celle qui rôde dans toute succession. Peut-être est-il prêt à tout pour reprendre le pouvoir.

Jean-Luc et Christine
Frère et sœur d’Édith, ils forment avec elle une fratrie éclatée, tiraillée entre art, rancunes, et responsabilités. Jean-Luc est metteur en scène de théâtre, Christine mère et gestionnaire, mais tous deux portent en eux des blessures d’enfance et des frustrations d’adultes. Leurs confrontations révèlent la profondeur émotionnelle de la série.

Les artistes invités
Et comme si cela ne suffisait pas, la réalité se mêle à la fiction. De véritables icônes de la musique antillaise apparaissent dans la série : Francky Vincent, Admiral T, Médhy Custos, Thierry Cham, Claudy Siar, Slaï, Passi, et même des membres de Kassav’. Chacun vient jouer son propre rôle ; ou presque. Leurs apparitions ajoutent une puissance symbolique rare : c’est toute la scène musicale caribéenne qui reprend la parole, dans un même souffle.

Une bande-son habitée par l’âme des Antilles

Impossible de parler de WISH sans évoquer sa bande originale, personnage à part entière de la série. Ici, la musique ne se contente pas d’accompagner l’action ; elle la structure, la trouble, la transcende. Chaque note jouée dans la série est un écho d’hier, un cri d’aujourd’hui, une vision de demain.

Le zouk et le gwo ka résonnent comme des ancrages identitaires. Ils incarnent la mémoire, la tendresse, les racines. Ce sont les sons d’Éloi, les battements du cœur du West Indies Studio.

Mais face à eux s’élèvent les voix du dancehall, de la trap créole, du hip-hop caribéen : la jeunesse, urbaine, hybride, connectée. Celle qui veut créer sans s’excuser.

La confrontation musicale devient donc le symbole sonore du conflit de générations qui agite toute la série. Dans un épisode, un ancien du zouk pose un couplet sur une prod drill. Dans un autre, un freestyle dégénère en clash de styles et d’ego. Et parfois, au milieu du chaos, une chanson naît ; inattendue, belle, syncrétique.

La série fait aussi le pari osé (et réussi) d’intégrer de véritables morceaux originaux, parfois écrits spécialement pour les scènes, parfois inspirés du répertoire réel des artistes présents. On entendra ainsi Francky Vincent balancer un refrain provocateur, Lycinaïs Jean livrer une ballade émotive, ou encore Admiral T revisiter son propre mythe.

Cette immersion musicale donne à WISH un souffle rare. Elle fait de chaque épisode un épisode musical sans en avoir l’air. Une chronique du son antillais, en mouvement permanent.

WISH, ou comment bâtir une souveraineté culturelle locale

Derrière ses décors de studio et ses drames familiaux, WISH porte une ambition bien plus vaste : prouver que l’on peut produire aux Antilles, par les Antilles, pour le monde entier.

C’est une série, oui. Mais c’est surtout un manifeste audiovisuel.

Produite intégralement en Guadeloupe par Eye & Eye Productions, WISH est la première fiction d’envergure à voir le jour dans les Outre-mer, avec un tournage local, des équipes antillaises, des talents formés sur place et une volonté affirmée de créer un écosystème audiovisuel pérenne.

Julien Dalle, son créateur et réalisateur, l’a martelé :

« Nous devons devenir nos propres producteurs, nos propres diffuseurs. C’est ainsi que naîtra un cinéma antillo-guyanais solide et indépendant. »

Avec un budget de 1,5 million d’euros, soutenue par France Télévisions et les collectivités territoriales, la série n’est pas une simple expérience : c’est un test grandeur nature de ce que pourrait être l’industrie audiovisuelle ultramarine de demain.

Son succès est donc politique, économique, culturel. C’est une preuve vivante que les talents sont là, que les histoires existent, que les publics attendent. Il ne manque que les structures, les moyens, la foi.

En valorisant ses paysages, ses sons, ses comédiens, ses dialectes (le créole y est aussi parlé, sans sous-titrage systématique), WISH fait œuvre de représentation radicale. Elle donne à voir une Guadeloupe moderne, complexe, belle, et indocile. Et à l’écran, cette volonté de prendre la parole sans demander la permission devient presque palpable.

Si WISH réussit, c’est toute une filière (réalisateurs, scénaristes, techniciens, musiciens, décorateurs) qui pourra en bénéficier. Si WISH cartonne, c’est la preuve que les Antilles peuvent écrire, filmer et diffuser leur propre récit, sans passer par Paris.

À vous de jouer : WISH se regarde, mais surtout, se partage

WISH : la saga musicale antillaise qui va faire vibrer la France 

WISH débarque sur France.tv.
Une série 100 % guadeloupéenne, avec des têtes familières, des sons qui claquent et une intrigue qui mêle drame, comédie et mémoire.

Mais plus encore qu’un programme de fiction, WISH est une invitation :

  • Une invitation à soutenir la création locale.
  • Une invitation à voir nos récits portés à l’écran avec fierté.
  • Une invitation à faire entendre la voix d’un peuple qu’on écoute trop rarement.

Car le destin de cette série (et de toutes celles qui viendront après) est entre nos mains.
Chaque visionnage, chaque partage, chaque commentaire est un acte politique et culturel.

On ne parle pas seulement d’un studio en faillite dans une série : on parle de notre droit à raconter nos histoires.

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

Elles ont combattu, soigné, empoisonné, prophétisé, renseigné, enterré les héros et levé les peuples. Et pourtant, leur nom reste souvent absent des manuels. Cécile Fatiman, Sanité Bélair, Dédée Bazile, Marie-Jeanne Lamartinière… Ce sont elles, les femmes de la Révolution haïtienne. Guerrières, mambos, résistantes : retour sur celles qui ont bâti, dans l’ombre, la première République noire libre.

Ces héroïnes qu’on ne nomme jamais

Dans les manuels d’histoire, la Révolution haïtienne s’écrit souvent au masculin. Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe… Leurs noms traversent les siècles comme des totems de résistance noire, comme les généraux d’une insurrection unique : celle d’un peuple asservi qui renverse l’un des empires les plus puissants du monde. Mais dans les interstices du récit officiel, un silence criant demeure : celui des femmes.

Pourtant, elles étaient là. Non pas à la marge, mais au cœur du soulèvement, dans les champs, dans les camps, dans les batailles, dans les nuits de transe et dans les grottes de guérilla. Elles ont porté des fusils, élevé des enfants en fuite, soigné des blessés avec des racines, jeté des poisons dans les marmites, et enterré les chefs morts en les reconstituant de leurs mains.

Elles s’appelaient Cécile Fatiman, prêtresse vaudou et prophétesse de Bois-Caïman.
Sanité Bélair, lieutenante au courage légendaire, exécutée debout, les yeux ouverts.
Marie-Jeanne Lamartinière, stratège militaire à Crête-à-Pierrot.
Dédée Bazile, la folle sacrée, ultime gardienne du corps mutilé de Dessalines.
Romaine-la-Prophétesse, mystique guerrière, femme transgressive et chef de guerre.

Leur engagement ne fut pas une note de bas de page dans l’épopée haïtienne. Il fut une colonne vertébrale, une matrice d’actions et de sacrifices sans laquelle la première république noire du monde n’aurait pu naître.

Mais l’histoire, écrite par les vainqueurs ou les survivants masculins, les a effacées ou travesties, réduites à des figures folkloriques, mystiques, ou secondaires. Certaines n’ont même pas de tombe. D’autres n’ont été “récupérées” qu’en surface, sans reconnaissance profonde de leur rôle politique, militaire ou intellectuel.

Réhabiliter leur place aujourd’hui n’est pas une faveur. C’est un devoir de mémoire, un acte politique, une démarche féministe et afrocentrée. Car dans leurs gestes, leurs cris, leurs silences et leurs rituels, ces femmes portaient déjà une intuition puissante : la liberté ne se conquiert pas sans les femmes. Et elle ne dure jamais si elles sont oubliées.

Voici donc leur histoire. Ou plutôt : leur retour.

Vivre femme et esclave à Saint-Domingue

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

Avant même que ne s’allume l’incendie de la révolution en 1791, le quotidien des femmes noires à Saint-Domingue était fait de chaînes visibles et invisibles. Dans la colonie la plus prospère du monde, où la canne à sucre, le café et l’indigo généraient des fortunes pour la France, les femmes esclavisées vivaient au croisement de toutes les violences : raciales, économiques, patriarcales, sexuelles.

Elles n’étaient pas seulement considérées comme des bras à exploiter, mais aussi comme des ventres à contrôler. Leurs corps étaient des outils de reproduction forcée. Le Code Noir, dans ses non-dits les plus cruels, tolérait et même favorisait le viol systémique des femmes noires par les colons. Un enfant né d’une femme esclave restait esclave. Ce simple fait fit de la maternité un champ de guerre silencieux.

Les témoignages rares qui subsistent évoquent des enfants conçus dans la douleur, des femmes enceintes contraintes de travailler jusqu’à l’épuisement, des nourrissons arrachés à leurs mères, des mères qui, parfois, choisissaient l’infanticide ou le suicide plutôt que de voir leur progéniture devenir propriété.

Dans ce climat de terreur quotidienne, certaines résistances ont surgi ; discrètes, subtiles, radicales.

  • Des femmes feignaient la maladie pour ralentir le travail.
  • D’autres s’organisaient pour empoisonner les maîtres, une pratique héritée de traditions africaines de justice par les plantes.
  • Certaines fuyaient les plantations pour rejoindre les communautés marronnes, souvent situées dans les montagnes, où elles devenaient messagères, guérisseuses, initiées du vaudou.

Leur survie même était un acte de rébellion. Et déjà, dans l’ombre des plantations, elles posaient les bases d’un contre-pouvoir. Un monde souterrain de sororité, de soins et de secrets. Un monde qui, lorsque la révolution éclatera, deviendra le nerf spirituel et logistique de l’insurrection.

Car avant d’être combattantes, les femmes de Saint-Domingue furent les premières sentinelles de la dignité.

Celles qui préparent, celles qui allument

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

La Révolution haïtienne n’a pas commencé par une déclaration d’intellectuel ni par une marche militaire. Elle a commencé par une cérémonie. Une nuit. Une transe. Un feu. Et en son cœur, une femme.

Nous sommes en août 1791, dans la forêt de Bois-Caïman, au nord de Saint-Domingue. Des centaines d’esclaves insurgés se rassemblent dans le secret pour jurer de mettre fin à l’ordre colonial. Ce moment fondateur, souvent décrit comme le “baptême mystique de la Révolution”, est présidé par un homme et une femme : Dutty Boukman, le houngan, et Cécile Fatiman, la mambo.

Cécile Fatiman, née d’une esclave africaine et d’un colon corse, est plus qu’une prêtresse vaudou : elle est oracle, guide et catalyseuse de rage. Par ses chants, ses danses, ses invocations, elle insuffle à l’assemblée un souffle sacré. Ce n’est pas seulement une conjuration contre les maîtres : c’est un appel aux loas, les esprits africains du panthéon vaudou, pour qu’ils prennent part à la libération.

Cette cérémonie n’est pas symbolique : elle est opératoire. Elle scelle un pacte, un engagement collectif. Elle marque la fin de la soumission. C’est à sa suite que les plantations s’enflamment, que les sabres se lèvent, que les esclaves deviennent insurgés.

Mais Cécile Fatiman n’est pas une exception. Elle incarne tout un réseau de mambos, ces prêtresses souvent marronnes, qui pratiquent la médecine, la divination, la résistance. Dans les communautés en fuite, ce sont elles qui soignent, qui enseignent, qui organisent. Ce sont elles qui détiennent la connaissance des racines et des poisons, capables de faire tomber un maître sans arme à feu.

Leurs savoirs (transmis de bouche à oreille, de corps à corps) sont des armes politiques et spirituelles. Elles savent que la libération ne peut être purement militaire : elle doit aussi être rituelle, cosmique, mentale.

Enfin, il faut souligner que ce vaudou révolutionnaire, transmis par les femmes, est un espace de recomposition culturelle afro-caribéenne. Dans une terre coloniale qui voulait effacer les langues, les noms, les lignées, ces femmes ont maintenu un souffle ancestralun savoir vivantune force insoumise.

Et c’est ce souffle qui mettra le feu au système.

Femmes soldats et stratèges

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

La Révolution haïtienne fut l’une des rares insurrections du XVIIIe siècle où les femmes ont pris les armes, ouvertement, massivement, et parfois jusqu’au commandement. Dans une société coloniale où l’on les avait réduites au silence, elles ont répondu par la poudre, le sabre et le feu. Et ce, à visage découvert.

Certaines portaient des fusils. D’autres des machettes. D’autres encore des tambours ou des canons. Mais toutes avaient en commun ce refus catégorique de laisser la guerre de libération aux mains des seuls hommes.

L’exemple le plus éclatant est sans doute Marie-Jeanne Lamartinière, épouse d’un officier insurgé, mais surtout cheffe de guerre à part entière. En 1802, lors de la célèbre bataille de Crête-à-Pierrot, elle combat en première ligne contre les troupes françaises envoyées par Napoléon. Selon les chroniques militaires de l’époque, elle commandait une garnison, portait l’uniforme, et tirait à la baïonnette au milieu des hommes. Son courage impressionne les ennemis eux-mêmes. Elle entre dans la légende comme la “jeanne d’Arc noire”, bien que ce surnom, calqué sur les références européennes, trahisse l’originalité de sa posture.

Autre figure essentielle : Sanité Bélair. Née libre dans une colonie où la liberté noire était une exception fragile, elle s’engage très tôt dans l’armée révolutionnaire, devient lieutenante sous Toussaint Louverture, et commande des troupes à cheval. Capturée par les Français, elle est condamnée à mort. Le jour de son exécution, elle refuse qu’on lui bande les yeux, et meurt debout, regardant ses bourreaux en face. Elle avait à peine 20 ans.

Leur courage n’est pas marginal. Il est inscrit dans une tradition africaine profonde, celle des femmes guerrières d’Afrique de l’Ouest ; qu’on pense aux amazones du Dahomey, aux reines Ashanti, ou aux combattantes congolaises. Cette mémoire transatlantique n’a pas été effacée par l’esclavage : elle a été réactivée par la Révolution.

Certaines femmes ne combattaient pas directement, mais jouaient des rôles tactiques :

  • portage d’armes et de munitions à travers les lignes ennemies,
  • logistique des guérillas dans les montagnes,
  • liaison entre bataillons à travers les plantations.

Ces rôles ne sont pas accessoires : ils sont vitaux dans une guerre asymétrique, mobile, faite de pièges et de contre-attaques.

Le plus frappant, c’est que ces femmes ne réclamaient pas l’égalité dans l’abstrait : elles la démontraient sur le champ de bataille. Et cela, parfois au prix de leur vie. Car lorsqu’elles étaient capturées, elles subissaient les mêmes châtiments que les hommes : l’exécution, sans clémence.

Ces combattantes n’étaient pas seulement des exceptions héroïques : elles formaient une armée de l’ombre, souvent ignorée, toujours déterminante.

Entre tactique, sacrifice et exploitation

Celles qui ont fait Haïti (l’autre armée de la Révolution)

Dans toute guerre, le corps des femmes devient un champ de bataille. La Révolution haïtienne n’y échappe pas. Mais ce qui distingue cette période, c’est la polyvalence stratégique avec laquelle les femmes ont mobilisé leurs corps ; tantôt comme armes, tantôt comme boucliers, tantôt comme monnaie d’échange, tantôt comme espace de résistance.

Certaines femmes, notamment celles qui avaient accès aux villes, aux postes de marché ou aux casernes coloniales, jouèrent un rôle d’espionnes ou d’éclaireuses. Déguisées en marchandes ambulantes, en lavandières ou en travailleuses du sexe, elles collectaient des renseignements sur les positions ennemies, les plans des troupes françaises, les caches d’armes ou de vivres.
Leur force résidait dans leur invisibilité sociale : on ne se méfiait pas d’elles. Et elles transformaient cette absence de regard en avantage militaire.

D’autres femmes usèrent de leur séduction ou de relations sexuelles, volontaires ou non, pour obtenir :

  • des informations confidentielles,
  • des protections ponctuelles,
  • des libérations de proches,
  • ou parfois des moyens de négociation politique ou économique.

Ici, le consentement est souvent trouble, ambivalent, arraché. Certaines femmes ont fait de cette contrainte un levier. D’autres l’ont subie dans la continuité des violences esclavagistes. Le récit révolutionnaire masculin tendra à glorifier leur sacrifice… sans interroger le système patriarcal qui les y a exposées.

Certaines figures, comme Marie Roze Adam, épouse de Romaine-la-Prophétesse, sont connues pour avoir organisé des réseaux d’influence par le biais de mariages, de messes mystiques et de pratiques ésotériques, mêlant sexualité, spiritualité et diplomatie révolutionnaire.

En parallèle, il faut mentionner la violence des alliés. Car même au sein des forces haïtiennes, certaines femmes furent instrumentalisées, violées, reléguées à des tâches d’“intendance” forcée. La révolution ne les protégeait pas toujours. Elles devaient lutter sur deux fronts : contre l’ennemi colonial, et contre le machisme des compagnons d’armes.

Et pourtant, elles ont tenu. Elles ont persisté. Elles ont compris que leurs corps n’étaient pas que chair ou souffrance, mais territoire politique. Et sur ce territoire, elles ont planté les graines d’un féminisme noir, anti-colonial, et profondément incarné.

Folie, souffrance et sororité

Certaines figures féminines de la Révolution haïtienne n’ont pas tenu un fusil ni porté l’uniforme. Elles ont tenu autre chose : la douleur, le deuil, les visions. Leur rôle ne fut pas moins révolutionnaire ; il fut autre. En marge du récit militaire, elles ont incarné la mémoire vive, le deuil sacré, la souffrance transfigurée en acte politique.

C’est le cas de Dédée Bazile, surnommée Défilée-la-Folle. Ce surnom dit tout, ou plutôt il dissimule tout : le trauma, les abus, la violence d’un système qui, à force de briser les corps, fait parfois basculer les esprits. Dédée, jeune femme noire violée à répétition par son maître, devenue errante, marginale, “folle” selon les mots de l’époque.

Et pourtant, elle accomplit un acte immense : Le 22 octobre 1806, après l’assassinat du chef d’État haïtien Jean-Jacques Dessalines, dont le corps a été mutilé, abandonné, piétiné dans les rues de Port-au-Prince, c’est elle qui le relève.

Avec ses mains, elle reconstitue les morceaux, lave le sang, protège les restes. Elle veille sur son corps déchiré, organise son enterrement. Seule.
Elle qui n’a pas de titre. Elle qui est “folle”.

Ce geste, qui pourrait sembler anecdotique dans l’histoire militaire, est en réalité l’un des plus puissants actes de sororité révolutionnaire. Défilée n’enterre pas seulement un homme. Elle restaure la dignité d’un peuple. Dans son silence erratique, dans ses gestes de soin, elle incarne la “folie” sacrée des opprimés qui refusent l’effacement, même après la mort.

Défilée-la-Folle est la plus connue, mais elle n’est pas seule. D’autres femmes anonymes, veuves, infirmières, mystiques, ont joué ce rôle de “gardiennes de la douleur”, essentielles à toute révolution durable. Ce sont elles qui ont pleuré les morts, soigné les corps, raconté les récits autour du feu, chanté les nomsgravé la mémoire dans les gestes. Elles ont formé un matrimoine révolutionnaire, souvent oral, souvent effacé, mais toujours transmis.

Aujourd’hui, Défilée est honorée en Haïti comme une figure sacrée. Des artistes lui rendent hommage, des poètes la ressuscitent, des militantes la brandissent.
Non pas pour son “folklore”, mais pour ce qu’elle incarne : le cœur irrationnel, féminin, tenace, de la souveraineté haïtienne.

Les ambiguïtés de genre et de race

Dans le grand récit épique de la Révolution haïtienne, il est un chapitre souvent passé sous silence ou abordé avec gêne : celui du sort des femmes blanches. Victimes ou complices ? Cibles ou témoins ? La question est délicate, car elle touche aux limites morales de la violence libératrice, à l’articulation tragique entre genre, race et pouvoir.

En 1804, après plus d’une décennie de guerre, de trahisons, de massacres et de résistance, Haïti proclame son indépendance. Mais ce ne sera pas une indépendance symbolique : ce sera une rupture sanglante. Sous l’autorité de Jean-Jacques Dessalines, les dernières populations blanches françaises sont massacrées, dans un acte que le chef haïtien présente comme nécessaire à la survie de la nation noire.

Parmi les victimes, des hommes, des familles… et des femmes. Les récits d’époque, y compris européens, mentionnent des cas de viols, de mariages forcés, de mise à mort différée. Les femmes blanches sont souvent tuées en dernier, parfois épargnées temporairement, parfois utilisées comme monnaie de négociation ou instrument de propagande.

Mais Dessalines, dans sa logique d’extermination des colons, finira par trancher :

“Il ne peut y avoir d’éradication du pouvoir blanc si l’on laisse subsister les matrices de reproduction de ce pouvoir.”

Dit autrement : les femmes blanches, même non-combattantes, même mères, sont perçues comme un “risque génétique, politique, civilisationnel.” Une logique brutale, radicale, tragique ; mais compréhensible dans le contexte d’un peuple qui a subi les pires atrocités pendant des générations.

Cependant, l’ambiguïté demeure. Car toutes les femmes blanches n’étaient pas complices du système. Certaines avaient été mariées de force, d’autres avaient dénoncé la violence, d’autres encore avaient protégé des esclaves ou tenté de fuir la logique coloniale.

Le récit haïtien n’a jamais été totalement à l’aise avec cette part d’ombre. D’un côté, on glorifie l’éradication de la présence coloniale. De l’autre, on évite de parler des femmes blanches massacrées, pour ne pas troubler la légitimité de l’acte fondateur. Ce silence a laissé place à une relecture coloniale, où la Révolution haïtienne est parfois présentée comme “barbare”, “injuste”, “incontrôlable”.

Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ce moment de bascule est le fruit d’un long processus de violence accumulée, de déshumanisation systématique.
Et que si la libération de l’un implique parfois la disparition de l’autre, c’est toujours à la lumière de ce qui a précédé qu’il faut en juger.

Dans cette tension entre réparation et vengeance, entre justice et violence, les corps féminins (noirs comme blancs) deviennent le lieu d’une guerre symbolique dont les séquelles traversent encore la mémoire collective.

Pourquoi leur mémoire dérange encore

Elles ont versé le sang, versé des larmes, fait tomber des maîtres, élevé des chefs, soigné des blessés, porté des armes, enterré les morts, invoqué les loas, transmis le feu.
Elles étaient là, au cœur du soulèvement le plus radical de l’ère moderne.
Et pourtant, l’histoire les a effacées.

La Révolution haïtienne est célébrée comme l’acte fondateur de la souveraineté noire mondiale, le cri d’un peuple qui a dit « non » à l’esclavage, à la colonisation, à la déshumanisation.

Mais ce cri n’a pas été poussé par des hommes seuls.
Il a été porté, épaissi, incarné par des femmes.

Alors pourquoi sont-elles si peu présentes dans les manuels, les monuments, les récits glorieux ?

Parce qu’elles dérangent.
Elles dérangent le récit viriliste de l’héroïsme, où les combats se gagnent à la baïonnette et se transmettent de père en fils.

Elles dérangent les récits coloniaux, qui préfèrent montrer les femmes noires comme des victimes passives, ou des créatures sexuelles, jamais comme des stratèges, des commandantes, des visionnaires.

Elles dérangent même certaines mémoires nationales, qui peinent à faire coexister spiritualité vaudou, insoumission féminine, justice populaire et radicalité noire.

Mais leur retour est en marche. Grâce au travail de chercheuses, d’artistes, de militantes et de médias afrocentrés, les noms de Cécile Fatiman, Sanité Bélair, Marie-Jeanne Lamartinière, Dédée Bazile, Romaine-la-Prophétesse et tant d’autres, ressurgissent.
Non comme de simples figures secondaires. Mais comme des piliers.

Car reconnaître leur rôle, ce n’est pas seulement rétablir une vérité historique.
C’est réparer une blessure. C’est dire aux jeunes filles afrodescendantes d’aujourd’hui :

Vous êtes l’héritage d’un combat. Vous êtes la mémoire d’une révolte. Vous êtes les descendantes de femmes qui ont refusé de plier, même face à l’empire. Et leur victoire est la vôtre.

SOURCES

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Le jour où Malcolm X a été interdit d’entrée en France

Le 9 février 1965, Malcolm X, figure emblématique du Black Power, est refoulé à la frontière française. Officiellement pour “risque de troubles à l’ordre public”. Officieusement, parce que sa voix noire, libre et panafricaine dérangeait. Retour sur un acte d’effacement orchestré dans l’ombre, à la croisée du racisme d’État, de la guerre froide et des luttes anticoloniales.

Un homme refoulé, une nation troublée

Le 9 février 1965, l’aéroport de Roissy n’a pas encore les allures d’un hub mondial. Mais ce jour-là, un homme s’apprête à atterrir qui, à lui seul, incarne une révolution. Il s’appelle Malcolm X.
Homme noir. Américain. Musulman. Ancien détenu devenu orateur de génie. Ex-militant de la Nation of Islam, désormais libre-penseur panafricain. Il vient à Paris pour y tenir une conférence sur l’émancipation noire, à l’invitation d’un collectif d’étudiants africains. Mais il ne franchira jamais les portes de la capitale.

Dès son arrivée, il est retenu par la police de l’air et des frontières, interrogé, puis refoulé sans explication claire. Motif officiel ? Aucun communiqué immédiat. Raison officieuse ? Il représente une menace potentielle pour “l’ordre public”. La réalité, plus complexe, est tapie dans les plis d’une France encore profondément marquée par les convulsions de sa propre histoire coloniale.

Ce jour-là, la République a peur. Peur d’un homme qui dérange les récits dominants, relie la cause des Noirs américains à celle des Africains et des Antillais, et fait vaciller le mythe d’une France aveugle à la race.

Elle ne craint pas une bombe. Elle craint une parole.

L’expulsion de Malcolm X n’est pas un simple fait divers diplomatique. C’est un acte politique, un signal clair envoyé à la diaspora noire : il n’y aura pas de convergence autorisée entre les luttes afro-américaines et les mouvements africains ou antillais.
Pas sur le sol français. Pas sous ce drapeau.

Douze jours plus tard, Malcolm X sera assassiné à Harlem. La France, elle, restera silencieuse. Aucun mot. Aucune reconnaissance. Et pourtant, ce geste d’interdiction dit tout : il révèle ce que la République redoute depuis toujours ; l’éveil des consciences noires, unies au-delà des frontières.

QUI ÉTAIT MALCOLM X EN 1965 ?

Au moment où la France l’empêche d’entrer sur son sol, Malcolm X n’est déjà plus l’homme que l’Amérique croit connaître. Il n’est plus le porte-parole intransigeant de la Nation of Islam, ni le militant que les médias caricaturent sous l’image d’un « raciste noir » anti-blanc. Il est en pleine métamorphose, politique, spirituelle, géopolitique.

L’année 1964 marque un tournant. Il rompt publiquement avec Elijah Muhammad et les dogmes de la Nation of Islam. Désormais, il se revendique comme musulman sunnite, mais surtout comme internationaliste noir. Son pèlerinage à La Mecque (hajj) l’a transformé : il y découvre un islam universel, une fraternité qui dépasse la couleur de peau. À son retour, il change de nom : El-Hajj Malik El-Shabazz. Mais il reste Malcolm X dans le combat.

Ce nouveau Malcolm voyage. Il refuse l’enfermement dans la question raciale américaine. Il comprend que l’oppression des Noirs aux États-Unis n’est pas un fait isolé, mais le reflet d’une structure impériale globale. Il sillonne l’Afrique : Ghana, Égypte, Nigéria, Algérie. Il rencontre Kwame NkrumahGamal Abdel NasserAhmed Ben Bella, des chefs d’État africains fraîchement indépendants, dont il partage les espoirs panafricains.

Son objectif : unir la diaspora noire (Afro-Américains, Africains, Caribéens) dans une même lutte contre le racisme, le colonialisme et l’exploitation capitaliste. À ses yeux, la solution ne viendra pas des seules lois civiles ou d’un changement de président américain. Elle viendra d’un réalignement mondial des peuples opprimés, d’un front commun afro-asiatique.

Il fonde alors l’Organization of Afro-American Unity (OAAU), calquée sur l’Organisation de l’unité africaine (OUA). C’est une arme politique non-violente, mais redoutablement stratégique. Elle vise à porter la question noire américaine devant l’ONU, en la connectant aux luttes anticoloniales.

C’est ce Malcolm-là que la France veut empêcher de parler. Pas le prédicateur provocant de Harlem. Non. Mais le Malcolm diplomate, stratège, panafricain, révolutionnaire global.

Il ne vient pas à Paris pour provoquer. Il vient pour tendre la main à l’Afrique francophone, pour renforcer les liens entre les étudiants africains de France, les militants antillais, et les Afro-descendants du monde entier. Il vient tisser une toile. Et cette toile, l’État français, encore empêtré dans ses blessures coloniales, ne veut pas qu’elle prenne forme sur son territoire.

POURQUOI VENAIT-IL À PARIS ?

Le voyage de Malcolm X à Paris, prévu pour le 9 février 1965, n’était pas un détour touristique. Il répondait à l’invitation officielle de l’Union des étudiants africains en France (UEAF), un groupe panafricain actif dans les milieux anticoloniaux, très implanté dans le Quartier Latin.
L’événement prévu : une conférence publique à la Salle de la Mutualité, haut lieu de la parole politique et militante à Paris. Thème annoncé : l’unité des peuples noirs face à l’impérialisme.

Ce rendez-vous n’avait rien d’anodin.
En cette année 1965, la France post-coloniale est encore en ébullition. L’indépendance politique de ses anciennes colonies africaines est toute récente (1960), mais la tutelle économique et militaire française demeure. Dans les foyers de travailleurs africains, dans les amphis des universités, dans les syndicats étudiants, la colère gronde. L’engagement contre les guerres coloniales en Algérie ou au Cameroun a laissé des traces. Et désormais, les regards se tournent vers les États-Unis et ses figures de lutte noire.

Inviter Malcolm X à Paris, c’est briser l’isolement intellectuel de la diaspora africaine francophone. C’est aussi établir un pont symbolique et politique entre les luttes afro-américaines et les combats postcoloniaux. Les Antillais, les Réunionnais, les Sénégalais, les Guinéens, les Camerounais… tous ceux qui vivent en France mais dont l’identité reste marquée par l’histoire impériale, voient en lui un phare, une voix qui parle enfin leur langue de colère.

Cette conférence devait aussi marquer un tournant stratégique dans l’unité noire mondiale. L’idée d’un Black Internationalism se concrétise. Malcolm X veut internationaliser la cause noire en Europe comme il l’a fait en Afrique et au Moyen-Orient. La France devait être l’une des premières étapes de cette stratégie globale, juste avant son retour prévu aux États-Unis.

Mais ce qui devait être un moment historique s’est transformé en silence étouffé.

Dès sa descente d’avion, Malcolm X est retenu par la police aux frontières, empêché de parler, et reconduit dans l’avion suivant pour Londres. La conférence est annulée. L’espoir d’un rapprochement symbolique entre la jeunesse africaine francophone et le leader noir américain est brutalement brisé.

Ce n’est pas seulement un homme qu’on empêche d’entrer : c’est une paroleun lienune conscience noire mondiale qu’on refuse de laisser germer sur le sol français.

UNE INTERDICTION DÉJÀ PRÉPARÉE

Malcolm X n’a pas été refoulé par hasard. Son expulsion n’est pas le fruit d’un simple malentendu administratif. Elle fut planifiée, décidée, exécutée dans l’ombre, bien avant qu’il ne mette un pied sur le tarmac de Roissy.

Dès le début des années 60, les services français du renseignement intérieur (DST, RG) suivent de près les mouvements panafricains, les syndicats étudiants africains, les réseaux anticoloniaux. L’Union des étudiants africains en France (UEAF), organisatrice de la conférence, est connue pour ses positions critiques vis-à-vis de la Françafrique. Elle est donc surveillée. Et quand elle annonce l’invitation officielle de Malcolm X, l’alerte est immédiatement transmise aux plus hauts niveaux de l’État.

En parallèle, les agences américaines (FBI et CIA) ont depuis longtemps inscrit Malcolm X sur leur radar rouge. Sa rupture avec la Nation of Islam et sa volonté de porter la question raciale américaine devant l’ONU inquiètent Washington. Il n’est plus seulement un orateur communautaire, il devient un diplomate non-aligné, un facteur d’instabilité géopolitique dans un monde bipolaire en pleine guerre froide.

Les Américains alertent alors leurs homologues européens, notamment français et britanniques. Des documents déclassifiés du FBI et de la CIA montrent que Malcolm X faisait l’objet d’une surveillance transatlantique étroite, avec échanges d’informations sur ses déplacements, ses contacts et ses prises de parole.

Le ministère français de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Roger Frey, prend rapidement la décision : refus d’entrée pour “risque de trouble à l’ordre public”. Cette formule vague, usitée à l’époque pour les “militants dangereux”, permet de justifier une expulsion sans avoir à fournir de motif concret. Une note confidentielle est transmise aux services de la préfecture de police et à la PAF (Police de l’air et des frontières) à Roissy. Tout est prêt. Avant même qu’il ne monte dans l’avion.

L’aspect le plus troublant ? Malcolm X n’était pas prévenu. Son passeport américain est valide. Il a voyagé librement en Afrique, au Moyen-Orient, et même au Royaume-Uni. Il ne figure pas sur une liste officielle d’indésirables publics. La France a donc anticipé son arrivée pour mieux le faire taire.

C’est ce que révèle l’enquête historique menée notamment par Dominique Rousset, à partir d’archives déclassifiées. Elle montre une France soucieuse de ne pas froisser son allié américain, mais surtout anxieuse à l’idée de voir sa jeunesse noire – africaine, antillaise, française ; entrer en résonance avec le feu du Black Power.

Car derrière la façade républicaine, la crainte est immense : celle que le verbe de Malcolm fasse éclore une conscience noire, fière, organisée et radicale sur le territoire même de l’ancien empire colonial.

LE CHOC À L’AÉROPORT

Le 9 février 1965, Malcolm X atterrit à Roissy, seul, fatigué mais déterminé. Il pense pouvoir honorer une invitation officielle, parler devant une salle de jeunes africains, construire un pont entre les luttes. Ce qu’il ne sait pas, c’est que la France a déjà décidé de le faire taire.

À peine franchi le contrôle des passeports, il est retenu par les agents de la Police de l’air et des frontières. On lui demande de patienter. Il ne comprend pas. Il présente ses papiers, explique sa venue. Il n’est ni clandestin, ni condamné. Il est un citoyen américain, voyageant librement avec un passeport valide.

Mais le couperet tombe sans procès. Il ne pourra pas entrer. L’ordre vient “de plus haut”. Les autorités ne lui donnent aucune justification claire. La conférence ? Annulée. Les étudiants ? Informés trop tard. Malcolm X, calmement, déclare à la presse sur place :

« Je suis plus choqué que surpris. L’oppression, même lorsqu’elle se cache derrière des lois, reste de l’oppression. »

Il est reconduit dans le premier avion vers Londres. En quelques heures, son passage sur le sol français est effacé. Pas de photo officielle. Pas d’accueil. Pas de débat. Juste le silence policier et le refus.

La presse française du lendemain traite l’affaire avec discrétion. Quelques brèves, des titres ambigus : « Le leader noir américain refoulé à Roissy »« Des troubles évités ? » Aucun grand journal ne questionne la légitimité de l’expulsion. Aucun éditorial ne s’interroge sur le sens politique du geste. La République a muselé, sans explication. Et le silence médiatique vient parachever la censure.

Côté militant, en revanche, la colère monte. L’Union des étudiants africains en France (UEAF) dénonce une mesure autoritaire, une “atteinte grave à la liberté d’expression et au droit d’asile politique”.

Dans les foyers d’étudiants africains, dans les cercles antillais, dans certaines sections du Parti communiste ou du PSU, on comprend que ce refus d’entrée est plus qu’une affaire diplomatique. C’est un signal.

Un signal adressé à tous ceux qui, sur le territoire français, veulent relier la question noire américaine aux mémoires coloniales de l’empire français. Un signal qui dit :

« Cette parole n’est pas la bienvenue ici. Pas sur nos terres. Pas dans nos universités. »

Mais comme souvent dans l’histoire des censures, ce refus produit l’effet inverse : il sacralise la voix interdite. Dans les semaines qui suivent, les tracts circulent. Les cassettes de discours de Malcolm X s’échangent sous le manteau. Et douze jours plus tard, lorsqu’il est assassiné à Harlem, la nouvelle fait l’effet d’une bombe auprès de cette jeunesse noire que la France voulait précisément empêcher d’écouter.

UN REFLET DU RACISME D’ÉTAT EN FRANCE ?

L’interdiction d’entrée faite à Malcolm X ne peut pas se comprendre sans plonger dans la psyché politique de la France des années 1960 : un pays officiellement “décolonisé”, mais profondément hanté par l’empire. Une République encore fragile, qui se veut “aveugle à la race”, mais qui ne tolère pas qu’on vienne en parler trop fort ; surtout pas quand on est Noir, et libre.

En refusant Malcolm X, la France ne s’attaque pas à un homme violent, mais à un homme dont la parole menace ses fondations idéologiques. Car Malcolm ne vient pas prêcher la haine. Il vient poser une question simple et dérangeante :

Comment une République peut-elle être universelle si elle nie l’expérience noire ?

En ce sens, son expulsion est le miroir brutal d’un racisme d’État, maquillé derrière des mots polis : “trouble à l’ordre public”, “mesure administrative préventive”, “raison diplomatique”. Aucun terme ne parle de race, mais tout l’acte est motivé par elle.

Ce racisme n’est pas seulement structurel : il est stratégique. Il s’exprime dans une série d’actes qui, mis bout à bout, dessinent une logique d’exclusion des voix noires politiques, critiques, autonomes.

Car dans les années 60 :

  • Les militants FLN sont pourchassés à Paris, certains jetés dans la Seine pendant les manifestations.
  • Les écrivains antillais qui dénoncent la départementalisation sont marginalisés.
  • Les intellectuels africains sont surveillés, infiltrés, parfois expulsés.
  • Les tirailleurs sénégalais vivent en foyers délabrés, sans reconnaissance, sans pension.

Dans ce contexte, la parole noire radicale est systématiquement disqualifiée. Trop subversive, trop communautaire, trop étrangère à l’universalisme républicain. Pourtant, c’est précisément cette parole que portait Malcolm X. Une parole ancrée dans l’histoire, connectée aux luttes du Sud global, et capable de réveiller les consciences de ceux que la République voudrait oublier.

Focus – L’universalisme en question :
La France s’est toujours voulue “indivisible” et “aveugle à la couleur”. Mais cette posture interdit de penser les réalités vécues des Noirs sur son territoire. La République ne voit pas les Noirs… jusqu’à ce qu’ils parlent trop fort.

En interdisant Malcolm X, la France ne protège pas seulement l’ordre public, elle protège son récit sur elle-même.Elle ne veut pas que l’on vienne dire que le racisme est systémique. Que la colonisation n’est pas finie. Que la couleur continue de produire des hiérarchies.

Et surtout, elle redoute que cette parole fasse écho. Car Malcolm X, ce jour-là, ne venait pas pour diviser. Il venait pour relier. Et c’est cela que l’État redoutait le plus : l’émergence d’une conscience noire collective, transnationale, critique, et debout.

SOURCES / BIBLIOGRAPHIE

16 juin : Du massacre de Soweto au « génocide des Blancs »

Le 16 juin 1976, en plein apartheid, des élèves noirs de Soweto s’organisent autour de manifestations pour contester l’introduction de l’afrikaans dans l’enseignement public.

« À bas l’afrikaans ! » pouvait-on lire sur des pancartes brandies fièrement, le 16juin 1976, dans les rues de Soweto, un township d’Afrique du Sud, situé au sud-ouest de Johannesburg. Environ 20.000 jeunes noirs manifestent pacifiquement contre l’inclusion de l’afrikaans, langue d’origine européenne, comme langue officielle d’enseignement à égalité avec l’anglais dans les écoles bantoues locales. Ayant reçu l’ordre de « rétablir l’ordre » à tout prix en usant de tous lesmoyens possibles, la police locale lâche ses chiens sur la foule provoquant undéferlement d’évènements. Malgré le pacifisme de l’action, es coups de feu sonttirés et une émeute éclate, causant la mort d’au moins 23 personnes.

Soweto, épicentre d’une révolte sanglante

L’élément déclencheur du massacre de Soweto est l’Afrikaans Medium Decree. Présenté par les autorités sud-africaines comme une mesure de cohésionsociale, le décret impose l’apprentissage de l’afrikaans dans les écoles à partir dudernier cycle du primaire. Michiel Cienraad Botha, alors ministre del’Administration et du Développement bantou signe l’arrêt tandis que son vice-ministre organise la mise en application.

Soweto est le plus grand township d’Afrique du Sud. Durant l’apartheid, ces ghettos réservés aux Noirs marquent la ségrégation raciale. En 1976, dans cequartier défavorisé, les élèves s’opposent avec ténacité à un énièmeétranglement chauviniste de leur identité linguistique et culturelle. Cette luttecontre la langue afrikaans, s’inscrivant dans un tronçon plus large du combatcontre l’apartheid et le pouvoir blanc. Le régime raciste et oppressif sud-africain, fidèle à sa violence, répond par la violence. Quatre ans plus tôt déjà, MC Bothamettait en place le Bantu Homelands Citizenship Act, une loi d’Apartheid quiretirait aux Noirs leur citoyenneté sud-africaine.

Les évènements macabres de Soweto résonnent d’abord dans d’autres partiesdu pays puis au-delà des frontières sud-africaines. Plus de 500 personnes sont tuées (en grande majorité par la police) et des centaines sont arrêtées. La scène internationale condamne et impose des sanctions au gouvernement sud-africain. Le gouvernement est alors contraint de retirer le décret sur l’enseignement de l’afrikaans tandis que la pression s’intensifie avec le début d’une longue campagne de boycott.

L’afrikaans ou la langue comme vecteur de la domination blanche

L’afrikaans est un héritage colonial. La langue, se développant dans l’Afrique duSud du XIXème siècle, est le résultat d’un brassage naturel entre les colonsnéerlandais, les esclaves (Indonésiens, Indiens et Malgaches) et les populationslocales khoisans. Sa racine, à dominante germanique, provient du néerlandais du XVIIème siècle, importé en 1652 par les colons de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC). Parmi eux se trouve Jan Van Riebeeck, commandant de la colonie néerlandaise du Cap, qui établit pour la VOC la première implantation européenne en Afrique du Sud.

Précurseur de la communauté d’origine néerlandaise en Afrique du Sud, VanRiebeek est élevé par la population afrikaner au rang de père fondateur du pays.L’afrikaans, créole partiel façonné par la colonisation, est aujourd’hui la langueidentitaire de près de 60% des Blancs sud-africains. Mais pour une immensemajorité de Sud-Africains Noirs – soit près de 82% de la population du pays –cette langue renvoie à la violence, la ségrégation et l’écrasement. Raisons pour lesquelles Soweto s’est vivement soulevée en 1976.

L’inversion de la mémoire

Il aura fallu attendre quinze années de lutte supplémentaire après Soweto pourque la dernière loi raciale tombe et que le régime d’apartheid soit officiellementaboli à la fin de l’année 1991. C’était il y a moins de 35 ans. Pourtant, l’Afrique du Sud reste chargée d’un héritage lourd et douloureux où les Noirs étaient au mieux des citoyens de seconde zone. Mais ce passé n’est pas si lointain etencore moins intégré par tous.

La mémoire reste fragile. Fin mai 2025, lors d’une rencontre avec le présidentsud-africain Cyril Ramaphosa, Donald Trump accuse ouvertement legouvernement sud-africain de persécuter les fermiers blancs. Il utilise larhétorique alarmiste du « génocide des Blancs ». Cette déclaration s’inscrit dansune mouvance conspirationniste portée depuis plusieurs années par desmilieux afrikaners ultranationalistes et racialistes. Pour eux, la fin de l’apartheid aurait inversé les rapports de domination entre Noirs et Blancs.

Ce discours (faussement humanitaire) repose sur une inversion mémorielle brutale d’indécente. Car affirmer, à peine une génération après la fin du régimeségrégationniste le plus structuré au monde que l’Afrique du Sud organiseraitaujourd’hui un génocide contre les Blancs, c’est non seulement réécrirel’histoire, mais aussi chercher à diriger la morale. C’est l’élargissement de lafenêtre d’Overton : faire accepter dans le débat public des idées considérées,hier encore, comme immorales et indéfendables.

Le 16 juin est aujourd’hui un jour férié. L’Afrique du Sud rend hommage à lajeunesse noire massacrée à Soweto en 1976 pour avoir refusé de parler lalangue coloniale. Cette journée de mémoire rappelle que l’histoire sud-africainene peut pas être réécrite.

Sources

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Dans la Nouvelle-Orléans du XIXe siècle, une femme noire affranchie fait trembler les puissants, guérit les humbles, et incarne à elle seule le syncrétisme spirituel des peuples africains et créoles. Marie Laveau, entre mythe et histoire, fut bien plus qu’une prêtresse vaudou : elle fut une matrone, une guérisseuse, une stratège sociale et une figure de résistance. Voici son histoire.

L’ombre d’une tombe et le parfum d’un sortilège

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Au cœur de la Nouvelle-Orléans, il existe une tombe que l’on visite plus que toutes les autres. Ce n’est ni celle d’un président, ni celle d’un général. C’est celle d’une femme noire, née libre en 1801, morte en 1881, et devenue légende : Marie Laveau.

Sa sépulture, dans le cimetière Saint-Louis n°1, est aujourd’hui couverte de croix tracées à la craie. Des offrandes s’accumulent : bougies, perles vaudou, billets griffonnés d’espoirs et d’angoisses. Des pèlerins murmurent des prières, parfois sans savoir à qui ils s’adressent vraiment. Certains viennent demander justice, d’autres de l’amour, ou la guérison d’un mal profond. Tous s’accordent à dire que quelque chose de sacré, d’invisible, veille encore depuis cette tombe.

Marie Laveau ne fut pas qu’une prêtresse vaudou. Elle fut une stratège politique, une guérisseuse, une femme d’affaires redoutée, une figure d’autorité respectée des puissants comme des plus pauvres. Dans une ville marquée par l’esclavage, la ségrégation, les cataclysmes et les superstitions, elle a bâti une forme de pouvoir qui échappait à la logique coloniale : un pouvoir spirituel, social et profondément afrocréole.

Ce que l’histoire officielle a souvent relégué au rang de folklore ou de “sorcellerie” fut, en réalité, une forme de résistance. Le vaudou, loin des caricatures exotiques, fut un langage de liberté, un espace de solidarité noire, un refuge dans une Amérique qui refusait l’humanité à ceux qu’elle exploitait.

Raconter la vie de Marie Laveau, c’est donc revisiter une mémoire noire effacée, une puissance féminine occultée, une sagesse africaine travestie par le racisme et le sensationnalisme. C’est interroger le pouvoir des marges. Et rappeler qu’avant d’être un mythe, elle fut une femme. Une femme qui a aimé, soigné, prié ; et combattu.

Une enfance dans les failles de l’Amérique esclavagiste

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Marie Catherine Laveau voit le jour en 1801 à la Nouvelle-Orléans, dans une Louisiane encore imprégnée des échos de Saint-Domingue et des promesses brisées de la Révolution française. L’année précédente, l’indépendance d’Haïti a fait frémir les maîtres blancs de toutes les Amériques. En Louisiane, ancienne colonie française devenue espagnole puis à nouveau française, la population noire (libre ou non) est surveillée de près.

Marie naît d’une femme libre de couleur, Marguerite Darcantrel, et d’un homme blanc créole, Charles Laveaux. Elle appartient à cette caste particulière des gens de couleur libres, une société à part entière, ni esclaves ni entièrement libres. Ils possèdent parfois des terres, des maisons, voire des esclaves, mais restent soumis à des lois raciales strictes. Leur existence même est une tension permanente : trop libres pour être invisibles, trop noirs pour être égaux.

Elle grandit dans le quartier du Vieux Carré, parmi les ruelles étroites, les senteurs de girofle et d’encens, les bruissements de prières mêlées aux cris du marché. On dit qu’elle reçoit une éducation catholique solide, fréquente l’église Saint-Louis, mais qu’elle apprend aussi, en secret, les savoirs des guérisseuses, des accoucheuses et des femmes anciennes.

C’est dans cet entre-deux (entre l’Église et les esprits, entre le monde blanc et l’univers noir) que Marie Laveau se forge. Très jeune, elle comprend que la survie passe par la maîtrise des codes : il faut connaître les sacrements, mais aussi les herbes. Il faut prier le Christ, mais aussi les loas. Il faut savoir parler aux notables comme aux sans-noms.

Dans une Amérique où l’identité noire est systématiquement niée, elle apprend à en faire une force. Le pouvoir, pense-t-elle déjà, peut se bâtir dans les marges, dans les plis de la société, là où l’œil du maître ne voit pas.

Amours, mariages et veuvages (la fabrique d’un mythe)

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

La première fois que Marie Laveau se marie, elle a tout juste 18 ans. Le 4 août 1819, elle épouse Jacques Paris, un charpentier libre de couleur venu de Saint-Domingue, comme tant d’autres réfugiés fuyant la tourmente haïtienne. L’homme est discret, religieux, et porte la mémoire des soulèvements dans ses silences. Leur union est bénie à l’église Saint-Louis, selon les rites catholiques ; un choix stratégique autant que spirituel dans une ville où les apparences peuvent sauver la peau.

Mais le mariage est de courte durée. Quelques années plus tard, Jacques Paris disparaît. Mort ? Fugitif ? Enlevé ? La rumeur, comme toujours, fait feu de tout bois. Marie Laveau devient veuve ; officiellement. Car dans l’ombre, un autre homme entre dans sa vie : Louis Christophe Duminy de Glapion, un ancien militaire créole, blanc de peau et marginal par choix.

Avec lui, elle ne se marie pas. Trop dangereux. Leur union, bien que durable, reste hors des registres officiels. Ensemble, ils auraient eu plus d’une dizaine d’enfants, dont peu survécurent à l’enfance ; hécatombe silencieuse de l’époque, que l’histoire a trop souvent gommée.

Ce choix d’aimer sans sacrement, de bâtir une famille sans autorisation, devient un acte politique. Car en refusant le mariage chrétien avec un homme blanc, Marie Laveau contourne les lois raciales. Elle protège son autonomie. Elle préserve son pouvoir.

Dans le secret de sa maison, elle devient à la fois mère, guérisseuse, amante et stratège. Femme noire dans une société esclavagiste, elle façonne un espace de liberté par ses choix intimes. Et c’est là que commence vraiment la légende : dans ce refus de se plier à l’ordre établi, dans cette capacité à faire de sa vie une déviation magistrale du récit colonial.

On commence à la surnommer « la veuve Paris », puis « la grande prêtresse ». Son aura s’épaissit, à mesure que les mystères s’accumulent autour d’elle. A-t-elle vraiment ramené un homme de la folie ? A-t-elle fait tomber un maître blanc à genoux par une simple prière ? A-t-elle scellé un pacte avec les loas ou seulement avec son époque ?

Qu’importe. Le pouvoir, comme la foi, se nourrit de croyance. Et Marie Laveau le sait mieux que quiconque.

La prêtresse de tous les dangers (entre magie, guérison et politique)

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Au cœur du Vieux Carré, à la lisière du visible et de l’interdit, Marie Laveau devient une figure centrale d’un monde que les puissants refusent de comprendre : celui des esprits, des plantes, des silences et des cicatrices. À une époque où les hôpitaux sont pour les Blancs, où les prêtres refusent d’enterrer les enfants des unions mixtes, elle soigne, écoute, réconcilie. Elle est à la fois la mémoire et l’antidote.

Son savoir ne vient ni des livres ni des laboratoires. Il est hérité, distillé dans le quotidien, transmis par des femmes africaines, créoles, amérindiennes, dans une langue faite de gestes, d’odeurs, de prières murmurées entre les murs humides des maisons basses de La Nouvelle-Orléans. Elle connaît les racines qui purgent, les huiles qui calment, les philtres qui rapprochent. Elle connaît surtout les peurs.

C’est dans ce flou (entre médecine populaire et rituels vodous) que son pouvoir s’impose. Elle n’est pas seulement guérisseuse. Elle est médiatrice. Confidente des esclaves, mais aussi des maîtres. Certaines femmes blanches viennent lui demander conseil : pour garder un mari, faire tomber une rivale, résoudre une stérilité. Des policiers ferment les yeux. Des juges l’écoutent à voix basse.

Le vodou, en Louisiane, n’a rien d’un folklore. C’est une spiritualité ancrée, vivante, parfois clandestine, toujours politique. En l’assumant, en le ritualisant, Marie Laveau en fait un contre-pouvoir. Elle y ajoute ses propres rituels : le fouet sacré, les danses sur Congo Square, les cérémonies nocturnes au Bayou Saint-Jean. Elle ne craint pas les regards, car elle sait ce qu’ils cherchent.

Son influence est telle que le pouvoir blanc hésite : faut-il la faire tomber ou s’en accommoder ? Certains la décrivent comme une sorcière. D’autres comme une sainte. On la dit capable d’obtenir la libération d’un esclave par une prière, d’effacer une dette par un charme. Elle incarne une justice parallèle, bien plus efficace pour les démunis que celle des tribunaux.

Mais ce pouvoir dérange. Car il est féminin, noir, populaire. Parce qu’il échappe à l’écrit, au contrôle, aux récits officiels. Parce qu’il vient d’une femme qui, sans armée ni mandat, gouverne une ville de l’ombre.

Une reine dans la tempête (rumeurs, persécutions et résistances)

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Être femme, être noire, être libre. Trois fautes impardonnables dans l’Amérique du XIXe siècle. Et Marie Laveau les cumule. Sa légende grandit, mais avec elle viennent les murmures venimeux, les récits falsifiés, les caricatures qui déforment son image jusqu’à la rendre méconnaissable. Les journaux à sensation l’appellent « sorcière », « ensorceleuse de la nuit », parfois même « diablesse aux cent visages ». La vérité, elle, reste dans les marges.

Les rituels qu’elle organise, notamment au Bayou Saint-Jean, alimentent tous les fantasmes. Des corps en transe, des chants africains, des offrandes aux esprits… Ce que les dominants ne comprennent pas, ils le diabolisent. Ce qu’ils ne peuvent pas dominer, ils cherchent à le détruire. Marie, pourtant, ne cède rien. Elle connaît le prix de la peur. Elle sait que ceux qui l’accusent sont souvent ceux qui viennent supplier, en secret, pour une faveur, une guérison, un sort conjugal.

Les autorités tentent de la discréditer, parfois de la surveiller. Mais sa popularité rend toute répression délicate. Elle ne parle pas, elle agit. Sa force vient de la rue, des marchés, des mères sans mari, des domestiques épuisées, des affranchis menacés, des créoles déclassés. Elle est leur figure tutélaire. Pas une prêtresse distante. Une alliée active, une reine sans trône, mais avec un peuple.

Dans les récits oraux, elle devient presque invincible. On dit qu’elle sait tout sur tout le monde. Qu’elle peut arrêter une pendaison par une simple prière. Qu’elle lit dans les yeux comme dans un livre ouvert. La réalité, bien plus complexe, se niche entre admiration et nécessité. Dans une société où les institutions sont hostiles aux Noirs, Marie Laveau devient l’institution. Elle incarne un autre ordre, celui du soin, de la mémoire et de la lutte silencieuse.

Ce que les rumeurs révèlent surtout, c’est l’angoisse d’une société blanche face à une femme noire en position de pouvoir. Et plus encore : une femme qui ne demande pas la permission, qui ne quémande pas la reconnaissance, mais impose sa présence. Avec calme. Avec foi. Avec intelligence.

Une lignée effacée, une mémoire ravivée

Marie Laveau, la reine vaudou qui faisait trembler la Nouvelle-Orléans

Marie Laveau meurt comme elle a vécu : dans l’ambiguïté et la ferveur. Le 15 juin 1881, à l’âge supposé de 79 ans, la reine du vaudou quitte ce monde, mais son ombre ne s’efface pas. Son enterrement, modeste en apparence, attire une foule aussi bigarrée que fidèle. Les puissants se murmurent des prières volées. Les humbles, eux, pleurent une mère.

Mais à peine son corps repose-t-il au cimetière Saint-Louis n°1 qu’un autre mystère naît : qui est cette autre Marie Laveau, qui continue à pratiquer dans les années suivantes ? Sa fille, Marie II ? Une imitatrice ? Un mythe vivant ? Les archives se brouillent, les visages se confondent. Peut-être est-ce voulu. Peut-être que le pouvoir de Marie ne résidait pas tant dans une personne que dans une présence ; collective, fluidique, insaisissable.

La transmission se fait donc autrement. Pas par des écrits, mais par les corps, les gestes, les chants. Par les veillées de femmes noires, les rituels du bayou, les secrets murmurés au marché de Tremé. Chaque praticienne du vaudou qui l’invoque, chaque mural peint sur les murs de la Nouvelle-Orléans, chaque griot qui conte son nom, prolonge son souffle.

Longtemps marginalisé, le vaudou renaît aujourd’hui sous d’autres formes. Héritage afro-créole, il est aussi politique : un langage de survie et de réappropriation face à l’oubli organisé. Car ce que l’histoire officielle a tenté d’éradiquer, la mémoire populaire l’a ressuscité.

Marie Laveau n’a pas fondé une dynastie. Elle a fondé une lignée spirituelle. Pas de sang royal, mais une couronne d’héritage. Des femmes et des hommes, noirs, métis, créoles, qui trouvent dans son nom un refuge, un étendard, une puissance. Et dans chaque geste de soin, dans chaque offrande, dans chaque prière adressée à ses loa, elle est là. Vivante, présente. Une reine que la mort n’a pas su arrêter.

Reines noires et récits blancs (comment l’histoire a trahi Marie Laveau)

On dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Mais ce qu’on dit moins, c’est qu’elle est souvent racontée à voix basse, quand il s’agit des vaincus. Et pour les femmes noires, reines sans trône dans des mondes colonisés, l’histoire n’a même pas pris la peine de murmurer. Elle a inventé. Dénaturé. Blanchi.

Marie Laveau, pourtant figure centrale de La Nouvelle-Orléans, n’échappe pas à cette règle. Dans les livres d’école comme dans le folklore touristique, elle est réduite à une “sorcière exotique”, une ensorceleuse sulfureuse, bonne à figurer dans des films ou des balades guidées dans les cimetières. La subtilité de son pouvoir spirituel, son rôle de guérisseuse, de cheffe communautaire, d’intermédiaire entre les mondes ; tout cela a été noyé sous des couches de fantasmes coloniaux.

Pourquoi ? Parce que Marie Laveau incarne une terreur blanche. Celle d’une femme noire libre, instruite, influente, respectée dans une ville où l’ordre racial ne laissait normalement pas de place à ce genre de souveraineté. Parce qu’elle n’a jamais eu besoin de demander l’autorisation d’exister. Et que son pouvoir ne venait ni d’un homme, ni d’un État, mais d’un monde africain réinventé en terre d’Amérique.

Alors les récits blancs ont fait leur travail : exotiser, diaboliser, effacer. L’histoire de Marie Laveau a été dispersée dans des archives biaisées, éclipsée par des chroniques racistes, réinventée par des conteurs peu scrupuleux, jusqu’à devenir floue, presque irréelle. Même sa tombe, aujourd’hui couverte de croix dessinées à la craie par des pèlerins modernes, est devenue un lieu de folklore plutôt qu’un lieu de mémoire.

Mais l’histoire ne meurt jamais vraiment. À travers les travaux d’historiennes noires, de chercheuses décoloniales, de poètes et d’activistes, le vrai visage de Marie Laveau se reconstruit. Celui d’une femme ancrée dans la tradition et pourtant profondément moderne. Celui d’une survivante de l’esclavage par héritage, d’une stratège du quotidien, d’une passeuse de mondes.

Ce n’est pas à l’histoire officielle de lui rendre justice. C’est à nous. À nos récits. À notre refus de la caricature. Car Marie Laveau n’était pas une légende : elle était un levier. Une clé. Un symbole de ce que peut la foi noire, quand elle n’a plus rien à perdre, et qu’elle commence à inventer son propre royaume.

Marie Laveau n’est pas morte.

Elle marche encore, dans les processions silencieuses du Mardi Gras indien, dans les prières murmurées sous la pluie de Tremé, dans les cercles de femmes qui pansent les blessures héritées de l’histoire, et dans le regard de celles qui refusent d’être effacées. On l’évoque quand on parle de justice raciale. On l’invoque quand on soigne sans moyens mais avec foi. On la reconnaît dans ces mères qui tiennent leur communauté à bout de bras, armées d’encens, de paroles fortes et de silences puissants.

À La Nouvelle-Orléans, des fresques la représentent avec un foulard noué comme une couronne. Des musiciennes la chantent. Des activistes afrodescendantes s’en revendiquent, dans les luttes pour la souveraineté spirituelle, la médecine alternative, les droits reproductifs et la mémoire noire. Elle est devenue un archétype, une figure tutélaire ; mais pas figée. Une mémoire mobile, féconde, vivante.

Car parler de Marie Laveau aujourd’hui, c’est aussi parler d’appropriation culturelle, de récupération commerciale, de racisme camouflé sous les oripeaux du mysticisme. Trop de t-shirts, de séries Netflix et de visites guidées font d’elle une “reine vaudou” folklorisée, en oubliant qu’elle fut une femme noire debout dans un monde bâti pour l’écraser. Chaque représentation édulcorée est une trahison. Chaque silenciation de ses racines africaines et de ses engagements communautaires est un autre effacement.

Mais sa vraie postérité est ailleurs. Elle est dans la résilience noire. Dans cette spiritualité qu’aucun Code noir n’a réussi à éteindre. Dans cette capacité à survivre sans jamais se soumettre. À créer du sacré dans les marges, du pouvoir dans l’invisible.

Marie Laveau, aujourd’hui, c’est un rappel. Un avertissement. Une invitation.

À réécrire nos histoires.
À honorer nos ancêtres.
À guérir avec ce qu’on a.
À régner sans permission.

Et dans un monde qui prétend toujours nous dire qui nous sommes, son héritage nous chuchote ceci :

Crois en ce que tu sais. Invoque ce que tu portes. Sois ce qu’ils ne veulent pas que tu sois.

Bibliographie



Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Une silhouette effacée dans le marbre impérial

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Mexico, au cœur de la capitale mexicaine. Les statues brillent sous le soleil de plomb. Cortés trône, l’épée levée, la cape au vent. Non loin, les façades baroques racontent, à coups de dorures et de pierres grises, l’épopée triomphale d’un empire qui a façonné deux mondes. Mais dans ce théâtre figé, une silhouette manque à l’appel.

Pas de buste, pas de plaque, pas même une ruelle à son nom.

Juan Garrido, homme noir, libre, chrétien, conquistador, pionnier du blé au Mexique, bâtisseur de chapelles et vétéran de toutes les campagnes (de la Floride à Michoacán) est aujourd’hui un fantôme dans la mémoire officielle. Il a servi trente ans sous bannière espagnole, semé le pain de l’Ancien Monde dans la terre du Nouveau, porté les armes aux côtés des plus grands, construit des sanctuaires pour les morts… et pourtant, l’Histoire l’a relégué au bas des marges.

Pourquoi ?

Pourquoi, dans cette Amérique ibérique si prompte à glorifier ses conquistadores, la mémoire de Garrido n’a-t-elle pas trouvé sa place ? Serait-ce la couleur de sa peau, incompatible avec la grandeur que l’on prête aux vainqueurs ? Ou le fait qu’il ait existé hors des cases ; ni esclave, ni colon classique, ni traître, ni héros bien commode ?

Dans une lettre poignante adressée au roi d’Espagne, il écrit :

« Yo, Juan Garrido, de color negro, vecino de esta ciudad, comparezco ante Vuestra Misericordia… »

« Moi, Juan Garrido, noir, résident de cette ville, je me présente devant votre Miséricorde …. ».

En quelques lignes, il résume sa vie : trente ans de service sans récompense, sans terre, sans gloire. Juste un homme noir, dans un monde blanc, réclamant le droit d’exister dans les annales d’un empire qu’il a aidé à construire.

Un homme qui, bien avant Toussaint Louverture ou Martin Luther King, s’est battu pour son nom, pour sa mémoire, pour sa postérité.

L’article qui suit est une tentative de réparation. Une traversée dans les pas d’un pionnier noir de la colonisation ; non pas pour l’ériger en icône sans faille, mais pour comprendre ce qu’il révèle de l’Histoire : ses silences, ses peurs, ses refoulements. Car raconter Garrido, c’est interroger la fabrique même des récits nationaux.

Né au bord du monde (du Congo à Lisbonne)

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Avant d’être Juan Garrido, il fut un garçon sans nom portugais, un enfant d’Afrique arraché au cœur palpitant du royaume du Kongo, quelque part entre les rives de l’actuelle Angola et la future mémoire effacée d’un continent colonisé. Le XVIe siècle venait à peine de commencer, et déjà, les routes maritimes balayaient l’Atlantique, transportant avec elles marchandises, croix chrétiennes… et captifs.

On ne sait presque rien de son enfance. Seulement ceci : il fut emmené jeune au Portugal, sans doute via São Tomé, cette île-tremplin de l’esclavage atlantique. Mais il n’était pas esclave. Libre, affranchi ou né libre ? Le flou est volontaire. L’Europe, qui construisait alors ses empires, savait brouiller les origines des Africains utiles à sa cause.

À Lisbonne, il fut baptisé, christianisé, rebaptisé “Juan” ; un prénom parmi tant d’autres offerts comme un ticket d’entrée dans la Chrétienté impériale. Son nom, “Garrido”, viendrait probablement de son maître, ou de l’homme qui l’emmena combattre. Il fut formé, militaire, utile, et donc accepté… à condition de rester dans les interstices de la société.

C’est dans cette Europe à peine sortie du Moyen Âge, encore imbibée de dogmes raciaux naissants, que Garrido forgea son destin. Il ne sera pas esclave. Il ne sera pas passif. Il sera conquérant.

Et c’est ainsi qu’en 1510, il embarqua. Pas enchaîné dans une cale. Mais debout sur le pont.

Destination : les Amériques.

Avec ses armes, sa foi, et l’audace de ceux que le monde ne veut pas voir, il traversa l’Atlantique.

Mais pouvait-il seulement imaginer qu’en débarquant à La Española, il inscrirait son nom (noir, espagnolisé, dissimulé) dans les premiers chapitres de la conquête du continent ?

Sur les routes du sang et de l’or (Cuba, Porto Rico, Floride)

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Dans les récits officiels, les premiers conquistadors sont castillans, fiers et blancs. Pourtant, parmi les silhouettes anonymes qui débarquent sur les rivages caribéens au début du XVIe siècle, Juan Garrido est déjà là. Noircissant les registres, illuminant l’histoire d’une présence que les chroniqueurs préfèrent taire.

Il sert dans les campagnes de Diego Velázquez à Cuba, accompagne Juan Ponce de León dans ses expéditions à Porto Rico, à la Dominique, et jusqu’en Floride, cette terre humide et inhospitalière, baptisée à la gloire d’une fête chrétienne. Il est là, toujours, parmi les hommes de guerre, les porteurs de croix et de poudre.

Mais Garrido n’est pas un simple soldat. C’est un professionnel de la conquête, un homme aguerri par les jungles, les batailles, les fièvres, et les trahisons. Il incarne un paradoxe douloureux : un homme noir engagé dans les mécanismes mêmes de la colonisation, mais jamais dans ses bénéfices.

Car s’il porte les armes, il ne porte pas le pouvoir. Ni terres, ni encomiendas, ni promesses royales. Ce qui lui est accordé, c’est le droit de survivre, et parfois, le droit d’être utile. Cela suffit, pour un temps.

Les Indiens tombent sous les balles, les maladies, les traités déloyaux. Garrido observe. Il combat. Il s’adapte. À ce stade, il n’est pas encore une figure de l’histoire, mais une ombre active dans les marges du récit impérial.

Et bientôt, le destin l’appelle ailleurs. Là où l’histoire s’accélère, là où la mémoire s’écrira dans le sang : le Mexique.

Avec Cortés : le Noir parmi les conquistadors de Tenochtitlán

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Quand Hernán Cortés lève son armée vers le cœur de l’empire aztèque, Juan Garrido est du voyage. Pas en tant qu’esclave, ni comme simple serviteur ; mais comme soldat, compagnon de route, témoin du feu et du tumulte. Il marche aux côtés de ceux qui feront tomber une civilisation millénaire.

Dans les représentations classiques, les hommes de Cortés sont uniformes. Pourtant, ils sont métis dans tous les sens du terme : par leur origine, leur destin, leur morale. Des mulâtres, des noirs, des indigènes alliés ; les visages de la conquête sont multiples, et Garrido, avec sa peau sombre, trouble les frontières entre vainqueur et vaincu.

Il participe à la “Noche Triste, il traverse les marécages d’Otumba, il revient avec les siens en 1521 pour assiéger une Tenochtitlán à l’agonie. Dans les récits des chroniqueurs, son nom apparaît en filigrane. Il n’est jamais le héros, mais il est là, pierre vivante dans l’édifice du Nouveau Monde.

Et pourtant, il refuse l’invisibilité. Une fois la guerre achevée, Garrido revendique ses droits. Il fonde un foyer, cultive la terre à Coyoacán, et surtout : il se dresse contre l’oubli. Il bâtit de ses mains une chapelle commémorative pour les morts espagnols, au bord du lac, sur les ruines du tzompantli. Il honore les siens, mais nul monument ne l’honorera, lui.

Dans cette conquête écrite au sabre, Garrido laisse une empreinte plus subtile. Il ne tue pas pour la gloire. Il sème le blé ; littéralement. Le premier à planter cette céréale en terre mexicaine, il introduit un aliment-clé dans l’économie coloniale. La conquête passe aussi par les champs.

Mais dans les archives, Garrido reste une anomalie. Trop noir pour figurer sur les peintures. Trop libre pour être réduit à un esclave. Trop loyal à Cortés pour être récompensé par ses rivaux. Alors il prend la plume, lui aussi. Dans une lettre au roi d’Espagne, il écrit :

« Yo, Juan Garrido, de color negro […] durante treinta años he servido y sigo sirviendo a Vuestra Majestad. »

« Je suis Juan Garrido, noir […] depuis trente ans, j’ai servi et je continue à servir Votre Majesté. « 

Une vie entière de conquêtes. Et toujours, rien à lui.

Une semence noire dans les terres du pouvoir : blé, famille et mémoire

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

On se souvient des conquistadors pour leurs sabres. Rares sont ceux dont l’arme fut… une graine. Juan Garrido, lui, entre dans l’histoire de l’Amérique non seulement comme soldat noir de la conquête, mais comme pionnier agricole : le premier à semer du blé dans le sol du Mexique.

Un geste anodin ? Non. Dans un empire où le maïs régnait, introduire le blé, c’était planter l’Europe. Une céréale chrétienne, symbole de communion, de pain quotidien, de civilisation au regard des colons. Et Garrido, l’Africain, fut l’instrument de cette mutation. À sa manière, il participa à l’implantation silencieuse de l’ordre colonial. Pas par le pillage, mais par la terre.

Il le fit à ses frais. Sans rétribution. Sans terre octroyée. Sans esclave au départ. C’est plus tard, avec sa femme (dont on ignore tout, sinon qu’elle était libre) qu’il eut trois enfants. Une famille noire, implantée dans les premières décennies de la Nouvelle Espagne. Une généalogie effacée des manuels, comme si la lignée noire dans le Mexique colonial ne pouvait être qu’esclavagisée ou inexistante.

Pour survivre, Garrido se fait portero du cabildo (gardien de la mairie), avant de tenter, sans grand succès, la ruée vers l’or à Zacatula, avec quelques esclaves acquis à crédit. Le mythe de l’Eldorado ne lui rapportera que fatigue et frustration.

Ce qui reste de lui, c’est une supplique, adressée à Charles Quint. Une lettre humble et digne, longue et poignante. Il y détaille ses services, ses campagnes, ses loyautés, sa peau noire et sa misère blanche. Une demande de pension, en échange de trente ans de vie au service d’un roi dont il ne porte ni la langue ni le sang.

« […] siempre con dicho Marqués, todo lo cual hice a mis expensas sin que me dieran salario ni repartimiento de indios ni ninguna otra cosa. »

 » […] toujours avec ledit marquis, le tout à mes frais sans qu’ils me donnent aucun salaire ni distribution d’indiens ni rien d’autre. « 

Rien. Même pas la reconnaissance. Ni terres, ni honneurs, ni statues.

Et pourtant, dans les sillons qu’il a ouverts, le blé a poussé. Des millions de pains ont été cuits, des générations ont mangé, se sont nourries d’un geste semé par un Africain libre. Le pain blanc de la colonie porte, sans le savoir, la mémoire d’un homme noir.

Pourquoi Juan Garrido dérange l’histoire officielle ?

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Juan Garrido est une dissonance dans la symphonie impériale. Il ne correspond à aucun archétype : ni esclave résigné, ni noble conquistador, ni indigène martyrisé. Il est noir, libre, soldat, cultivateur, croyant, et père de famille dans un empire qui ne savait pas faire place à cette complexité.

Il dérange l’Espagne d’alors, qui ne sait où le classer. Trop africain pour être héros, trop loyal pour être esclave, trop visible pour rester invisible. Il dérange l’Amérique latine d’aujourd’hui, qui peine à reconnaître l’ampleur de son héritage africain non-esclavagisé.

Dans les livres d’histoire, son nom est un astérisque. Une note de bas de page. Une rumeur érudite. Il ne figure pas dans les statues de Chapultepec. Aucun lycée ne porte son nom. Pas même à Coyoacán, où il fut le premier à cultiver le blé, ni à Tlacopan, où il bâtit une chapelle en mémoire des conquistadors morts.

Pourquoi ? Parce que son existence remet en question la fiction de la conquête. Si un Noir libre, instruit, catholique, a pu jouer un rôle central dans l’entreprise coloniale… alors les lignes sont floues. L’histoire n’est plus une confrontation entre Blancs conquérants, Indigènes conquis, et Noirs enchaînés. Elle devient un entrelacs de trajectoires, de tensions, de contradictions.

Garrido est la preuve gênante que l’Afrique était déjà actrice de l’histoire moderne, non pas seulement comme victime, mais comme partie prenante des grands bouleversements mondiaux. Un homme libre, mais pas émancipé. Un pionnier, mais pas célébré. Un survivant, mais pas canonisé.

Il n’entre dans aucune case. Il faut donc le rayer de la carte.

Ce que Juan Garrido dit à notre présent

Juan Garrido, l’Africain libre qui a conquis le Mexique avant l’esclavage

Dans le vacarme des conquistadors et l’écho assourdissant des figures coloniales glorifiées, la voix de Juan Garrido traverse les siècles comme un murmure obstiné :

« Yo, Juan Garrido, de color negro… »

« Moi, Juan Garrido, Noir… »

Une déclaration d’existence. Une affirmation d’humanité. Une revendication d’histoire.

Il est ce que l’on pourrait appeler un ancêtre paradoxal. Ni héros officiel, ni esclave emblématique, mais une mémoire flottante, que l’on n’ose convoquer tant elle oblige à revisiter nos récits. Il force l’Amérique latine à se souvenir que son sol fut foulé par des hommes noirs libres dès les premiers temps. Il rappelle à l’Afrique qu’elle eut des enfants qui, sans être rois ni captifs, participèrent à la forge du Nouveau Monde. Il nous intime, à nous, afrodescendants d’Europe, d’Amérique ou des îles, de réclamer une histoire qui nous inclut dans toute sa complexité.

Car Garrido pose la question essentielle : que fait-on des trajectoires noires qui ne collent pas au récit dominant ? Celles qui ne sont ni tragiques, ni glorieuses, mais humaines ? Celles qui, comme la sienne, défient la binarité colonisateur/colonisé, dominant/dominé ?

En racontant son histoire, nous ne réhabilitons pas un pion du système colonial. Nous restaurons une mémoire inédite : celle d’un homme libre, noir, croyant, qui a choisi de servir une cause impériale ; et qui en retour n’a reçu ni terre, ni titre, ni tombe.

Son récit nous invite à repenser la notion d’agentivité noire, non pas à travers les lunettes occidentales de la réussite ou de la souffrance, mais à partir de choix complexes, de stratégies de survie, de réinventions identitaires.

Aujourd’hui encore, il n’existe aucun monument dédié à Juan Garrido. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Car lui rendre justice, ce n’est pas bâtir une statue, c’est réécrire les récits, ouvrir les archives, bousculer les certitudes. C’est inscrire son nom (et ceux de Beatriz de Palacios, Estevanico, Juan Valiente) dans la grande fresque panafricaine de la résistance, de la dignité, de la présence.

Juan Garrido n’est pas une exception. Il est un rappel. Celui que l’histoire noire ne commence pas avec l’esclavage.

Sources

Antonio Maceo, le « Titan noir »

Réduit à une statue dans les mémoires officielles, Antonio Maceo fut pourtant l’un des stratèges les plus redoutés de l’Empire espagnol. Fils d’esclave affranchie, initié aux loges maçonniques et génie militaire des guerres d’indépendance, Maceo est l’un des oubliés de l’Atlantique noir. Voici le portrait d’un homme qui a refusé de plier le genou, même face à la mort.

Le silence des statues

Santiago de Cuba. L’air est chaud, chargé de l’humidité salée venue du port. Les touristes déambulent paresseusement entre deux palmiers, iPhones à la main, à la recherche du cliché parfait de cette ville à la mémoire fracturée. Sur une large esplanade, un monument dresse son imposante silhouette de bronze : un homme à cheval, regard dur, sabre levé vers le ciel. Personne ne s’arrête. Pas un guide, pas un panneau explicatif. Le nom ? Antonio Maceo. L’un des plus grands stratèges de l’indépendance cubaine. Un général. Un esprit libre. Un Noir.

Un vieil homme passe, chapeau de paille vissé sur le crâne, et lâche comme une confidence : “El Titán de Bronce… ils ne veulent pas qu’on se souvienne de lui.” Puis il s’éloigne, emportant avec lui un pan d’histoire que nul ne semble vouloir écouter.

Pourquoi connaît-on si peu Antonio Maceo ? Comment expliquer que celui que les Espagnols surnommaient el León Mayor soit à peine évoqué dans les livres d’école, y compris à Cuba ? Comment un homme ayant mené plus de 500 batailles, blessé à 25 reprises sans jamais reculer, soit relégué à l’ombre d’une statue ignorée par les vivants ?

C’est que Maceo dérange. Il dérange encore, un siècle après sa mort.

Il dérange parce qu’il était noir dans un monde blanc. Parce qu’il croyait que la liberté politique sans égalité raciale n’était qu’un mirage. Parce qu’il refusa de se soumettre, ni à l’Empire espagnol, ni aux intellectuels de la République blanche qui viendrait après. Parce qu’il se méfiait des États-Unis avant même que leurs marines ne foulent le sol cubain.

Il dérange parce qu’il portait la machette comme un manifeste. Parce que sa pensée, comme sa peau, était indocile. Parce qu’il savait que l’indépendance sans justice n’était qu’un changement de drapeau.

Ce récit n’est pas seulement celui d’un homme. C’est celui de toutes les figures noires effacées des récits nationaux, rangées dans le tiroir du silence parce qu’elles menaçaient l’ordre établi. C’est un chapitre de l’Atlantique noir, un miroir tendu aux mémoires postcoloniales, une mémoire fracturée qu’il nous faut recoller.

Rendre à Antonio Maceo sa place dans l’histoire, ce n’est pas faire œuvre de nostalgie. C’est raviver une étincelle. C’est rappeler que la liberté ne s’octroie pas. Elle se conquiert. Et parfois, au prix du sang, du silence… et de l’oubli.

Mariana, l’étoile-mère

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

Avant le sabre, avant la révolution, avant même les cicatrices sur le corps et l’histoire… il y avait Mariana. Une femme au port altier, le regard habité par l’infini. Une mère née sur l’île, mais forgée dans le feu des héritages caribéens et dominicains. Mariana Grajales Cuello, matrice d’un combat qui dépasserait les limites de sa famille pour embrasser le destin d’un peuple.

On dit souvent que Maceo est né général. Mais c’est Mariana qui l’a formé, polissant son esprit à la rigueur d’une discipline sans concession, lui apprenant que la droiture n’était pas une posture mais une résistance. Dans cette famille, on ne fuyait pas l’adversité. On la regardait droit dans les yeux.

Quand la guerre éclate en 1868, Mariana ne tremble pas. Elle ne supplie pas ses fils de rester. Elle les pousse à y aller. À prendre la machette et à rejoindre les Mambises, ces rebelles qui refusent de plier face au joug espagnol. Mieux encore : elle les accompagne. Elle entre elle-même dans la manigua, cette forêt rebelle où se forge la nation en devenir.

Et ce n’est pas seulement Antonio qu’elle pousse vers le combat. Elle envoie ses neuf fils. Neuf. C’est toute une lignée qu’elle sacrifie pour l’idéal de liberté. Car Mariana ne croit pas en la liberté octroyée. Elle veut celle que l’on prend, les mains tachées de terre, de sueur et de sang. Elle veut une république où les Noirs marchent debout, et non à la périphérie de l’histoire.

Dans ses gestes, dans son silence, Mariana incarne une foi plus ancienne que les constitutions : celle de la justice par la dignité. Elle n’a pas de poste, pas de galons, pas de voix officielle. Mais son autorité s’impose. Même les généraux l’écoutent. Même Martí, le poète national, la surnomme la mère de la patrie.

À l’heure où d’autres figures de l’indépendance émergeaient des salons, Antonio Maceo, lui, venait de la terre. Et cette terre avait un nom : Mariana. C’est elle qui l’a initié à la pensée libre, au respect de soi, à la fierté noire comme fondement de l’engagement politique. En lui coulant dans les veines le sang de la révolte, elle a transformé son fils en légende.

Mais les légendes ont un prix.

Et le sien se paiera dans les jungles, les hôpitaux de fortune, les balles dans la chair. Car derrière chaque héros, il y a une mère dont les larmes ne couleront jamais en public.

Un général noir dans une armée de préjugés

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

C’était une guerre de libération, mais ce n’était pas encore une guerre d’égalité.

Quand Antonio Maceo, tout jeune, prend les armes en 1868, il ne rêve pas seulement d’indépendance. Il rêve d’un pays où un homme noir puisse commander sans avoir à s’excuser de sa peau. Mais dans l’armée rebelle, il découvre vite une autre forme d’ennemi : les préjugés tapis dans les rangs mêmes de ceux qui clament la liberté.

Dans cette armée de patriotes, la couleur ne disparaît pas sous l’uniforme. Maceo gravit les échelons à la pointe de sa machette ; mais chaque promotion est une lutte. Malgré ses faits d’armes, malgré ses victoires, il voit des hommes blancs, moins expérimentés, nommés au-dessus de lui. On le tolère, mais on le redoute. Son intelligence tactique dérange, sa peau dérange davantage.

Et pourtant, il avance. Infatigable. Insoumis. Déterminé à inscrire son nom dans l’histoire autrement que comme simple exécutant. Il mène plus de 500 combats. Reçoit plus de 25 blessures. Chaque balafre sur son corps est une réponse silencieuse à ceux qui doutaient. Et ses soldats, noirs pour la plupart, le suivent sans discuter. Parce qu’ils reconnaissent en lui quelque chose que les élites refusent de voir : un chef né du peuple, forgé dans la douleur.

On l’appelle El Titán de Bronce. Le Titan de Bronze. Ce surnom dit tout : force brute, ténacité, orgueil noir. Mais il dit aussi l’effort constant pour mériter sa place. Comme si, pour être reconnu général, Maceo devait d’abord être surhumain.

Il faut le dire clairement : Antonio Maceo n’est pas seulement un héros de guerre. Il est un défi vivant à la hiérarchie raciale. Un contre-récit. Un affront au récit officiel d’une nation blanche qui s’invente rebelle tout en perpétuant l’exclusion.

Et c’est peut-être pour cela qu’il ne sera jamais totalement intégré dans le panthéon lisse des figures consensuelles. Parce qu’il met le doigt là où ça fait mal : sur les contradictions d’une révolution qui criait « liberté », mais murmurait « pas pour tous ».

L’ombre du Zanjón

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

Le 10 février 1878, à Zanjón, les sabres se baissent. Le silence des armes signe officiellement la fin de la guerre. Après dix ans de lutte, les révolutionnaires cubains acceptent un compromis avec la Couronne espagnole. Une amnistie est accordée. Mais la liberté ? L’abolition de l’esclavage ? L’indépendance ? Rien.

Ce jour-là, beaucoup signent. Antonio Maceo, lui, se lève.

Là où tant d’autres voient la fatigue et l’opportunité d’une trêve, Maceo voit la trahison des idéaux. Il ne comprend pas qu’on puisse parler de paix sans émancipation. Il refuse qu’on efface dix années de sang versé sur l’autel d’un accord creux.

Il exige une entrevue avec le capitaine général espagnol, Arsenio Martínez Campos. Ils se retrouvent à Baraguá, en plein maquis, sous un ciel chargé. L’Espagnol parle de paix. Maceo parle de principes. « Nous ne voulons pas d’une paix sans indépendance, ni sans la fin de l’esclavage », martèle-t-il. Le militaire, décontenancé, prend note. Le silence est tendu. La scène entre dans l’histoire : la Protesta de Baraguá.

Mais l’histoire officielle préfère les signatures à l’insoumission.

Maceo ne gagne rien ce jour-là. Il reprend les armes, presque seul. Il est traqué, contraint à l’exil. D’abord à la Jamaïque, puis au Costa Rica, il vit dans une semi-clandestinité. Loin de la patrie, mais jamais de la lutte. Il devient une légende vivante. Et cette légende, paradoxalement, gêne.

Car Maceo rappelle à tous ceux qui ont accepté Zanjón une vérité douloureuse : ils ont renoncé trop tôt.

En refusant la compromission, Maceo inscrit dans la mémoire cubaine un acte rare : celui d’un homme qui dit non, même quand cela signifie perdre, s’isoler, disparaître. Ce « non » pèse plus lourd que toutes les médailles. Il marque la fracture entre deux visions de la liberté : celle qu’on négocie et celle qu’on arrache.

Le retour du Titan

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

1895. Dix-sept ans après avoir dit non à la paix de Zanjón, Antonio Maceo remonte à bord d’un petit navire vers les côtes orientales de Cuba. La mer est agitée, l’air chargé d’électricité. Il n’est plus un jeune général flamboyant. Il a 50 ans. Mais le feu en lui n’a pas faibli. Il est revenu pour finir ce qu’il a commencé.

À ses côtés : Flor Crombet, quelques hommes armés, peu de vivres. L’expédition semble suicidaire. Pourtant, à peine débarqué à Baracoa, Maceo retrouve la manigua ; la forêt, les grottes, les chemins secrets de la guérilla. Le peuple l’attendait. Le « Titán de Bronce » n’est pas un exilé revenu d’entre les morts : il est une promesse ressuscitée.

Les Espagnols le croyaient fini. Ils découvrent une force redoublée. Maceo, désormais lieutenant-général de l’armée indépendantiste, reprend la guerre là où il l’avait laissée. Mais cette fois, il a appris. Il se méfie des divisions internes. Il négocie avec Martí, avec Gómez. Il exige une direction militaire unifiée. Et il l’obtient.

Commence alors la grande traversée de l’île. En trois mois, Maceo et ses troupes traversent Cuba d’est en ouest, plus de 1 000 kilomètres à cheval, à pied, à sang. Ils affrontent la jungle, la boue, les fièvres, les fusils Mauser. Ils traversent les lignes espagnoles, les clôtures de barbelés, les postes fortifiés.

Chaque village croisé devient un bastion. Chaque victoire est une gifle au colonialisme.

Jamais dans l’histoire cubaine un général noir n’avait osé aller aussi loin, avec autant de maîtrise, d’endurance, de précision. Maceo n’est pas seulement un stratège ; il est un corps devenu cause. Il avance comme s’il savait que chaque pas sur cette terre conquise serait un jour gravé dans la mémoire populaire.

Mais cette campagne, aussi héroïque soit-elle, est aussi son chant du cygne.

Car Maceo dérange, même parmi ses alliés. Trop noir, trop populaire, trop indomptable. Il incarne une révolution qui ne s’arrête pas à l’indépendance politique, mais exige la justice raciale. Et cela, dans une société encore teintée de préjugés criants, c’est trop.

Son retour est triomphal, mais son avenir s’assombrit. Et Maceo le sait. Il écrit à ses proches qu’il ne craint pas de mourir, mais qu’il craint que son sacrifice soit récupéré, détourné, effacé. Il craint que l’histoire le transforme en statue muette, en figure lissée.

C’est pourtant sur cette route vers l’ouest, ce chemin qu’il trace avec fierté, que la mort va le surprendre.

Le guet-apens de San Pedro

Antonio Maceo, le Titan noir que l’histoire a voulu faire taire

Décembre 1896. La guerre gronde à l’ouest de Cuba. Antonio Maceo s’enfonce dans les plantations de tabac et de canne, dans cette campagne qui l’a vu triompher. Il n’est plus invincible, mais il reste redouté. Les Espagnols savent que s’ils veulent briser la révolution, il faut abattre son cœur : Maceo.

Le 7 décembre, à la lisière de Punta Brava, dans une propriété nommée San Pedro, il avance, accompagné de son médecin, d’une vingtaine d’hommes. Ce n’est pas une bataille. Ce n’est même pas une embuscade militaire ordinaire. C’est un piège, un assassinat politique camouflé.

Un traître a vendu leur position. Des coups de feu éclatent. Maceo, massif, à cheval, tente de se replier. Mais deux balles fauchent son corps. L’une transperce sa poitrine. L’autre explose sa mâchoire, pénètre son crâne. Le Titan de bronze s’écroule. À ses côtés, un seul homme reste : Panchito Gómez Toro, jeune fils du général Máximo Gómez. Il refuse de fuir. Il se jette sur le corps inanimé de son mentor. Il est massacré.

Le choc est immense. Le silence est total.

Les Espagnols ignorent d’abord qui ils viennent de tuer. Ce n’est que plus tard, en fouillant les cadavres, qu’ils réalisent. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que le sang répandu à San Pedro fertilisera la mémoire populaire.

Son corps, d’abord abandonné, est recueilli en secret. Deux frères créoles le cachent et jurent de ne révéler sa tombe qu’à la libération. Pendant des années, les Cubains rendront hommage à son fantôme sans sépulture, dans un murmure de résistance.

Mais au-delà de sa mort, c’est le sens de cette disparition qui dérange. Car Maceo, plus qu’un général, portait une vision : celle d’une Cuba libre, mais surtout juste. Une île où les Noirs ne seraient plus la chair à canon de la révolution, mais ses architectes.

Sa mort n’est pas seulement celle d’un soldat. C’est une tentative de neutralisation d’un imaginaire radical, d’un espoir insoumis. Et ce n’est pas un hasard si l’histoire officielle, pendant des décennies, l’a figé dans le bronze ; silencieux, glorifié, mais désarmé.

Héritage volé, mémoire combattue

Aujourd’hui encore, les statues d’Antonio Maceo dressent leurs poings dans les places publiques de Cuba. À Santiago, à La Havane, à Baraguá. Monumental, toujours à cheval, regard droit. Mais que sait-on vraiment de l’homme derrière l’icône ?

Maceo est commémoré mais peu compris. Honoré mais rarement enseigné. Dans les manuels d’histoire, son nom surgit, encadré de dates et de batailles, mais son combat pour la justice raciale, son refus des compromis coloniaux, son opposition à l’impérialisme américain… tout cela reste relégué dans les marges.

C’est que Maceo dérange, encore.

Il dérange les Espagnols, bien sûr, pour avoir humilié leurs colonnes militaires pendant près de trente ans. Il dérange aussi certains cercles cubains, pour avoir voulu l’égalité réelle des Afrodescendants, pas seulement leur présence dans les tranchées. Il dérange, enfin, les États-Unis, car Maceo ne voulait ni leur tutelle, ni leur aide militaire, anticipant l’annexion larvée qui suivrait la victoire des Mambises.

Son testament politique est radical : liberté, oui ; mais pas sans dignité.

Il meurt en refusant l’instrumentalisation, l’oubli, le renoncement. Et pour cela, l’Histoire officielle a tenté de le faire taire par un autre biais : le mythe figé. On le loue pour sa bravoure, mais on évacue son intelligence stratégique. On célèbre sa force physique, mais on efface son anticolonialisme noir assumé. On le montre comme un héros national, mais on évite de parler de sa couleur de peau comme d’un marqueur politique.

Mais dans la diaspora, quelque chose reste vivant.

En Haïti, en Jamaïque, à New York, à Paris, les descendants de la grande insurrection atlantique voient en Maceo un frère d’armes de Toussaint Louverture, de Samory Touré, de Zumbi dos Palmares. Un homme noir qui refusa la domination blanche sous toutes ses formes, qu’elle soit espagnole ou américaine. Un homme qui sut dire non, quand tant d’autres préféraient survivre.

Maceo n’est pas mort à San Pedro.

Il vit dans chaque geste de refus, dans chaque lutte pour la justice, dans chaque appel à l’unité diasporique. Il est ce murmure qui traverse les siècles et qui rappelle que la liberté n’est pas une concession : elle est conquise ou elle est trahie.

Sources

  1. Aline HelgOur Rightful Share: The Afro-Cuban Struggle for Equality, 1886–1912, University of North Carolina Press, 1995.
  2. Rebecca J. ScottDegrees of Freedom: Louisiana and Cuba after Slavery, Harvard University Press, 2005.
  3. Peter WadeRace and Ethnicity in Latin America, Pluto Press, 1997.
  4. Norma E. Whitten & Arlene TorresBlackness in Latin America and the Caribbean, Indiana University Press, 1998.
  5. Portal to Texas HistoryHistory of Negro Soldiers in the Spanish–American War (1899).

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 

En salle le 25 juin 2025, le nouveau film de Jean-Pascal Zadi s’impose comme une œuvre rare dans le paysage cinématographique français : une comédie de science-fiction afrocentrée, portée par un casting noir francophone, qui mêle satire sociale, références panafricaines et imagination politique. 

Peut-on imaginer une mission spatiale dirigée par l’Afrique et sa diaspora ? C’est la question (à la fois absurde et éminemment sérieuse) que pose Jean-Pascal Zadi dans Le Grand Déplacement. Derrière ce projet de comédie galactique se cache une réflexion acérée sur l’unité noire, les fractures héritées de l’Histoire, et les enjeux de la représentation afro dans le futur. 

À rebours des formats dominants, Zadi offre une œuvre hybride, où les références à Marcus Garvey, Frantz Fanon ou encore les sœurs Nardal cohabitent avec les punchlines de Fary et les pas de danse en apesanteur. Une comédie, oui. Mais une comédie qui pense ; et qui dérange. 

Une odyssée afro-spatiale à haute teneur symbolique

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le point de départ est simple : la Terre devient progressivement invivable, et l’Union africaine, en lien avec la diaspora, lance une mission pour explorer une planète habitable ; baptisée Nardal. Le vaisseau est opéré par l’UNIA, acronyme transparent de l’Universal Negro Improvement Association fondée par Marcus Garvey, et réunit des astronautes afrodescendants venus d’Europe, du continent et des Antilles. Très vite, la tension monte : conflits identitaires, différends politiques, querelles générationnelles et blessures coloniales refont surface. 

Mais c’est précisément dans ce chaos que le film trouve sa force. Le Grand Déplacement ne cherche pas l’unité de façade, il met en scène les tensions profondes qui traversent les mondes noirs : colorisme, racisme intra-communautaire, domination masculine, méfiance entre diaspora et continentaux, appropriation des savoirs africains… Tous ces thèmes sont évoqués avec un humour corrosif, mais jamais gratuit. 

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le film est littéralement traversé par la mémoire politique noire. Fary incarne Frantz Dubois, personnage qui synthétise les figures intellectuelles de Frantz Fanon et W.E.B. Du Bois, dans une posture radicale, militante, parfois isolée. La planète Nardal, théâtre des espoirs et des désillusions du groupe, rend hommage aux sœurs Jeanne et Paulette Nardal, penseuses de la négritude trop souvent invisibilisées dans les récits officiels. 

On croise également les ombres de Thomas SankaraKwame NkrumahCheikh Anta DiopAmílcar Cabral. Même le robot du vaisseau semble inspiré des traditions animistes et des cosmologies Dogon. La bande-son, marquée par un extrait de Africa Unite de Bob Marley, parachève cette cartographie afrofuturiste où la musique, la spiritualité et la politique se répondent. 

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le choix du titre (Le Grand Déplacement) est tout sauf innocent. Il détourne, avec ironie, la théorie complotiste du “grand remplacement”, pour en proposer une lecture renversée : et si, demain, les Africains n’étaient plus ceux qui fuient, mais ceux vers qui l’on se tourne ? Le film imagine un futur où l’Afrique cesse d’être périphérique pour devenir centrale, stratégique, visionnaire. 

Cette inversion symbolique rejoint les ambitions du cinéma afrofuturiste, mais dans une déclinaison francophone, ancrée dans l’humour, la mémoire coloniale et les réalités contemporaines de la diaspora. 

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Tourné à 85 % en Côte d’Ivoire, notamment à Yamoussoukro, le film échappe à l’imagerie misérabiliste souvent associée à l’Afrique. Le décor principal (un vaisseau spatial de 300 m² construit en studio) permet des mouvements de caméra fluides, des scènes d’apesanteur convaincantes, et une immersion visuelle inédite dans le cinéma français. La planète Nardal, quant à elle, combine les paysages de Ouarzazate au Maroc et les tons ocres du désert algérien de la Tadrart. 

Ce soin porté à la direction artistique, couplé à une écriture ciselée, place Le Grand Déplacement au carrefour du divertissement et de la création exigeante. 

Là où d’autres se contenteront de voir un “film engagé” ou une “comédie noire”, d’autres auront les clés pour en lire les strates cachées : la continuité avec la pensée de Garvey, la référence discrète à la création de l’OUA (en 1963, évoquée dans le film), le lien entre les conflits intra-africains et les divisions postcoloniales encore à l’œuvre.

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 
Mika Cotellon © 2025 GAUMONT – DOUZE DOIGTS PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINEMA

Le Grand Déplacement n’est pas un film parfait. Mais il est nécessaire. Il ose poser des questions que peu d’œuvres françaises osent aborder : comment inventer un futur noir commun ? Comment penser la mémoire sans céder au repli ? Et si la science-fiction devenait un terrain d’émancipation afro ? 

Jean-Pascal Zadi, en jouant avec les codes du genre, avec ses complicités d’acteurs (Fary, Fadily Camara, Éric Judor), et avec une sincérité politique rare, propose un objet inédit. Et salutaire. 

Le Grand Déplacement, un film de Jean-Pascal Zadi avec Fary, Fadily Camara, Reda Kateb, Lous and the Yakuza et Éric Judor.

Le Grand Déplacement : Jean-Pascal Zadi signe une comédie afrofuturiste ambitieuse, à haute portée politique 

En salle le 25 juin 2025 

À voir, à rire, à débattre. Et surtout : à décrypter. 

Walter Rodney : historien panafricain, martyr de la justice sociale

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Assassiné à 38 ans, Walter Rodney demeure une figure majeure du panafricanisme, du marxisme anticolonial et de la pensée critique africaine. Retour sur un destin incandescent.

Walter Rodney : le feu des peuples noirs

Georgetown, Guyana. 13 juin 1980. Le moteur d’une voiture s’éteint. Un corps gît au sol, calciné. Ce n’est pas un accident. C’est un avertissement. Walter Rodney n’est plus. À 38 ans, celui que l’on appelait « l’intellectuel des damnés de la terre » vient d’être assassiné, dans un silence devenu complice.

Mais que redoutait-on tant dans ce fils du peuple devenu voix des sans-voix ?
Dans les marges de l’Histoire officielle, Rodney écrivait au nom de ceux que l’on avait privés de récit.

Walter Anthony Rodney naît en 1942, en pleine colonisation britannique, à Georgetown, au cœur d’une Guyane encore corsetée par la logique impériale. Son père est tailleur, sa mère couturière. Il grandit au sein d’une famille modeste, mais dont l’horizon ne se limite pas aux marges que l’Empire trace.

Brillant élève, Rodney accède à l’université des West Indies, puis intègre la prestigieuse School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres. Là, il affine sa pensée : il lit Marx, mais aussi C.L.R. James, Frantz Fanon, Du Bois. Très vite, sa plume devient un outil de combat, son érudition, un outil de libération.

En 1966, il rejoint l’Université de Dar es Salaam en Tanzanie, fief intellectuel de Julius Nyerere et laboratoire du socialisme africain. Rodney n’est pas un universitaire en tour d’ivoire. Il enseigne en kiswahili, il « ground » avec les paysans, les ouvriers, les étudiants.

À travers The Groundings with my Brothers (1969), il théorise l’éducation populaire, la conscientisation des masses. Pour lui, il n’y a pas de révolution sans pédagogie. Et il n’y a pas d’émancipation sans récit décolonisé.

Rodney retourne à Kingston pour enseigner. Mais ses prises de position contre l’élite caribéenne et ses liens avec le mouvement rastafari lui valent une expulsion par le gouvernement jamaïcain. Le 15 octobre 1968, il est interdit d’entrée dans le pays.

Le lendemain, les rues de Kingston s’embrasent. Ce sont les « Rodney Riots » : émeutes étudiantes et populaires contre la répression intellectuelle et raciale. Le ton est donné. Rodney devient un symbole. Non pas seulement un professeur, mais un catalyseur d’insurrection.

Avec How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972, Rodney fait voler en éclats les récits coloniaux. Il démontre, avec rigueur et passion, que l’Afrique n’a pas été retardée, mais systématiquement sabotée.

L’Europe n’a pas seulement exploité l’Afrique, elle l’a volontairement empêchée de se développer. Le sous-développement n’est pas un état, c’est une stratégie.

Ce livre devient une bible pour les mouvements de libération, de l’ANC à la Black Power aux États-Unis. Il est banni dans plusieurs pays. Mais il circule sous le manteau, comme une grenade à fragmentation intellectuelle.

En 1974, Walter Rodney rentre au Guyana. Il croit encore à la possibilité de changement. Mais le régime autoritaire de Forbes Burnham le craint. On lui refuse son poste de professeur. Il fonde alors la Working People’s Alliance (WPA), parti qui prône une solidarité politique transcendant les clivages ethniques.

Il dérange. Il dérange parce qu’il parle d’unité des peuples opprimés. Il dérange parce qu’il appelle les Afro-Guyanais et les Indiens à dépasser les divisions coloniales. Il dérange parce qu’il croit à une révolution sociale par et pour le peuple.

Rodney est surveillé, harcelé, accusé d’incendie, menacé de mort. Le 13 juin 1980, un agent infiltré des services militaires lui remet un talkie-walkie piégé. L’explosion tue Walter Rodney sur le coup.

Son frère Donald, témoin et survivant, sera injustement condamné. Il faudra attendre 2021 pour que sa condamnation soit levée, et 2016 pour qu’une Commission d’enquête conclue : oui, Rodney a bien été tué par l’État.

Walter Rodney est plus qu’un nom dans un livre d’histoire. Il est le point de jonction entre l’intellect et la rue, entre la pensée et l’action. Il incarne un modèle d’intellectuel organique, proche des peuples, loin des salons.

Son héritage résonne dans les luttes contemporaines : celles des peuples africains contre le néocolonialisme, celles des diasporas contre le racisme structurel, celles des jeunes pour une éducation critique, radicale et engagée.

« Ceux qu’on tue ne meurent jamais »

On croyait l’avoir tué en brisant son corps.
Mais ses mots vivent dans les veines des insurgés.
On pensait enterrer ses idées sous la peur.
Mais elles s’élèvent, plus haut que les chars.

Walter Rodney n’a jamais cessé de parler.
Il chuchote dans les oreilles des révoltés.
Il vit dans les livres qu’on brûle.
Et dans les peuples qui n’ont jamais cessé de lutter.

Sources et références

  • Rodney, Walter. How Europe Underdeveloped Africa. Bogle-L’Ouverture, 1972.
  • Rodney, Walter. The Groundings with My Brothers. 1969.
  • Shivji, Issa. “Remembering Walter Rodney.” Monthly Review, 2012.
  • Zeilig, Leo. A Revolutionary for Our Time: The Walter Rodney Story, Haymarket Books, 2022.
  • Walter Rodney Foundation : www.walterrodneyfoundation.org
  • Commission of Inquiry Report on the death of Walter Rodney, Guyana, 2016.

Tippu Tip, l’Africain qui a vendu l’Afrique

Tippu Tip, négociant noir du XIXe siècle, fut l’un des plus grands marchands d’esclaves de l’histoire africaine. Entre empire commercial, complicité coloniale et guerre oubliée, son parcours révèle les zones grises de notre mémoire noire. Voici l’histoire d’un homme qui a vendu l’Afrique ; et s’est vendu lui-même.

Le marchand et ses fantômes

Stone Town, Zanzibar. Juin 1905.
Dans une grande maison en corail blanc, à deux pas de l’océan Indien, un vieil homme s’éteint. À ses côtés, ni foule, ni pleureuses. Quelques serviteurs silencieux, des murs tapissés de poussière et, sur une étagère branlante, une pile de cahiers : le récit de sa vie, rédigé dans un swahili rigide. Il s’appelait Hamad bin Muhammad al-Murjebi. Mais l’Histoire l’a retenu sous un autre nom : Tippu Tip, l’homme qui faisait pleuvoir l’or sur les caravanes et le feu sur les villages.

Son nom résonne encore dans les méandres du fleuve Congo, sur les routes de l’ivoire et les pistes de la chair humaine. Il fut à la fois explorateur, trafiquant, gouverneur et stratège, mais aussi bourreau, et parfois, traître à sa propre mémoire. Noir de peau, mais à la tête d’un empire d’esclaves. Arabe de nom, mais enraciné dans les terres bantoues. Érudit, mais brutal. Visionnaire, mais aveugle aux ruines qu’il semait.

Dans les récits européens, il fut un “allié” utile, un “grand commerçant”. Dans la mémoire africaine, il est plus difficile à classer. Tippu Tip, c’est ce que l’histoire n’aime pas : une figure grise, qui dérange autant qu’elle fascine. Un nœud dans la grande fresque de la traite, que ni l’Occident, ni l’Afrique ne parviennent à démêler sans douleur.

Chez Nofi, nous croyons que ces figures-là doivent être racontées, non pour les célébrer, mais pour mieux comprendre les mécanismes profonds de l’oppression, y compris lorsqu’ils prennent un visage noir. Car l’oubli est aussi une complicité. Et les bourreaux peuvent aussi venir de chez nous.

Zanzibar, creuset de contradictions (1830–1850)

Zanzibar, au XIXe siècle, n’est pas seulement un port. C’est une porte. Celle qui s’ouvre sur l’océan Indien et sur l’intérieur du continent africain. On y respire l’odeur mêlée du girofle, du sang et du bois mouillé. Les boutres chargés d’hommes et de marchandises accostent sans relâche. Entre les murs blanchis à la chaux des palais omanais, la traite ne se cache pas. Elle est la colonne vertébrale de l’économie.

C’est ici que naît Tippu Tip, vers 1837, dans une maison de pierres et de secrets. Il est le produit d’un monde traversé de lignes multiples : sa mère est arabe, son père swahili, sa grand-mère bantoue. Il est tout à la fois africain, arabo-musulman, insulaire et continent, miroir d’un métissage vertical, celui qui assemble le haut (marchands) et le bas (captifs) sans jamais les confondre.

Dans cette société stratifiée, la couleur de peau ne suffit pas à définir la place de chacun. L’islam joue son rôle. L’argent aussi. Mais le pouvoir véritable, ici, c’est le droit de capturer autrui.

La traite dite “arabo-musulmane”, que certains voudraient édulcorer par pudeur ou déni, n’a rien de folklorique. Elle est structurée, violente, industrielle. Et dans cette machine, Tippu Tip grandit comme on s’endurcit. Il écoute les récits de son père, caravanier aguerri, qui traversait les terres de l’intérieur, à la recherche d’ivoire ; et d’hommes.

Il n’a pas vingt ans qu’il mène déjà ses propres expéditions. En tête d’une centaine d’hommes armés, il entre dans le cœur du continent non pas en conquérant mais en courtier de l’ombre, intermédiaire entre le besoin d’objets de l’Europe et la chair noire qui paiera l’addition.

Mais comment raconter un homme noir qui fait capturer d’autres hommes noirs ? Comment expliquer que l’Afrique a parfois vendu l’Afrique, sans réduire cela à une trahison pure, ni excuser l’indicible ?

Zanzibar ne donne pas toutes les réponses. Mais elle en expose les fondations : une société marchande, hiérarchisée, connectée à l’économie globale, où les Africains pouvaient être acheteurs comme produits, commerçants comme victimes.

Tippu Tip n’est pas un accident de l’histoire. Il en est le symptôme parfait.

L’empire des chaînes : construire sa richesse (1850–1870)

C’est à cette époque que Tippu Tip devient plus qu’un caravaneur : il devient un empire en mouvement.

À la tête de plusieurs dizaines, puis centaines d’hommes armés, il ne se contente plus de suivre les pistes commerciales ouvertes par ses aînés. Il les étend. Il les transforme. Il les saigne. Chaque traversée de rivière, chaque bourg incendié, chaque captif enchaîné est un acte de pouvoir. Pas un pouvoir d’État, mais un pouvoir qui s’impose par la peur et l’efficacité.

Les caravanes de Tippu Tip sont des forteresses nomades. Elles avancent avec des fusils à silex, des vivres, des porteurs, des guides, des chaînes. Les hommes sont capturés ou achetés, souvent les deux : achetés à prix d’armes, ou capturés dans des raids d’une violence implacable. Les femmes sont souvent réduites à l’état d’objets sexuels, épouses de route, esclaves domestiques ou monnaie d’échange.

Dans cette économie de l’horreur, l’ivoire est l’or blanc. Les défenses d’éléphant, massives, précieuses, rejoignent Zanzibar, puis Bombay, Londres, ou Paris. Elles décorent les pianos européens pendant que des enfants africains marchent pieds nus derrière les caravanes.

Et à chaque point de chute, Tippu Tip fonde un poste : Kasongo, Nyangwe, Riba Riba… Ces comptoirs deviennent des villes marchandes où se mêlent le swahili, l’arabe, le lingala, le français, et les cris des captifs. Il y implante des garnisons, instaure des taxes, nomme des délégués. Ce n’est pas encore un État, mais c’est déjà une domination territoriale. Le cœur de l’Afrique, avant même les Belges, est découpé par un homme noir au nom arabe.

Et c’est là que réside la complexité : peut-on appeler “collaboration” une expansion noire qui s’adosse à des logiques coloniales ? Peut-on parler de souveraineté quand elle repose sur des chaînes ? Ou faut-il dire que Tippu Tip, en marchand pragmatique, a simplement joué avec les règles d’un monde déjà pourri ?

Il faut aussi écouter ceux qu’on n’a pas laissés écrire : les résistants, les fuyards, les villages brûlés, les peuples déplacés, les lignages détruits. Car si Tippu Tip a enrichi Zanzibar, il a saigné le Congo.

Il y a dans ce silence une forme de vérité plus dure que toutes les archives : la richesse de quelques-uns ne s’est bâtie que sur la dévastation des autres. Et ce « quelques-uns », parfois, avait notre couleur.

L’homme qui rencontra Livingstone (1870–1880)

Tippu Tip, l’Africain qui a vendu l’Afrique

Dans les récits européens, Tippu Tip devient alors un personnage presque romanesque. Explorateur noir, parlant plusieurs langues, capable de négocier avec les puissances occidentales tout en dirigeant des armées de caravaniers.Un “allié” de la civilisation, nous dit-on. Mais il faut lire entre les lignes : les Européens l’admirent autant qu’ils s’en méfient.

C’est à cette époque qu’il rencontre David Livingstone, le célèbre missionnaire et explorateur britannique. Le contraste est saisissant : d’un côté, un homme blanc venu “abolir la traite” au nom de Dieu ; de l’autre, un homme noir qui en vit. Et pourtant, ils partagent la route, les repas, les nuits sous la tente. Il arrive même que Tippu Tip aide Livingstone à traverser des zones hostiles, lui fournisse des vivres ou des porteurs.

Ambiguïté parfaite. Car ce que Livingstone ne dit pas (ou préfère taire), c’est que sans ces “Arabes” comme Tippu Tip, aucun Européen ne pénétrait l’Afrique intérieure en vie.

Dans ces zones alors inconnues des puissances coloniales, Tippu Tip est roi sans couronne, chef de guerre, diplomate, commerçant. Les puissances occidentales négocient avec lui, lui reconnaissent une autorité de fait, en attendant de mieux le remplacer.

Mais lui, que pense-t-il de ces Européens ? Certains récits rapportent qu’il se méfie de leur avidité, qu’il comprend très tôt que leur présence est le prélude à une dépossession plus vaste. D’autres disent qu’il voit en eux une opportunité de légitimer son pouvoir face à ses rivaux arabes et africains. Entre diplomatie et duplicité, Tippu Tip tente de jouer sur tous les tableaux.

Mais peut-on vraiment croire qu’il n’ait pas vu venir l’inévitable ? Que ces hommes venus avec des croix et des cartes finiraient par redessiner les frontières à l’encre du sang ? Ou a-t-il, comme tant d’autres, cru que son pouvoir local pourrait survivre à la marche de l’Empire ?

Une chose est sûre : en traitant avec Livingstone, Stanley, ou Leopold II, Tippu Tip devient un maillon actif du projet colonial. Pas un simple figurant. Il ouvre les portes du continent à ceux qui viendront l’enchaîner.

Gouverneur des ténèbres (1880–1890)

1887. Zanzibar. Le monde bascule. Un contrat est signé entre deux hommes : Tippu Tip et Henry Morton Stanley, émissaire du roi Léopold II de Belgique. L’objet ? Nommer Tippu Tip gouverneur du district de Stanley Falls, dans ce qui deviendra le Congo Free State ; un euphémisme pour désigner l’enfer sur terre.

Tippu Tip, l’homme libre, devient gouverneur au nom d’un monarque européen. Il obtient un sceau, une fonction officielle, et le droit d’exercer son autorité sur un territoire aussi vaste que l’Allemagne. Un noir au service d’un roi blanc. Une alliance contre nature ? Ou l’ultime ruse d’un commerçant lucide qui pressentait la fin de son hégémonie ?

Dans ce territoire, le trafic continue. Mais désormais, il a l’aval d’un État. Tippu Tip impose des taxes, lève des troupes, régule les routes de l’ivoire… tout en devant composer avec une présence coloniale de plus en plus pressante. L’ambiguïté de son rôle culmine : collaborateur ? intermédiaire ? gouverneur fantoche ?

Son fils, Sefu bin Hamid, prend la relève sur le terrain. Mais très vite, les tensions explosent. Les Belges ne veulent plus de partage. Ils veulent l’exclusivité du contrôle. Ce sera la guerre arabo-congolaise (1892–1894). Sefu est tué. Les postes de Tippu Tip sont détruits. Ses alliés fuient ou se rendent. Son empire s’effondre.

Et là, une vérité nue apparaît : ce que les Européens donnent, ils le reprennent toujours. Tippu Tip croyait négocier sa survie. Il a servi d’outil de transition, un masque africain pour un projet européen.

Il rentre à Zanzibar, usé, vaincu, conscient que le vent de l’Histoire a tourné. Le Congo ne sera plus jamais entre des mains africaines. Il sera soumis, pillé, démembré ; avec, au début de la chaîne, un homme noir en turban blanc.

C’est cela, peut-être, la tragédie ultime : avoir voulu jouer avec les puissants, sans comprendre qu’on ne joue pas avec l’Empire. L’Empire joue avec toi.

Le marchand de mémoire (1890–1905)

Vieux, malade, mais toujours influent, Tippu Tip se retire dans sa demeure de Stone Town, au cœur de Zanzibar. Là, entre les murs de corail et les balcons sculptés, il entreprend ce que peu d’hommes de son monde ont fait avant lui : il écrit.

Son autobiographie, dictée en swahili, est l’un des premiers témoignages d’un Africain sur l’Afrique intérieure avant la colonisation totale. Il y raconte ses caravanes, ses alliances, ses expéditions, ses rapports avec les Européens. Il y raconte sa version de l’Histoire. Mais ce récit est une construction : aucune ligne sur les souffrances infligées, aucun mot pour les captifs, aucune introspection morale.

Il y a quelque chose d’effrayant dans cette posture sereine. Comme si la traite n’était qu’un commerce, un passage obligé dans le grand livre du monde. Tippu Tip ne se présente pas comme un bourreau. Il se voit comme un homme d’affaires, un négociant dans une époque où la violence était la norme. Ce récit est donc aussi une tentative de rédemption par la plume, mais sans confession.

Et pourtant, il reste. Ce texte existe. Et il nous renvoie à notre propre inconfort. Car il ne s’agit pas d’un Européen parlant de l’Afrique. Il s’agit d’un Africain parlant de lui-même, sans détour, sans excuses. Il devient, malgré lui, un témoin capital de ce que fut cette période trouble : la fin d’un monde ancien et l’annonce du colonial.

Tippu Tip meurt en 1905, l’année même où la Belgique prend officiellement possession du Congo, et où la barbarie de l’État libre est dénoncée par des voix comme celle de Casement ou Morel. Il meurt alors que l’histoire coloniale s’écrit désormais sans les Africains.

Mais son silence sur les victimes, son refus d’assumer une part de responsabilité, sont autant de lignes vides que nous devons aujourd’hui remplir. Car écrire l’Histoire ne suffit pas. Encore faut-il savoir qui parle. Et pour qui.

Décoloniser le récit autour de Tippu Tip

Tippu Tip ne figure dans aucun manuel scolaire. Son nom ne résonne ni comme celui d’un héros, ni comme celui d’un bourreau. Il flotte, dans une zone grise. Trop africain pour être blâmé par l’Europe. Trop complice pour être salué par l’Afrique.

Et pourtant, il faut en parler. Non pas pour lui construire une statue. Mais pour déconstruire un mythe plus vaste : celui d’une Afrique uniquement victime.

Car l’Histoire est plus complexe. Oui, l’Afrique a été brisée, dévastée, exploitée par des puissances coloniales brutales. Mais des mains noires ont parfois tenu les chaînes. Des figures africaines, parfois brillantes, ont servi des logiques impériales ; par ambition, par opportunisme, par peur ou par orgueil.

Décoloniser le récit, ce n’est pas réécrire l’histoire pour qu’elle nous flatte. C’est lui rendre sa profondeur, son humanité, ses contradictions. Tippu Tip nous force à poser les bonnes questions :

  • Peut-on être Africain et oppresseur ?
  • Peut-on dénoncer l’esclavage atlantique tout en ignorant les traites orientales ?
  • Peut-on pardonner sans comprendre ?

Aujourd’hui, le nom de Tippu Tip est encore honoré à Zanzibar par certains comme un bâtisseur, un commerçant brillant, un visionnaire. D’autres le dénoncent comme l’un des plus grands marchands de chair humaine de son temps. Les deux ont raison. Et c’est là que réside notre devoir de mémoire : refuser les raccourcis. Affronter les zones d’ombre. Nommer les choses.

Car ce n’est qu’en regardant en face nos fantômes que nous pourrons écrire une autre histoire. La nôtre. Complète. Digne. Humaine.

Sources

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Avant 1848, les Noirs en France étaient théoriquement libres. Mais entre lois racistes, exclusions et discriminations, leur égalité restait une illusion.

Libres, mais jamais égaux : le paradoxe français

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Paris, 1781.
Un jeune homme entre dans un salon littéraire de la haute société. Il a la peau sombre, le port droit, l’accent aristocratique. Certains le reconnaissent : c’est un violoniste virtuose, excellent escrimeur, enfant reconnu d’un planteur créole et d’une esclave affranchie.
On l’appelle Joseph Bologne, chevalier de Saint-George.

Ce soir, il ne jouera pas. Il écoutera, sourira, brillera ; à distance. Car si la France de l’Ancien Régime tolère parfois la couleur, elle ne la célèbre jamais pleinement.
Il est là, mais il n’a pas le droit d’épouser une Blanche. Il est noble, mais ne peut prétendre à certaines charges. Il est libre, mais son existence reste un objet d’interrogation : comment un Noir peut-il être à ce point… Français ?

Cette scène n’est pas une exception. Entre 1650 et 1850, des centaines, puis des milliers d’Africains, de Caribéens, de métis, foulent le sol de France. Certains viennent des colonies. D’autres sont nés ici. Ils sont musiciens, domestiques, soldats, diplomates, boutiquiers, servantes ou orphelins placés chez les grands. Leur liberté est proclamée depuis 1315, mais leurs droits ne cessent d’être restreints : interdiction d’entrer sur le territoire (1777), d’épouser des Blancs (1778), fichage systématique, surveillance, exclusions invisibles. L’égalité n’est qu’un mot.

La République se glorifie d’avoir aboli l’esclavage en 1848, mais oublie souvent ce qu’il s’est passé avant. Oublie que sur son propre sol, pendant deux siècles, elle a accepté la présence de Noirs ; à condition qu’ils restent à leur place. Cette histoire, c’est celle d’une liberté sans égalité. D’une humanité tolérée, mais jamais pleinement accueillie.

Aujourd’hui, elle mérite d’être dite. Non comme une note de bas de page, mais comme une part essentielle de ce que la France a été.

Une liberté proclamée, mais conditionnelle (1315 – 1777)

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

On aime le rappeler dans les cercles républicains : la France aurait aboli l’esclavage dès le XIVe siècle. En 1315, le roi Louis X le Hutin proclame :

« Le sol de France affranchit l’esclave. »

Ce texte est souvent cité comme preuve d’un humanisme précoce, d’un socle égalitaire avant l’heure. Mais la réalité est tout autre. Ce décret n’est pas né d’un élan antiraciste, mais d’une volonté juridique : interdire l’esclavage féodal sur le sol royal pour affirmer l’autorité du roi face aux seigneurs. Il ne concerne ni les Africains, ni les futurs esclaves des colonies. Et surtout, il ne fut jamais réellement appliqué. Car si la loi affranchit, l’administration, elle, oublie souvent de suivre.

Dès le XVIIe siècle, on peut voir des hommes et femmes noires servir à Paris, à Bordeaux ou à Versailles ; sans que leur liberté ne fasse l’objet d’un consensus.

Quand Louis XIV bâtit l’empire colonial français, il ne s’embarrasse pas de principes contradictoires. D’un côté, le sol de France serait incompatible avec l’esclavage. De l’autre, le roi met en place le Code noir (1685), qui légalise l’esclavage dans les Antilles et en Guyane. L’esclave devient bien meuble, vendu, transmis, puni à merci.

Mais lorsque des maîtres créoles veulent amener leurs esclaves avec eux en métropole, le flou juridique refait surface. Peut-on être esclave à Paris ? Peut-on punir un « nègre » en public à Bordeaux ? Peut-on vendre un domestique antillais à Marseille ?

Pour tenter de clarifier les choses, plusieurs édits sont promulgués :

  • En 1716, un texte reconnaît implicitement la possibilité d’avoir des esclaves en métropole, mais limite leur présence à trois ans.
  • En 1738, un nouvel édit impose le recensement obligatoire de tous les « nègres et autres gens de couleur » présents sur le territoire français.
  • L’interdiction des mariages avec des Blancs est introduite dans certains cas.

Ces lois sont souvent contournées, contestées, voire annulées par certains parlements locaux. Celui de Paris, réputé frondeur, se montre particulièrement réticent à appliquer ces mesures racistes. Il affranchit plusieurs esclaves par principe, au nom de l’honneur du sol français.

Malgré les lois et les débats, la présence noire en métropole devient un fait social.
Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, plusieurs milliers de Noirs et métis vivent en France, principalement à Paris, Nantes, Bordeaux et dans les ports de la Méditerranée.

Ils sont domestiques chez les nobles, pages exotiques dans les salons, musiciens dans les orchestres privéssoldats dans certaines compagniesboutiquiersartisansservantescuisiniersmodèles de peintureacteurs dans les ménageries royales, parfois protégés par des personnalités influentes.

Quelques noms émergent :

  • Jean Boucaud, affranchi par le parlement de Paris dès 1738.
  • Pampy et Julienne, esclave et esclave affranchie, devenus libres à Paris en 1776.
  • Zamor, esclave de Madame du Barry, éduqué, affranchi, mais toujours assigné à un statut ambigu.

Cette population vit dans un entre-deux : ni réduite en esclavage formel, ni pleinement citoyenne. Elle est tolérée dans l’apparat, l’ornement, la domesticité ; mais jamais dans l’égalité.

1777 : la racialisation de l’espace public français

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Le 9 août 1777, un événement passe inaperçu dans les rues de Paris, mais marque un tournant juridique décisif dans l’histoire noire de France. Le Conseil du roi promulgue un arrêt interdisant l’entrée en métropole aux Noirs, mulâtres et autres gens de couleur, libres comme esclaves. La loi ne se cache même pas derrière l’euphémisme : il s’agit d’une mesure raciale assumée. Elle ne parle pas de statut juridique, mais de couleur de peau. La pigmentation devient critère d’exclusion.

Derrière cet acte d’apparence administrative, c’est tout l’espace public français qui commence à se reconfigurer selon une logique raciale. L’obsession des autorités n’est pas tant d’interdire l’esclavage ; déjà instable juridiquement en métropole ; mais de limiter la présence visible des Noirs dans les villes françaises.

L’élite blanche s’inquiète de la “contamination” de l’espace social. Le port de Marseille, la cour de Versailles, les salons parisiens : trop de visages sombres y circulent à leur goût. Trop de créoles, trop de domestiques affranchis, trop de fils de famille “métis”, trop de libertés qui détonnent avec la hiérarchie raciale des colonies.

Pour faire appliquer cette politique, l’État crée un organe inédit : le bureau des gens de couleur.
Sa mission :

  • recenser tous les Noirs, mulâtres, métis et assimilés vivant sur le sol français,
  • contrôler leurs papiers,
  • vérifier leur “légitimité à être là”,
  • et, si besoin, organiser leur expulsion.

C’est une prémisse du fichage racial moderne. Chaque homme noir devient suspect. Chaque femme métisse doit prouver son “utilité” ou son origine noble. Le fantasme sécuritaire et moral se mêle : on craint les mariages mixtes, les unions “contre nature”, les héritages illégitimes. On surveille les naissances, les fréquentations, les fortunes.

Cette administration de la couleur ne se contente pas de gérer une population. Elle produit une lecture raciale du territoire national. À partir de 1777, le noir devient un élément perturbateur de l’ordre public, non parce qu’il trouble cet ordre par ses actes, mais par sa seule présence.

Un an après, en 1778, une nouvelle couche est ajoutée à la ségrégation : l’interdiction du mariage entre Blancs et gens de couleur. L’union interraciale, tolérée jusque-là (notamment chez certains aristocrates créoles) devient désormais illégale.

Cette loi, loin d’être anodine, agit comme un verrou symbolique. Elle signifie :

  • Vous pouvez être éduqué, riche, civilisé ; mais vous restez en dehors de la communauté nationale.
  • Vous n’avez pas le droit de transmettre votre nom, votre statut, votre lignée.
  • Votre descendance ne sera jamais considérée comme pleinement française.

C’est une rupture majeure dans l’histoire du droit français. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, l’État interdit non plus seulement un statut, mais un amour. Un corps noir peut travailler, servir, jouer du violon, combattre… mais il ne peut épouser.

Ce n’est pas seulement une politique de mœurs. C’est une stratégie de contrôle de l’héritage. Dans une France où le statut social dépend de la transmission, interdire les mariages mixtes revient à figer les Noirs dans un statut d’étrangeté permanente.
On peut tolérer leur présence, tant qu’elle reste ponctuelle, décorative, marginale.
Mais leur installation, leur intégration, leur procréation deviennent inacceptables.

Les figures noires sont donc enfermées dans une impasse :

  • Celles et ceux qui réussissent deviennent suspect·es.
  • Ceux qui aiment deviennent criminels.
  • Ceux qui revendiquent deviennent dangereux.

L’arrêt de 1777 et la loi de 1778 ne sont pas des anomalies. Ce sont les premières pierres d’un système français de racialisation juridique. Et, déjà, un laboratoire des politiques raciales futures.

Une élite noire sous surveillance : privilèges tolérés, égalité refusée

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Il était tout ce que la France disait valoriser : un musicien surdoué, un escrimeur invaincu, un homme de lettres, un officier de cavalerie. Il était, aussi, un homme noir, fils d’un planteur noble et d’une esclave affranchie de Guadeloupe.

Joseph Bologne, chevalier de Saint-George, incarne mieux que quiconque le paradoxe français. À la fois célébré et écarté. Admis dans les salons, mais jamais dans les lignées.
Commandant d’une garde nationale… mais exclu du mariage, de la magistrature, de l’armée régulière.

Malgré son talent exceptionnel, Louis XVI lui refuse la direction de l’Opéra de Paris, sous la pression de trois cantatrices blanches qui s’indignent à l’idée d’être dirigées par un “mulâtre”.

Il n’est pas victime d’un déni de compétence. Il est victime de ce que sa compétence dérange. Car un homme noir qui excelle dans l’art français menace le récit de supériorité blanche.

La fin du XVIIIe siècle voit apparaître une petite élite noire ou créole instruite, fortunée, parfois noble. Mais ces hommes (nés libres ou affranchis, souvent propriétaires, parfois artistes) ne sont jamais considérés comme pleinement français.

  • Julien Raimond, riche planteur de Saint-Domingue, milite à Paris pour les droits civiques des gens de couleur libres. Il est entendu, mais sans cesse repoussé dans l’espace colonial.
  • Guillaume Guillon Lethière, peintre métis, devient professeur, puis directeur de l’Académie de France à Rome, mais son origine reste un stigmate.
  • Thomas Alexandre Dumas, général de la République et père du futur romancier, brave les Alpes avec Bonaparte. Il est admiré pour sa bravoure, mais on lui refuse les honneurs qu’un blanc aurait reçus sans discussion.

Ces hommes incarnent une fracture : ils sont à l’intérieur du récit national, mais jamais au centre. Ils sont tolérés pour leur utilitérespectés pour leurs talentsutilisés pour leur valeur symbolique, mais écartés dès qu’ils réclament l’égalité.

La place des femmes noires dans cette élite fantôme est encore plus marginale, et souvent fantasmée. Elles ne sont ni citoyennes, ni héritières, ni sujettes politiques. Elles sont allégories.

  • Ourika, personnage de roman inspiré d’un fait réel, est une jeune Sénégalaise élevée dans un couvent aristocratique. Cultivée, douce, brillante, elle tombe amoureuse d’un jeune noble. Mais la société lui refuse cette union. Elle finit recluse, entre folie et chagrin, incapable de vivre dans un monde qui lui interdit d’aimer.
    Ourika n’est pas seulement un drame romantique : elle est le symbole de l’impossibilité d’être femme, noire et digne en France.
  • La Mauresse de Moret, que la rumeur disait fille de la reine Marie-Thérèse, est élevée dans un couvent royal. Sa peau noire intrigue, effraie, fascine. Elle n’eut aucun rôle officiel, aucun droit reconnu ; mais son simple corps noir dans un espace royal devient un objet de controverse.

Ces figures féminines, bien que rarement actives politiquement, révèlent une chose essentielle : même lorsqu’on les éduque, même lorsqu’on les protège, les femmes noires sont enfermées dans un statut de figure littéraire, jamais de sujet de droit.

Tous ces destins (Saint-George, Raimond, Lethière, Dumas, Ourika) dessinent les contours d’un plafond de verre racialisé avant l’heure. Ils montrent que la France, même avant le mot “colonisation”, avait déjà bâti un ordre racial d’exclusion douce.

  • On pouvait être noir et brillant, mais pas reconnu.
  • Noir et militaire, mais pas honoré.
  • Noir et aimé, mais pas marié.
  • Noir et utile, mais jamais citoyen à part entière.

Ce racisme sans esclavage est peut-être encore plus pernicieux :
il permet à la France de se croire juste, éclairée, égalitaire ; tout en maintenant une hiérarchie de sang, de peau, d’héritage.

Une hiérarchie dont on ne parlait pas dans les lois… mais que chacun, dans les salons, les académies, les tribunaux, savait lire.

La Révolution et ses trahisons (1791 – 1802)

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

La Révolution française éclate avec fracas, brandissant l’étendard des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité. Pour les Noirs de France (qu’ils soient créoles, affranchis, métis ou descendants d’esclaves) c’est un souffle d’espoir.

En mai 1791, après de vifs débats, l’Assemblée nationale vote un décret historique : les hommes de couleur libres nés de parents libres ont les mêmes droits que les citoyens blancs. Ce n’est pas encore l’abolition de l’esclavage, mais c’est une reconnaissance symbolique immense : les barrières raciales tombent, du moins en droit.

Cette décision est portée par des figures noires majeures comme Julien RaimondVincent Ogé et Jean-Baptiste Belley, qui plaident à Paris pour l’égalité des droits civiques.
À Saint-Domingue, en Guadeloupe, en Martinique, la nouvelle fait trembler les planteurs blancs : ils voient venir la chute de leur hégémonie. En métropole, c’est une parenthèse. Brève, fragile. Mais réelle.

Pour la première fois, la République dit : la couleur ne doit plus déterminer la citoyenneté.

Le 4 février 1794, la Convention vote l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises. Les esclaves deviennent libres et citoyens.

Cette mesure révolutionnaire bouleverse le monde atlantique. Elle consacre la révolte des esclaves à Saint-Domingue, menée par Toussaint Louverture, comme moteur du changement. Elle confirme aussi la présence noire dans la République : Jean-Baptiste Belley, ancien esclave devenu député de Saint-Domingue, siège à l’Assemblée.

En France métropolitaine, cette abolition se traduit par une visibilité accrue des Noirs dans l’espace public. On les voit dans les clubs révolutionnaires, les bataillons, les ateliers. Certains reçoivent des affectations militaires, des fonctions administratives.
Thomas Alexandre Dumas, général républicain, commande une armée dans les Alpes.
Saint-George, qui avait été mis à l’écart sous Louis XVI, reprend du service.

Pour un court moment, l’égalité semble possible. Mais c’est un leurre.

Quand Napoléon Bonaparte prend le pouvoir, l’ordre revient. Et avec lui, les hiérarchies raciales.

En mai 1802, le Premier Consul fait voter une loi rétablissant l’esclavage dans les colonies, sur la base d’un argument économique : les planteurs veulent retrouver leurs privilèges.
Mais le rétablissement ne se limite pas aux îles. Sur le sol métropolitain, les Noirs deviennent indésirables.

Sans loi explicite, Napoléon fait expulser les Noirs “trop visibles”, surtout ceux venus des colonies. Il dissout des unités militaires où ils étaient nombreux. Il interdit les mariages mixtes, comme sous l’Ancien Régime. Il rétablit la censure, le contrôle des papiers, la surveillance policière.

Le général Dumas est mis à l’écart, humilié, privé de solde. Il meurt pauvre, oublié.
Jean-Baptiste Belley meurt en prison, discrédité. Saint-George est à nouveau rejeté, malgré ses états de service. Tous les visages noirs de la République disparaissent des gravures officielles.

Entre 1791 et 1802, les Afrodescendants ont tout connu :

  • l’espoir de l’égalité,
  • la fierté d’être intégrés à la nation,
  • puis la trahison, brutale, silencieuse, impunie.

Napoléon n’a pas seulement rétabli l’esclavage. Il a raturé la promesse républicaine. Il a remis en place les frontières raciales de l’Ancien Régime, avec plus d’efficacité, plus de force administrative, plus de cynisme.

La République noire qui aurait pu naître a été étouffée dans l’œuf. Et avec elle, les mémoires de ceux qui l’avaient rêvée.

Vers une normalisation fragile (1804 – 1848)

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Après 1804, la France entre dans l’ère des faux-semblants. L’Empire napoléonien, puis la monarchie restaurée, prétendent avoir tourné la page des excès révolutionnaires ; tout en institutionnalisant le retour à l’ordre racial.

Aucune loi ne dit explicitement que les Noirs n’ont pas leur place en métropole.
Mais tout, dans l’organisation administrative, sociale et symbolique, contribue à les rendre invisibles.

L’accès à certaines professions leur est implicitement refusé. L’administration repère les “individus de couleur” dans les grandes villes, et s’inquiète dès qu’ils sont trop nombreux au même endroit. Le fichage, amorcé dès 1777, se poursuit dans les préfectures et commissariats.

La tolérance devient conditionnelle :

« Sois discret, utile, et surtout seul. »

Le Noir acceptable est isoléintégré à une domesticité blanchesans projet de lignée.
Il peut être violoniste, comme Saint-George l’était. Il peut être peintre, militaire ou ouvrier.
Mais jamais leader, marié à une blanche, propriétaire d’un bien ou porteur d’une vision politique.

Pourtant, les Noirs ne disparaissent pas du territoire français.

Au contraire, la présence afrodescendante continue à Paris, Bordeaux, Marseille, principalement issue des colonies françaises et des anciennes possessions.

  • Certains sont descendants de soldats noirs venus avec l’armée révolutionnaire.
  • D’autres sont des anciens esclaves affranchis après 1794, puis revenus en métropole.
  • Quelques-uns sont nés en France de pères blancs et de mères noires, dans une ambiguïté juridique totale.

On les retrouve dans les ports, les casernes, les théâtres, les ateliers.
Ils sont cochers, musiciens, blanchisseurs, modistes, parfois cabarettiers.
Mais jamais considérés comme une communauté.
Tout est fait pour nier leur existence collective.

Il n’y a ni école dédiée, ni lieu de mémoire, ni représentation politique, ni reconnaissance symbolique.

En 1826, une ordonnance de Charles X interdit à tout individu “étranger ou ancien esclave” de séjourner plus de deux mois sur le territoire français sans autorisation spéciale.
Cette mesure ne vise personne explicitement ; mais dans les faits, elle s’applique presque uniquement aux Noirs. C’est un racisme administratif, feutré, mais redoutable.

Et pourtant, dans les interstices, certains continuent à exister. On note des mariages (souvent illégaux) entre femmes blanches et hommes noirs. Des enfants métis naissent, sans statut clair. Des figures afrodescendantes jouent dans les théâtres populaires, dans les cafés-concerts.

Leur présence dérange moins qu’avant, mais elle ne rassure pas non plus.
L’égalité n’est pas combattue frontalement : elle est simplement différée, refusée par inertie.

Lorsque la Deuxième République abolit l’esclavage en avril 1848, dans la foulée des révolutions européennes, elle le fait dans les colonies. Mais en métropole, aucune mesure ne vient réparer les discriminations subies par les Noirs libres depuis deux siècles.

Pas de reconnaissance. Pas d’indemnisation pour ceux stérilisés dans leur dignité, entravés dans leurs droits, effacés des archives.
Rien.

La République se veut aveugle à la couleur ; mais elle n’efface que le passé blanc.

L’égalité est proclamée, sans jamais nommer ceux à qui elle a été si longtemps refusée.

Une histoire française effacée, mais décisive

Noirs en France avant l’abolition : libres, mais jamais égaux

Ils n’étaient pas des ombres. Ils n’étaient pas des anecdotes. Ils étaient présents. Massifs par leur solitude. Puissants par leur silence.

De Saint-George à Ourika, de Dumas à Jean Amilcar, en passant par Zamor, Boucaud ou la Mauresse de Moret, les Afro-descendants présents en France entre 1650 et 1848 ne furent ni esclaves, ni pleinement libres. Ils vécurent entre les lignes. Dans une République qui n’existait pas encore, mais dont ils incarnaient déjà le dilemme : comment proclamer l’universalité en excluant certains corps ?

L’histoire officielle parle d’eux comme d’exceptions. Mais l’exception, ce fut le droit qu’on leur refusa. Pas leur génie. Pas leur humanité. Pas leur présence.

Ces hommes et ces femmes noirs ont été les catalyseurs muets d’un débat français toujours inachevé :

Où commence l’égalité ? Sur le sol ? Dans le sang ? Par la filiation ? Et quand l’histoire ne vous nomme pas, que reste-t-il de votre liberté ?

On dit souvent que la République est née en 1789. Mais on oublie que ses fondations ont été creusées sur des silencessur des exclusionssur des visages qu’on a préférés oublier. Les Noirs en France avant l’abolition sont les témoins de ce déni.

Aujourd’hui, réhabiliter leurs noms, leurs luttes, leurs élans, ce n’est pas réparer le passé :
C’est rendre le présent plus vrai. Et c’est ouvrir un espace où la mémoire noire ne sera plus un supplément d’histoire, mais une page centrale de la conscience française.

Sources

Ils étaient noirs dans l’Allemagne nazie

Ils ont vécu, résisté, souffert sous Hitler. Voici l’histoire effacée des Noirs dans l’Allemagne nazie, entre silence, stérilisation et survie.

À l’ombre des croix gammées, des visages noirs

Ils étaient noirs dans l’Allemagne nazie
« Das Ergebnis! » (Le résultat !) et en bas « Der Rassestolz schwindet » (La fierté raciale disparaît)

Berlin, 1938. Dans la fumée épaisse d’un cabaret mal éclairé de Kreuzberg, un saxophone pleure une mélodie interdite. Sur scène, un musicien noir, costume trop large, cravate défraîchie, souffle dans son cuivre comme s’il pouvait expulser l’Histoire d’un seul souffle. En coulisse, les bottes claquent déjà sur les pavés. Le jazz est une insulte, une « musique dégénérée », un poison nègre venu d’Amérique. Mais pour ce musicien – et pour ceux qui l’écoutent, figés entre frisson et fascination – c’est un dernier acte de présence.

Qu’est-ce que cela signifie d’être noir dans l’Allemagne d’Hitler ?

Pas seulement une différence. Une anomalie. Une cible. Une silhouette qui dérange l’idéologie raciale du Reich. Trop visible pour passer inaperçue, mais trop peu nombreuse pour émouvoir les mémoires. Les Afro-Allemands, enfants métis de la colonisation ou fruits du scandale rhénan, ont grandi dans une société qui les regardait comme des erreurs biologiques. Ils n’étaient ni soldats ni prisonniers de guerre. Ils étaient… là. Oubliés des grandes commémorations. Effacés des livres d’histoire. Mais bien présents dans l’espace social – cabarets, cirques, films coloniaux, camps.

Entre stérilisation forcée, humiliations publiques, exclusion légale, résistances silencieuses ou compromissions tragiques, ces visages noirs ont traversé le Troisième Reich à la marge, dans une danse périlleuse avec la mort. Certains ont survécu à la seule force de leur anonymat. D’autres ont payé d’avoir voulu être reconnus. Quelques-uns ont servi les nazis. Quelques autres ont combattu contre eux. Mais tous portent les cicatrices d’une époque qui ne les voyait que comme des tâches à effacer.

Car cette histoire n’est pas qu’allemande. Elle est diasporique. Elle parle du corps noir dans l’espace blanc de la violence extrême. Elle parle des silences d’après, des archives mutilées, des témoins esseulés. Elle parle aussi de nous, de nos oublis, de nos urgences.

Cet article est un acte de mémoire. Une tentative de rendre aux invisibles leur nom, leur visage, leur voix. Car même à l’ombre des croix gammées, des visages noirs ont résisté. Et cela mérite d’être dit.

Héritage colonial et présence noire en Allemagne avant Hitler

Bien avant que les croix gammées ne s’imposent dans les rues, bien avant les premières stérilisations médicalisées et les discours raciaux d’Hitler, des visages noirs existaient déjà sur le sol allemand. Leur présence n’était pas un accident, encore moins une erreur. Elle était le fruit direct de l’Histoire ; d’un empire colonial africain oublié, de circulations transcontinentales, de curiosité, d’ambition ou d’asservissement.

À la fin du XIXe siècle, l’Allemagne possédait plusieurs colonies africaines : le Cameroun, le Togo, le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), l’Afrique orientale allemande (aujourd’hui Tanzanie, Rwanda, Burundi). De ces territoires, le Reich impérial avait ramené non seulement des ressources et des soldats, mais aussi des hommes et des femmes. Certains furent exhibés dans des Völkerschauen ; ces “zoos humains” dans lesquels on montrait les “peuples primitifs” aux badauds allemands. D’autres vinrent volontairement, dans l’espoir de poursuivre des études, de travailler comme artisans ou de servir comme interprètes, musiciens, domestiques. Une minorité parvint à fonder famille.

En 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, Berlin abritait une petite communauté noire d’environ 1 800 personnes. La capitale prussienne devenait alors un lieu paradoxal : d’un côté, elle était une scène culturelle où les artistes africains ou afrodescendants pouvaient se produire dans les cabarets et les cirques. De l’autre, elle était un laboratoire raciologique où les anthropologues mesuraient des crânes pour prouver la prétendue infériorité des Noirs.

Cette double réalité (spectacle et stigmatisation) allait bientôt basculer dans la violence pure.

Après l’armistice de 1918, la République de Weimar naît sur les cendres d’un empire humilié. L’Allemagne perd ses colonies. Mais une blessure plus intime obsède les nationalistes : la présence des troupes coloniales françaises en Rhénanie, territoire allemand occupé dès 1920. Ces soldats venus du Sénégal, du Maghreb ou de Madagascar provoquent un tollé. Non pas pour leurs armes, mais pour leur couleur de peau. Pour ce qu’ils représentent : la domination de l’homme noir sur le sol de l’homme blanc.

Une campagne de propagande déferle alors sous le nom de “Honte noire” (Schwarze Schmach). Des affiches montrent des soldats africains menaçants, accusés de violer des femmes allemandes, de porter atteinte à la pureté de la race. La presse, les caricaturistes, les intellectuels d’extrême droite s’emparent du thème. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler écrit :

“Les Juifs ont amené les Nègres en Rhénanie […] afin de détruire la race blanche détestée par l’abâtardissement.”

L’objectif n’est pas seulement de salir les soldats noirs. Il s’agit d’installer dans l’imaginaire collectif une peur viscérale : celle du sang noir. C’est dans cette atmosphère empoisonnée qu’apparaît la figure du “bâtard de Rhénanie” ; ces enfants nés de mères allemandes et de pères africains, le plus souvent soldats de l’armée française. Aux yeux des nazis, ils incarnent le chaos, l’humiliation, le crime génétique. Leur simple existence est un problème politique.

Les Noirs vivant en Allemagne entre 1914 et 1933 évoluent ainsi dans un entre-deux : tolérés sans être pleinement acceptés, intégrés sans jamais appartenir. On les applaudit sur scène, mais on les expulse des écoles. On les utilise dans les films coloniaux, mais on nie leur droit à la citoyenneté. Dans les arrière-salles des cafés berlinois, dans les dortoirs de Hambourg, dans les cirques ambulants de Rhénanie, ils composent avec l’hostilité, l’exotisation et la solitude.

Ce n’est donc pas avec la montée d’Hitler que commence leur calvaire, mais bien avant, dans les plis d’une société qui les a toujours vus comme des anomalies. Le Troisième Reich ne fera qu’industrialiser ce mépris, le codifier, l’institutionnaliser.

Mais avant l’arrivée des croix gammées, les visages noirs portaient déjà en eux la peur des puissants : celle d’un monde que l’on ne pouvait pas complètement contrôler.

Législation raciale et contrôle des corps noirs

1935. Tandis que l’Allemagne accélère sa mue totalitaire, les lois de Nuremberg codifient l’impensable : la hiérarchisation officielle de l’humanité. On y distingue désormais les « êtres de sang allemand » des autres ; les Juifs, bien sûr, mais aussi les Noirs, nommés à demi-mot, comme une tache gênante qu’on n’ose pas encore regarder en face.

Dans l’article 13, l’un des plus explicites, il est écrit :

« La terre ne peut appartenir qu’à celui qui est de sang allemand ou apparenté. N’est pas de sang allemand celui qui a, parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir. »

(Source : Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis)

Avec cette phrase, être noir cesse d’être une couleur ou une origine. Cela devient une faute génétique, une souillure héréditaire. À partir de là, toute une série de mesures invisibilisent, marginalisent, puis enferment. Les Afro-Allemands sont déchus de leur citoyenneté. Leurs passeports sont confisqués.

Le service militaire leur est interdit ; mais pas les convocations policières. Les mariages avec des personnes “de sang allemand” sont proscrits, ceux déjà enregistrés sont annulés. L’université leur ferme ses portes. On les chasse des piscines publiques, des hôtels, des écoles. L’interdit est partout, mais rarement crié. Il se glisse dans les plis du quotidien, avec la régularité mécanique d’une oppression froide.

Le silence est une stratégie de survie. Mieux vaut ne pas faire de bruit, ne pas se faire remarquer, ne pas montrer qu’on existe. Pour certains, c’est la seule manière de rester libre. Pour d’autres, ce sera vain.

Si la couleur noire est jugée impure, c’est surtout parce qu’elle peut se transmettre. Aux yeux des nazis, le vrai crime, ce n’est pas d’être noir : c’est de pouvoir le devenir par filiation. Le ventre des femmes allemandes devient alors un champ de bataille biologique. Et les enfants métis, le fruit d’une défaite inavouable.

En 1937, le régime nazi met en place un plan spécifique : la stérilisation systématique des enfants métis de Rhénanie. L’opération est confiée à la Sonderkommission 3, dirigée par le tristement célèbre docteur Eugen Fischer, pionnier des études eugénistes en Namibie, où il avait déjà expérimenté sur les femmes Herero et Nama pendant le génocide de 1904.

Ces enfants, souvent nés d’unions entre des soldats noirs français (tirailleurs sénégalais, malgaches, marocains…) et des Allemandes pendant l’occupation de la Rhénanie, sont enlevés à leurs familles, examinés, fichés, puis opérés de force. On parle de plus de 400 jeunes gens stérilisés, parfois à l’adolescence, parfois dans l’enfance.

Certaines erreurs administratives révèlent l’ampleur du zèle : une jeune fille, fille d’un diplomate libérien, se retrouve raflée par erreur et envoyée dans un centre de stérilisation. Aucun recours n’est possible. Aucune justice ne sera jamais rendue.

Ces interventions chirurgicales, faites sans consentement, sans anesthésie complète parfois, laissent des séquelles physiques ; mais surtout, des blessures intimes que personne ne soigne. L’État nazi a voulu couper la lignée. Tuer la descendance sans avoir à tuer les corps.

Dans l’Allemagne nazie, la logique raciale ne se limite pas à la biologie. Elle infiltre aussi l’imaginaire, la culture, l’avenir. Être noir, c’est être exclu du projet national. C’est ne pas avoir de rôle à jouer dans le futur, sauf celui de figuration dans les spectacles coloniaux ou les films de propagande. C’est vivre sans école, sans papier, sans voix.

Ce que les lois ne tuent pas physiquement, elles tuent symboliquement. Elles disent aux jeunes afro-allemands :

“Tu n’es pas chez toi ici, tu ne l’as jamais été, tu ne le seras jamais.”

Et pourtant, ces jeunes vivent, aiment, rêvent, malgré tout. Certains cherchent à fuir, d’autres à s’effacer, d’autres encore, par instinct ou par courage, choisissent de s’exposer. Mais tous doivent composer avec une certitude terrifiante : ici, même l’existence la plus discrète peut faire de vous une cible.

Survivre dans l’ombre

Dans l’Allemagne d’Hitler, être noir, c’est habiter le territoire de l’ambigu. On n’est ni citoyen, ni déporté systématique. Ni visible dans les archives, ni totalement absent. On flotte, on rase les murs, on apprend à disparaître. Certains Afro-Allemands adoptent une stratégie de repli total : éviter les foules, limiter les interactions, ne pas répondre aux provocations. La rue est un piège. L’école est un terrain miné. Un simple regard peut devenir accusation. Une parole, un motif d’interrogatoire.

Theodor Wonja Michael, né en 1925 à Berlin, fils d’un Camerounais et d’une Allemande, se souviendra :

« Je n’étais nulle part. Trop allemand pour être africain. Trop africain pour être allemand. Trop humain pour le régime. »

Refusé à l’université, interdit de Wehrmacht, il devient portier, puis figurant dans les films coloniaux du régime. Il sait que son emploi n’est pas un métier : c’est une mise en scène tolérée, un rôle écrit pour des Noirs qui doivent ressembler à ce que le Reich veut montrer du continent africain. Et pourtant, il continue. Car le théâtre, même déformé, est parfois le seul lieu de survie.

Le prix de la discrétion est lourd : c’est renoncer à l’identité, à la revendication, à la protestation. Mais pour beaucoup, c’est le seul choix pour ne pas disparaître.

En parallèle des exclusions, l’État nazi déploie une autre stratégie : intégrer les Noirs là où il peut les instrumentaliser. C’est le cas des spectacles coloniaux, vitrines mises en place pour rassurer l’opinion allemande sur le prétendu rôle bienfaisant du Reich en Afrique.
Le plus connu, le Deutsche Afrika-Schau, parcourt l’Allemagne avec ses troupes d’artistes noirs. On y danse, on y chante, on y mime une Afrique rêvée ; douce, docile, souriante. Certains y voient une chance de gagner un salaire, d’échapper aux rafles. D’autres y voient une compromission.

Des figures comme Bayume Mohamed Husen y participent. Né à Dar es Salam, ancien combattant dans les troupes coloniales allemandes, il tente d’exister dignement en Allemagne. Mais à force d’exister, il dérange. À cause d’un simple papier administratif oublié, il est arrêté, interné à Sachsenhausen, et y meurt dans le silence glacé du camp, le 24 novembre 1944.

Le paradoxe est cruel : plus on joue le jeu du régime, plus on devient vulnérable. Ces spectacles offrent une fausse sécurité (un emploi, une visibilité) mais au fond, ils sont un piège. Une cage dorée qui peut se refermer à tout moment.

Si la Résistance noire en Allemagne nazie n’a pas pris la forme d’un soulèvement collectif, elle a existé à travers des gestes minuscules et courageux. Certains refusent de jouer dans les films coloniaux. D’autres aident des prisonniers de guerre africains en cachette. Quelques figures militantes comme George Padmore, originaire de Trinité-et-Tobago, tentent d’organiser une solidarité noire à Hambourg, avant d’être expulsées.

En 1933, Hilarius Gilges, communiste noir de Düsseldorf, est assassiné par les nazis. Il n’était ni riche, ni célèbre, ni diplomate. Il était un poing levé dans la nuit brune. Un rappel que l’insubordination noire, même isolée, était perçue comme un danger fondamental.

Le jazz, interdit, continue pourtant à vibrer dans certaines caves berlinoises. Des musiciens noirs ou métis, parfois accompagnés de Juifs ou d’intellectuels “dégénérés”, jouent encore, comme un bras d’honneur à la haine raciale. Ces instants ne sont pas seulement des concerts : ce sont des actes de résistance.

Ce qui frappe, dans ces trajectoires, c’est la complexité. Il n’y a pas de héros parfaits, ni de traîtres absolus. Il y a des vies prises en étau entre la peur, la survie, la dignité et la trahison. Il y a des gens qui ont choisi la scène pour échapper à la stérilisation. D’autres qui ont quitté leurs enfants pour les protéger. D’autres encore qui ont refusé de se taire, et sont morts sans sépulture.

Dans l’Allemagne nazie, les Afrodescendants n’avaient pas le luxe de faire de la politique. Leur simple présence était déjà une déclaration. Leur respiration, un rappel que le projet d’exclusion total n’était jamais tout à fait achevé.

Destins singuliers, tragédies collectives

Bayume Mohamed Husen

Il s’appelait Bayume Mohamed Husen.

Né à Dar es Salam, dans l’actuelle Tanzanie, il avait combattu aux côtés des troupes coloniales allemandes pendant la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il débarque en Allemagne en 1929, c’est pour faire valoir un droit : une pension pour services rendus à l’Empire. Il n’obtient rien. Alors il reste. Il apprend. Il enseigne le swahili à l’université de Berlin. Il épouse une Tchécoslovaque, a un fils, puis une fille avec une Allemande.

Mais il n’est pas un citoyen. Il est un corps exotique, un Noir instruit dans une nation qui refuse de reconnaître son humanité.

La déchéance de citoyenneté tombe, le travail se fait rare. Il joue dans des films coloniaux, puis dans le Deutsche Afrika-Schau, avant d’être licencié. Un jour, il ose reconnaître son enfant métis à la mairie. Ce geste banal devient une provocation raciale. Il est arrêté, incarcéré, puis déporté à Sachsenhausen.

Il y meurt en novembre 1944. Officiellement, sans cause. En réalité, d’avoir été trop visible, trop cultivé, trop vivant.

Theodor Wonja Michael

Theodor Wonja Michael est l’un des rares Afro-Allemands à avoir laissé une trace écrite de son parcours. Fils d’un Camerounais et d’une Allemande, il termine sa scolarité primaire en 1939, mais est interdit d’études supérieures. Trop noir pour l’université, trop allemand pour l’exil.

Il devient figurant dans les films coloniaux tournés par le ministère de la Propagande. Il joue le rôle de “l’indigène loyal”, du serviteur dévoué, du sauvage souriant. Des rôles humiliants, mais qui lui permettent de gagner quelques marks et d’éviter les rafles.

“Nous étions les Nègres dont ils avaient besoin. C’était une question de vie ou de mort.”

– Theodor Wonja Michael

En 1943, il est envoyé aux travaux forcés, interné dans un camp près de Berlin. Il survivra, comme un miracle. Plus tard, devenu journaliste, écrivain, diplomate, il portera cette mémoire avec dignité : non comme un fardeau, mais comme un devoir.

Hans-Jürgen Massaquoi

Son histoire commence à Hambourg, dans une famille singulière : une mère infirmière allemande, un père diplomate libérien. Hans-Jürgen Massaquoi grandit entre les photos de famille et les humiliations quotidiennes.

Il veut rejoindre les Jeunesses hitlériennes. Non par adhésion idéologique, mais parce qu’il ne comprend pas encore qu’il est exclu de tout cela. On le lui fait vite comprendre : il n’est pas Aryen. Il n’est pas un camarade. Il est un enfant noir dans un monde qui ne veut pas de lui.

Dans son autobiographie poignante, “Destiné à être noir”, il raconte comment, un jour, au zoo de Hambourg, des visiteurs désignent un groupe de Noirs enfermés dans une cage – probablement une reconstitution coloniale.

Un homme montre Hans du doigt et dit : “Regardez, ils en ont fait un enfant.”

Massaquoi survivra à la guerre. Deviendra journaliste. Écrira. Témoignera. Il deviendra ce que le Reich ne voulait pas : un homme debout, lucide, et libre.

À côté de ces figures connues, il y a les anonymes. Les danseurs de cabaret, les enfants métis raflés en Rhénanie, les femmes noires stérilisées dans le silence. Il y a Carlos Greykey, seul Républicain espagnol noir interné à Mauthausen, qui survit grâce à sa maîtrise de l’allemand.

Il y a Jean-Marcel Nicolas, Haïtien interné à Buchenwald, puis à Dora-Mittelbau, où l’on construisait les missiles V2 dans des conditions inhumaines. Il y a Valaida Snow, grande musicienne de jazz afro-américaine, arrêtée au Danemark en 1941, internée sans procès. Son instrument lui sera retiré. Son souffle, brisé.

Et tous ceux dont les noms ne sont jamais apparus dans les registres. Des silhouettes. Des absents. Mais leur mémoire, elle, persiste. Et elle nous regarde.

La guerre, entre persécution et engagement

La guerre vient rebattre les cartes, mais pas pour les rendre plus justes. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les Afrodescendants présents en Europe ne sont pas protégés par leurs passeports, leurs statuts ni leur nationalité. Ils sont noirs avant tout. Et cela suffit à les transformer en cibles.

Dans les camps nazis, certains Afro-Américains, Antillais ou Africains ; soldats, artistes, civils ; sont internés, souvent en violation totale des Conventions de Genève. Le bataillon 761, composé de soldats afro-américains, participera à la libération de certains camps comme Gunskirchen, mais cela n’empêchera pas que plusieurs de leurs camarades capturés aient été battus, affamés, exécutés.

La jazzwoman Valaida Snow, arrêtée à Copenhague alors qu’elle était en tournée, est incarcérée dans des conditions indignes. Le peintre afro-américain Josef Nassy est enfermé au camp de transit de Beverloo, puis en Bavière.

Le marin Lionel Romney, citoyen américain, est interné à Mauthausen. Le Haïtien Jean-Marcel Nicolas, passé par Buchenwald et Dora-Mittelbau, côtoie les couloirs souterrains où l’on construit les armes de l’apocalypse, dans des conditions si atroces qu’elles défient l’imagination.

Être noir dans un camp nazi, ce n’est pas seulement être prisonnier : c’est être à la fois invisible et hyper-visible. Moqué, battu, souvent placé à l’écart. Aucun matricule ne mentionne la couleur de peau. Mais dans les regards des gardiens, dans les coups reçus, elle est omniprésente.

Paradoxe historique, tabou dans la mémoire : quelques hommes noirs ont servi dans les rangs de la Wehrmacht, l’armée d’Hitler. Non pas par adhésion au nazisme dans la majorité des cas, mais par calcul, par survie ou par opposition à d’autres idéologies.

C’est le cas de Norbert Désirée, Guadeloupéen né en 1909, qui figure au cœur de l’ouvrage Sombres Bourreaux de Serge Bilé. Il rejoint l’armée allemande durant la guerre, motivé par un anti-communisme viscéral, mais aussi par l’idée que l’avenir de la Guadeloupe passait par un redressement de la France – fût-il dicté par l’occupant.

D’autres, originaires des anciennes colonies allemandes, rejoignent les troupes, notamment en Afrique du Nord ou en Europe de l’Est. Certains sont affectés à des unités exotiques, avec d’autres minorités raciales ou ethniques (Indiens, Arabes, Tatars, Caucasiens). Le régime nazi, tout en professant la suprématie blanche, n’hésite pas à utiliser des “non-Aryens” dès que cela devient militairement utile.

Cette vérité brouille les lignes. Elle oblige à repenser les dichotomies confortables entre bourreaux et victimes. L’histoire est plus sale, plus complexe, plus humaine – donc plus tragique.

Face à la terreur nazie, certains Noirs choisissent l’autre camp. Celui de la Résistance. Celui des Alliés.

Peu de noms sont restés, et pourtant, ils furent nombreux à combattre. Dans les maquis, dans les réseaux de renseignement, dans les troupes coloniales alliées.

Le bataillon 761, composé exclusivement d’Afro-Américains, combattra dans les Ardennes, libérera Gunskirchen et d’autres camps. Mais leur rôle sera minimisé, ignoré, parfois nié dans les cérémonies post-guerre.

Des soldats sénégalais, martiniquais, congolais, malgaches, meurent sur les plages de Provence, dans les forêts belges, dans les plaines allemandes. Ils portent l’uniforme français ou britannique. Ils libèrent l’Europe. Et pourtant, peu d’entre eux auront des rues à leur nom. Encore moins auront des statues.

Certaines figures noires rejoignent les réseaux de Résistance en France, en Belgique, aux Pays-Bas. D’autres agissent comme passeurs, hébergeurs, messagers. Leurs noms n’ont pas survécu aux archives, mais leurs actes ont sauvé des vies.

Et pourtant, l’après-guerre les recouvrira d’un silence épais. Comme si leur combat n’avait pas compté. Comme si leur couleur suffisait à les ranger, encore une fois, hors de l’Histoire. Après-guerre : silence, impunité et mémoire trouée

Rien à réparer : les oubliés des indemnisations

1945. Les canons se taisent. Les Alliés paradent. Les survivants sortent des camps. L’Europe se reconstruit. Les tribunaux de Nuremberg jugent les crimes contre l’humanité.
Mais dans les couloirs des administrations dénazifiées, une catégorie reste dans l’angle mort : les Noirs.

    Les survivants noirs, qu’ils aient été stérilisés, internés, torturés ou persécutés, ne reçoivent aucune compensation. Aucune lettre. Aucune pension. Aucun mot d’excuse.

    Ceux qui avaient été privés de papiers reçoivent, dans le meilleur des cas, leur nationalité. Mais à quel prix ? Ils n’ont pas de lobby, pas de communauté organisée, pas de force politique capable de peser. Ils sont les survivants d’un génocide partiel, d’un effacement programmé, sans reconnaissance officielle.

    Même ceux dont les corps portent les cicatrices (stérilisations sans anesthésie, coups reçus, travail forcé) sont renvoyés à l’oubli. Car ils n’entrent dans aucune catégorie juridique claire. Pas juifs, pas résistants décorés, pas héros du combat européen. Juste… noirs. Et ça, l’histoire officielle ne sait pas comment le traiter.

    Pourquoi ces destins ont-ils été si longtemps ignorés ? Pourquoi n’a-t-on pas enseigné, dès l’école, l’existence de Bayume Mohamed Husen, de Wonja Michael, de Carlos Greykey ou de Jean-Marcel Nicolas ? Pourquoi le mot “Shoah” est-il devenu synonyme unique de douleur raciale, sans jamais mentionner les victimes africaines, caribéennes, noires-américaines ?

    Il y a là un mécanisme d’effacement systémique. Les Noirs ont été “trop peu nombreux” pour faire masse, trop éclatés pour faire mémoire, trop gênants pour figurer dans une histoire déjà surchargée de culpabilité européenne. Ils n’étaient pas assez pour faire peur. Et trop pour ne pas déranger.

    Dans le silence d’après-guerre, leurs récits sont restés confinés aux cercles familiaux, aux souvenirs oraux, aux pages de carnets jamais publiés. Certains, comme Hans-Jürgen Massaquoi, ont réussi à faire entendre leur voix. Mais ils restent des exceptions.

    Les historiens, eux-mêmes souvent enfermés dans des grilles de lecture binaires ; bourreau/victime, juif/aryen, collaboration/résistance – n’ont pas su, ou voulu, intégrer cette complexité. La mémoire allemande a été reconstruite sur le dos de grands oublis. Celui-ci est peut-être le plus douloureux.

    Il ne s’agit pas seulement de l’Allemagne. Ce silence est européen. La France, patrie de ces soldats coloniaux qui ont enfanté des enfants métis en Rhénanie, n’a jamais réclamé justice pour eux. Les pays africains, encore sous domination coloniale après 1945, n’avaient ni les moyens ni la légitimité de dénoncer l’eugénisme allemand.

    La diaspora, quant à elle, a été ballottée entre fascination pour la libération noire américaine, oubli volontaire et ignorance imposée. Les grandes luttes afrodescendantes de l’après-guerre (Civil Rights Movement, décolonisation, Black Panthers) ont souvent omis cette page européenne de la souffrance noire. Elle ne cadrait pas. Elle ne nourrissait pas le récit héroïque. Elle faisait tache dans la narration glorieuse de la révolte noire.

    Mais aujourd’hui encore, le nom d’aucun noir mort dans un camp nazi ne figure au Panthéon. Aucun monument à Berlin, à Paris, à Washington ne leur est consacré.
    Ils sont les absents de la mémoire mondiale.

    Sources

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?

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    Netflix a récemment annoncé que l’acteur français Omar Sy serait la vedette du spin-off de Tyler Rake (l’univers Extraction), reprenant le flambeau de Chris Hemsworth. Cette nouvelle fracassante nous rappelle que l’ex-comique du SAV des émissions de Canal+ n’est plus un amuseur : depuis Intouchables (2011), il enchaîne les hits mondiaux à un rythme effréné.

    Si « Omar Sy » reste un prénom familier pour le grand public, on se demande pourquoi les cénacles du cinéma (cérémonies, festivals et critiques élitistes) semblent souvent l’oublier. Et pourtant, quand on pèse factuellement sa carrière, qui ne voudrait pas aujourd’hui se demander si ce trappiste de naissance n’est pas l’acteur français le plus influent de sa génération ?

    Du gros succès français aux blockbusters américains

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?
    Omar Sy en Bishop chez Marvel

    La trajectoire de Sy est celle d’une fusée : son rôle de Driss dans Intouchables catapulte son nom sur toutes les lèvres en France. Le film de Nakache et Toledano devient un phénomène planétaire : record historique avec 19,4 millions d’entrées en France (le meilleur score de tous les temps pour un film hexagonal), et 32 millions hors de France. Au box-office mondial, Intouchables dépasse les 426 millions de dollars. Ce raz-de-marée lui vaut un César du meilleur acteur (premier comédien noir à l’obtenir) et… la célébrité éternelle.

    Avec Chris Pratt, occupé à mater Mokele-Mbembe

    Dans la foulée, Hollywood s’intéresse à lui : Omar Sy campe tour à tour des personnages marquants dans des franchises à gros budget. On l’aperçoit comme le populaire Bishop dans X-Men: Days of Future Past (2014), pilote casse-cou, secondant Chris Pratt, dans Jurassic World (2015) et précieux adjoint dans Inferno (2016) d’après Dan Brown. Il se paye même le luxe de doubler Hot Rod dans Transformers 5 (2017). Ces incursions américaines servent son aura : Sy n’est pas cantonné au circuit « cinéma français » guindé, mais tourne dans des productions hollywoodiennes à très large audience.

    L’apogée arrive avec Netflix : héros moderne de Lupin (2021), il bat tous les records de la plateforme. La première partie de la série a été vue plus de 70 millions de fois dans son premier mois, et au total « Lupin » cumule plus de 100 millions de visionnages sur Netflix. Sy devient ainsi l’ambassadeur de la « French touch » réinventée, portée sur le petit écran mondial. En 2021, Time Magazine le consacre même parmi les « 100 personnalités les plus influentes du monde » – il était le seul Français honoré cette année-là.

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?
    Le fameux Assane Diop si polémique…

    Un palmarès à la hauteur de sa popularité 

    Acteur français, parliamo d’altri: on pense immédiatement à Jean Dujardin (Oscar 2012 pour The Artist), Marion Cotillard (Oscar 2008), Vincent Cassel (vedette mondiale de Ocean’s Twelve à Black Swan), ou Juliette Binoche (Oscar 1997), tous prestigieux représentants du cinéma tricolore à l’étranger. Gilles Lellouche ou Vincent Cassel, stars nationales, jouent moins dans des superproductions internationales. Mais Omar Sy les surpasse sur un plan : l’audience. Rien que sur Netflix, son image franchit les frontières de l’hexagone. Peu d’acteurs français peuvent se targuer d’un tel rayonnement planétaire actuel.

    Back in France, Omar a bien décroché un César (Intouchables) et reste souvent élu « personnalité préférée des Français »: dès 2012 il devançait Gad Elmaleh dans le sondage du Journal du Dimanche, preuve d’un capital-sympathie rare. Son contrat avec Netflix (série Extraction à venir, plus séries HBO Max) et sa carrière en parcours de combattant (de la banlieue aux tapis rouges du monde entier) parlent d’eux-mêmes. À côté de ça, des comédiens comme Dujardin ou Cassel ont leurs statuettes et leur glamour, mais leur popularité populaire est moindre.

    Omar Sy ne serait-il pas le plus grand acteur français de notre époque ?
    Omar Sy aux côtés de François Cluzet dans Intouchables

    Reconnaissance hexagonale vs succès mondial

    Alors pourquoi Omar Sy reste-t-il « sous-cité » dans les débats élitistes sur le cinéma français ? Les débats du monde du cinéma en France valorisent souvent l’exception culturelle et les films d’auteur à petit budget. Omar, lui, est avant tout une machine à divertissement : blockbuster social (Intouchables), séries Netflix, franchises d’action. Ce choix le place hors des radars des festivals pointus (pas de Palme d’or, pas de sélection cannoise marquante).

    Il a d’ailleurs quitté la France dès 2012 pour vivre aux États-Unis, afin de préserver sa vie de famille, un geste qui est perçu comme peu « engagé » dans le milieu culturel français. Or, symboliquement, en France on adore labelliser « protecteurs du patrimoine » ceux qui ne trahissent pas les attentes du cinéma national. Omar Sy n’a fait que suivre sa route – et tant pis s’il se bâtit une carrière qui brouille les frontières cinéma art et industrie mondiale.

    Inferno montre à l’écran Tom Hanks et Omar Sy

    Pourtant, tous les faits plaident en sa faveur : c’est l’acteur français dont les exploits sont aujourd’hui suivis sur tous les continents. Il rafle les audiences télé, figure dans les sondages de popularité, s’exporte mieux que quiconque. Penser qu’il peut être « le plus grand » acteur français d’aujourd’hui n’est pas un pur fantasme mégalomaniaque mais un constat téméraire : les chiffres et le buzz mondial le démontrent. Et si les élites hexagonales tardent à s’en convaincre, c’est peut-être parce qu’elles préfèrent distinguer des carrières « format artiste » plutôt que de célébrer un caméléon du star-system.

    Bilan lucide et stimulé

    Affirmer qu’Omar Sy est le Français le plus influent du cinéma contemporain peut surprendre. Certains diront qu’il lui manque encore un Oscar ou une Palme pour valider son statut. Mais ces marqueurs symboliques comptent-ils face à sa portée réelle ? Entre les millions de spectateurs, les contrats Netflix et ses pronostics en Time 100, on tient un cas d’école : un artiste populaire accompli, déchaînant autant de ferveur dans les salles de quartier que devant son écran mondial.

    Il donne la réplique dernièrement à Kerry Washington dans l’explosif Shadow Froce

    Ce constat n’est ni une plainte ni une vaine provocation : c’est une invitation à réévaluer nos critères. Finalement, envisager Omar Sy au sommet de la pyramide des acteurs français contemporains, c’est peut-être simplement rendre justice à une carrière hors norme. Qu’on se le dise : accepter cette idée est légitime, et surtout, inspirant.

    Rivonia : quand Mandela et les siens défièrent l’Apartheid

    1963. Dans une ferme discrète de Rivonia, les leaders de l’ANC préparaient la libération de l’Afrique du Sud. Arrêtés, torturés, condamnés à vie, ils firent pourtant de leur procès un acte fondateur de la démocratie sud-africaine. Voici l’histoire bouleversante du procès de Rivonia, entre silence, résistance et vérité.

    Une ferme, une cachette, une guerre à venir

    Il y a des matins où l’Histoire hésite encore. Où le silence d’un lieu contient déjà le fracas à venir. Ce matin-là, à Liliesleaf Farm, en banlieue de Rivonia, tout semblait tranquille. La rosée s’accrochait aux feuilles de maïs. Une radio grésillait doucement à l’intérieur de la maison. Dans le jardin, un homme en bleu de travail arrosait les plants de tomates. Il s’appelait David Motsamayi, du moins officiellement. En réalité, c’était Nelson Mandela, déjà recherché, déjà condamné, déjà l’un des hommes les plus dangereux du pays selon le pouvoir blanc sud-africain.

    La ferme n’était pas un lieu ordinaire. C’était une planque stratégique, un sanctuaire clandestin, mais aussi un laboratoire révolutionnaire. C’est là que se réunissaient, depuis des mois, les têtes pensantes de la lutte anti-apartheid : des leaders de l’ANC, du Parti Communiste Sud-Africain, des syndicalistes, des intellectuels, des activistes indiens, juifs, africains. Unis dans la clandestinité, ils formaient le noyau dur d’un projet qui allait faire trembler l’État raciste sud-africain.

    C’est ici, dans cette maison à toit de chaume, que naquit uMkhonto we Sizwe (“La lance de la nation”), bras armé de l’ANC. Ce n’était plus l’heure des pétitions ni des sit-ins. Après le massacre de Sharpeville et l’interdiction de toute opposition politique noire, le choix de la résistance armée s’était imposé comme une nécessité. Pas pour tuer. Pas encore. Mais pour saboter. Faire sauter des pylônes électriques, perturber les lignes de train, attaquer symboliquement l’appareil d’État ; sans verser de sang. C’était, disaient-ils, une guerre de conscience avant d’être une guerre de feu.

    Mandela, Sisulu, Mbeki, Kathrada, Goldberg, Bernstein… Tous vivaient entre deux mondes : celui du repli discret et celui de la lutte souterraine. Leur quotidien était une corde raide tendue au-dessus de l’abîme. Une vie de fausses identités, de réunions secrètes, de manuscrits dissimulés et de nuits sans sommeil.

    Mais le 11 juillet 1963, à l’aube, cette illusion de contrôle s’effondra.

    La police investit Liliesleaf. Brutalement. Précisément. Elle savait. Quelqu’un avait parlé. En un instant, la cache devint prison. Le QG devint pièce à conviction. Et ceux qui rêvaient de libération furent menottés, un à un, sous l’œil satisfait du régime.

    Ce matin-là, la clandestinité prit fin. Mais la guerre, elle, ne faisait que commencer.

    De la cache à la cage : arrestations, détentions et trahisons

    Le piège s’était refermé comme une mâchoire. En quelques heures, les principaux cerveaux de la résistance anti-apartheid tombèrent un à un. Nelson Mandela était déjà en détention, capturé l’année précédente sur une route entre Durban et Johannesburg. Mais ce 11 juillet 1963, à Liliesleaf Farm, l’appareil sécuritaire de l’État frappa au cœur du dispositif de l’ANC.

    Ils furent quatorze à être arrêtés ou traqués immédiatement : Walter SisuluGovan MbekiAhmed KathradaDenis GoldbergRaymond MhlabaElias MotsoalediAndrew MlangeniArthur GoldreichHarold WolpeAbdulhay JassatMoosa MoollaLionel BernsteinBob Hepple, et James Kantor. Militants noirs, juifs, indiens, communistes, libéraux… Ce n’était pas une arrestation, c’était un coup de filet politique. La haute direction de uMkhonto we Sizwe (MK), bras armé de l’ANC, venait d’être décapitée.

    Ils furent détenus sans inculpation, sans avocat, sans contact avec l’extérieur, grâce à la terrible General Law Amendment Act (loi 37 de 1963), qui autorisait jusqu’à 90 jours d’isolement total, renouvelables à volonté. Un mécanisme légal pour faire taire sans juger, torturer sans témoin, briser sans bruit. Certains furent battus. Menacés. Privés de sommeil. Déracinés psychologiquement.

    Et pourtant, la prison ne fut pas un tombeau. Elle devint aussi un lieu d’évasion.

    Le 11 août, un mois après les arrestations, Arthur GoldreichAbdulhay JassatMoosa Moolla et Harold Wolpe s’échappèrent de la prison de Johannesburg en soudoyant un gardien. Déguisés en prêtres, ils traversèrent clandestinement la frontière. Leur fuite rendit le pouvoir fou de rage. Surtout celle de Goldreich, que les autorités considéraient comme “l’architecte principal de la conspiration”.

    Mais tous n’eurent pas cette chance.

    Bob Hepple, un avocat engagé, fut brièvement inculpé avant de voir ses charges abandonnées ; il quitta le pays sans témoigner, pour ne pas être instrumentalisé. James Kantor, son associé, fut arrêté par vengeance politique. Il n’était pas membre du MK, mais frère de cœur de Harold Wolpe. Pour le régime, cela suffisait.

    Le pouvoir, humilié par les évasions et les fuites, décida alors de reconstruire le procès avec une rigueur clinique. Le but n’était plus simplement de condamner : il s’agissait de démolir, d’exhiber, d’avilir. La justice devenait arme. Le tribunal, scène. Les prévenus, symboles à abattre.

    Face à cela, une autre figure émergea : le “communiquant” traqué. Avocats, juristes, intellectuels (Bram FischerJoel JoffeGeorge BizosArthur Chaskalson) hommes blancs, souvent juifs ou progressistes, risquaient leur carrière, leur liberté, leur vie, pour défendre Mandela et les siens. Ils furent surveillés, intimidés, menacés. Mais ils tinrent.

    Car ce procès n’était pas qu’un procès. C’était un combat narratif. L’État voulait imposer un récit : celui d’une “organisation terroriste” manipulée par des communistes, financée par l’étranger, déterminée à plonger l’Afrique du Sud dans le chaos. Mais ce que les accusés allaient construire, face aux juges, c’était une autre vérité. Une vérité plus vaste, plus dangereuse, plus belle : celle d’un peuple qui avait décidé de refuser l’humiliation, même au prix de sa vie.

    Un procès pour faire peur : stratégie de l’État sud-africain

    À Pretoria, le Palace of Justice n’a jamais aussi bien porté son nom. Tout y était chorégraphié : les toges, les postures, la mise en scène. Mais derrière le décorum juridique, ce n’était pas la justice qui se jouait ; c’était la peur. Une peur mise en spectacle, pour que chaque Noir, chaque Indien, chaque Blanc progressiste, comprenne que la rébellion se paie cher.

    Le metteur en scène de cette pièce d’intimidation s’appelait Percy Yutar, procureur général du Transvaal. Petit homme nerveux, habité par une ambition froide, Yutar voulait faire du procès de Rivonia un tremplin personnel, et une démonstration de force nationale. Il savait que tous les regards étaient tournés vers lui : le gouvernement sud-africain, les colons blancs, l’opinion internationale ; et il entendait bien leur prouver qu’il tenait les rênes.

    Devant les caméras du monde entier, il brandit des cartons de preuves, des cartes, des plans, des explosifs, des documents saisis à Liliesleaf. Il parla d’un complot subversif, d’un réseau international de révolutionnaires, de l’aide venue d’Algérie, de l’Ouganda, du Ghana, de l’URSS. Il insista sur la quantité de matériel :

    “Suffisamment d’explosifs pour raser une ville de la taille de Johannesburg.”

    Il décrivit les accusés comme des conspirateurs marxistes, déterminés à renverser l’État par le feu, le sabotage, et le sang. Il voulait faire peur, pas seulement au juge, mais à tout le pays.

    Les chefs d’accusation étaient clairs :

    • recrutement pour la guerre de guérilla,
    • planification d’une insurrection armée,
    • actes de sabotage contre des infrastructures stratégiques,
    • collecte de fonds auprès de pays étrangers,
    • diffusion d’idéaux communistes.

    En filigrane : l’accusation de haute trahison. Et avec elle, la menace d’une peine capitale. Yutar ne demanda pas explicitement la mort. Il n’en avait pas besoin. Il construisit son dossier pour que la sentence paraisse évidente, automatique, presque raisonnable.

    Le juge, Quartus de Wet, président de la Cour suprême du Transvaal, observait. Implacable, mais prudent. Il savait que ce procès dépasserait les murs du tribunal. Que chaque mot résonnerait bien au-delà de Pretoria.

    Car déjà, l’ONU s’était saisie de l’affaire. Des campagnes de soutien s’étaient organisées à Londres, à New York, à Dar es-Salaam. Des pétitions circulaient. Des étudiants manifestaient. La figure de Mandela, jusque-là surtout locale, commençait à incarner une cause mondiale.

    Mais en Afrique du Sud, dans la presse blanche, la peur dominait. La peur du “chaos noir”, la peur du communisme, la peur d’un soulèvement. Et cette peur nourrissait la soif de punition. Le procès n’avait pas pour but d’établir la vérité. Il visait à étouffer un mouvement, dissuader les autres, marquer les esprits.

    En exposant les corps, les visages, les noms de ces hommes, le régime pensait les briser.
    Mais ce qu’il ne comprenait pas encore, c’est que ces visages deviendraient des symboles.
    Et que ce procès, voulu comme une démonstration de force, allait devenir un acte de naissance politique.

    Une défense héroïque : l’arme du droit face à l’injustice

    Face à la machine judiciaire de l’apartheid, la tentation aurait pu être le silence. Ou la fuite. Ou pire : la résignation. Mais certains, peu nombreux, ont fait le choix de tenir la ligne, même quand la loi n’était plus qu’un instrument d’oppression.

    Ils s’appelaient Bram FischerGeorge BizosArthur ChaskalsonJoel Joffe. Tous blancs. Tous juristes. Tous issus de milieux privilégiés. Et tous révoltés par l’injustice.

    Le premier, Fischer, était une légende discrète : avocat renommé, intellectuel marxiste, descendant d’une des familles afrikaners les plus établies du pays. Il accepta de diriger l’équipe de défense au péril de sa carrière, de sa liberté, et de sa vie.

    Joel Joffe, avocat d’affaires sans histoire, fut sollicité par la femme de Sisulu, Albertina, puis par Winnie Mandela. Il devint l’architecte silencieux de toute la ligne de défense.
    George Bizos, arrivé enfant de Grèce, croyait au droit comme à une forme supérieure d’éthique. Il ne quitterait plus jamais Mandela. Arthur Chaskalson, méthodique et discret, futur président de la Cour constitutionnelle, posa déjà les bases d’un contre-récit juridique.

    Dans un pays où défendre un “terroriste noir” pouvait vous valoir une mise sous surveillance, un attentat ou un exil forcé, leur engagement était plus qu’un acte professionnel : c’était un choix de camp.

    Et ils choisirent l’Humanité.

    Ils n’étaient pas naïfs. Ils savaient que la sentence serait lourde, que le régime voulait écraser. Mais ils décidèrent de se battre sur tous les fronts :

    • en contestant la légalité des arrestations sous la General Law Amendment Act,
    • en dénonçant les aveux obtenus sous la torture,
    • en minant les preuves matérielles, souvent floues ou mal établies,
    • en plaçant la morale et la vérité au cœur de la défense, quitte à provoquer.

    Car l’objectif n’était plus seulement de sauver les accusés. Il s’agissait de dévoiler le système, de le forcer à se regarder, de lui montrer que même à genoux, la dignité noire ne pliait pas.

    Et au centre de cette scène : Nelson Mandela, accusé numéro 1.

    Déjà condamné à cinq ans de prison pour avoir quitté le pays illégalement et appelé à la grève des travailleurs noirs (alors même que ces grèves étaient interdites) Mandela devint ici l’incarnation de la lutte, l’homme que le régime voulait faire taire à tout prix.
    Mais Mandela, au lieu de se défendre, allait accuser.

    Il transforma le banc des accusés en tribune politique, en lieu de pédagogie et de conscience. Il savait que les murs du tribunal n’étaient qu’un écho. Ce procès n’était pas seulement juridique. Il était historique.

    Et cette défense-là, héroïque, résolue, unie malgré les différences de race ou de religion, portait déjà en elle l’Afrique du Sud de demain : celle où un Noir et un Blanc pourraient s’asseoir côte à côte, non pour s’opposer, mais pour résister ensemble.

    « I Am Prepared to Die » : Mandela, la voix d’un peuple debout

    Le 20 avril 1964. Dans un tribunal écrasé de tension, Nelson Mandela se lève. Il ne porte pas la robe d’un avocat. Il ne lit pas un communiqué. Ce n’est pas une défense, c’est une déclaration d’existence. Pendant près de trois heures, il parle. Il ne demande rien. Il expliquerévèleaccuse. Et surtout : il assume.

    Le silence est total.

    À ses côtés, ses compagnons de lutte. Devant lui, les juges du régime. Au-dessus de lui, l’ombre d’une potence. Et pourtant, il ne tremble pas.

    « J’ai combattu la domination blanche, et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle toutes les personnes vivraient ensemble en harmonie. C’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

    La phrase traverse la salle comme une lame. L’avocat George Bizos, plus tard, dira avoir eu peur que ces mots ne scellent leur condamnation à mort. Mandela lui-même, dans un ultime compromis, avait accepté d’ajouter : « si cela est nécessaire ». Mais l’essentiel était là.
    Ce discours, depuis, est connu sous un titre simple, brut, universel : « I Am Prepared to Die.« 

    Ce que Mandela fait à cet instant est inédit : il politise radicalement le procès. Il replace les actions du MK dans leur contexte historique : le racisme structurel, les violences de l’apartheid, l’interdiction des partis, la brutalité policière, la fermeture de tout espace démocratique pour les Noirs. Il ne nie pas les faits. Il les recontextualise. Il ne cherche pas à se sauver. Il cherche à sauver le sens.

    Mandela raconte comment, face à l’impossibilité d’agir pacifiquement, l’ANC avait choisi une autre voie. Pas la guerre civile, mais le sabotage. Une forme de violence stratégique, visant les biens et non les vies. Une révolte pensée, contenue, assumée.

    Il parle aussi de sa vision d’un pays réconcilié, non pas sur les ruines de l’apartheid, mais sur la reconnaissance mutuelle. Il cite le modèle britannique comme référence démocratique, s’éloignant des caricatures d’un communisme imposé. Il refuse le rôle du martyr mais endosse celui du libérateur conscient, même si la mort est au bout.

    Pour les juges, c’est un défi.
    Pour le peuple, c’est une révélation.
    Pour le monde, c’est la naissance d’un symbole.

    À cet instant, Mandela cesse d’être un homme pour devenir une idée. Il devient la voix d’un peuple qui a trop longtemps été privé de parole. La conscience d’une nation en gestation. Il sait qu’il ira en prison. Peut-être pour toujours. Mais il sait aussi que cette parole-là, personne ne pourra l’enfermer.

    Et c’est cette parole, lancée depuis le banc des accusés, qui deviendra le socle moral d’une Afrique du Sud libre, trente ans plus tard.

    La sentence : la vie au lieu de la mort, mais l’éternité dans les cœurs

    12 juin 1964. Dans la salle d’audience du Palace of Justice, l’atmosphère est irrespirable. Les familles retiennent leur souffle. Les accusés sont debout. Le monde, à travers les radios, les câbles diplomatiques, les ambassades et les journaux, attend un mot. Un seul. Mort ou vie.

    Le juge Quartus de Wet entre, robe noire sur épaules droites, visage fermé. Il lit longuement les attendus. Il parle de trahison. De violence. De conspiration. Il cite les preuves. Il parle de péril pour la République. Puis il s’interrompt.

    Le moment que Mandela, Sisulu, Mbeki et les autres redoutaient depuis des mois est là.

    Mais au lieu du mot attendu, tombe une alternative :

    “La Cour vous condamne à la réclusion criminelle à perpétuité.”

    Pas la mort.
    La vie.
    Une vie d’enfermement. De murs. De silence.
    Mais une vie.

    Dans les bancs du public, une mère s’effondre. Une militante pousse un cri étouffé. Denis Goldberg, seul accusé blanc, se tourne vers sa mère et lui lance dans un souffle :

    “It’s life. Life is wonderful.”

    Dehors, dans le monde, le soulagement est immense. L’ONU avait déjà condamné le procès. Des pétitions avaient circulé. Des campagnes avaient été menées. Le gouvernement sud-africain savait que fusiller Mandela aurait fait de lui un martyr mondial.

    Mais ne nous y trompons pas. Ce verdict n’était pas une clémence. C’était une condamnation lente, un exil de l’intérieur. Robben Island deviendrait une forteresse d’isolement. Une île-prison pour les voix qu’on voulait taire à jamais.

    Huit des accusés furent envoyés là-bas. Goldberg, parce qu’il était blanc, fut placé à Pretoria, séparé des siens, enfermé dans une autre forme de solitude.

    La presse gouvernementale tenta de présenter l’affaire comme un succès : la “victoire de la justice”, l’“échec d’un complot terroriste”. Mais partout ailleurs, ce fut le contraire. Le procès de Rivonia avait transformé les condamnés en symboles vivants.

    Mandela devint le prisonnier politique le plus célèbre de la planète. Son nom, interdit en Afrique du Sud, fut crié dans les rues de Londres, de Lagos, d’Accra, d’Harlem et d’Addis-Abeba. Sisulu, Mbeki, Kathrada, Mhlaba, Mlangeni, Motsoaledi… Tous devinrent les piliers silencieux de la résistance.

    Le régime croyait avoir éteint la flamme. Il venait en réalité de lui donner une forme inextinguible.

    Ils avaient condamné des corps. Mais ils avaient libéré des consciences.

    Les années d’ombre : Robben Island, résistance derrière les barreaux

    Robben Island. Un bout de roc balayé par le vent, à quelques kilomètres du Cap. Vue imprenable sur la ville… mais interdiction de la voir. Ce n’est pas une prison, c’est une tentative d’effacement. Un lieu choisi pour enterrer vivants ceux qui incarnaient l’avenir noir de l’Afrique du Sud.

    Ici, les héros du procès de Rivonia sont enfermés dans des cellules minuscules, séparés, privés de journaux, de lettres, parfois de visites. Mandela, Sisulu, Mbeki, Kathrada, Mhlaba, Mlangeni, Motsoaledi… : tous condamnés à vivre sous un régime d’humiliation lente. Travail de force dans les carrières de chaux, repas indignes, lectures censurées, conversations espionnées.

    Mais très vite, la prison devient autre chose.

    Un séminaire. Une école. Un parlement. Un bastion.

    Chaque matin, Mandela récite des poèmes à voix basse. Sisulu partage ses souvenirs politiques. Mbeki enseigne l’économie. Kathrada raconte l’histoire de l’islam en Afrique du Sud. Les murs se remplissent d’idées.

    Robben Island devient l’université de la liberté. On y débat, on y lit clandestinement, on y pense un avenir. Ils sont coupés du monde, mais ils fabriquent un monde nouveau, en silence.

    Le pouvoir, lui, continue sa propagande : « les terroristes sont en cage, tout est sous contrôle« . Mais la vérité est ailleurs. Dans chaque grève de la faim, chaque refus d’obéir à l’administration pénitentiaire, chaque message codé transmis à l’extérieur, la lutte continue.

    Et au fil des années, le régime change. Les condamnés vieillissent, mais leur aura grandit.

    Mandela, en particulier, devient le visage interdit de l’égalité. Aucun portrait de lui ne circule, mais son nom est une bannière. Il est à la fois absence et présence, silence et tonnerre.

    Le régime sud-africain tente tout : isoler, manipuler, diviser. En vain.

    Les hommes de Rivonia, derrière les barreaux, tiennent bon. Parce qu’ils savent. Ils savent que l’Histoire finit toujours par ouvrir la porte de la cellule,
    et que la mémoire d’un peuple emprisonné ne meurt jamais.

    Sources

    • Broun, Kenneth S.Saving Nelson Mandela: The Rivonia Trial and the Fate of South Africa, Oxford University Press, 2012.
    • Frankel, GlennRivonia’s Children: Three Families and the Cost of Conscience in White South Africa, Jacana Media, 2011.
    • Sisulu, ElinorWalter & Albertina Sisulu, New Africa Books, 2011.
    • Mandela, NelsonI Am Prepared to Die, International Defence & Aid Fund for Southern Africa, 1979.
    • Hepple, Bob, “Rivonia: The Story of Accused No. 11”, Social Dynamics, vol. 30, n°1, 2004, pp. 193–217.
    • Clarkson, CarrolDrawing the Line: Toward an Aesthetics of Transitional Justice, Oxford University Press, 2013.
    • Davis, Dennis & Le Roux, MichellePrecedent & Possibility: The (ab)use of Law in South Africa, Juta and Co., 2009.
    • SA History Online (www.sahistory.org.za)
    • Nelson Mandela Foundation (www.nelsonmandela.org)
    • British Library / Dictabelts Archive Project
    • UNESCO Memory of the World
    • Wikipedia – “Rivonia Trial”

    Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

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    Et si l’histoire des Africains ne commençait pas avec l’esclavage ? Dans cet article bouleversant, l’historien Runoko Rashidi nous emmène aux origines d’une diaspora mondiale trop souvent oubliée. Des temples de Sumer aux cités olmèques, des hauts plateaux d’Inde aux palais d’Angkor, il dévoile un pan entier de l’héritage africain, antérieur à toute déportation.

    Par Runoko Rashidi – Traduction et adaptation pour Nofi.media

    Pourquoi Nofi republie Runoko Rashidi : Before Enslavement: Africa’s Ancient Diaspora

    Chez Nofi, nous avons une conviction : l’histoire africaine ne commence pas dans les cales des navires négriers. Elle ne débute ni en 1619, ni avec l’arrivée de Christophe Colomb, ni avec les premiers décrets d’abolition. Elle est plus ancienne, plus vaste, plus profonde.

    C’est cette vérité que Runoko Rashidi (1954–2021), historien panafricain de renom, a porté toute sa vie avec passion, rigueur et courage. Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la présence africaine globale dans l’Antiquité, il a sillonné les continents, croisé archives, artéfacts, traditions orales et recherches génétiques pour rétablir la place des peuples noirs dans la fondation des civilisations humaines.

    Nous republions ici en français, avec respect et fidélité, son article fondateur Before Enslavement: Africa’s Ancient Diaspora, initialement paru dans Atlanta Black Star. Ce texte est un appel à la réappropriation de notre passé, une fresque historique qui traverse l’Asie, les Amériques, l’Australie, pour montrer ce que l’école oublie trop souvent : avant d’être asservis, les Africains ont exploré, bâti, inspiré.

    En ces temps où les discours identitaires oscillent entre oubli et folklorisationremettre en lumière le travail de Rashidi est un acte politique, culturel et pédagogique.

    À travers cette republication, nous souhaitons dire aux jeunes générations afrodescendantes : vous venez de loin. Bien plus loin que les chaînes. Bien plus haut que ce qu’on vous enseigne.

    Bienvenue dans la diaspora africaine d’avant l’esclavage.

    Introduction

    Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

    Cela fait de nombreuses années que je soutiens que le pire crime que nous puissions commettre est d’enseigner à nos enfants que leur histoire commence avec l’esclavage. Et pourtant, c’est exactement ce que beaucoup d’entre nous font dans les communautés noires de l’hémisphère occidental. Lorsque arrive le Mois de l’Histoire des Noirs, nous avons tendance à célébrer les grands héros et héroïnes apparus après notre déportation d’Afrique vers les Amériques. Aux États-Unis, nous vénérons Harriet Tubman, Frederick Douglass, Langston Hughes, Rosa Parks ; à juste titre. Nous évoquons peut-être aussi Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines d’Haïti, voire même Zumbi dos Palmares au Brésil.

    Mais nombreux sont ceux qui semblent oublier que les Africains avaient une histoire avant l’esclavage. En réalité, l’Afrique possède une ancienne diaspora qui ne trouve aucune racine dans la traite négrière. Ce bref article est consacré à une vue d’ensemble de cette diaspora ancienne. Il apporte une dimension mondiale à l’histoire des Noirs, trop rarement mise en lumière, et s’intéresse à ce que l’on a parfois appelé « cet autre Africain ».

    Pas l’Africain stéréotypé, primitif et sauvage, mais celui qui a peuplé la terre en premier, qui a donné naissance à certaines des plus anciennes et magnifiques civilisations, ou les a profondément influencées. Celui qui, le premier, est entré en Asie, en Europe, en Australie, dans le Pacifique et dans les Amériques précolombiennes ; non pas en esclave, mais en maître.

    Nous savons aujourd’hui, grâce aux récentes études scientifiques sur l’ADN, que l’humanité moderne est née en Afrique. Les Noirs sont les peuples originels de la planète, et tous les humains modernes peuvent finalement retracer leurs racines ancestrales jusqu’à l’Afrique. Sans les migrations primitives des premiers Africains, l’humanité serait restée physiquement de type africain, et le reste du monde aurait été privé de toute présence humaine.

    La présence ancienne de l’Afrique en Europe est relativement connue, notamment à travers l’histoire des Maures. Mais celle des Noirs en Asie (avant l’esclavage) a très peu été explorée. Même aujourd’hui, leur présence en Asie, et en particulier en Inde, est souvent ignorée. Quant à la présence noire en Australie et dans les îles du Pacifique, elle est largement minimisée en tant que composante majeure de la communauté africaine globale ; alors même qu’on y trouvait des branches de l’UNIA-ACL de Marcus Garvey, ainsi qu’un mouvement Black Power.

    Concernant la présence africaine en Amérique avant l’esclavage, en dépit des œuvres magistrales d’Ivan Van Sertima et des recherches plus récentes de penseurs comme Michael Imhotep, l’idée que des Africains aient pu visiter les Amériques avant Christophe Colomb et y avoir joué un rôle important n’a pas encore pénétré l’imaginaire collectif.

    La présence africaine en Asie

    Les premiers Asiatiques

    Avant l’esclavage : la grande diaspora africaine

    Les premières populations humaines modernes (Homo sapiens sapiens) d’Asie étaient elles aussi d’origine africaine. Ici, nous parlons des Africoïdes1 de petite taille ; cette famille de peuples noirs extrêmement importante, souvent idéalisée, et qui se caractérise phénotypiquement2 par : une taille exceptionnellement petite ; des teints allant du jaune-brun au brun foncé ; des cheveux très frisés ; et, dans de nombreux cas (comme chez beaucoup d’autres Noirs), la stéatopygie3. Ces peuples nous sont probablement plus familiers sous des termes péjoratifs comme « pygmées »« négritos » ou « négrillos ». Des peuples similaires vivant aujourd’hui en Afrique australe ont longtemps été appelés « Bushmen », bien que le terme plus exact pour ces derniers soit San4, ce qui signifie « habitants originels ».

    Se déplaçant lentement et de manière sporadique depuis leur terre natale africaine (peut-être depuis 100 000 ans, et cela durant des millénaires) d’innombrables Africoïdes de petite taille commencèrent à peupler l’Asie. Bien qu’ils n’existent aujourd’hui qu’en nombre limité, et soient généralement présents dans des zones très boisées, arides, isolées ou autrement inhospitalières, ces Africoïdes furent, à une époque, les véritables seigneurs de la Terre. Il est profondément regrettable que l’histoire de ces peuples ; avec leurs contributions distinctes et fondamentales à des civilisations monumentales, caractérisées par des avancées en agriculturemétallurgieécriture et urbanisation ; soit si peu connue et comprise.

    Asie occidentale

    Sumer (la terre biblique de Shinéar) fut l’influence civilisatrice fondatrice de l’Asie occidentale ancienne. Prospérant durant le troisième millénaire avant notre ère, Sumer posa les bases et établit les normes pour les royaumes et empires qui lui succédèrent. Fréquemment désignée comme, ou associée à, la Chaldée et la Babylonie, Sumer s’étendait sur la vallée du Tigre et de l’Euphrate, depuis l’embouchure du golfe Persique jusqu’à Akkad au nord, sur environ 500 kilomètres.

    Bien que les nombreuses réalisations culturelles et techniques de Sumer soient largement célébrées, la question cruciale de sa composition ethnique est fréquemment éludée ou totalement absente des discussions. Pourtant, une étude indépendante et objective des données disponibles soulève une véritable interrogation : le prétendu « problème des origines sumériennes » est-il réel ou artificiel ? Les Sumériens, après tout, se désignaient eux-mêmes comme « le peuple à la tête noire », et leurs dirigeants les plus puissants et pieux, tels que Gudea5, choisissaient systématiquement de la pierre très sombre (et de préférence noire) pour représenter leurs statues.

    Il ne fait également aucun doute que la plus ancienne et la plus vénérée des divinités sumériennes était Anu6, un nom qui évoque fortement les civilisateurs noirs florissants et largement répandus à l’aube de l’histoire en Afrique, en Asie et même en Europe. Des témoignages oculaires, des similitudes religieuses, des affinités linguistiques, des preuves squelettiques, des références bibliques, des motifs architecturaux et des traditions orales convergent tous vers une origine africaine ancienne des Sumériens d’Irak.

    Elam fut la première civilisation de l’Iran (anciennement appelé Perse), et partageait la frontière orientale de Sumer. Cheikh Anta Diop met en lumière la présence africoïde dans l’Élam ancien, en se concentrant notamment sur les vestiges artistiques et sculpturaux mis au jour par Marcel Dieulafoy lors de ses fouilles à la fin du XIXe siècle à Suse. Dans l’Antiquité, le district de Suse était généralement considéré comme la résidence et capitale de Memnon, l’illustre roi-guerrier noir.

    L’histoire héroïque de Memnon (son courage et sa bravoure lors du siège de Troie) fut l’un des récits les plus populaires et célébrés de l’Antiquité. Memnon est mentionné à plusieurs reprises dans les œuvres d’auteurs tels que Eschyle, Apollonios de Tyane, Athénée, Catulle, Dion Chrysostome, Hésiode, Ovide, Pausanias, Philostrate, Pindare, Quintus de Smyrne, Sénèque, Diodore de Sicile, Strabon et VirgileArctinos de Milet composa même un poème épique intitulé Éthiopie, dans lequel Memnon tenait le rôle principal.

    Phénicie est le nom donné par les Grecs, au premier millénaire avant notre ère, aux provinces côtières correspondant aujourd’hui au Liban moderne et au nord de la Palestine. Parfois, ce terme semble avoir été appliqué à l’ensemble du littoral méditerranéen allant de la Syrie à la Palestine. La Phénicie7 n’était pas considérée comme une nation au sens strict du terme, mais plutôt comme un réseau de villes côtières, dont les plus importantes étaient Sidon, Byblos, Tyr et Ras Shamra. Pour les Grecs, le mot phénicien, issu de la racine « phoinix », évoquait la couleur rouge, et il est probable que ce nom soit dérivé de l’apparence physique des habitants eux-mêmes.

    Les Phéniciens constituaient une branche côtière des Cananéens, qui, selon les traditions bibliques, étaient les frères de Koush (l’Éthiopie) et de Misraïm (l’Égypte) : tous membres de la famille ethnique hamite ou kamite8. La Bible affirme que les Cananéens, les Éthiopiens et les Égyptiens étaient tous noirs et originaires de la vallée du Nil.

    La péninsule Arabique, habitée depuis plus de 8 000 ans, fut très tôt peuplée par des Noirs. Avant même l’avènement de l’Islam, le sud de l’Arabie possédait déjà le sanctuaire sacré de la Kaaba, avec sa pierre noire, à La Mecque. La ville de La Mecque était considérée comme un lieu saint et un lieu de pèlerinage bien avant le prophète Muhammad. Muhammad lui-même, qui allait unifier toute l’Arabie, semble avoir eu une ascendance africaine importante. Selon al-Jahiz, le gardien de la Kaaba sacrée, Abd al-Muttalib, « engendra dix Seigneurs, noirs comme la nuit et magnifiques ».

    L’un d’eux fut Abdallah, le père de Muhammad. Selon la tradition, le premier musulman tué au combat fut Mihdja9 ; un homme noir. Un autre homme noir, Bilal10, joua un rôle si central dans le développement de l’Islam qu’on l’a surnommé « un tiers de la foi ». De nombreux premiers convertis à l’Islam étaient africains, et un certain nombre des premiers fidèles musulmans trouvèrent refuge en Éthiopie face à l’hostilité arabe envers les enseignements de Muhammad.

    Asie du Sud

    La civilisation fluviale antique de la vallée de l’Indus (ainsi nommée d’après l’un de ses plus grands et plus étudiés sites ; Harappa11) s’étendait en réalité depuis le fleuve Oxus, en Afghanistan, au nord, jusqu’au golfe de Cambay, en Inde, au sud. La civilisation harappéenne prospéra approximativement de 2200 av. J.-C. à 1700 av. J.-C. À son apogée, les Harappéens entretenaient des relations commerciales régulières avec l’Irak et l’Iran. Cela, nous le savons avec certitude. Nous savons aussi avec la même certitude que les fondateurs de la civilisation harappéenne étaient noirs.

    Cela est vérifiable grâce aux preuves physiques disponibles ; restes squelettiquestémoignages oculaires conservés dans le Rig-Véda12reliques artistiques et sculpturessurvie régionale des langues dravidiennes (dont le brahui, le kurukh et le malto) et le rôle central de ces langues, aujourd’hui utilisées dans la tentative de déchiffrement de l’écriture harappéenne. On doit également tenir compte de l’importance accordée à la déesse-mère dans les cités harappéennes, ainsi que de la nature sédentaire du mode de vie harappéen lui-même. 

    Walter Fairservis13 affirme que « les Harappéens cultivaient le coton et peut-être le riz, domestiquaient le poulet et auraient peut-être inventé le jeu d’échecs, ainsi que l’un des deux grands moyens anciens de production d’énergie sans recours à la force musculaire : le moulin à vent ».

    Aujourd’hui, l’Inde compte la plus grande population noire d’un seul pays d’Asie. J’ai même soutenu que l’Inde possède la plus forte concentration de Noirs de tous les pays du monde. Les Noirs furent les peuples originels de l’Inde, et on peut encore les voir aujourd’hui dans les populations appelées Adivasis14. Ce sont les peuples anciens. Et une proportion écrasante de ceux que l’on appelle aujourd’hui Dalits ou Intouchables seraient automatiquement victimes de profilage racial s’ils vivaient aux États-Unis ! En réalité, l’un des groupes dalits les plus célèbres aujourd’hui en Inde est celui des Dalit Panthers15, baptisé en hommage au Black Panther Party for Self-Defense, formé aux États-Unis au milieu des années 1960.

    Asie orientale et Asie du Sud-Est

    Il ne fait aucun doute que des traces de populations noires ont été retrouvées aussi bien pour les périodes préhistoriques que historiques, à travers les latitudes de l’Asie du Nord-Est. Un proverbe japonais affirme que « la moitié du sang qui coule dans les veines d’un bon samouraï doit être noir ». Nous connaissons aussi, au Japon, Sakanouye Tamura Maro16 (vers l’an 800 de notre ère), le général noir qui mena les armées japonaises au combat contre les Aïnous17. Le succès militaire de Tamura Maro fit de lui, en fin de compte, le premier shogun du Japon.

    En Chine, une présence africoïde est visible depuis les temps les plus reculés jusqu’aux principales périodes historiques. La dynastie Shang, par exemple (la première dynastie de Chine) semble avoir une origine noire, à tel point que les Zhou, qui les ont vaincus, les décrivaient comme ayant « la peau noire et huileuse ». Le célèbre sage chinois Lao-Tseu (vers 600 av. J.-C.) était lui aussi décrit comme ayant « le teint noir ». On disait de lui qu’il était « merveilleux et beau comme le jaspe ». D’imposants et somptueux temples furent érigés en son honneur, à l’intérieur desquels il était vénéré comme un dieu.

    Funan est le nom donné par les historiens chinois au plus ancien royaume d’Asie du Sud-Est. Ses fondateurs étaient un peuple noir connu sous le nom de Khmers, un nom qui rappelle fortement Kemet, l’Égypte ancienne. Dans l’Antiquité lointaine, les Khmers semblent s’être établis dans une vaste région englobant le Myanmar, le Cambodge (Kampuchéa), le Laos, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam. Émergé au IIIe siècle, le royaume de Funan s’étendait sur le sud du Cambodge et du Vietnam. Un observateur chinois décrivit les hommes de Funan comme petits et noirs, et nota l’existence de bibliothèques impressionnantes et le grand respect des Khmers pour les savants.

    À la suite du royaume ancien de Funan émergèrent les États-nations noirs bien plus puissants d’Angkor au Cambodge, et de Champa au Vietnam.

    L’histoire épique de la présence africaine en Asie est l’un des chapitres les plus fascinants, et pourtant les moins connus, de l’expérience noire. Elle couvre plus de 100 000 ans et s’étend sur la plus grande masse terrestre continue de la planète.

    Bien que beaucoup soient étonnés par cette idée, il est absolument indéniable que, en tant que premiers hominidés et humains modernes ; en tant que chasseurs-cueilleurs simples ou agriculteurs primitifs ; en tant que guerriers héroïques et civilisateurs majeurs ; en tant que sages et prêtres, poètes et prophètes, rois et reines ; en tant que divinités ou démons de légendes brumeuses et de mythes obscurs ; et oui, même en tant que serviteurs ou esclavesles Noirs ont connu l’Asie intimement depuis les tout débuts.

    Encore aujourd’hui, après toute une série de génocides et de catastrophes, le nombre de Noirs en Asie approche les 200 millions. Ce que ces populations ont accompli et ce qu’elles font aujourd’hui sont des questions qui méritent des réponses sérieuses et urgentes. Ces réponses ne doivent pas être cherchées uniquement pour satisfaire la curiosité intellectuelle d’une élite, mais dans le but de faire progresser la vision du panafricanisme, et de réunir une famille séparée depuis bien trop longtemps.

    La présence noire en Australie et en Mélanésie

    La présence noire en Australie : un combat pour la survie

    L’Australie fut peuplée il y a au moins 50 000 ans par des peuples qui se désignent eux-mêmes sous le nom de Blackfellas18, et qui sont généralement appelés Aborigènes australiens. Sur le plan physique, les Blackfellas se distinguent par des cheveux allant de raides à ondulés, et une peau foncée à presque noire. En janvier 1788, lorsque la Grande-Bretagne commença à utiliser l’Australie comme colonie pénitentiaire, on estimait à environ 300 000 le nombre d’indigènes répartis sur l’ensemble du continent, regroupés en quelque 600 sociétés à petite échelle. Chacune de ces communautés entretenait des liens sociaux, religieux et commerciaux avec ses voisines.

    L’arrivée massive de forçats britanniques sur le territoire australien fut catastrophique pour les populations noires. Victimes d’empoisonnements délibérés, de massacres planifiés et systématiques ; décimés par la tuberculose et la syphilis ; balayés par des épidémies infectieuses ; leurs structures communautaires et leurs repères moraux détruits, les Blackfellas avaient été réduits, dans les années 1930, à un groupe résiduel d’environ 30 000 personnes, avec peut-être le double de personnes d’ascendance mixte.

    Lorsque le continent fut envahi par les Européens au XIXe siècle, les historiens blancs qui écrivaient sur l’Australie incluaient invariablement une section sur les Noirs, reconnaissant que les habitants originels du continent avaient joué un rôle historique. Mais après 1850, très peu d’écrivains mentionnaient encore les Noirs. Ils étaient considérés comme une « race en voie d’extinction ». En 1950, les histoires générales du continent écrites par les Euro-Australiens ne faisaient presque plus aucune référence aux peuples autochtones. Durant cette période, les populations indigènes (qu’elles soient de sang « pur » ou « mêlé ») étaient exclues de toutes les grandes institutions euro-australiennes : écoles, hôpitaux, syndicats. Ils ne pouvaient pas voter. Leurs déplacements étaient contrôlésIls étaient des parias dans l’Australie blanche.

    Aujourd’hui, les Noirs d’Australie sont terriblement opprimés, et ils demeurent engagés dans une lutte désespérée pour leur survie. Des enquêtes démographiques récentes montrent, par exemple, que le taux de mortalité infantile noir est le plus élevé d’Australie. Les peuples originels ont les logements les plus insalubres et les pires écoles. Leur espérance de vie est inférieure de 20 ans à celle des Européens. Leur taux de chômage est six fois supérieur à la moyenne nationale.

    Les Aborigènes n’obtinrent le droit de vote aux élections fédérales qu’en 1961, ni même le droit de consommer des boissons alcoolisées avant 1964. Ils ne furent officiellement comptés comme citoyens australiens qu’après un amendement constitutionnel en 1967. Aujourd’hui, les peuples autochtones ne représentent même pas 2 % de la population australienne totale.

    La Papouasie occidentale en Mélanésie : la lutte continue

    La Nouvelle-Guinée est la plus grande et la plus peuplée des îles de la Mélanésie. En fait, c’est la plus grande île du monde après le Groenland. Elle est d’une richesse exceptionnelle en ressources minérales, incluant l’uranium, le cuivre, le cobalt, l’argent, l’or, le manganèse, le fer et le pétrole. Aujourd’hui divisée en deux par les frontières coloniales, la Nouvelle-Guinée a longtemps abrité une population racialement homogène de 5 à 6 millions de personnes de type africoïde.

    La moitié orientale de l’île est devenue indépendante en 1975 sous le nom de Papouasie-Nouvelle-Guinée. La moitié occidentale, cependant, ainsi qu’une grande partie de la population totale de l’île (estimée à 3 ou 4 millions de personnes), a été annexée par l’Indonésie comme sa 26e « province ».

    Pour le peuple de Papouasie occidentale (la partie ouest de la Nouvelle-Guinée), l’Indonésie a été (et reste) un pouvoir occupant brutal et agressif. Depuis 1963, date à laquelle cette région est tombée sous contrôle indonésien, les Mélanésiens sont confrontés à un génocide physique et culturel. En règle générale, les Indonésiens ont une vision condescendante des Mélanésiens, qu’ils considèrent comme racialement inférieurs ; sauf, bien sûr, ceux qui rejettent leur propre culture pour s’identifier aux valeurs, comportements et langue de l’Indonésie. Par ailleurs, les membres de l’armée indonésienne et d’autres hauts fonctionnaires du gouvernement détiennent d’énormes richesses en Papouasie occidentale, et sont fermement décidés à ne pas les partager avec les Mélanésiens.

    Les Mélanésiens vivant dans les communautés forestières de Papouasie occidentale sont soumis à des programmes de travail forcé, tandis que ceux des zones urbaines subissent une discrimination raciale ouverte. Une partie essentielle de la politique génocidaire du régime indonésien consiste en fait à remplacer physiquement les Mélanésiens par des ressortissants indonésiens. Il existe donc un risque très réel que les Mélanésiens de Papouasie occidentale deviennent une minorité sur leur propre terre. Le combat du peuple papou aujourd’hui mérite bien plus d’attention de la part du monde ; et en particulier du monde noir.

    Une présence africaine dans l’Amérique ancienne, avant Christophe Colomb et avant l’esclavage

    Les Olmèques étaient un peuple ancien de Méso-Amérique, qui s’était établi sur la côte du golfe du Mexique. Cette culture américaine antique est souvent qualifiée de première civilisation du continent occidental, car elle surpassa ses voisins dans sa capacité à résoudre les grands enjeux de la vie collective ; gouvernement, défense, religion, famille, propriété, science et art. Dans cet effort, les Olmèques ont posé les fondations mêmes de la civilisation américaine.

    Nul ne sait avec certitude d’où venaient les Olmèques, ni s’ils étaient directement issus des populations indigènes locales ; mais le fait que nombre de leurs sculptures (en particulier les têtes colossales) témoignent d’une présence africoïde ancienne dans les Amériques ne fait guère de doute pour quiconque fait preuve de raison. En réalité, certains scientifiques ont conclu que les Olmèques étaient peut-être une colonie africaine installée par voie maritime, qui aurait conquis les populations indigènes du sud du Mexique. D’autres pensent que la présence noire parmi les Olmèques se limitait à une petite communauté, mais élite et hautement influente.

    Des restes sculpturaux et squelettiques découverts sur des sites olmèques anciens fournissent les preuves les plus concluantes jamais mises au jour concernant la présence de populations africaines dans les Amériques avant l’arrivée de Christophe Colomb. Les représentations sculpturales africoïdes les plus marquées et les plus universellement reconnues dans le « Nouveau Monde » ancien furent réalisées par les Olmèques. Près de vingt têtes de pierre colossales, pesant entre 10 et 40 tonnes, ont été mises au jour sur des sites olmèques le long de la côte du golfe du Mexique. L’un des premiers scientifiques euro-américains à commenter ces têtes olmèques, l’archéologue Matthew Stirling, décrivit leurs traits faciaux comme étant « étonnamment négroïdes ».

    En 1974, le craniologue polonais Andrzej Wiercinski19 informa le Congrès des Américanistes que les crânes retrouvés sur des sites olmèques et d’autres sites préchrétiens du Mexique (notamment TlatilcoCerro de las Mesas et Monte Albán) « présentent une prévalence nette du schéma négroïde complet ».

    D’autres scientifiques ont identifié de nombreux parallèles culturels entre les Africains anciens et les Amérindiens, y compris dans les modèles architecturaux et les pratiques religieuses. Concernant ces dernières, certaines communautés amérindiennes adoraient des divinités noires de très grande ancienneté, telles que Ekchuah, Quetzalcoatl, Yalahau, Nahualpilli et Ixtliltic, bien avant l’arrivée du premier esclave africain dans le Nouveau Monde.

    Lors de son troisième voyageChristophe Colomb rapporta que, lorsqu’il arriva à Haïti, la population locale l’informa que des hommes noirs venant du sud et du sud-est l’avaient précédé sur l’île. En 1513Balboa20 découvrit une colonie d’hommes noirs lors de son arrivée à Darién, en Amérique centrale.

    Tous ces faits (étayés par des squelettes et des sculptures) démontrent clairement que les peuples africains ont joué un rôle majeur et exercé une influence profonde dans les Amériques, bien avant Christophe Colomb et bien avant l’esclavage.

    Conclusion

    Je soutiens que si vous enseignez à un enfant que son histoire commence avec l’esclavage, vous brisez cet enfant ; peut-être pour la vie. En vérité, vous nourrissez une nouvelle forme d’esclavage : l’esclavage de l’esprit.

    Ne limitons pas notre histoire à ce qu’elle a de plus laid, de plus brutal, de plus traumatique. Commençons par le commencement. Et ce commencement ne se situe pas dans l’esclavage. Il commence avec des femmes et des hommes noirs, maîtres de leur destin et arbitres de leur avenir.

    Et pour ceux qui s’interrogent sur la pertinence de tout cela, je vous laisse avec les paroles profondes de Nana KwaDavid Whitaker21, qui disait :

    « Ce que tu fais pour toi dépend de ce que tu penses de toi. Ce que tu penses de toi dépend de ce que tu sais de toi. Et ce que tu sais de toi dépend de ce qu’on t’a dit. »

    Bien dit, Nana Whitaker. C’est un appel puissant et une véritable philosophie de l’histoire. Et je ne peux imaginer meilleure façon de clore cette exploration de la diaspora africaine ancienne, cette diaspora africaine d’avant l’esclavage.

    Runoko Rashidi (1954 – 2 août 2021, Égypte) était un historien, écrivain, conférencier et chercheur afro-américainspécialisé dans la présence africaine mondiale à travers l’histoire. Basé à Los Angeles, il a consacré sa vie à documenter et transmettre les traces de la diaspora africaine bien au-delà de la traite négrière, en Afrique, en Asie, en Europe, en Océanie et dans les Amériques.

    Auteur de nombreux ouvrages majeurs, dont African Star over Asia: The Black Presence in the East (Books of Africa, 2012), il a aussi dirigé pendant plusieurs années des voyages d’étude panafricains sur des sites historiques emblématiques du monde noir.

    Disparu subitement en Égypte lors d’une mission de recherche, il laisse derrière lui une œuvre visionnaire et militante, profondément ancrée dans l’afrocentricité, le panafricanisme et la réhabilitation des mémoires noires. Son travail continue d’inspirer une génération de chercheurs, d’activistes et d’éducateurs à travers le monde.

    Notes de bas de page

    1. Africoïdes : Terme anthropologique désignant les groupes humains d’origine africaine présentant un ensemble de caractéristiques physiques communes, telles qu’un teint foncé, des cheveux crépus ou bouclés, et des traits faciaux spécifiques. Ce mot est désormais rarement utilisé en anthropologie moderne en raison de ses connotations racialistes héritées du XIXe siècle. ↩︎
    2. Phénotypiquement : Adverbe tiré du mot phénotype, désignant l’ensemble des traits observables d’un individu (couleur de peau, forme du crâne, texture des cheveux, etc.), résultant de l’interaction entre son génome et l’environnement. Ce terme est utilisé notamment en biologie, en anthropologie physique et en génétique des populations. ↩︎
    3. Stéatopygie : Développement exagéré des masses graisseuses au niveau des fesses, particulièrement observé chez certaines populations d’Afrique australe (Khoïsan) ou d’Asie du Sud-Est (Négritos). Ce trait morphologique, d’origine génétique, a souvent été interprété à tort dans des lectures exotisantes ou racialisantes. ↩︎
    4. San : Peuple autochtone d’Afrique australe, parfois appelé à tort « Bushmen » (hommes des broussailles). Les San sont considérés comme l’un des groupes humains les plus anciens du monde, avec des pratiques de chasse-cueillette ancestrales et une culture orale très développée. Leur langue est connue pour ses clics phonétiques distinctifs. ↩︎
    5. Gudea : Prince sumérien de la cité-État de Lagash (vers 2144–2124 av. J.-C.), célèbre pour ses nombreuses statues en diorite noire et pour ses inscriptions dévotionnelles. Il est souvent cité comme exemple de chef religieux et politique dans la Mésopotamie antique. Sa représentation en pierre sombre a nourri des hypothèses sur les influences africaines en Sumer. ↩︎
    6. Anu : Divinité suprême du panthéon sumérien et akkadien, associée au ciel et à la royauté divine. Il incarne l’autorité cosmique et est parfois considéré comme l’ancêtre des dieux mésopotamiens. Certains auteurs afrocentristes ont rapproché son nom de celui des divinités africaines éponymes (ex. : « Anu » en Égypte ancienne). ↩︎
    7. Phénicie : Région antique correspondant à l’actuel Liban et au nord d’Israël/Palestine, connue pour ses cités portuaires florissantes (Tyr, Sidon, Byblos) et pour l’invention d’un alphabet consonantique, ancêtre direct des alphabets grecs et latins. Selon la Bible, les Phéniciens étaient apparentés aux Cananéens, eux-mêmes frères des Éthiopiens et Égyptiens. ↩︎
    8. Hamite (ou Kamite) : Catégorie ethno-biblique issue des fils de Cham (Ham en anglais), l’un des trois fils de Noé selon la Genèse. Elle désigne les peuples africains « noirs » dans la tradition judéo-chrétienne. Le terme kamite, popularisé par les penseurs afrocentristes, est une réappropriation du mot Kemet (« terre noire »), nom de l’Égypte ancienne. ↩︎
    9. Mihdja : Considéré dans la tradition islamique comme le premier martyr musulman tué au combat, Mihdja était un homme noir, compagnon du prophète Muhammad. Son rôle, bien que peu développé dans les sources classiques, symbolise la présence noire dès les débuts de l’islam, aux côtés de figures comme Bilal. ↩︎
    10. Bilal : Compagnon noir du prophète Muhammad, affranchi d’esclavage et premier muezzin de l’islam. Sa voix puissante et son engagement religieux en ont fait une figure emblématique des débuts de l’islam, au point d’être surnommé « un tiers de la foi » dans certaines traditions. ↩︎
    11. Harappa : Site archéologique majeur de la vallée de l’Indus, situé dans l’actuel Pakistan. Harappa a donné son nom à la civilisation harappéenne (vers 2600–1700 av. J.-C.), l’une des plus anciennes du monde, caractérisée par des villes planifiées, une écriture encore non déchiffrée, et une culture matérielle sophistiquée. ↩︎
    12. Rig-Véda : Premier des quatre Védas, textes sacrés de l’hindouisme, rédigé en sanskrit védique entre 1500 et 1200 av. J.-C. Composé de plus de 1 000 hymnes, il constitue l’un des plus anciens témoignages écrits de la spiritualité indo-européenne. Certaines descriptions de populations noires dans le Rig-Véda ont été interprétées comme des traces de l’antagonisme entre Indo-Aryens et peuples dravidiens. ↩︎
    13. Walter Fairservis : Archéologue et anthropologue américain (1921–1994), spécialiste des premières civilisations asiatiques, notamment la vallée de l’Indus. Il a soutenu que les Harappéens avaient atteint un haut niveau d’organisation sociale et technologique, évoquant l’usage précoce du moulin à vent, la domestication du poulet ou encore la cultivation du coton et du riz. ↩︎
    14. Adivasis : Terme sanskrit signifiant « premiers habitants », utilisé pour désigner les populations tribales autochtones de l’Inde. Ils regroupent une grande diversité de peuples vivant souvent en marge du système de castes. Historiquement marginalisés, les Adivasis incarnent une résistance culturelle et identitaire face à la domination aryenne puis coloniale. ↩︎
    15. Dalit Panthers : Mouvement politique fondé en Inde en 1972 par des militants dalits (ex-Intouchables), inspiré par les Black Panthers afro-américains. Il revendiquait l’égalité sociale, la justice et l’émancipation des opprimés du système des castes. Ce mouvement a contribué à politiser la lutte des Dalits et à inscrire leur cause dans une dynamique panafricaniste. ↩︎
    16. Sakanouye Tamura Maro : Général japonais du VIIIe siècle (vers 758–811), célèbre pour ses campagnes militaires contre les Aïnous, population autochtone du nord du Japon. Il est souvent présenté comme le premier shogun de l’histoire japonaise. Certaines traditions le décrivent comme un homme noir, bien que cette caractérisation ne soit pas attestée par les sources officielles. ↩︎
    17. Aïnous : Peuple indigène du Japon, principalement installé dans l’île d’Hokkaidō et autrefois présent dans le sud de la Russie. Les Aïnous possèdent une langue, une culture et des traits distincts des Japonais majoritaires. Soumis à des politiques d’assimilation, ils n’ont été reconnus officiellement comme minorité autochtone par l’État japonais qu’en 2008. ↩︎
    18. Blackfellas : Terme d’usage courant en Australie pour désigner les Aborigènes australiens, souvent employé par les Aborigènes eux-mêmes dans une logique de réappropriation. Le mot s’oppose à « whitefellas » (Blancs). Il reflète l’identité culturelle forte de ces peuples autochtones, présents sur le continent depuis plus de 50 000 ans. ↩︎
    19. Andrzej Wiercinski : Craniologue et anthropologue polonais, actif dans les années 1970, connu pour ses recherches controversées sur les traits « négroïdes » dans les populations précolombiennes du Mexique. Il présenta en 1974, lors du Congrès des Américanistes, des conclusions affirmant une présence africoïde dans les sites olmèques anciens. ↩︎
    20. Balboa (Vasco Núñez de) : Conquistador espagnol (1475–1519), célèbre pour avoir été le premier Européen à atteindre l’océan Pacifique par voie terrestre depuis le Nouveau Monde. En 1513, à Darién (actuel Panama), il aurait découvert une colonie d’hommes noirs, ce qui alimente l’hypothèse d’un contact africain précolombien avec les Amériques. ↩︎
    21. Nana KwaDavid Whitaker : Intellectuel afro-américain cité par Runoko Rashidi pour sa philosophie de l’estime de soi afrocentré. ↩︎

    Ce roi africain a traversé l’Atlantique avant Christophe Colomb…

    Bien avant Christophe Colomb, un roi africain aurait tenté de traverser l’Atlantique avec deux mille navires. Son nom a été effacé, son geste oublié. Pourtant, ce prédécesseur de Mansa Musa, souverain de l’empire du Mali, aurait osé l’impensable : atteindre l’autre rive du monde. Entre mémoire étouffée, hypothèse historique et réhabilitation afrocentrée, retour sur l’histoire fascinante d’un roi qui a préféré l’océan à la couronne.

    Un Mansa face à l’océan

    Il y a des histoires que l’on garde en silence, comme on enterre un secret trop grand pour être compris. Sur les rives de l’Atlantique, il y a plus de sept siècles, un roi d’Afrique s’est approché du rivage, non pas pour contempler l’horizon, mais pour le traverser. Il ne partait pas en guerre, ni en pèlerinage. Il partait chercher ce que nul n’avait encore vu. L’inconnu. L’inaccessible. L’inimaginable. Ce roi, dont l’Histoire a effacé le nom, embarqua avec lui deux mille navires, des vivres pour des années, de l’or en abondance, et une idée folle : atteindre l’extrémité de l’océan.

    Ce roi n’était pas Mansa Musa, l’empereur dont les pèlerinages fastueux et la richesse légendaire ont traversé les siècles. Non. C’était celui qui l’a précédé. Celui qui céda le trône non par défaite, mais par choix. Un souverain qui, en 1311, renonça à son pouvoir pour une quête de savoir. Qui troqua le confort du trône pour la brutalité des vents marins.

    À l’heure où le monde répète que Christophe Colomb a “découvert” l’Amérique, le récit de ce roi malien interroge. Et dérange. Car s’il est vrai (s’il ne relève pas seulement du mythe ou de la fable) alors il bouleverse toute notre compréhension du passé. Il révèle une Afrique en mouvement, audacieuse, inventive. Une Afrique qui ne s’est jamais contentée de subir l’Histoire, mais qui l’a parfois devancée.

    Et pourtant, cette histoire ne figure dans aucun manuel. Elle ne fait l’objet d’aucun programme scolaire. On ne lui a accordé ni honneur, ni statue. On ne connaît même pas le nom du roi qui l’a vécue. Il ne reste qu’un témoignage, livré à un émir du Caire en 1324 par Mansa Musa lui-même, et recueilli par un érudit arabe nommé al-Umari.

    Nofi part sur ses traces. Entre les silences des archives, les incertitudes de l’océan et la puissance de la mémoire noire, il s’agit ici de restaurer un pan oublié de l’Histoire. De convoquer les voix qu’on a fait taire. Et de rappeler que l’Afrique, avant d’être une victime de la traversée, en fut peut-être aussi la pionnière.

    Les mots de Mansa Musa (l’unique témoignage)

    L’histoire ne tient parfois qu’à un fil. Un murmure. Une confidence glissée dans le silence d’un soir cairote. Mansa Musa, le roi aux ors infinis, séjourne alors en Égypte en 1324, en route pour La Mecque. Son passage éblouit les contemporains : il distribue tant d’or que le dinar perd de sa valeur. Il est reçu avec les égards dus à un souverain puissant, respecté. Mais derrière la pompe du hajj, une autre histoire affleure, plus intime, plus troublante.

    Un émir égyptien, Abu al-Hasan Ali ibn Amir Hajib, curieux de comprendre comment ce souverain est parvenu au trône du puissant empire du Mali, lui pose la question. Et Musa répond. Il ne cache rien. Au contraire, il livre, presque en passant, le récit le plus étrange de toute l’histoire impériale de l’Afrique de l’Ouest. Le genre de récit que l’on écoute en retenant son souffle, sans bien savoir s’il s’agit d’un aveu, d’un regret ou d’un avertissement.

    « Le roi qui m’a précédé, dit Musa, ne croyait pas que l’on ne pouvait atteindre l’extrémité de l’océan. Il fit équiper 200 navires remplis d’hommes, et 200 autres pour les provisions. Il dit au chef de l’expédition : « Ne reviens que si tu atteins le bout de l’océan, ou si l’eau et les vivres vous manquent. » »

    Une seule de ces embarcations revint. Le capitaine raconta qu’ils avaient croisé un courant puissant, semblable à un fleuve en pleine mer. Les autres navires avaient continué. Aucun n’était revenu. Le roi, obstiné, refusa de croire à un échec. Il arma une deuxième expédition, plus vaste encore (deux mille navires cette fois) et prit la mer avec elle. Il ne revint jamais. Musa, désigné comme régent, hérita alors du trône.

    Ce témoignage, conservé par le savant al-Umari, est la seule source écrite connue relatant ce départ massif de navires africains vers l’ouest, bien avant Colomb. Aucun autre chroniqueur arabe ne mentionne cette traversée. Aucune tradition orale mandingue ne la transmet. Et pourtant, elle persiste. Comme un éclat d’obsidienne dans un désert de silence.

    Pour l’historien, la question devient vertigineuse : pourquoi Musa raconterait-il une telle histoire, en risquant le ridicule ou le doute ? Était-ce une manière d’expliquer son ascension inattendue ? Un acte de mémoire, pour honorer une ambition disparue ? Ou une confession, douloureuse, sur le prix de son pouvoir ?

    Ce récit, trop longtemps relégué à la marge, exige aujourd’hui d’être réentendu. Pas seulement comme une curiosité historique, mais comme une revendication de dignité intellectuelle et de capacité d’exploration du continent africain. À une époque où l’Europe médiévale peine à naviguer au-delà de ses côtes, l’Afrique impériale regarde vers l’Atlantique.

    Et ose.

    Qui était ce roi inconnu ? Débat sur son identité

    Il est étrange qu’un roi capable de réunir deux mille navires, d’abdiquer volontairement, et de tenter une traversée de l’Atlantique, soit resté anonyme. Musa lui-même, dans son témoignage, ne prononce pas son nom. Les archives arabes sont muettes. Les traditions orales mandingues, pourtant riches de mémoire dynastique, ne livrent aucun chant à son sujet.

    Et pourtant, son absence est une présence.

    Au fil des siècles, plusieurs noms ont été avancés. Le plus célèbre (Abubakari II) est en réalité un mirage né d’une erreur. Au XIXe siècle, un orientaliste français, Baron de Slane, traduit maladroitement un texte d’Ibn Khaldoun, l’un des grands historiens arabes médiévaux. Dans ce passage, Ibn Khaldoun évoque Abu Bakr comme l’ancêtre de Musa, non comme son prédécesseur direct. Mais la méprise prend racine. L’Europe du XIXe siècle, avide d’ordre et de noms, inscrit “Abubakari II” dans la liste des rois du Mali. L’erreur devient certitude. Le mythe s’installe.

    Mais les chercheurs modernes rétablissent peu à peu les faits. L’historien Nehemia Levtzion, spécialiste de l’histoire ouest-africaine, démontre que le seul Abu Bakr ayant régné était un petit-fils de Soundiata, qui gouverna avant Sakura, non avant Musa. Quant au frère de Soundiata, Mande Bori, souvent confondu avec un roi, il ne semble jamais avoir accédé au trône. Le nom “Abubakari II” tel qu’il circule aujourd’hui est donc une invention postérieure, bien que reprise dans plusieurs cercles afrocentristes sincères, mais mal informés.

    D’autres pistes existent. Le successeur direct de Mansa Qu, selon les généalogies croisées d’Ibn Khaldoun et de la tradition mandingue, serait Muhammad ibn Qu, un roi obscur qui aurait régné brièvement avant Musa. Certains historiens identifient ce Muhammad comme le roi de l’expédition océanique. D’autres avancent que ce serait plutôt son père, Mansa Qu lui-même, souverain au pouvoir au tournant du XIVe siècle.

    Mais là encore, les textes hésitent, les noms fluctuent, et les filiations se brouillent. Le Mali médiéval, malgré sa puissance, n’a pas laissé de chroniques royales internes. La mémoire se transmettait par les griots, non par les scribes. Et lorsque le pouvoir est abandonné volontairement, sans conflit ni trahison, il ne laisse parfois aucune trace. Comme si partir signifiait aussi s’effacer.

    Peut-être est-ce justement cela qui rend cette figure si fascinante : son anonymat. Il n’est pas un héros couronné, ni un martyr glorifié. Il est un homme de rupture. Un souverain qui a choisi le vide plutôt que l’habitude. L’inconnu plutôt que la continuité. Un roi qui, face à l’immensité de l’Atlantique, a préféré l’embrasser que le craindre.

    Et si l’Histoire a oublié son nom, elle n’a pas tu son geste.

    Une ambition océanique : 2000 navires vers l’inconnu

    Deux mille navires. Mille pour les hommes. Mille pour les vivres. Mille chances de ne jamais revenir. Mille paris sur un horizon que personne n’avait encore dessiné. C’est ce chiffre, plus que tout, qui frappe l’imagination. Deux mille embarcations, parties depuis la côte ouest-africaine (sans carte, sans compas, sans promesse de retour) vers un océan sans nom, vers une fin du monde que nul n’avait encore atteinte.

    Dans les annales européennes, au début du XIVe siècle, un tel projet n’existe tout simplement pas. Les royaumes du nord méditerranéen explorent timidement leurs côtes. Le Portugal n’en est qu’aux balbutiements de sa marine. L’Espagne n’est pas encore une puissance unifiée. Et pourtant, à des milliers de kilomètres, l’empire du Mali, alors à son apogée, orchestre la plus vaste expédition maritime jamais entreprise par une civilisation noire avant l’époque moderne.

    Cet acte, démesuré aux yeux des chroniqueurs arabes, relève moins de la folie que d’une logique impériale visionnaire. Le roi du Mali, héritier d’un empire structuré autour de l’or, du sel et du savoir, se lance dans une quête ultime : comprendre ce qu’il y a au bout de l’eau. Pas pour conquérir. Pas pour convertir. Mais pour savoir. L’ambition n’est ni militaire ni religieuse, elle est exploratoire, intellectuelle, philosophique. Une audace qui rompt radicalement avec les clichés encore véhiculés sur un Moyen Âge africain isolé, figé, passif.

    Comment imaginer alors cette flotte ? En bois de karité, en acajou, guidée par les astres, gonflée par les vents sahéliens. Les hommes embarquaient avec des réserves pour des années, selon les mots de Musa. De l’eau, du mil, du poisson séché, de l’or aussi — monnaie d’échange ou offrande aux dieux de l’océan ? Des griots, sans doute, pour porter les chants. Des forgerons. Des navigateurs mandingues, héritiers des traditions fluviales du Niger et du Sénégal.

    Et puis ce silence. Aucun retour. Aucun signe. Sauf un seul navire, revenu pour dire : 

    “Nous avons croisé un fleuve dans la mer. Les autres ont continué. Moi, j’ai rebroussé chemin.”

    Ce “fleuve dans la mer” fascine. Aujourd’hui encore, les océanographes y reconnaissent probablement le courant des Canaries, un puissant flux marin qui longe les côtes ouest-africaines vers les Caraïbes et le golfe du Mexique. Une autoroute maritime naturelle qui aurait permis, théoriquement, à la flotte malienne de traverser l’Atlantique sans technologie avancée.

    Mais les courants ne pardonnent pas. Ce qui emporte vers l’ouest empêche de revenir. Le voyage du roi était sans retour.

    Ce choix radical (quitter le monde connu, emporter tout un peuple avec soi, disparaître) est aussi une déclaration de foi. Une croyance en la valeur du risque. Une rébellion contre l’immobilisme. Une offrande à l’inconnu.

    Il est ironique que l’on enseigne partout dans le monde les aventures maritimes de Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Magellan, mais que cette traversée, bien plus ancienne, bien plus ambitieuse, ne soit évoquée nulle part. C’est que l’Histoire officielle ne célèbre pas les échecs silencieux. Elle aime les conquérants, les croix plantées sur des terres volées, les récits à sens unique. Pas les départs sans retour.

    Et pourtant, ce roi-là a osé ouvrir une brèche dans le réel. Et c’est peut-être là, dans ce geste inachevé, que se cache la grandeur.

    Le fleuve dans la mer : ce que les courants océaniques nous disent

    Il y a des phrases qui résonnent comme des énigmes, suspendues entre poésie et vérité.

    « Il y avait, dans la mer, un fleuve avec un courant si puissant que les navires qui y sont entrés n’ont jamais fait demi-tour. »

    C’est ce que raconta le seul survivant de la première expédition. Un fleuve dans la mer.
    Une image qui défie la logique. Et pourtant, les scientifiques d’aujourd’hui y voient une réalité physique bien connue : le courant des Canaries.

    Ce courant océanique, qui coule du nord-ouest de l’Afrique vers les Antilles, suit la courbe des vents alizés. C’est lui qui aurait permis, au XVe siècle, aux caravelles de Christophe Colomb de rejoindre les îles du Nouveau Monde. Mais c’est lui aussi, bien avant, qui aurait pu porter les embarcations mandingues à travers l’Atlantique.

    Les cartes marines modernes confirment ce que les anciens navigateurs d’Afrique de l’Ouest pressentaient. Le large n’est pas un mur, c’est un fleuve mouvant. Un chemin invisible. Une autoroute liquide, traîtresse et irrésistible. On y entre comme on entre dans un mythe, sans savoir si l’on en ressortira vivant.

    Et ce courant, justement, ne permet pas le retour. Une fois emporté vers l’ouest, il faut de puissants vents contraires ou des voiles taillées pour remonter la mer. Les navires maliens, conçus pour les fleuves, pour les pirogues royales, n’étaient sans doute pas faits pour revenir. Ils étaient faits pour partir.

    Ce n’est donc pas l’incompétence qui a scellé le sort de l’expédition, mais la physique même de l’océan. Ce n’est pas un naufrage, c’est une offrande.

    Et si les autres navires ont continué, que sont-ils devenus ? Ont-ils atteint les Caraïbes ? Les rivages du Brésil ? Ont-ils accosté, affamés, quelque part, pour y fonder une colonie sans mémoire, une page orpheline de l’histoire humaine ? Ou bien ont-ils sombré, comme des prières trop lourdes, dans les entrailles noires de l’Atlantique ?

    Certains chercheurs afrocentristes, comme Ivan Van Sertima ou Gaoussou Diawara, soutiennent que les navires ont bel et bien atteint le Nouveau Monde. Ils citent les récits des Taïnos, selon lesquels des hommes noirs seraient arrivés du sud-est, armés de lances en guanín ; un alliage d’or, d’argent et de cuivre que l’on retrouve en Afrique de l’Ouest. Ils évoquent les notes de Bartolomé de las Casas, qui rapporte les propos de Colomb lui-même, curieux d’histoires de “canoës venus de Guinée” vers l’ouest.

    Mais dans les cercles académiques classiques, ces éléments sont rejetés comme des conjectures sans fondement matériel. On répète que rien de tangible n’a été retrouvé. Aucun artefact africain authentifié, aucun squelette, aucun village identifiable. Le doute persiste.

    Et pourtant, l’absence de preuve n’est pas preuve d’absence. Les tempêtes de l’histoire sont telles qu’elles effacent ce qui ne laisse pas de trace écrite. Et dans l’Atlantique, les corps noirs ont toujours coulé sans pierre tombale.

    Alors, que reste-t-il ? Ce courant. Ce “fleuve dans la mer”. Cette intuition d’un roi oublié, qui savait (ou sentait) qu’au bout de l’horizon, il y avait autre chose que le néant.

    Une Afrique qui connaît l’océan. Une Afrique qui n’a pas peur d’y inscrire son histoire.

    Et si l’Amérique avait déjà connu l’Afrique ?

    Et si l’Amérique n’avait pas attendu Christophe Colomb pour être touchée par le vent de l’Afrique ? Et si, bien avant la croix catholique plantée sur le sol de Guanahani, une voile noire, tendue par les mains d’un roi mandingue, avait déjà caressé les rivages du Nouveau Monde ?

    La question dérange. Elle interroge la manière dont l’Histoire est écrite, transmise, et enseignée. Car admettre cette hypothèse, même comme simple possibilité, c’est remettre en cause un ordre symbolique mondial : celui où l’Europe découvre, où l’Afrique est découverte. Celui où les Noirs arrivent en Amérique enchaînés, pas par choix. Celui où l’exploration est blanche, et la traversée noire n’est que souffrance.

    Pourtant, des voix, savantes et militantes, ont osé briser ce récit figé.

    Ivan Van Sertima, intellectuel guyanien formé à l’université Rutgers, a popularisé dans les années 1970 une thèse audacieuse : les Africains auraient voyagé vers les Amériques bien avant Colomb. Dans son livre They Came Before Columbus, il compile récits, observations et données linguistiques, cherchant à démontrer la présence d’Africains en Amérique précolombienne. Il évoque notamment les fameuses têtes olmèques, ces colossales sculptures de pierre aux traits négroïdes, pour certains, mais aussi les récits indigènes parlant de visiteurs venus du sud-est.

    Autre point troublant : les témoignages rapportés par Bartolomé de las Casas, moine dominicain et chroniqueur de la conquête. Il note que les indigènes d’Hispaniola affirmaient avoir vu venir de grands canoës “chargés d’hommes noirs” venus du sud-est. Ces hommes portaient des lances en guanín, un alliage que les Espagnols retrouvèrent également dans les mines africaines. Le roi Jean II du Portugal lui-même s’était interrogé sur ces récits, qui circulaient parmi les navigateurs du XVe siècle.

    Mais les preuves archéologiques, elles, restent absentes. C’est l’argument central des détracteurs de ces thèses : aucun artefact africain n’a été exhumé dans des fouilles contrôlées en Amérique précolombienne. Ni poterie, ni texte, ni squelette. Rien qui ne puisse être daté, analysé, opposable au doute.

    Et pourtant… Le manque de preuves matérielles ne signifie pas absence de fait. Il faut se souvenir que les conquistadors ont brûlé des bibliothèques entières, détruit des temples, effacé des cultures. Les cultures noires et autochtones ont été soumises à un effacement systématique. L’oubli a été organisé.

    Derrière ce débat scientifique se joue aussi une bataille de récits. Car si les bateaux maliens ont réellement touché l’Amérique, ne serait-ce qu’un instant, alors c’est une révolution mentale. C’est une reconquête de l’imaginaire. Une preuve que l’Afrique n’a pas seulement subi la mondialisation : elle en a été une force motrice, oubliée mais réelle.

    Et si l’on n’a pas encore retrouvé les traces tangibles de cette traversée, c’est peut-être parce que nous n’avons pas encore posé les bonnes questions. Ou parce que nous cherchons avec les mauvaises lunettes. L’Histoire, après tout, ne se mesure pas seulement en objets exhumés, mais aussi en mémoires étouffées.

    Et s’il faut parfois un acte de foi pour envisager ce que les archives refusent, alors soit. Car ce que nous défendons ici, ce n’est pas une certitude ; c’est un droit à l’hypothèse. Un droit à l’exploration intellectuelle, au rêve fondé, à la réappropriation.

    Et si ce roi inconnu, ce souverain sans tombe ni statue, avait bien mis pied sur une rive du continent américain, alors ce ne serait pas seulement une découverte géographique.

    Ce serait une victoire posthume contre l’oubli.

    Sources & références

    Ketema : autopsie d’une polémique fabriquée autour de Black Panther

    T’Challa, alias Black Panther, est bien plus qu’un super-héros de bande dessinée : imaginé par Marvel à la fin des années 1960 comme premier personnage noir (et africain) du panthéon des super-héros populaires, comme le dit lemonde.fr, il porte une symbolique forte de fierté et de libération. Depuis le film Black Panther (2018) de Ryan Coogler, ce roi de Wakanda est devenu une célébration de la culture noire moderne, un avatar panafricain. Le film a été salué comme une « célébration pure de la culture et de la puissance Noires », et son héros a inspiré une génération de jeunes Afros-Américains.

    T’Challa incarne l’idée qu’on peut être à la fois Africain et superpuissant, un prince capable de défendre son peuple avec dignité (il est décrit comme « un homme Noir fort, dont l’histoire a résonné chez toute une génération de garçons et d’hommes noirs » – newamerica.org). Dans ce contexte, le personnage est devenu un pilier de la représentation afrodescendante au cinéma et dans la culture pop.

    Le fils caché de T’Challa est blanc, et alors ?

    L’arrivée de Ketema dans l’univers Marvel. Cet été 2025, Marvel a introduit dans sa ligne Marvel Knights: The World to Come #1 un nouveau personnage, Ketema, présenté comme le fils biologique de T’Challa avec son ancienne fiancée Monica Lynne. Dans ce récit futuriste dystopique, un T’Challa vieillissant est défié pour le trône de Wakanda par Ketema. L’issue du duel semble scellée lorsque T’Challa, tiraillé, épargne son fils et perd la vie.

    Au dernier instant, Ketema retire son masque : il apparaît comme « un homme blanc à la peau claire, aux cheveux blonds ». Ce choc visuel — fils de deux parents noirs, mais à l’apparence très pâle — est assumé par les auteurs. Le scénariste Christopher Priest et le dessinateur Joe Quesada voulaient visiblement provoquer une réaction, jouant avec l’idée d’un « Black Panther » blanc. Comme le note Spencer Baculi, cet enjeu était attendu (« sûr de provoquer l’explosion de discours qu’il était censé créer »), selon boundingintocomics.com. (Le nom Ketema, prononcé Kah-TOM-ah, signifie en amharique « fondation », appuyé ici sur l’alliance passée de T’Challa avec l’Afrique de l’Est.)

    Ketema

    Dans la bande dessinée, le rôle de Ketema est celui du héritier contestataire de Wakanda : il prend les armes contre son père sous l’influence d’un radicalisme traditionnaliste, et s’impose comme nouveau roi. Au-delà de ce scénario, peu de détails sont pour l’instant donnés sur ses motivations ou son origine exacte. Notamment, le fait que sa supposée mère, Monica, soit noire rend étrange la couleur de peau de Ketema. Certains observateurs suggèrent qu’il pourrait en réalité avoir été adopté ou qu’il serait né d’une autre union de T’Challa, mais rien n’est confirmé pour l’instant.

    Quand le nouveau Black Panther fait débat… sans vraiment faire débat

    Réception médiatique vs réactions réelles. Comme souvent, les médias grand public ont fait leurs gros titres en cédant à la polémique raciale : la presse anglaise titre que « les fans Marvel sont en colère après qu’on a révélé que le nouveau Black Panther est blanc ». De sites comme Daily Mail, SlashFilm ou CBR assurent que les internautes « éruptent » ou que c’est « un énorme rebondissement choquant ».

    Cette mise en scène médiatique laisse entendre que les lecteurs noirs seraient outrés par cette nouveauté. Pourtant, en réalité, les discussions sur les réseaux n’illustrent pas massivement ce ressentiment. De nombreux commentaires se montrent au contraire indifférents, moqueurs ou fatigués du débat. Par exemple, un internaute sarcastique ironise que l’affaire vise surtout « à traiter ceux d’entre vous de bébés qui chouinent toujours à propos des choix de casting » et conclut qu’en fin de compte, « vous avez tous plus en commun que vous ne le pensez ».

    Dans le même esprit, un blogueur rappelle que l’épisode Ketema n’est même pas du circuit principal Marvel (c’est un avenir hypothétique), une manipulation intelligente du buzz en ligne : il note que la révélation fut « un coup de maître du marketing sur les réseaux sociaux » qui a sans doute servi à faire parler de l’album.

    Les images de Ryan Gosling refont surface… et en vrai, c’est plus drôle qu’agaçant ! Une partie des internautes se félicite d’en faire une réalité

    Autrement dit, la controverse est en partie instiguée. D’une part, parce que l’auteur Christopher Priest — lui-même scénariste historique et premier rédacteur en chef noir d’un titre Marvel — affirme que cette histoire n’est « pas liée à aucune autre continuité » principale. Il s’agit d’un univers futuriste autonome, un fil narratif spécial qui donne « une liberté énorme pour faire des choses impensables ailleurs ».

    Pour les fans, cela signifie que ce Ketema n’est pas vraiment le remplaçant officiel de T’Challa dans la chronologie classique. D’autre part, beaucoup de véritables amateurs de Black Panther attendent surtout des histoires riches plutôt que de gesticuler sur la couleur de peau. Comme le blogueur le remarque, l’annonce Ketema a fait « du bruit dans les cercles de comic books sur les réseaux sociaux », mais ce buzz ne reflète pas une attaque organisée de la communauté noire.

    Race-swap inversé ? Ce que révèle vraiment le cas Ketema chez Marvel

    Débats de « race swap » et lassitude. Cette polémique s’inscrit dans un contexte plus large, celui des débats récurrents sur le « race swap » dans la fiction. On a vu récemment la controverse autour de la nouvelle Ariel noire dans La Petite Sirène ou les acteurs colorés dans Le Seigneur des anneaux. Ces réactions sont désormais bien documentées comme cycliques et prévisibles.

    Vox.com souligne d’ailleurs que ces vagues de critiques racistes sont « épuisantes et extrêmement prévisibles » : chaque changement de casting considéré comme « progressiste » suscite de nouveaux « geeks » irrités par les récits qui sortent d’un cadre blanc traditionnel. Le cas de Ketema est à cet égard un bon exemple de ce schéma : le choc apparent de voir un héritier au physique inattendu a déclenché un nouveau round de réactions prévisibles, alors que beaucoup d’internautes font la moue et finissent par l’ignorer.

    En réalité, cette polémique traduit plus une fatigue générale qu’autre chose. Les Afrodescendants se montrent lassés de voir chaque détail de représentation remuer ciel et terre. Comme l’écrivait Aja Romano dans Vox, la colère sur ces sujets est souvent plus guidée par le racisme latéral que par de réelles préoccupations d’identité culturelle. De fait, les réactions d’afrodescendants sur Ketema ont été à la fois plus rares et plus nuancées que ne le laissait croire la couverture médiatique. Certains saluent même l’audace de raconter des histoires originales, et comprennent que ce Ketema n’est qu’un personnage dans une uchronie, sans compromettre l’héritage de T’Challa.

    Ketema : l’héritier de Wakanda ou l’enfant du buzz ?

    Au final, Ketema est apparu non pas comme un concurrent effronté à T’Challa, mais comme un catalyseur de débats en ligne. Derrière le personnage de fiction, c’est surtout la question de la pertinence des polémiques sur la couleur de peau qui s’est posée.

    Dans la perspective d’un média afrocentré critique et engagé, on peut voir Ketema comme un cas symptomatique : plutôt que de craquer, de nombreux fans afrodescendants ont vu dans cette annonce un petit divertissement finalement sans conséquence réelle. L’essentiel, pour eux, reste l’âme même du Black Panther : un héros africain puissant et respectable. Agiter des débats improvisés sur un « héritier blanc » finit donc par relever de l’épuisant « divertissement réchauffé » des réseaux sociaux, plus qu’autre chose.

    Les réactions en ligne l’illustrent bien : loin d’une colère unanime, c’est surtout une certaine indifférence ou bonne humeur qui prédomine – signe qu’au bout du compte, les Afro-descendants en ont peut-être assez qu’on débatte sans fin de l’identité de leurs héros fictifs, et qu’ils attendent du contenu digne d’intérêt plutôt que de nouvelles polémiques racistes faciles.

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

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    De l’Afrobeat au Highlife, en passant par l’Amapiano et les rythmes traditionnels du 237, Teety Tezano signe un retour audacieux avec REBORN, un EP hybride, solaire et engagé. À découvrir absolument.

    Le retour de Teety Tezano : une voix singulière à (re)découvrir

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

    Certains artistes ne chantent pas, ils racontent. Ils racontent la mémoire des peuples, les espoirs qui palpitent dans les rues chaudes de Douala, les secrets murmurés dans les salons familiaux, et la vibration profonde d’une identité afro pleinement assumée. Teety Tezano est de ceux-là.

    Après une pause créative, l’artiste camerounaise revient sur le devant de la scène avec un projet qui lui ressemble, un manifeste intime et sonore intitulé REBORN. Ce n’est pas juste un EP : c’est une renaissance. Une relecture de son héritage, une projection vers l’avenir, une déclaration d’amour aux musiques africaines dans toute leur diversité. À 5 titres seulement, REBORN dit beaucoup. Avec puissance, douceur, et vérité.

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

    Dès les premières notes, REBORN désoriente ; dans le bon sens du terme. L’Afrobeat ouvre la voie, avec ses cuivres insoumis et ses kicks rebelles. Puis l’Amapiano surgit, implacable, organique. On croirait entendre Johannesburg saluer Lagos. Le voyage se poursuit au gré du Highlife, enraciné, vibrant, qui évoque les nuits de Bamenda ou d’Abidjan. Enfin, les rythmes du 237 (du terroir camerounais) infusent tout le projet : chœurs traditionnels, balafons subtils, groove ancestral.

    Chaque morceau semble dire :

    “Mon Afrique n’a pas de frontières. Elle se vit, elle se danse, elle s’écoute.”

    Et c’est précisément cette richesse que Teety Tezano canalise dans REBORN, tel un fil invisible entre les générations, les sonorités et les territoires.

    Au cœur de l’EP, un morceau retient l’attention par sa charge émotionnelle et symbolique : Java à Gogo. Ce titre, enregistré en featuring avec son père, Johnny Tezano, musicien respecté, est plus qu’un duo : c’est un passage de témoin.

    La voix chaude de Johnny y dialogue avec celle de sa fille comme deux continents qui se retrouvent, comme deux temps qui se superposent. Le rythme, festif, presque rituel, fait danser les souvenirs. Le texte, lui, parle d’enracinement, de lien filial, de cette mémoire invisible qui nous tient debout. Une manière pour Teety de dire : “Je suis là grâce à ceux qui m’ont précédée.” Et pour Johnny, de répondre : “Marche avec ton époque, mais n’oublie jamais d’où tu viens.

    Derrière chaque projet sincère, il y a une tribu. Celle de Teety Tezano s’appelle la Tribu ESOA. Un collectif artistique et humain qui l’accompagne dans ses clips, ses lives, ses choix créatifs. À cela s’ajoutent des soutiens de poids : Christian de GriokidsKahiMoulaye, et tant d’autres. Tous rassemblés autour d’une même ambition : porter haut la voix d’une Afrique jeune, plurielle et fière.

    Loin de l’image solitaire de l’artiste, Teety incarne une nouvelle génération de créateurs afrodescendants qui travaillent en meute, en réseau, en harmonie. Son projet n’est pas un ego-trip, c’est une chorale. Et chaque note chantée porte les battements de tout un collectif.

    REBORN est disponible sur toutes les plateformes : SpotifyBoomplayApple Music.

    Le clip de Java à Gogo est là, haut en couleur où l’on retrouve la complicité de Teety et Johnny, dans un décor festif, joyeux, presque carnavalesque. À surveiller de près sur les réseaux sociaux de l’artiste.

    Avec REBORN, Teety Tezano ne cherche pas à plaire. Elle cherche à être. À être vraie. À être entière. À être plurielle. Dans un monde qui uniformise les sons, elle propose une afrodiversité assumée, entre tradition et modernité, entre douceur et revendication, entre héritage et renaissance.

    Teety Tezano : REBORN, entre héritage et renaissance musicale

    Teety est de retour. Et elle n’est pas seule.