Quand des royaumes africains ont fait et défait la traite

Au-delà du seul axe Europe–Amériques, l’histoire de l’esclavage en Afrique est celle d’empires, de marchands, de guerres et de choix politiques. Des rives du Congo aux ports du golfe de Guinée, des souverains ont profité de la traite, d’autres l’ont bridée ; tous ont dû compter avec la souffrance de millions d’hommes et de femmes réduits en servitude.

Une institution mondiale, des réalités locales

L’esclavage n’est pas né avec les plantations américaines. De l’Égypte pharaonique à Carthage, d’Axoum à l’Arabie ancienne, le captif de guerre, le débiteur insolvable ou l’étranger vaincu pouvaient être réduits en servitude. Pendant plus d’un millénaire, deux vastes circuits ont structuré des flux humains continus : la traite transsaharienne, qui reliait le Sahel et le Maghreb au monde méditerranéen et au Proche-Orient, et la traite de l’océan Indien, de la côte swahilie à l’Arabie, la Perse, l’Inde et jusqu’à l’Asie du Sud-Est. Les usages étaient multiples : service domestique, travail agricole et minier, armées de rois et d’émirs, administrations palatiales. Autrement dit, quand les Européens abordent les côtes africaines au XVe siècle, ils rencontrent des sociétés où l’esclavage est déjà un fait social, juridique et économique.

Sans fétichiser les nombres (toujours discutés) on peut esquisser des volumes : la traite atlantique déporte environ 12 à 13 millions d’Africains embarqués (un peu plus de 10 millions débarqués vivants), la transsaharienne totalise sur la longue durée plusieurs millions (souvent estimés autour de 9–12 millions), et la traite de l’océan Indien se chiffre à plusieurs millions également (souvent 4–8 millions). À ces flux s’ajoutent les esclavages internes aux sociétés africaines, variables selon les régions : certains esclaves travaillent la terre, d’autres servent dans les cours royales, d’autres encore sont intégrés aux clientèles politiques ou aux corps armés. Partout, la servitude est à la fois force de travail et langage de pouvoir.

L’Atlantique n’“importe” pas l’esclavage dans un vide politique : il branche des marchés européens sur des systèmes préexistants africains (captifs de guerre, chefferies commerçantes, États militarisés). La nouveauté ne tient pas à l’apparition de la servitude, mais à l’échelle, à la financiarisation des captifs comme marchandise transocéanique, et à l’articulation entre demandes coloniales, armes européennes et compétitions africaines. C’est cette conjonction (et non une création ex nihilo) qui fait basculer la traite dans la “grande accélération” des XVIe–XVIIIe siècles.

L’Ouest africain avant les Européens

La cavalerie Mossi de Boukary Koutou revenant avec des captifs après un raid

Bien avant que les caravelles portugaises ne longent le golfe de Guinée, l’Ouest africain avait vu se succéder de puissants royaumes. Le Ghana médiéval (IIIe–XIIIe siècle) avait bâti sa richesse sur le contrôle des routes transsahariennes, où circulaient or, sel, cuivre ; et captifs. Le Mali, apogée impériale sous Mansa Musa, fit de même : ses mines d’or, qui fascinèrent jusqu’aux chroniqueurs arabes, reposaient en partie sur un travail servile. Après son déclin, d’autres formations politiques (JolofKabu, puis une mosaïque d’États plus petits) reprirent ce modèle, liant puissance militaire et exploitation d’esclaves.

Dans ces sociétés, l’esclavage ne se résumait pas aux travaux des champs. Certains servaient comme soldats intégrés aux armées royales, d’autres comme conseillers ou fonctionnaires, intermédiaires entre le roi et les sujets. Des esclaves pouvaient cultiver des terres en propre, accumuler des biens, voire racheter leur liberté. Mais cette relative mobilité ne doit pas masquer la règle : le captif restait une monnaie d’échange, une ressource de prestige, et souvent une vie suspendue au bon vouloir de son maître.

Ailleurs, la condition pouvait être plus brutale encore. Le royaume du Benin est souvent cité : à certaines dates (funérailles royales, commémorations, fêtes d’État) des esclaves étaient immolés en sacrifice, gages de la puissance du souverain et ciment de la cohésion rituelle. La mort du captif devenait spectacle de domination.

Dans cet Ouest africain précolonial, un mécanisme s’impose : la conquête produit le captif, et le captif alimente l’État. Chaque victoire militaire grossit le vivier servile ; chaque esclave, par son travail ou son sacrifice, nourrit la grandeur du royaume. Quand les Européens entrèrent en scène, ils ne firent qu’insérer leur demande dans ce cycle déjà ancien, en l’accélérant et en le mondialisant.

L’irruption européenne

circa 1835: Slaves aboard a slave ship being shackled before being put in the hold. Illustration by Swain (Photo by Rischgitz/Getty Images)

Lorsque les navigateurs portugais longent la côte atlantique africaine au XVe siècle, ils n’inventent pas la servitude, mais ouvrent un nouveau débouché. Au départ, les captifs sont envoyés vers le Portugal et l’Espagne. Puis survient la bascule décisive : en 1526, un navire portugais transporte pour la première fois des esclaves directement vers les Amériques. Le cycle atlantique est lancé, et avec lui une dynamique démographique et économique sans précédent.

L’arrivée européenne coïncide avec le morcellement post-impérial : après l’éclatement du Mali, une myriade de royaumes et de chefferies s’affrontent pour contrôler routes, ressources et populations. Dans cette compétition, l’accès aux fusils, à la poudre, mais aussi à des biens prestigieux comme les tissus ou la faïence venus d’Europe devient un avantage stratégique. Les Européens ne font qu’attiser ces rivalités en échangeant des armes contre des captifs.

Le commerce triangulaire, souvent caricaturé comme une mécanique figée, est en réalité un jeu d’alliances et de marchandages. Les captifs alimentent les plantations américaines ; en retour, les royaumes africains obtiennent armes, tissus, céramiques, alcools. Ces produits ne sont pas de simples consommables : ils servent de signes de pouvoir pour les élites locales, objets de prestige qu’on expose autant qu’on utilise. La traite devient une arme politique autant qu’une économie.

L’imaginaire populaire retient encore les images d’Européens raflant eux-mêmes des villages entiers. La réalité fut différente : les grandes rafles directes par des équipages européens furent rares, risquées et marginales. Dans la très grande majorité des cas, les esclaves étaient achetés via des réseaux africains ; rois, chefs de guerre, marchands côtiers. Autrement dit, la traite atlantique fut autant un marché africain qu’un marché européen, alimenté par les conflits locaux et la recherche d’ascension des élites.

États et acteurs : études de cas

Le Kongo

Le royaume du Kongo, centré sur la vallée du fleuve Congo et ses affluents, est sans doute l’exemple le plus emblématique d’une rencontre précoce et structurée entre une puissance africaine et les Européens. Dès 1483, le navigateur portugais Diogo Cão atteint l’embouchure du fleuve et noue contact avec le souverain local. De ce premier échange naît une relation diplomatique durable : ambassades croisées, échanges d’otages, adoption du christianisme au sommet de l’État. À la cour de Mbanza Kongo (rebaptisée São Salvador), missionnaires et artisans portugais s’installent, tandis que de jeunes Kongolais partent se former à Lisbonne.

L’apogée de cette alliance se joue sous le règne d’Afonso I (1506–1543). Élevé dans la foi chrétienne, le roi se distingue par son zèle missionnaire : il favorise la construction d’églises, encourage la formation d’un clergé local et adopte une iconographie européenne pour légitimer son pouvoir. Mais derrière la façade chrétienne, Afonso reste un monarque africain : il mène des guerres d’expansion contre les royaumes voisins, et ces campagnes fournissent les captifs nécessaires à la traite. Les Portugais, installés sur la côte, se révèlent des partenaires avides, prêts à échanger fusils, tissus et objets de prestige contre un flot continu d’esclaves.

Toutefois, l’équilibre est fragile. Dès les années 1520, Afonso constate que la traite menace l’ossature même de son royaume. Les razzias menées par des trafiquants lusitaniens ou afro-portugais franchissent ses frontières, capturant non plus des ennemis de guerre, mais ses propres sujets. En 1526, il adresse une série de lettres au roi du Portugal, dénonçant ces pratiques et réclamant que le commerce soit encadré juridiquement : on ne peut réduire en esclavage que des prisonniers légitimes, non des hommes libres. Il tente d’imposer son droit souverain face à la voracité marchande.

Ce geste illustre l’ambivalence du Kongo. D’un côté, il est pleinement intégré à l’économie atlantique, tirant profit des échanges, consolidant son armée et sa cour par l’accès aux ressources européennes. De l’autre, il cherche à préserver son autonomie politique et à limiter les excès d’un commerce qui lui échappe. Le Kongo fut ainsi à la fois partenaire et victimecomplice et régulateur ; pris dans la logique d’une traite qu’il contribua à nourrir, tout en tentant de la contenir.

Les pays akan

La « Gold Coast », correspondant à l’actuel Ghana, doit son nom aux fabuleuses richesses extraites de ses sols. Dès le XVIᵉ siècle, les voyageurs européens s’émerveillent devant l’abondance d’or circulant dans les marchés locaux et remontant jusqu’aux comptoirs côtiers. Ces mines, au cœur de la puissance des États akan (et notamment des Ashanti, qui deviendront l’un des royaumes les plus redoutés de la région) reposaient sur une main-d’œuvre servile. Sans esclaves, pas d’or, et sans or, pas de prestige.

L’or ne servait pas seulement à frapper des objets de luxe ou à commercer avec les étrangers : il était au fondement même de la hiérarchie politique. Le roi ashanti, l’Asantehene, concentrait dans ses trésors les richesses aurifères, dont le célèbre tabouret d’or, symbole sacré de l’unité du royaume. Mais ce prestige avait un prix : des milliers de captifs travaillaient dans les mines ou dans les plantations périphériques, réduits à des conditions d’extraction particulièrement pénibles.

L’esclavage chez les Akan n’était pas uniquement utilitaire ; il revêtait aussi une fonction statutaire. Posséder des esclaves constituait un signe de grandeur sociale. Dans les cours royales, on évaluait l’importance d’un chef ou d’un dignitaire au nombre de captifs qu’il entretenait. Cette dimension ostentatoire renforçait un système où les esclaves n’étaient pas seulement des bras, mais aussi des marqueurs de pouvoir.

Contrairement aux visions contemporaines qui évoquent parfois une « solidarité africaine » face à la traite, la réalité des Akan souligne le poids des fractures interethniques. La plupart des esclaves n’étaient pas issus des groupes akan eux-mêmes, mais provenaient des populations voisines, vaincues lors de campagnes militaires ou achetées à d’autres marchands africains. La traite transatlantique accentua ce phénomène : les États akan se spécialisèrent dans l’exportation de captifs étrangers, tout en préservant leur propre population.

Cette logique sape l’idée d’une Afrique unifiée dans la résistance. Elle révèle au contraire un paysage éclaté, où chaque royaume jouait sa carte, où les rivalités anciennes primaient sur tout sentiment de fraternité continentale. Pour les élites akan, l’or consolidait la puissance interne, tandis que la vente de captifs au marché atlantique leur offrait armes, tissus et produits de prestige. La traite devint ainsi une stratégie politique, autant qu’une ressource économique.

Le royaume du Benin

Le royaume du Benin, situé dans l’actuel sud du Nigeria, occupe une place singulière dans l’histoire de la traite. Puissance structurée dès le Moyen Âge, gouvernée par l’Oba et sa cour, il impressionna les premiers Européens par son organisation urbaine, ses murailles et ses bronzes raffinés. Lorsque les Portugais accostent à la fin du XVe siècle, Benin s’intègre d’abord au commerce atlantique : ses marchés alimentent les navires en poivre, en ivoire, mais aussi en esclaves.

Au début du XVIᵉ siècle, cependant, un tournant s’opère. Contrairement à d’autres royaumes qui s’engagent toujours plus profondément dans le trafic, l’Oba choisit progressivement de refermer ses ports aux Européens. Vers le milieu du siècle, le retrait est net : Benin ne fournit plus d’esclaves au commerce transatlantique. Les raisons de ce choix sont révélatrices d’une logique souveraine : les exportations massives provoquaient un drain démographique alarmant, affaiblissant les bases militaires et sociales du royaume. Laisser partir trop de captifs revenait à saper la force de travail locale et la capacité de défendre le territoire.

Cette fermeture ne doit cependant pas être confondue avec un geste abolitionniste. L’Oba ne renonce pas à l’esclavage comme institution ; il le reconfigure à l’intérieur de son système. Les captifs, au lieu d’être exportés, sont intégrés à l’économie domestique et aux usages rituels. Certains travaillent dans l’agriculture ou l’artisanat, d’autres participent aux cérémonies religieuses où le sang servile devient offrande : lors des grandes funérailles royales ou des anniversaires dynastiques, des esclaves sont sacrifiés pour honorer les ancêtres et renforcer le pouvoir spirituel de l’Oba.

Ce choix fait du Benin un cas paradoxal. Là où d’autres royaumes, comme le Dahomey ou les Ashanti, voient dans la traite transatlantique une opportunité d’accroître puissance et prestige, Benin se retire pour préserver son équilibre interne. Mais il ne s’agit pas d’un rejet du principe de la servitude : l’esclavage demeure au cœur de la société, simplement recentré sur les besoins politiques, économiques et symboliques du royaume.

La trajectoire du Benin montre ainsi que l’Afrique de l’Ouest ne réagit pas de façon monolithique à la traite. Certains États plongent à corps perdu dans le commerce transatlantique, d’autres s’en détournent partiellement, d’autres encore cherchent à le contrôler. Cette pluralité de réponses témoigne d’une réalité historique plus nuancée que l’image simpliste d’un continent passif livré aux Européens : chaque royaume négocie selon ses propres contraintes, ses propres intérêts et sa propre vision de l’équilibre social.

Dahomey, la machine de guerre

Esclaves destinés au sacrifice lors des coutumes annuelles du Dahomey – tiré de L’histoire du Dahomey, royaume intérieur de l’Afrique, 1793.

Le royaume du Dahomey, fondé au début du XVIIᵉ siècle dans le sud de l’actuel Bénin, incarne sans doute mieux que tout autre l’image d’un État façonné par et pour la traite. Sa montée en puissance se joue au XVIIIᵉ siècle : sous le règne du roi Agaja (1718–1740), Dahomey conquiert les royaumes voisins d’Alada et de Ouidah, s’emparant ainsi des ports les plus actifs du commerce négrier. Ce coup de force propulse le royaume au rang de plaque tournante de la traite atlantique.

Pourquoi Dahomey s’enferme-t-il si profondément dans ce système ? La réponse tient à la structure militarisée de son État. L’armée permanente (peut-être 50 000 hommes à son apogée, appuyée par les fameuses « amazones », corps féminin redouté) doit être entretenue, occupée, nourrie. Or, une armée inactive devient une menace interne. Le pouvoir canalise donc cette force dans des razzias constantes, transformant les guerres de conquête en véritable « machine à captifs ». Les esclaves conquis fournissent le combustible : certains travaillent les terres, d’autres sont vendus aux négriers européens, d’autres encore servent aux rituels du royaume.

L’esclavage n’est pas seulement une pratique économique, mais un langage de pouvoir. Posséder des esclaves, c’est afficher son rang dans la hiérarchie dahoméenne. Chaque grande famille aristocratique tire prestige et influence de ses captifs. La religion d’État renforce ce système : les rituels annuels, appelés « coutumes », incluent des sacrifices massifs d’esclaves pour honorer les ancêtres et renforcer la légitimité du roi. Certaines années, plusieurs milliers d’êtres humains pouvaient être immolés en un seul jour. Le sang des captifs devient ciment politique.

Au XIXᵉ siècle, quand les puissances européennes, et surtout la Grande-Bretagne, lancent leurs croisades abolitionnistes, Dahomey se retrouve en ligne de mire. Dans les années 1840, le roi Guézo signe sous pression des traités limitant la traite, mais il les contourne systématiquement en écoulant ses captifs par d’autres routes. « Le commerce des esclaves est le principe de mon peuple », aurait-il déclaré à des diplomates britanniques. La traite, loin d’être un commerce parmi d’autres, est devenue principe d’État.

Ce choix entraîne une confrontation directe avec l’Europe. Quand la France, moins rigide que Londres dans sa lutte anti-esclavagiste, prend pied dans la région, Dahomey pivote vers une alliance fragile. Mais les tensions s’accumulent : les razzias incessantes et les résistances à l’abolition justifient aux yeux des Français une « croisade morale ». En 1892–1894, deux guerres opposent les troupes françaises à l’armée du roi Béhanzin. Malgré une résistance héroïque, Dahomey s’effondre sous les assauts coloniaux et devient un protectorat français.

Ainsi, l’histoire de Dahomey illustre jusqu’à la caricature l’entrelacement entre militarisme, esclavage et politique. Dans ce royaume, l’économie reposait sur la traite, la société se définissait par elle, la religion la sanctifiait, et le pouvoir l’assumait jusqu’au bout, au point d’entrer en guerre contre les Européens pour la préserver. Dahomey, plus que tout autre, montre qu’en Afrique, l’esclavage n’était pas seulement un commerce : il pouvait être un mode d’existence étatique.

« Abolir » en conquérant ? Ambiguïtés d’un XIXᵉ siècle impérial

Au XIXᵉ siècle, l’Europe bascule officiellement dans l’ère de l’abolition. La traite atlantique est condamnée par les grandes puissances, et la Grande-Bretagne se pose en championne de la croisade humanitaire. Mais derrière le discours moral se cache une réalité plus trouble : l’abolition devient un instrument politique et militaire.

Lagos, 1851. Sur la côte nigériane, la cité de Lagos prospère grâce au commerce des captifs. Le roi Kosoko refuse de renoncer à la traite malgré les pressions britanniques. La Royal Navy répond par la force : blocus, bombardement, assaut. La ville est contrainte de céder, Kosoko est renversé, et Londres installe un souverain plus conciliant. L’abolition est proclamée, les esclaves de la région sont formellement affranchis, et Lagos passe sous tutelle britannique. Le discours abolitionniste justifie ainsi une prise de contrôle stratégique, mêlant humanitarisme et impérialisme.

Benin, 1897. Quelques décennies plus tard, le royaume du Benin, déjà affaibli, résiste aux avancées britanniques. En janvier, une mission commerciale britannique est massacrée près de Benin City. Londres riposte en lançant une expédition punitive. Les soldats britanniques s’emparent de la capitale, la pillent, la brûlent. Parmi les justifications invoquées : les sacrifices humains pratiqués lors des cérémonies royales, mais aussi la persistance d’un esclavage endémique. L’argument anti-esclavagiste devient un levier moral pour masquer une entreprise de conquête et de pillage, prélude à l’intégration de Benin dans l’Empire colonial.

Partout en Afrique de l’Ouest, les puissances coloniales brandissent l’abolition comme bannière. Mais la réalité est plus ambiguë. L’abolition proclamée reste longtemps théorique : l’esclavage domestique persiste, toléré par les administrateurs qui craignent de déstabiliser les sociétés locales. Dans certaines régions, les esclaves continuent de servir, parfois jusqu’au début du XXᵉ siècle, sous des statuts déguisés. L’Europe coloniale hésite entre deux postures : afficher son rôle de libérateur et ménager les élites africaines qui ont bâti leur pouvoir sur la servitude.

Au XIXᵉ siècle, l’anti-traite n’est pas seulement un élan humanitaire ; il devient un langage de légitimation impériale. En dénonçant l’esclavage africain, les Européens se présentent comme civilisateurs, justifiant ainsi leur domination. Mais derrière ce masque moral, l’entreprise coloniale reproduit d’autres formes d’exploitation (travail forcé, corvées, prélèvements économiques) qui prolongent, sous d’autres noms, la logique de contrainte.

Sortir du faux dilemme

L’histoire de la traite atlantique et des esclavages africains est trop souvent racontée selon un schéma binaire : d’un côté, des Européens bourreaux ; de l’autre, des Africains victimes. Cette vision, bien qu’elle souligne l’évidence de la violence coloniale, occulte une part essentielle de la réalité : les Africains ne furent pas seulement des corps enchaînés, mais aussi des acteurs, parfois profiteurs, parfois résistants, toujours confrontés à des choix politiques et sociaux complexes.

Les souverains du Kongo, les rois ashanti, les Obas du Benin ou encore les monarques du Dahomey ont participé activement à la traite. Ils ont négocié, taxé, réglementé, parfois combattu les Européens, mais rarement dans une logique d’abolition morale : leur objectif était de défendre leurs royaumes, d’accroître leur puissance ou de protéger leur souveraineté. Cette agentivité africaine n’annule pas la violence subie par des millions de captifs, mais elle oblige à sortir d’une narration qui réduirait l’Afrique à un continent passif.

L’esclavage fut le produit d’une chaîne où se mêlaient souverains, marchands, chefs de guerre, intermédiaires côtiers et négriers européens. Tous tirèrent profit d’une manière ou d’une autre de cette économie de prédation humaine. Mais à côté des profiteurs se dressèrent aussi des formes de résistance : villages côtiers attaquant les navires négriers, esclaves s’évadant ou se rebellant, royaumes comme le Benin choisissant de limiter la traite pour préserver leur population. Ces résistances furent souvent locales, fragmentées, incapables de stopper la mécanique globale, mais elles rappellent que la soumission ne fut jamais totale.

La mémoire publique insiste parfois sur une solidarité noire face à l’oppression européenne. Or, les réalités historiques montrent que ce sont souvent les fractures anciennes (ethniques, politiques, dynastiques) qui ont pesé davantage. Les captifs ashanti étaient surtout des non-akan ; les razzias dahoméennes visaient en priorité les voisins ; les marchands kongolais cherchaient à éviter que leurs propres sujets ne soient réduits en esclavage. La traite fut d’abord alimentée par ces rivalités internes, amplifiées par la demande atlantique.

Ainsi, il ne s’agit ni de disculper les Européens ni de charger les Africains, mais de reconnaître que l’esclavage fut une construction partagée, où s’entrecroisent domination externe et luttes internes. En sortir, c’est accepter la complexité : un continent traversé de contradictions, où victimes et complices purent parfois se confondre dans la même histoire.

Écrire juste, écrire tout

L’histoire de la traite négrière et des esclavages africains n’est ni une fresque manichéenne, ni une simple comptabilité de victimes et de bourreaux. C’est une réalité complexe, faite d’oppressions subies et de choix assumés, de royaumes qui ont bâti leur puissance sur la traite, et d’autres qui ont tenté de s’en protéger. Ce n’est pas exonérer l’Europe de ses responsabilités que de rappeler l’agentivité africaine ; ce n’est pas accuser l’Afrique que de souligner l’implication de certains de ses souverains. C’est, tout simplement, restituer une histoire à la mesure de sa vérité.

Car ce que la traite atlantique a produit, ce ne sont pas seulement des millions de déportés et des fortunes coloniales : ce sont aussi des déséquilibres durables, des mémoires déchirées, des identités brisées puis reconstruites à travers les continents. C’est une histoire qui continue de nourrir débats, rancunes, et quêtes de reconnaissance.

Au bout du compte, raconter cette histoire sans travestir ni réduire, c’est rendre justice aux victimes tout en refusant de faire de l’Afrique un simple décor figé. Le continent fut acteur, parfois conquérant, parfois martyr, toujours traversé de contradictions. Dire la complexité, c’est dire l’humanité.

L’esclavage n’a pas seulement forgé l’Atlantique : il a façonné le monde. Écrire son histoire, c’est écrire notre histoire commune.

Notes et références

  • John K. Thornton, Africa and Africans in the Making of the Atlantic World, 1400–1800, Cambridge University Press, 1998.
  • Paul E. Lovejoy, Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa, Cambridge University Press, 2012.
  • Joseph C. Miller, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730–1830, University of Wisconsin Press, 1988.
  • Robin Law, The Slave Coast of West Africa, 1550–1750: The Impact of the Atlantic Slave Trade on an African Society, Oxford University Press, 1991.
  • Robin Law, Ouidah: The Social History of a West African Slaving Port, 1727–1892, Ohio University Press, 2004.
    (Monographie détaillée sur le port de Ouidah, centre névralgique du commerce négrier dahoméen.)
  • Kristin Mann, Slavery and the Birth of an African City: Lagos, 1760–1900, Indiana University Press, 2007.
    (Étude essentielle sur Lagos et l’imbrication entre traite, esclavage interne et colonisation.)
  • Kwame Yeboa Daaku, Trade and Politics on the Gold Coast, 1600–1720, Clarendon Press, 1970.
    (Référence sur les Akan, la Côte-de-l’Or et l’articulation or/esclaves.)
  • Toyin Falola & Paul Lovejoy (dir.), Pawnship, Slavery, and Colonialism in Africa, Africa World Press, 2003.
    (Exploration des multiples formes d’asservissement et leur transformation à l’époque coloniale.)
  • Olatunji Ojo (dir.), Slavery in Africa and the Caribbean: A History of Enslavement and Identity Since the 16th Century, I.B. Tauris, 2018.
    (Perspectives croisées sur l’Afrique de l’Ouest et ses dynamiques esclavagistes.)
  • UNESCO, The Slave Route Project: Resistance, Liberty, Heritage, rapports en ligne.
    (Synthèse internationale, utile pour replacer la mémoire des royaumes africains dans une perspective globale.)
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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