Walter Rodney : historien panafricain, martyr de la justice sociale

Assassiné à 38 ans, Walter Rodney demeure une figure majeure du panafricanisme, du marxisme anticolonial et de la pensée critique africaine. Retour sur un destin incandescent.

Walter Rodney : le feu des peuples noirs

Georgetown, Guyana. 13 juin 1980. Le moteur d’une voiture s’éteint. Un corps gît au sol, calciné. Ce n’est pas un accident. C’est un avertissement. Walter Rodney n’est plus. À 38 ans, celui que l’on appelait « l’intellectuel des damnés de la terre » vient d’être assassiné, dans un silence devenu complice.

Mais que redoutait-on tant dans ce fils du peuple devenu voix des sans-voix ?
Dans les marges de l’Histoire officielle, Rodney écrivait au nom de ceux que l’on avait privés de récit.

Walter Anthony Rodney naît en 1942, en pleine colonisation britannique, à Georgetown, au cœur d’une Guyane encore corsetée par la logique impériale. Son père est tailleur, sa mère couturière. Il grandit au sein d’une famille modeste, mais dont l’horizon ne se limite pas aux marges que l’Empire trace.

Brillant élève, Rodney accède à l’université des West Indies, puis intègre la prestigieuse School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres. Là, il affine sa pensée : il lit Marx, mais aussi C.L.R. James, Frantz Fanon, Du Bois. Très vite, sa plume devient un outil de combat, son érudition, un outil de libération.

En 1966, il rejoint l’Université de Dar es Salaam en Tanzanie, fief intellectuel de Julius Nyerere et laboratoire du socialisme africain. Rodney n’est pas un universitaire en tour d’ivoire. Il enseigne en kiswahili, il « ground » avec les paysans, les ouvriers, les étudiants.

À travers The Groundings with my Brothers (1969), il théorise l’éducation populaire, la conscientisation des masses. Pour lui, il n’y a pas de révolution sans pédagogie. Et il n’y a pas d’émancipation sans récit décolonisé.

Rodney retourne à Kingston pour enseigner. Mais ses prises de position contre l’élite caribéenne et ses liens avec le mouvement rastafari lui valent une expulsion par le gouvernement jamaïcain. Le 15 octobre 1968, il est interdit d’entrée dans le pays.

Le lendemain, les rues de Kingston s’embrasent. Ce sont les « Rodney Riots » : émeutes étudiantes et populaires contre la répression intellectuelle et raciale. Le ton est donné. Rodney devient un symbole. Non pas seulement un professeur, mais un catalyseur d’insurrection.

Avec How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972, Rodney fait voler en éclats les récits coloniaux. Il démontre, avec rigueur et passion, que l’Afrique n’a pas été retardée, mais systématiquement sabotée.

L’Europe n’a pas seulement exploité l’Afrique, elle l’a volontairement empêchée de se développer. Le sous-développement n’est pas un état, c’est une stratégie.

Ce livre devient une bible pour les mouvements de libération, de l’ANC à la Black Power aux États-Unis. Il est banni dans plusieurs pays. Mais il circule sous le manteau, comme une grenade à fragmentation intellectuelle.

En 1974, Walter Rodney rentre au Guyana. Il croit encore à la possibilité de changement. Mais le régime autoritaire de Forbes Burnham le craint. On lui refuse son poste de professeur. Il fonde alors la Working People’s Alliance (WPA), parti qui prône une solidarité politique transcendant les clivages ethniques.

Il dérange. Il dérange parce qu’il parle d’unité des peuples opprimés. Il dérange parce qu’il appelle les Afro-Guyanais et les Indiens à dépasser les divisions coloniales. Il dérange parce qu’il croit à une révolution sociale par et pour le peuple.

Rodney est surveillé, harcelé, accusé d’incendie, menacé de mort. Le 13 juin 1980, un agent infiltré des services militaires lui remet un talkie-walkie piégé. L’explosion tue Walter Rodney sur le coup.

Son frère Donald, témoin et survivant, sera injustement condamné. Il faudra attendre 2021 pour que sa condamnation soit levée, et 2016 pour qu’une Commission d’enquête conclue : oui, Rodney a bien été tué par l’État.

Walter Rodney est plus qu’un nom dans un livre d’histoire. Il est le point de jonction entre l’intellect et la rue, entre la pensée et l’action. Il incarne un modèle d’intellectuel organique, proche des peuples, loin des salons.

Son héritage résonne dans les luttes contemporaines : celles des peuples africains contre le néocolonialisme, celles des diasporas contre le racisme structurel, celles des jeunes pour une éducation critique, radicale et engagée.

« Ceux qu’on tue ne meurent jamais »

On croyait l’avoir tué en brisant son corps.
Mais ses mots vivent dans les veines des insurgés.
On pensait enterrer ses idées sous la peur.
Mais elles s’élèvent, plus haut que les chars.

Walter Rodney n’a jamais cessé de parler.
Il chuchote dans les oreilles des révoltés.
Il vit dans les livres qu’on brûle.
Et dans les peuples qui n’ont jamais cessé de lutter.

Sources et références

  • Rodney, Walter. How Europe Underdeveloped Africa. Bogle-L’Ouverture, 1972.
  • Rodney, Walter. The Groundings with My Brothers. 1969.
  • Shivji, Issa. “Remembering Walter Rodney.” Monthly Review, 2012.
  • Zeilig, Leo. A Revolutionary for Our Time: The Walter Rodney Story, Haymarket Books, 2022.
  • Walter Rodney Foundation : www.walterrodneyfoundation.org
  • Commission of Inquiry Report on the death of Walter Rodney, Guyana, 2016.

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