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Saartjie Baartman : le tragique destin de la « Vénus Hottentote »

Histoire

Saartjie Baartman : le tragique destin de la « Vénus Hottentote »

Par Anne Rasatie 19 mars 2024

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Dans sa trop courte vie et même après sa mort, Saartjie Baartman qui fut surnommée la « Vénus Hottentote » aura éprouvé le pire. Partit en 1810 de son Cap-Oriental natal, sa dépouille ne sera restituée que 192 ans après, le 6 mars 2002. Grâce au combat acharné de son peuple, celle qui fut sacrifiée « au nom de la science et du progrès » repose désormais en paix.

Saartjie Baartman, tristement célèbre sous le nom de ‘Vénus Hottentote’, a traversé des épreuves inimaginables durant sa vie et même après sa mort. Originaire du Cap-Oriental1, elle a été emmenée en 1810 loin de sa terre natale, et il aura fallu attendre près de deux siècles, jusqu’au 6 mars 2002, pour que sa dépouille soit enfin rendue à son peuple. Cet article rend hommage à son histoire, marquée par l’exploitation sous couvert de la science et du progrès, et célèbre la restitution de sa dignité grâce à la persévérance de sa communauté.

De Swatche à la « Vénus Hottentote », un destin marqué par l’exploitation

« Sawtche (dite Sarah Saartjie Baartman), étudiée comme Femme de race Bôchismann, Histoire Naturelle des Mammifères, tome II, Cuvier, Werner, de Lasteyrie. »

Née vers 1789, Saartjie Baartman, véritablement appelée Swatche, a vu le jour au cœur de l’Afrique du Sud, parmi les peuples ancestraux des Khoïkhoï2 et des Bochiman3. La réalité de l’esclavage s’impose rapidement dans sa vie. Orpheline dès son plus jeune âge, elle est réduite en esclavage avec ses frères et sœurs par des fermiers Boers4. Dans le cadre des pratiques coloniales de l’époque, son maître, l’Afrikaaner Peter Caesar, lui attribue un prénom biblique, Saartjie, un diminutif de Sarah.

La vie de Baartman prend un tournant décisif en 1810, lorsqu’elle attire l’attention de Dunlop, un chirurgien militaire britannique, fasciné par ses caractéristiques physiques uniques. Saartjie est notamment marquée par une hypertrophie des hanches et des fesses (stéatopygie), ainsi qu’une proéminence des organes génitaux (macronymphie), une condition alors désignée sous le terme de « tablier Hottentote ». Ces attributs physiques exceptionnels deviennent le prétexte de son déplacement forcé vers l’Europe.

Durant cette période, l’Europe se passionne pour les « zoos humains », des expositions où environ 35 000 individus, venus des colonies, sont présentés comme des curiosités vivantes. Convaincu du potentiel lucratif de Saartjie, Dunlop persuade ses propriétaires de l’emmener en Angleterre, marquant le début d’une série d’exhibitions déshumanisantes.

L’arrivée de Saartjie Baartman en Europe : entre exploitation et désillusion

Propagande française se moquant de l’obsession britannique pour Sarah Baartmann, 1815.

Dès son arrivée à Londres, le destin de Saartjie Baartman prend une tournure tragique. Présentée contre son gré comme une curiosité dans des expositions inhumaines, elle se retrouve enfermée dans une cage, exposée aux côtés d’autres individus considérés comme des « phénomènes de foire ». Obligée d’adopter le rôle de « la sauvage », Saartjie est contrainte de se produire dans un justaucorps révélateur, exécutant des danses suggestives et poussée à émettre des grognements. C’est lors de ces spectacles dégradants que lui est attribué le surnom de « Vénus Hottentote », un nom de scène qui la suivra tout au long de sa vie en Europe.

Les années passent, et après quatre ans de tournées avilissantes, l’espoir de retourner dans son Afrique du Sud natale s’amenuise pour Saartjie. Transférée à Paris, sa situation se détériore davantage. Elle est exploitée comme attraction payante, réduite à un objet de désir lors de soirées mondaines, et poussée vers la prostitution. Isolée, exploitée, Saartjie Baartman sombre dans la dépression et l’alcoolisme, une lutte solitaire contre les conséquences dévastatrices de son exploitation.

« La race curieuse »

En mars 1815, Saartjie Baartman attire l’attention d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire5, éminent professeur de zoologie, fasciné par ce qu’il qualifie de « caractères d’une race curieuse ». Le 1er avril 1815, il publie un rapport controversé où il compare les traits physiques de Saartjie à ceux des primates, une comparaison déshumanisante qui alimente les théories racistes de l’époque. Malgré son jeune âge, Saartjie maîtrise plusieurs langues, dont le hollandais, l’anglais, et le français, témoignant de son intelligence et de sa capacité d’adaptation.

Face à une assemblée d’hommes de science, Saartjie est examinée comme un spécimen vivant, une situation qui souligne le regard réducteur et objectifiant de certains scientifiques de l’époque. Georges Cuvier6, un autre scientifique de renom, exprime son désarroi face au refus de Saartjie de se soumettre à un examen complet.

Tragiquement, Saartjie Baartman décède le 29 décembre 1815, emportée par une pneumonie. Sa mort marque la fin d’une vie marquée par l’exploitation et la racisme scientifique malsain.

Une dépouille souillée au nom de la science

Georges Cuvier ne laissera pas de repos à au corps de Saartjie. Il parvient à obtenir l’autorisation de procéder à son autopsie. Après avoir moulé son corps pour en faire une statue de plâtre, arguant agir « au nom du progrès des connaissances humaines », il dissèque sa dépouille. En 1817, il expose le résultat de son travail dont voici la conclusion :

« Aujourd’hui que l’on distingue les races par le squelette de la tête, et que l’on possède tant de corps d’anciens Égyptiens momifiés, il est aisé de s’assurer que quel qu’ait pu être leur teint, ils appartenaient à la même race d’hommes que nous [càd Blancs ndlr] ; qu’ils avaient le crâne et le cerveau aussi volumineux ; qu’en un mot ils ne faisaient pas exception à cette loi cruelle qui semble avoir condamné à une éternelle infériorité les races à crâne déprimé et comprimé ».

L’examen post-mortem de Saartjie a été vivement critiqué comme un exemple de l’exploitation scientifique des corps non européens, un sujet qui continue de provoquer un examen critique des pratiques scientifiques et éthiques.

Le combat de son peuple

Des représentants sud-africains et français posent à côté d’un plâtre de Mme Baartman à Paris, avant le retour de sa dépouille en Afrique du Sud.

Le retour de la dépouille de Saartjie Baartman, aussi connue sous le nom de Vénus Hottentote, en Afrique du Sud représente l’aboutissement d’un long combat mené par son peuple, les Khoïkhoï, pour sa dignité. Dès les années 1940, des voix s’élèvent en Afrique du Sud pour réclamer la restitution de sa dépouille, mais c’est véritablement après la fin de l’apartheid que cette demande prend de l’ampleur, avec l’intervention de Nelson Mandela7.

Face à la résistance du monde scientifique français, qui invoque le patrimoine national et l’intérêt scientifique pour retenir la dépouille, la mobilisation sud-africaine ne faiblit pas. Ce n’est qu’avec l’intervention du président Jacques Chirac8, et l’adoption d’une loi spéciale en 2002, que la France accepte enfin de restituer la dépouille à son pays d’origine.

Le 3 mai 2002, dans un geste symbolique fort, l’ambassadrice Thuthukile Edy Skweyiya9 accompagne le retour de Saartjie Baartman au Cap, où elle est accueillie par des centaines de Sud-Africains venus lui rendre hommage. Le 9 août, à l’occasion de la Journée de la femme en Afrique du Sud, une cérémonie rituelle est organisée dans son village natal, marquant son inhumation en présence de dignitaires, dont le président Thabo Mbeki10. Après 192 ans d’absence, Saartjie Baartman repose enfin en paix sur sa terre natale, clôturant un chapitre douloureux de l’histoire coloniale et scientifique.

L’héritage de Saartjie Baartman : un symbole de résilience et de justice

Tombe de Saartjie Baartman à Hankey, Afrique du Sud.

L’histoire de Saartjie Baartman, marquée par l’exploitation et la lutte pour la dignité, reste un puissant rappel des ombres du colonialisme et du racisme. Sa restitution symbolise une victoire pour la justice et la reconnaissance, éveillant une conscience globale sur l’importance de respecter la dignité humaine. En honorant sa mémoire, nous réaffirmons notre engagement envers l’égalité et la réconciliation, et nous inspirons les générations futures à poursuivre le combat contre l’injustice. Saartjie Baartman ne sera jamais oubliée ; elle incarne un héritage de résilience qui continue de résonner à travers le monde.

Notes et références

  1. Cap-Oriental : Région située à l’extrémité sud de l’Afrique du Sud, connue pour sa diversité culturelle et historique. ↩︎
  2. Khoïkhoï : Peuple autochtone d’Afrique du Sud, parmi les premiers habitants de la région du Cap. Historiquement, les Khoïkhoï étaient des pasteurs et des chasseurs-cueilleurs. ↩︎
  3. Bochiman : Également connus sous le nom de San, les Bochiman sont des peuples autochtones d’Afrique australe, réputés pour leur connaissance approfondie de l’environnement naturel et leurs techniques de survie dans des conditions désertiques. ↩︎
  4. Boers : Terme désignant les colons d’origine néerlandaise, française et allemande en Afrique du Sud. Les Boers ont joué un rôle significatif dans l’histoire coloniale du pays. ↩︎
  5. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) : Naturaliste et zoologiste français renommé, il fut l’un des premiers à développer la théorie de l’homologie, qui compare les similitudes structurelles entre différentes espèces. Il a joué un rôle clé dans l’avancement des sciences naturelles au début du 19e siècle. ↩︎
  6. Georges Cuvier (1769-1832) : Scientifique français considéré comme le père de la paléontologie, Cuvier est célèbre pour avoir établi l’extinction comme un fait scientifique. Ses travaux sur la classification des animaux ont grandement influencé le développement de la biologie et de la géologie. ↩︎
  7. Nelson Mandela (1918-2013) : Figure emblématique de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, Mandela a été le premier président noir du pays, de 1994 à 1999. Lauréat du prix Nobel de la paix en 1993, il est célébré mondialement pour son engagement en faveur de la réconciliation et de l’égalité. ↩︎
  8. Jacques Chirac (1932-2019) : Homme d’État français, président de la République française de 1995 à 2007. Sous sa présidence, la France a adopté des mesures importantes sur la scène internationale, y compris la restitution de la dépouille de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud. ↩︎
  9. Thuthukile Edy Skweyiya : Diplomate sud-africaine qui a joué un rôle crucial dans le processus de restitution de la dépouille de Saartjie Baartman. Sa participation en tant qu’ambassadrice a symbolisé l’importance de cette restitution pour l’Afrique du Sud. ↩︎
  10. Thabo Mbeki (né en 1942) : Deuxième président de l’Afrique du Sud post-apartheid, en fonction de 1999 à 2008. Mbeki a été une figure clé dans la politique sud-africaine, notamment dans la poursuite des efforts de réconciliation nationale initiés par son prédécesseur, Nelson Mandela. ↩︎