Entretien avec Amzat Boukari sur l’ « État de la diaspora africaine »

Le 24  octobre dernier, une journée d’action se tenait à Paris afin de présenter l’énigmatique « État de la diaspora ». Le secrétaire général de la Ligue Panafricaine – UMOJA Amzat Boukari-Yabara, a accepté de répondre longuement à nos questions au sujet de la légitimité de cet Etat.

Entretien avec Amzat Boukari sur l' »Etat de la diaspora africaine »

Nofi : La Ligue Panafricaine Umoja dont tu es le Secrétaire général, s’est récemment fendue d’un communiqué qualifiant l’ « État de la diaspora africaine » d’enfumage. Qu’est-ce qui vous déplaît dans cette démarche ?

Amzat Boukari-Yabara : La création d’un « Etat de la diaspora africaine » n’est pas un enfumage mais une enfumade, c’est-à-dire un acte de guerre utilisé par l’armée française pendant la conquête coloniale de l’Algérie dans les années 1830. Il s’agissait pour l’armée française de pousser les villageois à se réfugier dans des grottes, d’allumer un feu à l’entrée et de laisser la fumée asphyxier les personnes. Le résultat est garanti. De nombreuses initiatives sorties du chapeau visent à pousser le panafricanisme au fond d’une grotte et à allumer un feu pour tuer proprement le mouvement sans une goutte de sang. Cet « Etat de la diaspora africaine » ne respecte ni les principes fixés par l’Union Africaine concernant le traitement de la Diaspora reconnue comme 6ème Région depuis 2003, ni le travail des différentes organisations ou personnalités panafricanistes qui, sur des lignes différentes, sont actives sur ce domaine. C’est un projet qui ne fait que renforcer la structure coloniale de la France et de l’Occident et qui ne renforce en rien la diaspora car il est hors sol, sans aucune base.

L’ « Etat » qui se veut d’un genre nouveau, se compose d’un soit disant « Premier ministre » autoproclamé, d’un « Gouvernement » avec des ministres qui n’ont jamais ouvert un seul dossier sur le panafricanisme, un « Parlement » avec des députés qui n’ont été élus par personne. Tout cela ressemble à des vieilles dictatures africaines où des gens qui sont morts depuis deux ans continuent à voter, des dictatures où des gens dont personne n’a jamais entendu parler découvrent eux-mêmes qu’ils ont été nommés ministres. Il y a usurpation sur de nombreux points et la démarche rappelle celle d’un Etats-unien qui avait annoncé avoir créé un Royaume du Nord-Soudan entre l’Egypte et le Soudan [1]. La création de cet « Etat de la diaspora africaine » est donc un acte absolument colonial.

Nofi : Vous qualifiez la nomination de Louis-Georges Tin comme Premier-ministre de l’ « Etat de la diaspora » de « Coup d’État » qu’entendez-vous par-là ? Aviez-vous connaissance que cet Etat de la diaspora avait été initié ?

Amzat Boukari-Yabara : L’Union Africaine ne reconnaît pas cet « Etat de la diaspora africaine » et a demandé à plusieurs reprises à Louis-George Tin de ne pas utiliser cette dénomination afin de ne pas travestir le principe de la 6ème Région. Plusieurs organisations qui travaillent effectivement sur l’émancipation de la diaspora africaine comme l’UNIA et le MIR-France ont dénoncé cette usurpation par un courrier du 9 janvier 2019. Le roi africain qui avait servi de caution morale au projet de la 6ème Région s’est retiré en dénonçant de graves manquements, notamment des manipulations de constitution, le refus de la nomination d’un Vice-Premier-Ministre et un manque de concertation flagrant lié à la démarche particulière de Louis-George Tin.

Toute la démarche part également d’un mandat prétendument donné par le président mauritanien Abdel Aziz quand il était président de l’Union Africaine en 2014, mandat dont personne n’a vu la couleur réelle. En aucune manière une autorité de la Mauritanie qui maintient un système négrophobe et esclavagiste, qui freine le recensement de sa propre population au point de rendre apatride les Négro-Mauritaniens, ne saurait être moralement habilitée pour prendre une telle décision et mener un tel projet.

Cela est d’autant plus surprenant que la structure que présidait Louis-George Tin à l’époque avait effectué en septembre 2013 une visite en Mauritanie et que le rapport qui en est finalement sorti bien plus tard ne donnait pas une image de ce pays conforme à ce qu’on en sait en passant sous silence de graves éléments. C’est donc au sommet de l’Union Africaine à Nouackchott en juillet 2018 que l’annonce de la création de cet « Etat de la diaspora africaine » a été faite, avec au passage une photographie en présence du président français Emmanuel Macron.

Louis-George Tin peut s’autoproclamer « Premier ministre », mais il ne fait aucun doute que le président de cet « Etat » est Macron. Le chapô du communiqué publié sur notre page facebook pointe un lien vers un projet hébergé par le groupe Graaleo (graaleo.io). Ce site montre l’intérêt des banques et des multinationales pour s’emparer de l’épargne de la diaspora, pour contrôler une future monnaie africaine de type bitcoin basée sur les ressources naturelles et pour constituer une entité privée universelle. Tout à la fin de ce site qui reprend l’esprit de la conférence coloniale de Berlin, le président Macron apparaît comme l’un des trois parrains du projet avec les Premiers ministres de l’Espagne et de l’Angleterre.

Nofi  : Quelle légitimité panafricaine peut-on donner à un projet qui s’est fait dans le dos de la diaspora africaine ?

Amzat Boukari-Yabara : Ce projet n’a aucune légitimité puisqu’il est porté par quelques individus probablement relativement aisés dont on a l’impression qu’ils cherchent à se donner une place de choix dans la vie socio-économique et médiatique de la diaspora. Je suis stupéfait de voir qu’un humoriste franco-marocain qui n’a jamais levé le moindre doigt pour l’Afrique et qui n’a jamais pris aucune position publique pro-africaine, qui se présente comme afro-européen et qui réagit davantage sur l’islamophobie que sur la négrophobie, puisse disposer d’une fonction et une tribune au sein de cet « Etat ». J’ai l’impression que certaines personnalités bien connues pour leur surface médiatique ont accepté – ou en tout cas n’ont pas refusé – que leur nom soit « placé » dans ce projet au cas où, sait-on jamais, il devenait réel. Il y a donc eu une prime à l’opportunisme qu’il faut aussi dénoncer.

Aujourd’hui, la propagande et la désinformation sont tellement fortes que malheureusement, il suffit que quelqu’un aille sur France 24 ou TV5 Monde pour raconter des bêtises pour que les réseaux sociaux s’emballent et que l’on se retrouve avec de trop nombreux Africains qui se mettent à saluer cette information sans comprendre de quoi il en retourne. Les médias afro ou panafricains n’ont pas réagi, trop occupés à traiter le sommet Russie-Afrique ou à suivre les célébrités. Les médias panafricains ne se posent pas non plus comme garde-fous et ils manquent à leurs responsabilités. Informer, c’est aussi déjouer la guerre médiatique de nos adversaires qui mettent des masques d’une autre couleur pour nous induire en erreur. Sans surprise, les médias officiels de la Françafrique ont validé cette information sans prendre la peine d’en vérifier un minimum la véracité, à croire que leur but était de faire en sorte que sur un malentendu le projet devienne légitime. Trop d’Africains continuent à croire puisque France 24 le dit.

Géoconfluences [2] qui est un site d’information hébergé par l’Ecole normale supérieure de Lyon, institution supposée former l’élite française, a repris la source de France24 sans aucune nuance critique. Je leur ai demandé à plusieurs reprises de la retirer ou de donner un droit de réponse, mais ils n’ont pas réagi et ils ont donc laissé sciemment cette information. Ce site prétend offrir des « ressources de géographie pour les enseignants ». Voilà où nous en sommes. Dans l’interview qui circule dans les réseaux sociaux, Louis-George Tin annonce la création de l’ « Etat de la diaspora africaine » comme un chanteur qui viendrait annoncer la sortie de son prochain album et de sa prochaine tournée. La scène est totalement surréaliste car Tin présente son projet en se donnant l’impression lui-même d’y croire. Nous sommes vraiment dans une époque où c’est en faisant n’importe quoi que l’on devient n’importe qui.

Nofi : En quoi l’État de la diaspora est-il à ranger avec le CPA, la Saison AfricaFrance 2020, etc ? Se constituer en un état de la diaspora est-il une solution politique pertinente?

Amzat Boukari-Yabara : La France a toujours l’arrogance de se poser seule face à tout un continent et de vouloir se placer au centre des affaires africaines. Il semble que certaines personnalités nommées dans le « gouvernement » ou le « parlement » de l’ « Etat de la diaspora africaine » sont également membres ou proches du Conseil présidentiel pour l’Afrique, l’organe de soft power françafricain mis en place par Macron pour séduire la jeune diaspora africaine ambitieuse et prête à vendre son propre continent aux intérêts de l’ancien colon. Le projet AfricaFrance 2020 est d’ailleurs présenté comme une forme de « panafricanisme ». Tous ces projets se font dans le dos de la diaspora africaine de France qui n’est nullement consultée politiquement mais qui est très convoitée économiquement.

Depuis quelques années, la France s’est engagée dans la construction d’un nouveau récit avec l’Afrique qui inclut une opération de séduction auprès d’une certaine élite économique et sociale et de certains milieux artistiques d’origine africaine. Macron prépare aussi les élections municipales de 2020 ainsi que les présidentielles du printemps 2022 en se repositionnant sur un nouvel électorat de la noirgeoisie, une catégorie sociale d’un nombre croissant de personnes noires prêtes à rejoindre le nouveau projet de la France pour l’Afrique. La reconfiguration politique néocoloniale de La République en Marche s’accompagne de l’entrée à l’Assemblée nationale d’un certain nombre de députés d’origine africaine dont certains sont pompeusement présentés comme « députée de la diaspora » par les médias français alors qu’il n’en est rien dans les faits [3]. Ce sont des coups politiques dans la lignée de la présence du président du Ghana lors de la rencontre à l’Elysée avec les « 400 de la diaspora africaine ». Je ne dis pas que tout est à jeter mais les contradictions sont profondes.

Nofi : Quelle politique préconise la LP-Umoja quant à la structuration de la diaspora africaine ? Comment un tel projet peut-il être mis en œuvre ?

Amzat Boukari-Yabara : Différentes organisations travaillent pour structurer la diaspora africaine mais à des échelles différentes ou sur des groupes différents car la diaspora africaine du Brésil qui vit dans un pays indépendant négrophobe mais avec une forte communauté noire n’a rien à voir avec la diaspora africaine de France qui vit dans un pays encore colonial. Les Noirs aux Etats-Unis sont de nationalité américaine et sont plus de 40 millions, quand les Noirs en France sont probablement dix fois moins nombreux. Chaque territoire, chaque diaspora a son histoire mais elles se rejoignent dans l’expérience de la négrophobie et de la domination capitaliste. Certaines politiques se fondent sur des logiques de représentations des organisations africaines par pays puis par continent mais le problème réel est que la diaspora africaine est très peu encartée politiquement, très peu organisée dans le sens où elle est très diversifiée et ne parvient pas à se construire une véritable identité avec une cause commune transnationale. Certaines personnes de la diaspora africaine sont elles-mêmes des poisons pour la diaspora africaine donc quels critères doit-on mettre, car il faut mettre des critères, pour s’assurer que le travail de structuration ira dans le bon sens et ne sera pas vendu ? C’est là qu’intervient la définition du panafricanisme comme idéologie et projet politique.

Maintenant, si la diaspora n’arrive déjà pas à se constituer en organisations politiques et qu’elle en reste à se complaire au stade embryonnaire d’associations culturelles ou de projets économiques avec un faible impact de transformation sociale, je ne vois pas comment la constitution d’un « Etat de la diaspora » pourrait avoir un sens. La solution est bien de mettre en place des organisations politiques indépendantes liant le continent et la diaspora ainsi que les différents territoires de la diaspora entre eux. Ce ne saurait être un « Etat de la diaspora africaine », ce serait de vrais « Etats-Unis d’Afrique » avec une citoyenneté panafricaine indépendamment que l’on soit en Afrique ou dans la diaspora. Nous avons dans notre histoire au niveau de la diaspora deux modèles d’organisation politique avec l’UNIA-ACL de Marcus Garvey et l’Organisation de l’Unité Afro-Américaine de Malcolm X. En choisissant de s’implanter en Afrique et dans la diaspora avec des sections territoriales, la Ligue Panafricaine – UMOJA tente de croiser ces deux modèles avec deux autres exemples politiques continentaux comme le Rassemblement démocratique africain (RDA) et de l’African National Congress (ANC).

Nofi : Quelle est ton actualité ainsi que celle de la ligue ?

Amzat Boukari-Yabara : Après le mois de novembre et la tenue de la neuvième édition des Universités de la Ligue Panafricaine – UMOJA, nous préparons une saison « Afrika Umoja 2020 ». Nous voulons associer un certain nombre d’organisations de la diaspora et des communautés africaines de France dans la mise en place d’un label sous lequel nous ferons un certain nombre d’activités en opposition à la saison AfricaFrance 2020 de Macron. Les associations qui souhaitent en faire partie peuvent nous contacter [4]. Nous continuons le travail diplomatique auprès de certains Etats et de certains groupes internationaux avec lesquels nous avons des partenariats. La Ligue devrait ouvrir plusieurs sections territoriales en Afrique de l’Est, en Europe et dans les Amériques. La liste conduite par les militants de la Ligue a remporté les élections au niveau d’une importante université africaine et nous prévoyons de viser le niveau supérieur lors des échéances qui auront bientôt lieu dans ce pays. Le travail de formation se poursuit avec beaucoup de conférences, beaucoup d’invitations et de rencontres. Nous aurons d’ici un an une importante échéance en Afrique de l’Ouest qui permettra à la Ligue de passer à un autre stade d’engagement. Des gens nous rejoignent, l’organisation grandit. Comme on dit, les fourmis ne font pas de bruit.

Pour prendre contact avec la Ligue panafricaine Umoja : sg@lp-umoja.com

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https://www.nofi.media/2019/10/ghyslain-vedeux-le-cran-nest-pas-letat-de-la-diaspora/68991

Notes et références

[1] « Un Américain se proclame roi du ‘Royaume du Nord-Soudan’ par amour pour sa fille« , lexpress.fr, publié le 16 juillet 2016

[2] « Création d’un État de la diaspora africaine : une fausse information« , geoconfluences.ens-lyon.fr, publié le 25 octobre 2019

[3] « Sira Sylla, discrète députée des diasporas africaines« , lemonde.fr , publié le 14 octobre 2019

[4] « COMMUNIQUÉ: Un « état de la diaspora africaine » énième enfumade autour du panafricanisme« , lp-umoja.com, publié le 22 octobre 2019

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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