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Les 128 nuances de noir de Moreau de Saint-Méry

Histoire

Les 128 nuances de noir de Moreau de Saint-Méry

Par Anne Rasatie 21 mars 2018

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Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, (1750-1819) est un colon créole propriétaire d’esclaves, né en Martinique. Il développe une théorie de classement des nuances de la négritude.

Avocat au Parlement de Paris, homme érudit et franc-maçon, Saint-Méry est notamment connu pour ses travaux sur l’histoire d’Haïti. Il est à la fois engagé dans la Révolution française et auprès des colons. Proche du club de l’hôtel Massiac (représentant les grands planteurs esclavagistes), il participe, en 1788 à Paris, à la multiplication de comités coloniaux devant empêcher les réformes du système esclavagiste. Opposé au décret du 15 mai 1791 sur l’égalité des droits des Blancs et des hommes de couleur libres, il boycotte l’Assemblée constituante avec plusieurs députés des colonies.

Le préjugé de couleur

À Saint-Domingue (actuelle Haïti) au XVIIIe siècle, il existe trois classes sociales distinctes : les Blancs qui sont environ 30 000 ; les nègres affranchis et Mulâtres libres du même nombre ; et une très large majorité d’esclaves qui sont 500 000.

« Les races formées (…) sont relativement nombreuses : C’est d’abord le créole blanc, formé par les créoles Européens qui vinrent s’établir dans ces contrées sous Louis XIV et Louis XV. Les blancs avec les indiennes ont formé les métis, et les blancs avec les négresses : les mulâtres. Le mulâtre avec le blanc donne naissance au quarteron. La négresse avec le mulâtre produit le capre, et le blanc avec la quarteronne le misti».

Une guerre civile éclate en juin 1799. Elle oppose les Noirs de Toussaint Louverture, Dessalines et Christophe aux hommes de couleur de Rigaud, Pétion et Boyer. Cette « Guerre des couteaux » plonge Saint-Domingue dans la violence et l’effusion de sang. Le général français Pamphile de Lacroix, nous relate qu’il « n’y eut ni quartier ni compassion à espérer ; il n’entra dans la pensée de personne qu’on pût faire des prisonniers ». Les colons du Club Massiac faisaient pression sur Napoléon afin de soutenir les hommes de couleur. Ils voyaient en eux des alliés au rétablissement de l’esclavage (abolit le 29 août 1793), car ils possédaient le 1/3 des fonds territoriaux, le 1/4 des esclaves et étaient aussi nombreux que les planteurs. Même si les métissent étaient avant tout noirs aux yeux des colons, ils bénéficiaient de certains traitements préférentiels comme la capacité d’accéder à la propriété ou d’avoir des esclaves. Certains étaient relégués à des travaux moins difficiles que les esclaves des plantations. Ils étaient également plus souvent affranchis. Durant cette époque profondément raciste, plus la peau était claire moins la vie était difficile, ceci permettait notamment d’entretenir une séparation entre Noirs et métisses, aux profits des colons qui étaient numériquement inférieurs.

« Sur le marché, plus un esclave était clair et plus il valait cher. C’est pourquoi les vendeurs tenaient à ce système de classification raciale : ils spécifiaient sur leurs annonces si l’esclave était quarteron ou autre. Ce qui pouvait leur faire gagner plus d’argent », explique Hor-Fari Lara.

Femmes de couleur libres (avec chapeaux) accompagnées de leurs enfants et de leurs servantes. ©Agostino Brunias, Dominique, c. 1764–1796.

La classification par couleur

C’est dans un contexte de guerres (guerres européennes et guerre d’indépendance américaine) qu’en 1776, Moreau de Saint-Méry débarque sur l’île de Saint-Domingue. En 1798, il écrit Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue. Il y développe une théorie qui hiérarchise cent vingt-huit combinaisons possibles du métissage noir-blanc en neuf catégories: le sacatra, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mamelouk, le quarteronné, le sang-melé. Pour lui, la caste des colons blancs esclavagistes constituait l’« aristocratie de l’épiderme ». L’objectif de ses recherches était de calculer la proportion de sang « noir ».

Extrait de: Description topographique, civile et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, 1798

L’idéologie de couleur apparaît comme l’un des fondements essentiels de la « doctrine coloniale ». Saint-Méry, en bon partisan de la hiérarchisation de couleur, se base sur ces observations personnelles, mais aussi sur la tradition orale et sur des documents écrits, afin de « prouver » scientifiquement la différence naturelle entre les races. Le principe de la classification est essentiellement généalogique, puisque les catégories ne se définissent pas par l’aspect physique de leurs membres, mais par leurs origines. Ceci permet à Moreau de Saint-Méry de théoriser  à partir de calculs mathématiques relativement complexes le degrés de négritude des différents métissages. Dans un premier temps, il nomme les différents métissages existant entre les populations de l’île (voir extrait ci-dessus). Il part du principe qu’un individu se compose de 128 parties, sachant qu’un nègre a 128 parties noires et un blanc 128 parties blanches. Ainsi, il détermine les degrés de « mélanges » en fonction du nombres de parties blanches ou noires. L’individu se rapprochera donc plus du noir ou au contraire, du blanc.

Voici le tableau des 128 nuances de noir (ou de blanc) de Saint-Méry:

Catégories          Parties blanches         Parties noires
sacatra                       8 à 16                               112 à 120
griffe                        24 à 32                                  96 à 104
marabou                 40 à 48                                  80 à 88
mulâtre                  56 à 70                                   58 à 72
quarteron               71 à 96                                   32 à 57
métis                    104 à 112                                   6 à 24
mamelouc           116 à 120                                   8 à 12
quarteronne       122 à 124                                   4 à 6
sang-mêlé           125 à 127                                   1 à 3

Ainsi, le mulâtre « imberbe comme le nègre, a comme lui un caractère laineux dans les cheveux, mais son poil est plus long ». Le quarteron « a la peau blanche, mais ternie par une nuance d’un jaune très affaibli ; ses cheveux sont plus longs que ceux du mulâtre et bouclés. Il les a même assez souvent blonds » Moreau de Saint-Méry.

Saint-Domingue et les races

Au préjugé de couleur s’ajoute un racisme prononcé à Saint-Domingue. En 1790, le baron de Beauvois avance l’idée qu’il y a deux espèces d’hommes: la blanche et la rouge ; que les nègres et mulâtres n’étant pas de la même nature que le blanc, ne peuvent prétendre aux droits naturels pas plus que l’Orang-outang ; qu’ainsi Saint-Domingue appartient à l’espèce blanche. Beauvois affirme que:

« La preuve que le nègre n’est pas de la même espèce du blanc, c’est que les mulâtres, qu’il appelle une espèce surnaturelle, ne font entr’eux que des mulâtres. » Il avance également que la « liberté des nègres et leurs possessions, ainsi que les propriétés immobilières des mulâtres, lui paraissent un abus dangereux et ce qui est bien pis, comme nulles».

A l’inverse, Moreau de Saint-Méry défend qu’un noir ne s’unissant qu’avec des blancs deviennent blanc au bout de sept générations. Toutes ces théories et expériences s’inscrivent dans un contexte de traite négrière et de Code Noir, légitimés par les puissances occidentales et ecclésiastiques. D’aucuns prétendent que Moreau de Saint-Méry était lui-même métisse, mais qu’il aurait pu cacher ses origines par la blancheur de sa peau. En effet, il serait difficile à imaginer qu’un descendant d’Africains puisse travailler avec autant d’ardeur à défendre « l’infériorité du nègre« . Toutefois, cela ne ferait que prouver une fois de plus que les siècles d’aliénation ont eu leur lots de réussites.

Moreau de Saint-Méry meurt le 28 janvier 1819 à Philadelphie où il fréquentait d’autres ex-planteurs de sucre et devint l’une des figures de la communauté des réfugiés français de Saint-Domingue en Amérique.

 

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Sources:

“La couleur des hommes, principe d’organisation sociale. Le cas antillais.” Article publié dans la revue Ethnologie française, vol. XX, no 4, 1990, pp. 410-418. Numéro intitulé : “Paradoxes de la couleur.”

« L’exclusion des gens de couleur de la représentation nationale », Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies françaises (1789-1848), Frédéric Régent

« La Femme dans les Colonies Françaises ETUDES SUR LES MŒURS au point de vue myologique et social », PÉTRUS DUREL-PARIS 1898

« Description topographique, civile et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue », Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, 1798

http://www.afrik.com/article7047.html