Lorsque les anciens esclavagistes recevaient des milliards d’euros de compensation lors de l’Abolition

La question des réparations financières en faveur des descendants d’esclaves noirs reste controversée, bien que régulièrement évoquée lors des débats sur la traite des Noirs. Ironiquement, peu connu est le fait que les esclavagistes britanniques furent immédiatement indemnisés en vertu du Slave Compensation Act de 1837.

La compensation des esclavagistes, un injuste privilège historique

Dans les romans nationaux de pays occidentaux au passé esclavagiste, que de nombreux descendants d’esclaves s’adonnent naïvement à présenter comme des vérités historiques universelles, la fin de la traite négrière est souvent dépeinte comme le résultat d’un sursaut d’humanisme et de justice de la part de grands hommes blancs de ces nations qui auraient mis un terme à ce crime contre l’humanité.

Devant cette version, quelques questions se posent toutefois : quel type de ‘justicier’ digne de ce nom se permettrait de payer des criminels pour qu’ils arrêtent leurs méfaits ? Quel type de justicier maintiendrait en position de victime d’anciennes victimes au profit de leur ancien bourreau sans les indemniser ?

Lorsque les anciens esclavagistes recevaient des milliards d’euros de compensation lors de l’Abolition
Plantation de la canne à sucre, Antigua, 1823

Dans les Antilles britanniques1, où l’économie esclavagiste contribuait largement à l’économie métropolitaine, l’émancipation des esclaves avait entraîné une compensation de la part de l’État britannique. La compensation de 20 millions de livres (estimés à environ 76 milliards de livres dans le contexte de l’économie d’aujourd’hui) n’était toutefois pas destinée à ceux qui en avaient été victimes, mais à ceux qui avaient été ‘victimes’ de son abolition.

Les anciens esclaves ne reçurent ni argent, ni propriété, ne recevant comme perspective que d’être employés à moindre coût par leurs anciens bourreaux.

Lorsque les anciens esclavagistes recevaient des milliards d’euros de compensation lors de l’Abolition

Dans son ouvrage « The Economics of Emancipation« , K.M. Butler montre une longue liste de banquiers britanniques esclavagistes et l’incroyable montant de leur indemnisation compensatoire :

  • 93 965 £ de l’époque pour W., R. & S. Mitchell,
  • 59 545 £ pour W., G. & S. Hibbert,
  • 38 247 £ pour Judah & Hannah Cohen.

Ces nouveaux gains allaient être largement réinvestis dans l’économie britannique, comme le montre par exemple le cas du propriétaire terrien esclavagiste John Gladstone.

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Portrait de Gladstone par Thomas Gladstones, vers 1830.

John Gladstone2, un propriétaire terrien et homme politique britannique, est un exemple notable de la manière dont les esclavagistes furent indemnisés après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique. Gladstone possédait de vastes plantations de sucre en Jamaïque et à Demerara (actuelle Guyana). Il était également président de la West India Association, une organisation influente représentant les intérêts des planteurs des Antilles britanniques.

La révolte de Demerara en 18233, une rébellion massive d’esclaves, éclata sur la plantation de Gladstone à Demerara-Essequibo, dans la colonie actuelle de Guyana. Cette révolte, menée par Jack Gladstone4, un esclave travaillant comme tonnelier sur la plantation « Success » de John Gladstone, fut brutalement réprimée par l’armée et la milice coloniales. Jack Gladstone, portant le nom de son maître conformément à la convention de l’époque, devint une figure symbolique de la résistance contre l’oppression esclavagiste.

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Bryant, Joshua (1824) Compte rendu d’une insurrection des esclaves nègres dans la colonie de Demerara, qui a éclaté le 18 août 1823, Georgetown, Demerara : A. Stevenson au Guiana Chronicle Office.

Avec l’aide de son fils William, John Gladstone reçut une indemnité conséquente après l’abolition de l’esclavage, en vertu du Slave Compensation Act5. Ce texte législatif faisait suite au Slavery Abolition Act6 de 1833, qui avait mis fin à l’esclavage dans l’Empire britannique.

La revendication de Gladstone fut la plus importante de toutes celles effectuées auprès de la Slave Compensation Commission. Il possédait 2 508 esclaves en Guyana britannique et en Jamaïque et reçut un paiement de 106 769 £ (équivalent à environ 14 487 707,50 € en 2023). Les revendications de Gladstone étaient réparties sur plusieurs plantations, augmentant considérablement la valeur totale de sa compensation.

L’indemnisation des esclavagistes et l’absence de compensation pour les esclaves soulèvent des questions cruciales dans le débat contemporain sur les réparations. Le fait que les esclavagistes aient été indemnisés mais pas leurs victimes directes constitue une injustice historique qui continue d’alimenter les revendications pour des réparations aujourd’hui.

Lorsque les anciens esclavagistes recevaient des milliards d’euros de compensation lors de l’Abolition

Les partisans des réparations soutiennent que des mesures compensatoires sont nécessaires pour corriger les injustices historiques et les désavantages socio-économiques persistants. Ils plaident pour des investissements dans l’éducation, la santé et le développement économique des communautés descendantes d’esclaves afin de rectifier les inégalités structurelles héritées du passé.

Cependant, les opposants aux réparations soulignent plusieurs obstacles. Ils mettent en avant la complexité de déterminer qui devrait être indemnisé et dans quelle mesure. De plus, il y a une résistance politique et sociale à l’idée d’allouer des fonds publics pour des compensations financières, craignant que cela ne ravive les tensions raciales.

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Photo: Silver Simphor Agence France-Presse  Photo prise en 2003 du poète martiniquais Aimé Césaire posant à la mairie de Fort-de-France.

Interrogé à ce sujet, Aimé Césaire disait :

« Il est déjà très important que l’Europe en soit venue à admettre la réalité de la traite des nègres, ce trafic d’êtres humains qui constitue un crime. Mais je ne suis pas tellement pour la repentance ou les réparations.

Il y a même, à mon avis, un danger à cette idée de réparations. Je ne voudrais pas qu’un beau jour l’Europe dise : « Eh bien, voilà le billet ou le chèque, et on n’en parle plus! »

Il n’y a pas de réparation possible pour quelque chose d’irréparable et qui n’est pas quantifiable. Reste que les Etats responsables de la traite des nègres doivent prendre conscience qu’il est de leur devoir d’aider les pays qu’ils ont ainsi contribué à plonger dans la misère. De là à vouloir tarifer ce crime contre l’humanité… »

L’Express. « Aimé Césaire: ‘Je ne suis pas pour la repentance ou les réparations’. » L’Express, 20 Oct. 2005

La question des réparations pour les descendants d’esclaves noirs reste un sujet brûlant et controversé. La Slave Compensation Act, tout en laissant les anciens esclaves sans soutien, met en lumière une injustice historique majeure. Pour avancer vers une société plus équitable, il est crucial de reconnaître ces injustices passées et de discuter sérieusement des moyens de les réparer.

Bibliographie

  • The Economics of Emancipation : Jamaica & Barbados, 1823-1843 / Kathleen Mary Butler
  • Britain’s Black Debt : Reparations for Caribbean Slavery and Native Genocide / Hilary McD. Beckles

Notes de bas de page

  1. Antilles britanniques : Ensemble des colonies britanniques situées dans la mer des Caraïbes, incluant des îles comme la Jamaïque, la Barbade, Trinidad et Tobago, et d’autres. Ces colonies ont joué un rôle crucial dans l’économie britannique grâce à la production de sucre, de tabac et de coton, exploitant massivement le travail des esclaves africains jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1838. ↩︎
  2. Sir John Gladstone, 1st Baronet (1764-1851) : Riche propriétaire terrien et marchand britannique, connu pour son implication dans le commerce des esclaves et pour avoir été largement indemnisé après l’abolition de l’esclavage. Il fut également le père de William Ewart Gladstone, qui devint Premier ministre britannique. ↩︎
  3. Révolte de Demerara (1823) : Un soulèvement majeur des esclaves en Guyane britannique, dirigé par Jack Gladstone. Environ 10 000 esclaves se révoltèrent contre les conditions de vie oppressives, mais le soulèvement fut brutalement réprimé par les autorités coloniales. Cet événement a attiré une attention internationale significative et a contribué aux mouvements abolitionnistes en Grande-Bretagne. ↩︎
  4. Jack Gladstone : Leader de la révolte des esclaves du Demerara en 1823 en Guyane britannique. Fils de l’esclave Quamina Gladstone, il a joué un rôle central dans l’un des soulèvements les plus importants contre l’esclavage dans les Caraïbes britanniques. ↩︎
  5. Slave Compensation Act (1837) : Loi adoptée par le Parlement britannique, prévoyant l’indemnisation des propriétaires d’esclaves suite à l’abolition de l’esclavage. Elle alloua 20 millions de livres sterling pour compenser les pertes économiques des esclavagistes, sans aucune compensation pour les anciens esclaves. ↩︎
  6. Slavery Abolition Act (1833) : Loi adoptée par le Parlement britannique, qui abolit l’esclavage dans la majeure partie de l’Empire britannique, marquant une étape cruciale dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage. Cette loi libéra immédiatement les enfants de moins de six ans et prévoyait une période d’apprentissage pour les autres esclaves, avant leur libération totale. ↩︎

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