Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc

Les Abid al-Bukhari sont une armée de Noirs formée par le sultan Moulay Ismaïl. Dotés d’une incroyable puissance sous le règne de ce dernier, ils allaient jouer un rôle prépondérant après celui-ci, installant et déposant des sultans, ou régnant même de fait à leur place.

Origines des Abid al-Bukhari

Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc
Le sultan du Maroc avec la Garde noire, tableau de 1862 d’Eugène Delacroix.

Dès le début de son règne, le sultan marocain Moulay Ismail Ibn Sharif1 jugea son pays sous la menace des puissances européennes chrétiennes et des tribus berbères rebelles. Pour consolider son pouvoir, il créa une armée de métier en recrutant des esclaves noirs africains. À l’époque, dans le monde musulman, les esclaves devaient être non-musulmans, souvent issus de régions animistes d’Afrique. Ainsi, le terme « Abid« , signifiant « esclave« , devint synonyme de « Noir » en arabe au 9ème siècle.

Moulay Ismaïl rassembla tous les esclaves noirs du pays, allant jusqu’à violer la loi musulmane en enrôlant de force des Noirs libres ou affranchis, y compris des femmes et des enfants. Simultanément, il désarma et priva de chevaux les autres populations du royaume pour prévenir les pillages.

Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc
Carte de l’empire chérifien sous le règne de Moulay Ismail en 1707, par Guillaume Delisle (1675–1726)

es soldats-esclaves furent appelés « Abid al-Bukhari » (عبيد البخاري, « Les esclaves d’al-Būkhārī« ) en hommage au jurisconsulte du 9ème siècle Mouhammad al-Boukhârî2, sur lequel ils juraient leur dévotion. À son apogée, cette garde comptait entre 50 000 et 100 000 hommes, constituant une force militaire redoutable et fidèle au sultan.

L’entraînement et la dévotion des Abid al-Bukhari sous Moulay Ismaïl

Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc
Peinture italienne du XIXe siècle représentant une garde royale marocaine noire.

Sous le règne de Moulay Ismaïl, les Noirs du Maroc, hommes et femmes, furent rassemblés dans des camps militaires où ils étaient conditionnés à servir l’armée. Les femmes étaient formées aux tâches domestiques avant de servir au palais et de se marier avec des Noirs également formés au maniement des armes et à l’artisanat. Certains épousaient même des Européens convertis, dont les enfants rejoignaient les Abid al-Bukhari. Une fois mariés, ils étaient envoyés protéger les frontières du royaume contre les menaces berbères et turco-algériennes.

Malgré les résistances, le projet de Moulay Ismaïl fut un succès. Bien que recrutés comme esclaves du roi, les Abid al-Bukhari devinrent la classe la plus puissante du pays, servant leur maître avec une dévotion comparable à celle des Samouraïs japonais. Le terme « wisfan » désignait ceux ayant le statut traditionnel d’esclaves, mais les Abid al-Bukhari étaient une classe à part.

Les Abid al-Bukhari étaient élevés pour obéir au sultan avec une dévotion fanatique, comme l’a décrit le voyageur européen John Windus3 :

« On leur apprend à adorer et à obéir le successeur de leur prophète […] ils exécutent les ordres du Roi avec zèle et fureur. »

Il a été suggéré que Moulay Ismaïl, influencé par sa mère et sa femme, toutes deux noires, octroya tant de pouvoir aux Noirs par solidarité raciale. Ils surpassaient souvent les dignitaires arabes, occupant des postes de premiers ministres ou gouverneurs.

Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc
Un ambassadeur de Louis XIV à la cour de Moulay Ismaïl — Pidou de Saint-Olon, Monsieur (François), 1646-1720.

L’historien Ahmad ibn Khalid al-Nasiri4 a décrit leur rang social élevé :

« Leur puissance et leur richesse, la grandeur de leurs maisons et de leurs palais […] avaient atteint un degré auquel personne n’était parvenu avant eux. »

L’écrivain Germain Moüette5 ajouta :

« Ces Noirs sont si superbes […] que tous les Maures tremblent devant eux et les respectent comme des seigneurs. »

Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la Méditerranée (2012)

Le consul de France au Maroc et en Syrie, Jean-Baptiste Estelle6 confirma l’autorité des Noirs sous Moulay Ismaïl :

« Ce prince a rendu son autorité et celle de ses Noirs si grande que les Blancs […] en sont devenus leurs esclaves. »

Cependant, il avertit qu’à la mort du roi, les Blancs marocains chercheraient à se soulever contre les Noirs.

Les Abid al-Bukhari et l’instabilité du royaume après Moulay Ismaïl

Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc
Garde noire marocaine en 1926

Après la mort de Moulay Ismaïl, les Abid al-Bukhari se transformèrent en faiseurs de rois, installant et déposant des sultans à leur guise, ce qui provoqua une grande instabilité. Ils placèrent Moulay Abou al-Abbas Ahmed ben Ismaïl7, surnommé « Moulay Ahmed al-Dahabi » sur le trône avant de le destituer pour impayés et de le remplacer par son frère Moulay Abdelmalek ben Ismaïl8. Découvrant que ce dernier prévoyait de se débarrasser d’eux, ils réinstallèrent al-Dahabi, créant une tension quasi-raciale entre les armées noires et blanches.

Un contemporain écrivit :

« Le peuple est très irrité contre Moulay Ahmad adh-Dhahabi pour s’être allié avec les Nègres qui ont gouverné pendant le règne de Moulay Ismaïl. Cela fait craindre un règne aussi dur, tandis qu’Abd al Malik promet de punir les tyrannies des Nègres et en fait massacrer autant qu’il en trouve. Les troupes du mulâtre Moulay Ahmad adh-Dhahabi montent à 25 000 Nègres, tous les Blancs soutiennent son frère et on ne peut en estimer le nombre. »

Ahmed al-Dahabi triompha mais mourut peu après, laissant les Abid al-Bukhari choisir Moulay Abdallah ben Ismaïl9 comme sultan. Abdallah se retourna contre eux, tuant presque tous leurs chefs et environ 10 000 soldats. Les Abid répliquèrent en tentant de le déposer pour divers prétendants avant de se rallier à nouveau à lui après plusieurs défaites.

Cette instabilité persista jusqu’au règne de Sidi Mohammed ben Abdallah10, qui affaiblit leur influence. Au 19ème siècle, leur nombre diminua, mais ils continuèrent à occuper des postes importants et à constituer une partie de la garde royale. Les descendants des Abid al-Bukhari, en s’installant parmi divers groupes ethniques, laissèrent un héritage de métissage biologique et culturel, marquant une période turbulente mais glorieuse de l’histoire du Maroc.

Bibliographie :

  • Roger Botte et Alessandro Stella (dir.), « Bouc noir » contre « Bélier blanc » : L’armée des ‘Abîd al-Bukhârî du sultan Mawlây Ismâ’îl (1672-1727), in Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la Méditerranée (Moyen-Âge – XXe siècle).
  • Chouki El Hamel, Black Morocco.

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  1. Moulay Ismail Ibn Sharif (1645-1727) : Sultan du Maroc de 1672 à 1727, connu pour avoir consolidé le pouvoir central et formé l’armée des Abid al-Bukhari, une garde composée d’esclaves noirs. ↩︎
  2. Mouhammad al-Boukhârî (810-870) : Muhaddithfaqîhouléma, poète et historien du 9ème siècle dont les enseignements et les hadiths compilés dans le « Sahih al-Bukhari » sont considérés comme l’une des sources les plus authentiques de la jurisprudence islamique. ↩︎
  3. John Windus (?-1745) : Voyageur et auteur anglais du 18ème siècle qui a écrit sur ses observations et expériences au Maroc, offrant des descriptions précieuses de l’époque. ↩︎
  4. Ahmad ibn Khalid al-Nasiri (1835-1897) : Historien marocain du 19ème siècle, auteur de « Kitab al-Istiqsa« , une importante chronique de l’histoire du Maroc. ↩︎
  5. Germain Moüette (1651-1691) : Captif français au Maroc au 17ème siècle, connu pour son récit « Mémoires d’un captif français« , offrant un aperçu de la société marocaine de son temps. ↩︎
  6. Jean-Baptiste Estelle (1662-1723) : Consul français à Salé au début du 18ème siècle, ses rapports et correspondances fournissent des informations détaillées sur la situation politique et sociale du Maroc sous Moulay Ismail. ↩︎
  7. Moulay Abou al-Abbas Ahmed ben Ismaïl (1677-1729) : Sultan du Maroc connu sous le nom de Moulay Ahmad adh-Dhahabi, il a régné à plusieurs reprises entre 1727 et 1736, souvent manipulé par les Abid al-Bukhari. ↩︎
  8. Moulay Abdelmalek ben Ismaïl (1696-1729) : Frère de Moulay Ahmad adh-Dhahabi, il a brièvement régné comme sultan du Maroc, avant d’être destitué par les Abid al-Bukhari en raison de ses tentatives de réduire leur pouvoir. ↩︎
  9. Moulay Abdallah ben Ismaïl (1694-1757) : Sultan du Maroc qui régna à plusieurs reprises entre 1729 et 1757. Il fit face à de nombreuses révoltes et tenta de réduire le pouvoir des Abid al-Bukhari, ce qui entraîna des conflits internes. ↩︎
  10. Sidi Mohammed ben Abdallah (1710-1790) : Sultan du Maroc de 1757 à 1790, connu pour ses réformes administratives et économiques, ainsi que pour avoir réduit l’influence des Abid al-Bukhari, stabilisant ainsi le royaume après une période d’instabilité. ↩︎

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