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Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc

Histoire

Les Abid al-Bukhari, la garde noire du Maroc

Par Sandro CAPO CHICHI 29 janvier 2015

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Les Abid al-Bukhari sont une armée de Noirs formée par le sultan Moulay Ismaïl (1645-1727). Dotés d’une incroyable puissance sous le règne de ce dernier, ils allaient jouer un rôle prépondérant après celui-ci, installant et déposant des sultans, ou régnant même de fait à leur place.

Par Sandro CAPO CHICHI / Nofipédia

Origines des Abid al-Bukhari
Dès le début de son règne, le sultan marocain Moulay Ismail juge son pays sous la menace de puissances européennes chrétiennes.  Le pays, divisé entre tribus berbères et autres factions rebelles à son autorité, amène le Moulay Ismail à créer une armée de métier. Pour éviter un manque de possibles désertions par paresse et manque de loyauté, il entreprend de constituer une armée d’esclaves. Dans le monde musulman, les esclaves ne peuvent être que des non-musulmans. De nombreux esclaves du monde arabe sont alors des Noirs africains car provenant de régions de religions traditionnellement animistes. Signe de cette association, le terme Abid ‘esclave’ est devenu synonyme de ‘Noir’ en arabe aux alentours du 9ème siècle.

Le Moulay Ismail

Le Moulay Ismail

Moulay Ismail va de ce fait rassembler tous les esclaves noirs du pays, mais va aussi violer la loi musulmane en enrôlant de force tous les Noirs du royaume, y compris les ceux de condition libre ou affranchie. Même les femmes et enfants ne seront pas épargnés par ce grand rassemblement. D’un autre côté, il désarme et prive de chevaux toutes les autres populations  du royaume pour les empêcher de se livrer au pillage. Les esclaves-soldats sont appelés Abid-al-Bukhari ‘servants d’al Bukhari’, du nom du juriconsulte du 9ème siècle sur lequel ils juraient leur dévotion. Le nombre de soldats de sept garde à son apogée aurait atteint entre 50000 et 100000 hommes.

Sous Moulay Ismail
Les Noirs du Maroc, hommes et femmes sont alors rassemblés dans des camps militaires où ils sont amenés à faire des enfants qui entreront eux aussi au service de l’armée. Les jeunes filles seront entraînées aux tâches de la cuisine, du ménage et du savonnage avant de se marier d’entrer en service au palais et de se marier avec de jeunes Noirs. Ceux-ci étaient formés à l’artisanat, puis au maniement des armes avant d’êtres placés sous l’autorité de généraux à l’âge de seize ans. Quelques fois, le Moulay Ismaïl les mariait à des hommes et femmes européens convertis et leurs enfants rejoignaient à leur tour les Abid al-Bukhari. Une fois mariés, ils étaient envoyés dans des forteresses pour protéger les frontières du royaume contre les menaces berbères, turco-algéroises. Malgré une résistance des Noirs eux-mêmes et de juristes musulmans, le projet s’accomplira avec succès sous le règne de Moulay Ismaïl.

Un soldat du Moulay Ismail en 1695 par François Pidou de Saint Olon

Un soldat du Moulay Ismail en 1695 par François Pidou de Saint Olon

Bien que recrutés avec le statut d’esclaves du roi, les Abid al-Bukhari allaient de fait constituer la classe la plus puissante du pays et servir leur maître avec une dévotion similaire à celle, au Japon des Samouraïs pour leur seigneur. Un témoignage linguistique de ce statut particulier était l’utilisation du terme wisfan ‘servants » pour désigner ceux qui avaient le statut traditionnel d’esclaves. Les Abid étaient désormais cette classe à part.  Windus, un voyage européen contemporain décrit ainsi cette dévotion des guerriers noirs à leur  sultan :

On leur apprend à adorer et à obéir le successeur de leur prophète , et, étant élevés dans le sang dès leur plus tendre enfance, (…),ils exécutent les terribles ordres du Roi avec autant de zèle et de fureur que s’ils les avaient reçus du ciel.

Il a été suggéré que le Moulay Ismail, qui était de mère noire et dont la femme principale était noire dirigeait quasiment, selon certains témoignages contemporains, le pays en influençant son mari, avait octroyé tant de pouvoir aux Noirs par une sorte de solidarité raciale. Certains d’entre eux pouvaient dépasser dans la hiérarchie et le pouvoir des dignitaires arabes; ils pouvaient ainsi par exemple être premiers ministres ou gouverneurs du Moulay Ismail, dont le règne allait marquer l’apogée du pouvoir du Maroc. D’après Mouette, un captif français, les Blancs, bien qu’habitants (autochtones) du pays n’étaient  pas aussi estimés par le roi que les Noirs et ceux à la peau cuivrée à qui confiant sa garde personnelle.

An Nasiri, un historien postérieur, décrit quant à lui le rang social auquel étaient parvenus ces Noirs dans le Maroc :

Leur puissance et leur richesse, la grandeur de leurs maisons et de leurs palais, le nombre de leurs chevaux de race, le choix de leurs armes, l’étendue de leur fortune et la beauté de leurs costumes, avaient atteint  un degré  auquel personne personne n’était parvenu avant eux.

Moüette,  déclare aussi à leur propos : Ces Noirs sont si superbes, à cause de la confiance que le Roy a en leurs personnes, que tous les Maures tremblent devant eux et les respectent comme des seigneurs.

Selon Estelle, le consul français :

Ce prince a rendu son autorité et celle de ses Noirs si grande que les Blancs, qui sont les habitants de ses royaumes, en sont devenus leurs esclaves.

Ce même auteur prévenait toutefois qu’à la mort du roi, les Blancs marocains allaient chercher à se soulever contre les Noirs et inverser cette condition.

Après Moulay Ismail

Abid al-Bukhari vont se transformer en véritables régents puis en faiseurs de rois, faisant et défaisant les sultans pratiquement à leur guise entraînant une véritable instabilité dans le pays face à des sultans qui tentèrent souvent d’affaiblir cette armée encombrante. Ils mettront ainsi sur le trône le Moulay Ahmad adh-Dhahabi avant de le renvoyer du trône pour avoir manqué de leur payer leur salaire et installer son frère Abd al Malik à sa place ; puis de l’y réinstaller en découvrant l’intention d’Abdel Malik de se débarrasser d’eux en les opposant aux Berbères du royaume. Cette action des Abid al Boukhari allait faire porter la menace d’une guerre quasi-raciale entre l’armée noire du Moulay Ahmad adh-Dhahabi et celle, blanche, du Moulay Abdel Malik. Une lettre d’un contemporain dit à ce sujet :

Le peuple est très irrité contre (Moulay Ahmad adh-Dhahabi) de ce qu’il s’est (jeté) entre les bras des Nègres qui ont gouverné pendant tout le règne (du Moulay Ismail), ce qui leur fait craindre un règne aussi dur, au lieu qu(Abdel Malik)  a promis aux Blancs de leur faire justice de la tyrannie des Nègres, et il en fait massacrer autant qu’il en trouve. Les troupes du mulâtre (Moulay Ahmad adh-Dhahabi) montent à 25 mille Nègres, tous les Blancs sont pour son frère et on n’en peut dire le nombre.

L’avantage revint à Moulay Ahmad adh-Dhahabi qui fit finalement exécuter son frère. Mais il mourut peu après et les Abid contribuèrent à élire un autre sultan, le Moulay Abdallah, mais celui-ci se tourna contre eux tuant presque tous leurs chefs et environ 10000 d’entre eux. Les Abid se retournèrent à nouveau contre lui et certains d’entre eux décidèrent dans un premier temps de le déposer au profit d’un autre sultan. Des factions se disputèrent le choix entre Ali al-Araj, et Mohammed al-Irbiya avant de se rabattre sur Abd Allah, puis de le quitter et suite à des défaites, de le rejoindre à nouveau. Cette période d’instabilité allait être améliorée sous le règne du Sultan Sidi Mohammed (1710-1790) qui allait toutefois affaiblir considérablement leur influence et leur contrôle du pays. Au 19ème siècle, leur nombre allait être réduit, mais ils allaient continuer à occuper des postes d’importance et à constituer une partie de la garde royale.  Leurs descendants, après avoir quitté le pouvoir central pour s’installer parmi différents groupes ethniques du royaume, allaient marquer, par le métissage biologique et culturel au Maroc cette part noire turbulente mais glorieuse de l’histoire de ce pays.

 Bibliographie :

  • « Bouc noir » contre « Bélier blanc ». L’armée des ‘Abîd al-Bukhârî du sultan Mawlây Ismâ’îl (1672-1727) /  Roger Botte in Botte, Roger et Alessandro Stella (dir.) ‑ Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la méditerranée (Moyen-âge – XXè siècle)
  • Black Morocco / Chouki El Hamel

 

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