10 septembre 1793, Nord de Saint-Domingue. Toussaint Louverture, encore allié de l’Espagne, attaque le camp de la Tannerie tenu par l’officier noir Bramant Lazzary, fidèle à la République. Une escarmouche méconnue qui révèle les fractures, les hésitations et les choix impossibles d’une révolution en feu.
Dans la fournaise de Saint-Domingue
10 septembre 1793. Entre Dondon et Grande-Rivière, dans le Nord de Saint-Domingue, le grondement des armes se mêle aux échos d’une guerre totale. Là, un chef noir, encore peu connu mais promis à un destin immense, tente un coup de force contre ceux qui furent hier ses alliés : Toussaint Louverture.
L’île est alors plongée dans le chaos. Depuis l’insurrection des esclaves de 1791, rien n’est stable : les plantations brûlent, les colons se divisent, les affranchis se battent pour leurs droits, et les grandes puissances européennes (Espagne et Angleterre en tête) s’empressent de souffler sur les braises. Dans ce tourbillon, les anciens esclaves insurgés se transforment en armées disciplinées, capables de bousculer les plus aguerris des soldats venus d’Europe.
La bataille de la Tannerie, en apparence modeste, révèle une tension profonde : les fidélités noires ne sont pas univoques. Toussaint, futur libérateur, combat alors sous drapeau espagnol, tandis qu’un autre homme, Bramant Lazzary, ancien esclave devenu officier républicain, choisit de rester fidèle à la France révolutionnaire qui vient de proclamer l’abolition. Deux chemins, deux convictions, deux visages d’un même combat pour la liberté.
Saint-Domingue en 1793
En 1793, Saint-Domingue est le cœur brûlant de l’Atlantique révolutionnaire. Première colonie sucrière du monde, pilier de l’économie française, l’île est devenue un champ de bataille où se croisent révolte des esclaves, guerre civile et rivalités impériales.
Depuis l’insurrection de 1791, des dizaines de milliers d’esclaves insurgés tiennent la campagne, organisés en bandes puis en véritables régiments. Face à eux, les colons blancs, appuyés par des troupes métropolitaines mal acclimatées, peinent à reprendre la main.
À cela s’ajoutent les puissances voisines : l’Espagne, maîtresse de la partie orientale de l’île (Saint-Domingue espagnole), a déclaré la guerre à la République française et cherche à rallier les insurgés noirs à sa cause. L’Angleterre, inquiète de voir l’incendie gagner ses propres colonies sucrières, prépare elle aussi son intervention.
Dans ce contexte, les allégeances se recomposent sans cesse. Certains chefs noirs se rangent sous l’étendard espagnol, séduits par l’offre d’armes, de grades et de terres. D’autres choisissent de rester fidèles à la République, convaincus que la Révolution française peut être porteuse d’émancipation universelle. Entre ces deux pôles, des milliers d’hommes hésitent, négocient, ou changent de camp selon les circonstances.
C’est dans ce maelström qu’émerge Toussaint Louverture, encore lieutenant au service du roi d’Espagne. Et c’est là aussi que se dresse son futur adversaire de la Tannerie, Bramant Lazzary, officier noir qui croit à la promesse républicaine. Deux figures qui, en septembre 1793, incarnent les fractures d’une île en révolution.
Marmelade, Ennery et la retraite
Avant la Tannerie, la campagne de l’été 1793 a déjà mis en lumière l’habileté militaire de Toussaint Louverture. Le 27 juillet, à la tête de ses troupes noires alliées à l’Espagne, il s’empare de Marmelade, infligeant un sérieux revers aux forces républicaines. Quelques semaines plus tard, le 13 août, il récidive à Ennery, où ses cavaliers et fantassins dispersent les troupes françaises dans une démonstration de mobilité et de discipline.
Mais la gloire est de courte durée. Les républicains, commandés par le général Chanlatte, reprennent l’initiative. Leur contre-attaque vigoureuse contraint Louverture à se replier, abandonnant une partie de ses conquêtes récentes. Dans ce jeu de guerre mouvant, rien n’est jamais acquis : une victoire appelle une revanche, et chaque camp tente d’user l’autre.
Face à cette pression, Toussaint choisit un repli stratégique vers ses bases de Dondon et de Marmelade, régions montagneuses qu’il connaît bien et qui offrent des positions défensives solides. Mais il a une cible en tête : le camp fortifié de la Tannerie, verrou essentiel entre Dondon et Grande-Rivière. Tenir cette position, c’est contrôler un passage clé et imposer sa marque sur le nord de la colonie.
C’est donc vers ce bastion républicain, tenu par l’officier noir Bramant Lazzary, que Toussaint tourne désormais ses regards et ses forces. La confrontation est inévitable.
Fidélité à la République ou ralliement aux Espagnols ?
Au cœur de l’épisode de la Tannerie se joue moins une bataille qu’un choix de civilisation. Le camp est tenu par Bramant Lazzary, un ancien esclave devenu officier républicain. Pour lui, la Révolution française, malgré ses ambiguïtés, ouvre une brèche inédite : celle d’une liberté possible pour les Noirs de Saint-Domingue.
Conscient de l’importance stratégique du fort et de la valeur de son commandant, Toussaint Louverture tente d’abord la persuasion. Fidèle encore à l’Espagne en cet été 1793, il adresse une lettre à Lazzary pour l’inviter à rallier son camp. L’argument est habile : rejoindre les Espagnols, c’est obtenir armes, grades et reconnaissance immédiate, loin des hésitations d’une République française assiégée sur tous les fronts.
Mais la réponse, datée du 1er septembre 1793, est sans appel. Dans une lettre enflammée, Lazzary proclame son attachement aux idéaux révolutionnaires et rappelle la proclamation de l’abolition générale par le commissaire civil Sonthonax, au Cap, quelques semaines plus tôt. Pour lui, trahir la République serait trahir la liberté tout juste conquise. Il rejette avec force ce qu’il nomme un « retour en arrière » monarchiste, refusant de livrer ses hommes à la couronne espagnole.
Ainsi, la Tannerie cristallise une opposition symbolique. D’un côté, Toussaint Louverture, qui privilégie alors le pragmatisme militaire, choisissant l’Espagne comme tremplin pour renforcer ses troupes et son autorité. De l’autre, Bramant Lazzary, qui s’accroche à l’universalisme proclamé de la Révolution française, convaincu que l’avenir des Noirs passe par la République.
En somme, deux voies s’affrontent : l’alliance de circonstance et la fidélité idéologique. Et le champ de bataille de la Tannerie devient le théâtre où ces deux conceptions irréconciliables vont se mesurer.
La bataille du 10 septembre
À l’aube du 10 septembre 1793, les collines entourant la Tannerie s’emplissent d’un silence lourd, bientôt rompu par les tambours et les cris des hommes de Toussaint Louverture. À la tête de plusieurs centaines de combattants aguerris, l’ancien cocher devenu stratège s’avance vers le camp républicain. Son objectif est clair : briser la résistance de Bramant Lazzary et faire tomber cette position clé qui verrouille le nord.
L’assaut est fulgurant. Les premières salves espagnoles, appuyées par les troupes noires de Toussaint, sèment la panique dans les lignes républicaines. À l’intérieur du fort, Lazzary tente de galvaniser ses soldats, rappelant qu’ils défendent la liberté proclamée par la République. Mais le choc est trop violent. En quelques heures, la discipline cède, les rangs se disloquent.
Devant la supériorité numérique et l’ardeur des assaillants, les défenseurs se dispersent. Lazzary lui-même doit abandonner le camp, emportant avec lui une poignée de fidèles dans une fuite éperdue à travers la brousse. Pour les républicains, c’est une débandade humiliante ; pour Toussaint, une victoire nette, mais non décisive.
Car Louverture, loin de s’installer dans le camp conquis, fait le choix de le raser. La Tannerie est incendiée, ses palissades abattues, ses bâtiments détruits. Plutôt que de tenir la position, il préfère la priver à jamais à ses adversaires. Le terrain, désormais calciné, devient un symbole : la République a perdu une place forte, mais Toussaint ne l’a pas vraiment gagnée.
La bataille de la Tannerie, brève et brutale, laisse derrière elle un paysage de cendres ; et une fracture politique plus profonde que jamais.
Conséquences immédiates et symboliques
La victoire de Toussaint Louverture à la Tannerie, si éclatante sur le plan tactique, s’avère fragile dans ses effets. Certes, il a dispersé les forces républicaines locales, humilié Bramant Lazzary et démontré, une fois encore, son génie militaire. Mais en rasant le camp, il ne conserve pas le terrain : la République peut, tôt ou tard, réoccuper la position.
L’épisode marque surtout les esprits par sa charge symbolique. En refusant de céder aux promesses espagnoles, Lazzary incarne un choix politique : celui d’une fidélité à la Révolution française et à sa proclamation d’abolition. Sa lettre du 1er septembre devient un document fondateur, témoignage rare de la foi d’anciens esclaves dans l’universalisme républicain.
À l’inverse, Toussaint apparaît comme un chef pragmatique, prêt à s’allier avec la monarchie espagnole pour renforcer ses troupes et accroître son autonomie. Ce paradoxe (un futur libérateur combattant au nom d’un roi catholique) illustre la complexité des chemins empruntés par les leaders noirs dans cette guerre mondiale miniature.
En définitive, la Tannerie n’est pas une simple escarmouche. Elle révèle au grand jour la diversité des fidélités noires : certains choisissent l’Espagne, d’autres la République, d’autres encore suivent leur propre logique communautaire. Loin d’une unité de façade, Saint-Domingue en 1793 est un champ d’alliances mouvantes, où chaque chef négocie sa survie et son avenir.
Un champ de bataille effacé mais révélateur
La bataille de la Tannerie, en apparence modeste, fut plus qu’une simple escarmouche locale. Elle condensa les tensions d’un monde en feu : entre fidélité républicaine et pragmatisme espagnol, entre idéal proclamé et survie immédiate.
Dans la poussière de ce camp rasé, deux visions de l’avenir des Noirs de Saint-Domingue s’étaient affrontées : celle d’un officier croyant à l’universalisme de la Révolution, et celle d’un stratège choisissant l’alliance de circonstance pour mieux préparer sa propre ascension. Quelques mois plus tard, l’histoire donnerait raison, tour à tour, à l’un et à l’autre : Lazzary pour la foi dans l’abolition, Toussaint pour la capacité à survivre et à triompher.
Si la Tannerie est aujourd’hui effacée des mémoires populaires, elle demeure un moment révélateur, une cicatrice discrète mais éloquente de la Révolution haïtienne. On y lit les hésitations, les contradictions, mais aussi la force d’une lutte qui, malgré ses détours, allait ouvrir la voie à la première République noire libre du monde.
« À la Tannerie, ce ne furent pas seulement des armes qui s’entrechoquèrent, mais deux visions rivales de la liberté noire, préfigurant le tumulte de l’indépendance haïtienne. »
Notes et références
- Laurent Dubois, Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution, Harvard University Press, 2004.
- C.L.R. James, The Black Jacobins: Toussaint Louverture and the San Domingo Revolution, Vintage Books, 1989 [1938].
- David Geggus, Haitian Revolutionary Studies, Indiana University Press, 2002.
- Philippe Girard, Toussaint Louverture: A Revolutionary Life, Basic Books, 2016.
- Carolyn Fick, The Making of Haiti: The Saint Domingue Revolution from Below, University of Tennessee Press, 1990.
- John D. Garrigus, Before Haiti: Race and Citizenship in French Saint-Domingue, Palgrave Macmillan, 2006.
- Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1847–1848.
- Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past: Power and the Production of History, Beacon Press, 1995.