Abidjan, 19 septembre 2002, la nuit où tout a basculé

Longtemps présentée comme la « vitrine » de l’Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire a basculé dans la guerre civile dans la nuit du 19 septembre 2002. Derrière la brutalité des rafales et la partition du pays se cachent des décennies de fractures politiques, sociales et identitaires, attisées par les ambitions personnelles et les ingérences extérieures. Retour sur une crise qui a bouleversé l’histoire contemporaine du pays, entre héritages houphouétistes, invention de l’ivoirité et luttes pour le pouvoir.

Côte d’Ivoire, 19 septembre 2002, le jour où la vitrine africaine s’est brisée

Abidjan, 19 septembre 2002, la nuit où tout a basculé

Abidjan, 19 septembre 2002. La nuit tombe sur la lagune quand des rafales secouent la capitale. Des coups de feu éclatent à proximité de la résidence présidentielle, tandis que d’autres explosions retentissent à Bouaké et à Korhogo. En quelques heures, la Côte d’Ivoire bascule. Deux personnalités politiques majeures sont abattues : le ministre de l’Intérieur Émile Boga Doudou et l’ancien chef de l’État Robert Guéï.

La rumeur court dans les quartiers populaires : un coup d’État est en cours. Mais si la tentative échoue à Abidjan, elle réussit ailleurs. Les assaillants se replient dans le Nord, établissant une ligne de front qui coupe le pays en deux. Le Sud reste fidèle au président Laurent Gbagbo ; le Nord s’organise autour d’une nouvelle force armée, bientôt appelée « Forces nouvelles ».

La Côte d’Ivoire, jadis symbole de prospérité, est désormais au bord du gouffre. Pour comprendre ce basculement, il faut revenir sur les décennies qui l’ont préparé : l’héritage du miracle houphouétiste, les fractures sociales et ethniques, la montée de l’ivoirité et le poids des rivalités politiques qui ont transformé une réussite économique en champ de bataille.

Pendant près de trente ans, le pays avait incarné un modèle. Félix Houphouët-Boigny, premier président après l’indépendance en 1960, avait consolidé l’unité nationale autour du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et de la manne du cacao et du café. Abidjan brillait alors comme la capitale moderne d’une Afrique en construction. Mais cette vitrine masquait des tensions profondes : l’explosion démographique, l’afflux de migrants sahéliens, la dépendance aux cours mondiaux et le clientélisme politique.

À la mort d’Houphouët-Boigny en 1993, l’équilibre fragile se brise. Le pays se découvre orphelin de son « père de la nation ». La succession oppose Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale, à Alassane Dramane Ouattara, alors Premier ministre. Dans cette lutte de pouvoir, un mot surgit : « ivoirité ». Derrière ce terme se cache une idéologie d’exclusion. Pour être reconnu pleinement Ivoirien, il fallait désormais prouver une ascendance « pure », ce qui visait directement Ouattara, originaire du Nord et soupçonné de racines burkinabé. L’ivoirité devient un outil politique, mais aussi une bombe identitaire qui divise durablement la société entre Sud chrétiens et Nord musulmans.

En décembre 1999, le coup d’État du général Robert Guéï renverse Bédié. La Côte d’Ivoire perd son statut de stabilité exceptionnelle en Afrique de l’Ouest. L’année suivante, une nouvelle Constitution verrouille l’accès au pouvoir : l’article 35 exige que les deux parents d’un candidat soient Ivoiriens de naissance. Une disposition taillée pour écarter Ouattara. L’élection présidentielle de 2000 est marquée par la fraude, les violences et l’intervention de la rue : Guéï tente de s’autoproclamer vainqueur, mais les manifestations populaires imposent la victoire de Laurent Gbagbo. Derrière cette élection se profile déjà le spectre de la guerre civile.

Dans la nuit du 19 septembre 2002, l’étincelle jaillit. Le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), mené par Guillaume Soro, s’allie à deux mouvements venus de l’Ouest, le MPIGO et le MJP. Ensemble, ils contrôlent rapidement la moitié du pays. Le Nord et une partie de l’Ouest passent sous leur domination, tandis que le Sud demeure aux mains du régime. La ligne de front devient une cicatrice béante qui traverse la nation.

Au Sud, Gbagbo s’appuie sur l’armée régulière (FANCI), renforcée par des milices comme les Jeunes Patriotes de Charles Blé Goudé et par des mercenaires venus d’Europe de l’Est. Au Nord, les Forces nouvelles fédèrent combattants, chasseurs traditionnels dozo et réseaux sahéliens. Les frontières poreuses avec le Burkina Faso et le Mali permettent l’approvisionnement en armes. La guerre devient régionale.

Les médiations internationales se multiplient. En janvier 2003, les accords de Linas-Marcoussis imposent un gouvernement de réconciliation, confiant aux rebelles les ministères de l’Intérieur et de la Défense. Mais dans la rue d’Abidjan, les foules crient à la trahison et s’en prennent aux intérêts français, accusés de vouloir imposer une solution défavorable au régime. Les relations entre Paris et Abidjan se dégradent.

En novembre 2004, la rupture est consommée. L’armée ivoirienne bombarde Bouaké, tuant neuf soldats français. La riposte de l’armée française est immédiate : l’aviation ivoirienne est détruite au sol. À Abidjan, des milliers de jeunes descendent dans la rue, attaquant les Français et les expatriés occidentaux. Des tirs éclatent devant l’Hôtel Ivoire. La fracture entre Gbagbo et la France devient irréversible.

La guerre ivoirienne est une guerre sale. Des massacres jalonnent son cours : Duékoué, Korhogo, Monoko-Zohi. Des charniers sont découverts. Des escadrons de la mort opèrent dans la capitale. Les rapports des Nations unies, d’Amnesty International et de Human Rights Watch dénoncent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les deux camps. Mais la logique de la violence prime, nourrie par la peur et la propagande. Les médias d’État, comme la Radiotélévision ivoirienne (RTI), deviennent des instruments de mobilisation nationaliste.

Les figures politiques se radicalisent. Laurent Gbagbo incarne un nationalisme qui joue sur l’ambiguïté de l’ivoirité. Guillaume Soro, ancien leader étudiant, s’impose comme chef rebelle charismatique. Charles Blé Goudé galvanise les foules avec des discours incendiaires. Dans l’ombre, Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié restent en retrait mais attendent leur heure. Les chefs militaires deviennent des barons locaux, de Philippe Mangou à Issiaka Ouattara dit « Wattao ».

Pendant cinq ans, le pays vit une guerre gelée. Une « zone de confiance », tenue par l’ONUCI et l’opération Licorne, coupe la Côte d’Ivoire en deux. L’économie s’effondre. Les planteurs de cacao souffrent, les investisseurs fuient, les services publics s’effritent. Les populations déplacées s’entassent dans des camps précaires. La Côte d’Ivoire, jadis modèle, s’enfonce dans la misère.

En 2007, la fatigue de la guerre ouvre une brèche. Sous la médiation de Blaise Compaoré, président du Burkina Faso, les accords de Ouagadougou sont signés. Guillaume Soro devient Premier ministre de Laurent Gbagbo. Les Forces nouvelles promettent de désarmer, le processus de réunification s’engage. Mais cette paix reste fragile, minée par la méfiance et les rancunes accumulées.

La crise ivoirienne de 2002-2007 n’a pas eu de vainqueur. Elle a laissé un pays fracturé, avec des cicatrices encore visibles. Les accords ont permis d’éviter l’effondrement total, mais n’ont pas résolu les causes profondes : l’ivoirité, la fracture Nord-Sud, le poids des intérêts étrangers. En réalité, la guerre de 2010-2011, qui conduira à la chute de Gbagbo et à l’accession de Ouattara au pouvoir, est le prolongement direct de cette première crise inachevée.

De la guerre gelée à l’épreuve de la mémoire

Abidjan, 19 septembre 2002, la nuit où tout a basculé

La nuit du 19 septembre 2002 a marqué l’entrée de la Côte d’Ivoire dans une nouvelle ère : celle où les illusions d’unité nationale cèdent la place à la réalité d’une société fragmentée. De vitrine africaine, le pays est devenu un champ de bataille où se sont affrontés identités, ambitions politiques et puissances extérieures. La guerre ivoirienne a montré que l’État postcolonial, privé de son ciment fondateur, pouvait se fissurer en quelques jours.

Mais elle a aussi révélé la résilience des populations, qui ont survécu au chaos, aux pillages, aux humiliations. Derrière les massacres et la propagande, des voix ont continué d’appeler à la paix et à la réconciliation. Les accords de Ouagadougou ont ouvert une voie, mais la réconciliation véritable reste à bâtir, dans un pays où la mémoire des morts et des divisions pèse encore lourd.

La Côte d’Ivoire, en somme, est sortie de cette crise non pas détruite, mais transformée. Elle n’est plus la vitrine docile de l’Occident, mais une nation qui a appris, au prix du sang, que la stabilité ne se décrète pas : elle se construit, lentement, sur les ruines des illusions et dans la lucidité des épreuves traversées.

Notes et références

  1. République de Côte d’Ivoire, Constitution de 2000, article 35.
  2. Accords de Linas-Marcoussis, Paris, 24 janvier 2003.
  3. Accords de Ouagadougou, 4 mars 2007.
  4. Nations Unies, Rapports du Secrétaire général sur la situation en Côte d’Ivoire, 2002–2007.
  5. Human Rights Watch, Trapped Between Two Wars: Violence Against Civilians in Western Côte d’Ivoire, 2003.
  6. International Crisis Group, Côte d’Ivoire: The War Is Not Yet Over, Africa Report n°72, 2003.
  7. Cour pénale internationale (CPI), Situation en Côte d’Ivoire, dossiers publics sur 2002–2004.
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

Soutenez un média engagé !

Chez NOFI, nous mettons en lumière la richesse et la diversité des cultures africaines et caribéennes, en racontant des histoires qui inspirent, informent et rassemblent.
Pour continuer à proposer un regard indépendant et valoriser ces héritages, nous avons besoin de vous.
Chaque contribution, même modeste, nous aide à faire vivre cette mission.
 
💛 Rejoignez l’aventure et soutenez NOFI ! 💛
 
👉 Faire un don 👈

News

Inscrivez vous à notre Newsletter

Pour ne rien rater de l'actualité Nofi ![sibwp_form id=3]

You may also like