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Chlordécone, le Tchernobyl antillais

Société

Chlordécone, le Tchernobyl antillais

Par SK 16 mai 2017

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Aux Antilles françaises, un drame sanitaire se déroule depuis le milieu du XXème siècle: le chlordécone. Un pesticide toxique pour l’humain et l’environnement, responsable de dégâts colossaux. Un problème que les autorités françaises n’ont jusqu’alors pas résolu, laissant ainsi le mal se propager dans les îles. Une pollution néfaste qui ne devrait disparaître que d’ici 700 ans.

Tchernobyl reste la plus grande catastrophe nucléaire du XXème siècle. La libération d’éléments radioactifs dans l’air et les eaux suite à l’explosion d’une centrale, a entraîné la mort de centaines de milliers de personnes en ex République socialiste soviétique d’Ukraine. Décès immédiats ou à plus long terme suite à des maladies contractées par irradiation, on dénote en tout cas  dans la catastrophe de Tchernobyl, entre autres facteurs, la responsabilité des autorités. Peu ou pas de contrôle; une mauvaise prise en charge de la population après l’accident; une contamination de masse. Pour le chlordécone, aux Antilles françaises, on retrouve cette même donnée d’irresponsabilité de l’Etat, dramatisée par la conscience et la connaissance précoce  de l’impact sur l’environnement et les êtres vivants de  ces zones.

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Le chlordécone est un polluant organique persistant, non biodégradable, appartenant à la famille des pesticides organochlorés (contenant du chlore). En tant que tel, le chlordécone est  un produit toxique qui détruit la santé des humains et la nature environnante. Sa demie-vie (DT50) dépasse les 40 ans, dans ce cas précis, cela signifie qu’ il mettra plus de 46 ans pour perdre la moitié de sa toxicité dans les sols. Il se propage aisément parmi la population car il s’ingère par inhalation et/ou ingestion pour s’accrocher sur les tissus vivants du corps humain. Les dégâts inhérents à ce produit ( grave détérioration des nappes souterraines, de certains aliments pour animaux et végétaux entre autres) sont amplifiés par l’hérédité, car le chlordécone est notamment transmissible par le lait et les oeufs. Il résiste à de très longues distances et peut donc transiter d’un milieu vers un autre. Les risques encourus étant connus et archivés dans les hautes sphères de l’Etat, il est curieux de savoir ce pesticide toujours actif dans cette partie de la France, 24 ans après son interdiction. Une mort lente, à petit feu, infligée à la population à travers maladies neurologiques, infertilité masculine et cancers de la prostate.

Une histoire de bananes

Le secteur de la banane fut pendant longtemps l’un des plus importants dans l’activité agricole des Antilles françaises. En Martinique, elle demeure l’activité agricole la plus importante, bien qu’elle ne pèse que 1, 6 % dans le PIB de l’île, selon l’Institut d’émission des départements d’Outre-mer, contre 6% en 2012. En 1997, l’exportation de la banane représentait 40% des recettes.  En Guadeloupe, on retrouve à peu près le même schéma avec une économie principalement basée sur l’agriculture, jusqu’à la crise du secteur. Bien que remplacée aujourd’hui par le domaine tertiaire développé par le gouvernement, la banane antillaise représente environ 4% du PIB des deux îles. 300 000 tonnes de bananes sont exportées chaque année de la Martinique et de la Guadeloupe. Dans les années 1960, après le quasi effondrement de la culture du sucre, elle devient la principale activité. Dans les années 1970, les autorités décident de prendre des mesures pour lutter contre la détérioration des bananeraies. En effet, elles sont attaquées par un insecte ravageur: le charançon. Ce coléoptère, nuisible, dépose ses oeufs dans les troncs de bananiers. Pour tuer ce mal naturel, on autorise à partir de 1972 l’utilisation du chlordécone, dont la toxicité n’affecte pas les fruits. Quelques années plus tard, des ouvriers vont faire l’expérience de cette nocivité sur leur système nerveux.

Usine Hopewell en Virginie (Etats-Unis), ancienne fabrique du chlordécone ou képone

Le scandale chlordécone aux Etats-Unis

L’usine américaine Hopewell, en Virginie, fabrique le képone, autre appellation du chlordécone. En 1975, des employés surexposés au produit et des riverains, contaminés par les eaux, sont victimes d’une intoxication. Des troubles neurologiques sont alors constatés sur les cobayes ainsi qu’une détérioration de leurs foies, et une dégradation de la spermatogénèse*directement liés au produit. Les chercheurs savaient déjà le chlordécone cancérigène chez l’animal et ultra-polluant pour les eaux, notamment parce qu’il amplifie 67 fois le tétrachlorure de carbone et le chloroforme.

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Il est interdit dès 1976. L’année précédente, en 1975, l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), commande une série de rapports sur l’impact du chlordécone sur les eaux. En 1977, le rapport Snégaroff démontre la contamination des eaux et des sols de bananeraies à Grande-Terre (Guadeloupe) et ses environs. Bien que l’alerte soit très sérieuse, Paris décide de minimiser ces conclusions. Le rapport Kermarrec (1979-1980), rappelle l’importance de légiférer sur la préservation de l’eau, surtout en raison d’une utilisation accrue des pesticides depuis de nombreuses années. D’autres rapports suivront, pointant notamment un lien de causalité entre le risque de cancer de la prostate, parfois précoce, chez les hommes antillais de la Guadeloupe, de la Martinique de la Dominique et d’Haïti exposés à la substance. Pourtant,le képone  ne sera interdit en France hexagonale que le 1er février 1990 et bien plus tard aux Antilles, grâce à de nombreuses dérogations.

Le lobby bananier et le maintien du chaos

La banane donc, représente une un secteur capitale dans l’emploi et la rentabilité des Antilles. Surtout en Martinique. La configuration historique de ces îles place comme seuls prospères les « békés », les blancs antillais descendants des colons. Ils détiennent les entreprises et surtout les terres, étant ainsi de fait les garants de l’activité agricole. Assis sur cette manne financière, ce groupement de patrons, véritable lobby, défend coûte que coûte son marché, à l’aide de dérogations et autres autorisations officielles.

Yves Hayot
Crédit photo: Politiques publiques

Le fief Hayot: la famille Hayot figure parmi les plus célèbres des Antilles.Depuis la Martinique, elle gère un véritable empire agricole. Déjà sur le créneau de la canne à sucre et du rhum, le société Lareinty s’ouvre au marché de la banane dans la fin des années 1970. Effectivement, la filière connaît une grave crise durant cette dizaine et pour maintenir le cap: « Yves Hayot plante aussitôt  90 hectares de bananes, devenant ainsi l’un des plus importants producteurs martiniquais.«  Afin de protéger leurs intérêts, les exploitants de bananes s’étaient organisés en coopérative pour créer la Bananière de la Martinique ou SICABAM (radiée depuis le 14 septembre 2006) dont Yves Hayot avait pris la tête après cette brillante opération. Commence alors une politique de protection, soutenue par les plus hautes institutions.

Le Général de Gaulle avait instauré un partage des quotas entre les colonies africaines et les Antilles. Ces dernières étaient favorisées avec 2/3 de l’exportation contre 1/3 pour l’Afrique. Pourtant, la production africaine dépassait toujours et à la même période,  plusieurs événements naturels, de type météorologique tels que des tempêtes, détruisirent des plans entiers de bananes. S’ensuivit une crise du secteur contre laquelle les ouvriers martiniquais se mobilisèrent quasi unanimement. Hayot tira profit de la situation en interpellant l’Etat sur les difficultés rencontrées par son entreprise. En novembre 1992, il obtint une subvention. Une avance qui lui permit de se positionner comme le facilitateur de la nouvelle politique de quotas bananiers de l’Union Européenne, avantageant les désormais anciennes colonies.

Un avion aspergeant les cultures au chlordécone
Crédit photo: Reporterre

L’OCM-bananes est créée en 1993.Un autre groupement de planteurs déterminés à défendre leur gagne-pain face aux velléités de la mondialisation.Car, l’Amérique du sud regorge également de bananeraies et exporte tous azimuts. Elle est le premier fournisseur de bananes des Etats-Unis, qui eux en revendent également une partie. Les Etats-Unis sont contre le protectionnisme des marchés agricoles et imposent de lourdes charges douanières aux bananes venues d’Europe. Plusieurs états portent plainte dès le départ contre le favoritisme européen: la Colombie, le Costa Rica, le Nicaragua, le Venezuela et le Guatemala. L’OCMB fait plier les cinq et après négociations, ils n’obtiennent qu’une augmentation de leurs quotas d’exportation (de 2 millions à 2.2 millions) et une baisse des frais des droits de douane (25%). En échange, ils acceptent de ne pas porter plainte contre l’organisation pendant les neuf années suivantes (jusqu’en 2003). La banane sud américaine est numéro 1, avec 60% d’exportation. Le conflit entre les Etats-Unis, les états sud-américains et l’Union européenne s’enlise. A coup de propositions interposées, constamment rejetées et contestée, l’entente ne surviendra qu’en 2001, après la signature d’un accord.

Bananeraies

Dans un tel contexte, il était absolument hors de question de perdre des plans de bananes et le remède le plus efficace reste le chlordécone. Il ne sera officiellement interdit dans les Antilles françaises en 1993.

Un mal qui se continue de se propager

Dès 1999, les services de santé martiniquais détectent du chlordécone dans l’eau destinée à la consommation. Une information que confirmera le rapport Balland-Mestres-Faget diligenté un an auparavant par les ministères de l’agriculture et de l’environnement. Dominique Voynet, Ministre de l’Aménagement du territoire et de l’environnement de 1997 à 2001, se voit remettre en main-propre un bilan de la situation, détaillé ensuite dans le rapport Bonan-Prime IGAS-IGE le 5 juillet 2001. La multiplicité des rapports publiés sur les dégâts liés au chlordécone prouve que les autorités étaient au courant depuis le départ. La même année, des mesures sont prises pour traiter le mal localement.

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Toutefois, après des années d’utilisation massive de ce pesticide, il est urgent d’endiguer ces conséquences désastreuses. Le mal étant fait, les végétaux, la faune et la flore de la Guadeloupe et de la Martinique sont gravement affectées: en octobre 2002,  sur le port de Dunkerque (France), la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) saisit 1,5 tonnes de patates douces importées de la Martinique. Gorgées de Chlordécone, elles sont estimées impropres à la consommation. Un scandale qui fait revenir le poison sur le devant de la scène, obligeant alors l’Etat à investir sérieusement. 33 millions d’euros sont injectés pour appliquer un plan d’action national. A l’initiative notamment de Philippe Edmond Mariette, député martiniquais entre 2003 et 2007.

Le deuxième principe de la déclaration de Stockholm, entérinée lors de la conférence des Nations Unies sur l’environnement, en juin 1972, stipule que:

 » Les ressources naturelles du globe, y compris l’air, l’eau, la terre, la flore et la faune, et particulièrement les échantillons représentatifs des écosystèmes naturels, doivent être préservés dans l’intérêt des générations présentes et à venir par une planification ou une gestion attentive selon que de besoin. »

Le quatrième principe insiste:

« L’homme a une responsabilité particulière dans la sauvegarde et la sage gestion du patrimoine constitué par la faune et la flore sauvage et leur habitat, qui sont aujourd’hui gravement menacés par un concours de facteurs défavorables (…). »

La convention de Stockholm, signée dans la capitale suédoise le 22 mai 2001, est un accord international qui régule et  éradique si nécessaire, l’utilisation de certains de ces produits chimiques. Entrée en vigueur le 17 mai 2004, elle contraint tous les pays signataires (dont la France), à travailler avec des matières plus propres, en vue de préserver la nature.

L’Etude Karuprostate (2010), menée par Pascal Blanchet et Luc Multigner du centre universitaire de Point-à-Pitre démontre la causalité entre le nombre de cas de cancers de la prostate, favorisés par l’intoxication au chlordécone. Le rapport Timoun, lui, archive des échantillons de lait maternel, prélevés sur des femmes exposées au pesticide , et révèle  que 40% d’entre eux (également examinés par l’Organisation mondiale de la santé) contiennent une quantité de chlordécone « a la limite tolérable d’exposition pour le nourrisson ». En 2006, L’union régionale des consommateurs de la Guadeloupe (URC), l’Union des producteurs de la Guadeloupe (UPG), soutenues par des confédérations paysannes et des associations martiniquaises, déposent une plainte contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui et administration de substances nuisibles. » L’affaire est délocalisée au pôle Santé du tribunal de Grande instance de Paris en 2009.

A gauche: patate douce; à droite: dachine

 

Parmi les aliments les plus à risques, on retrouve les viandes, les bovins et volailles élevées au sol; les crustacés et les légumes-racines (dachines, patates douces..). Le gouvernement tente de mettre des pansements, via des arrêts préfectoraux tels que l’interdiction de pêcher certains poissons et langoustes, qui aggravent la situation économique déjà précaire. Surtout pour les pêcheurs et les éleveurs.

Durant la campagne présidentielle en France,  en 2017, aucun candidat, toutes familles politiques confondues, ne s’est prononcé sur la question. L’écologie n’a pas été un sujet clé de la course à l’Elysée, ce qui est regrettable lorsqu’on sait désormais le temps que va mettre le poison à s’annuler et la crise sanitaire environnementale et humaine qu’il continue d’alimenter. D’autant qu’il existe aujourd’hui  des pièges à charançon plus respectueux de l’écosystème. Néanmoins, les candidats ultramarins en lice pour les législatives doivent mettre au coeur de leur programme cette question capitale de santé.

 

*Spermatogénèse: Processus de production des spermatozoïdes, qui a lieu dans les tubes séminifères des testicules. (source Wikipedia).