Dans une colonie de la Martinique rongée par les inégalités raciales comme sociales et touchée par la crise des années 30, un journaliste respirant et transpirant le courage et la justice, André Aliker allait se lever pour dénoncer les procédés mafieux d’un riche propriétaire blanc. Il allait le payer de sa vie, qui allait servir de détonateur à la conscience ouvrière dans l’île.
Par Sandro CAPO CHICHI / Nofipedia
Origines
André Aliker est né le 10 mai 1894 au Lamentin en Martinique. Il grandit dans une famille pauvre d’ouvriers agricoles. Grâce aux sacrifices de sa mère, il peut toutefois s’inscrire à l’école primaire. Lors de la 1ère guerre mondiale il s’engage comme volontaire en France métropolitaine. Pendant le conflit, il se distingue par sa bravoure et en revient temporairement aveugle. Sa citation à l’ordre du régiment déclare, à son sujet :
Modèle parfait de dévouement et de courage. Toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses au cours desquelles il entraîne ses hommes par son allant, son mépris du danger.
Au cours de son séjour en métropole, Aliker est sensibilisé à la cause ouvrière. Il travaille d’abord comme commis dans une maison commerciale, ouvre ensuite un commerce de détail puis une épicerie. D’un point de vue militant, il rejoint le groupe Jean Jaurès peu après sa fondation en 1920. Ce mouvement est le premier groupe marxiste-léniniste de l’île. Fondé par Jules Monnerot, professeur de philosophie et avocat et rassemblant une vingtaine d’adhérents, le groupe Jean-Jaurès se propose de défendre les droits de la classe ouvrière ,les inégalités sociales, le syndicalisme, de dénoncer les méfaits du colonialisme et de la corruption, de soutenir le refus de l’assimilation intégrale de la Martinique à la France. André Aliker dirige et est le principal contributeur de l’organe de presse de ce groupe, Justice, qui n’épargne aucun méfait dans la société martiniquaise.
Sont dénoncés dans ce véritable journal d’investigation où Aliker signe de son nom de plume ‘L’œil de Moscou’, pêle-mêle les scandales administratifs, les faits de corruption ou l’oppression de la population par les Békés. Ces derniers, les Blancs historiques de l’île, contrôlent l’économie de l’île à travers la possession de terre, d’usines, de banques et de gros négoce). Trois familles se partagent la richesse martiniquaise et exploitent le reste de la population : les Despointes, les Hayot et les Aubéry. L’hégémonie de ces deux derniers allait être mise en branle par André Aliker lors du plus gros scandale politico-financier de l’histoire de l’île.
L’affaire Aubéry : le plus gros scandale financier de l’histoire martiniquaise
Avant l’affaire Aubéry, André Aliker, par sa dénonciation sans compromis des inégalités dans l’île, s’était déjà vu faire l’objet de menaces. Ainsi, le journal conservateur et d’extrême droite ‘La Paix’ le menaçait ouvertement :
Que M. Aliker s’occupe de ses oignons (…) Il pourrait lui en cuire.
Aliker, fidèle à son image, réplique :
J’ai pour principe, quand on m’attaque, de porter le dernier coup et si l’insolent se cache, de m’en prendre au chef de l’organisation. Quand vous déciderez de m’assassiner, allez jusqu’au bout, car pour une dent toute la gueule.
Eugène Aubéry, un Blanc martiniquais parvenu à une grande fortune après son mariage avec l’héritière de la riche famille béké Hayot. Après le mariage, il hérite de la société Lareinty, qu’il parvient à racheter entièrement et à dissoudre par d’habiles manœuvres, devenant l’un des plus riches propriétaires de l’île. Lors de la dissolution, il déclare le capital de l’usine à un prix étonnamment bas et ne paye pas une taxe de 12%. Un nouvel inspecteur de l’Enregistrement remarque les faits et demande à Aubéry de s’acquitter d’un paiement de 8 millions d’euros pour ces deux irrégularités. Grâce à ses ‘relations’, Aubéry parvenait à faire annuler ces paiements et pire, à se faire payer 80000 francs par la colonie ! Le mardi 11 juillet 1933, Justice dénonçait, documents à l’appui, l’escroquerie mise sous silence par de nombreux faits de corruption, remettant régulièrement le couvert dans ses éditions suivantes. Bien que le scandale ne fasse l’effet d’une bombe, il n’est pas relayé par le reste de la presse locale. Les seuls soutiens à Justice proviennent de l’extérieur de l’île : ‘Le cri des Nègres’, un journal de travailleurs martiniquais établis en France ou encore l’ ‘Action Sénégalaise’.
A l’intérieur de l’île, les pressions se sont en revanche faites sentir sur Justice et sur Aliker. Le gendre d’Aubéry, Lavigne de Sainte Suzanne, qui connaissait Aliker depuis son expérience dans une maison commerciale, avait tenté de le corrompre en personne. Aliker dénonce la tentative de corruption dans Justice, mais la pression retombe sur lui d’une autre manière. Dans une situation financière précaire, il avait contracté d’importants prêts à des banques. Celles-ci lui demandèrent à ce moment-là un remboursement immédiat. Il parvint à s’en sortir grâce au soutien de ses proches. Bientôt, seulement dix jours après la dénonciation du scandale, Pinville, le propriétaire de l’imprimerie qui tire Justice annonce à Aliker, qu’il ne pourra le plus faire. Une fois de plus, le journaliste parvient à s’en tirer grâce au soutien de ses réseaux. Le 3 novembre 1933, la pression se fait physiquement et Aliker est agressé lors d’une visite au cirque, il est passé à tabac par quatre hommes, dont deux employés avérés d’Aubéry qui le traitent de ‘sale nègre’. Aliker porte plainte mais sans succès. En revanche, une plainte d’Aubéry dirigée contre lui ne manque pas d’aboutir et Aliker est condamné à 1000 francs de dommages et à 200 francs d’amende. Le 1er janvier, Aliker est enlevé par trois hommes parlant un créole à base anglais qui le baillonnent et le jettent à l’eau. Grâce à ses qualités de nageur, il parvient à s’échapper. Une nouvelle fois, André Aliker porte plainte et demande le port d’arme pour pouvoir se défendre, une nouvelle fois sans succès. Le 6 janvier, il écrit à son jeune frère Pierre :
Après l’attentat du jour de l’an, je suis convaincu qu’Aubéry a mis ma tête à prix.
Le 12 janvier, on retrouve le cadavre ligoté d’un André Aliker battu et noyé sur la plage de Fonds-Bourlet. Lors de ses obsèques, il reçoit des hommages de personnes venues de toute l’île.
Justice écrit :
De mémoire d’homme jamais trouble plus considérable n’a ému le peuple martiniquais. L’enterrement d’Aliker fut une manifestation de l’éveil de la conscience prolétarienne.
L’enquête et l’héritage
Très vite soupçonné populairement du meurtre, Aubéry accuse de manière scandaleuse les camarades d’Aliker de l’avoir poussé au suicide par leur manque de soutien, une hypothèse irrecevable, car Aliker avait clairement été assassiné. Très vite, le chauffeur et le propriétaire du taxi qui avaient emmené Aliker sur la plage de Fonds-Bourlet, Mellon et Moffat, ainsi que deux autres anglophones Jones et Hall sont associés au meurtre. Le juge en charge de l’affaire, Duchemin, rencontre la bonne de Moffat qui affirme avoir vu ce dernier en réunion avec quelques-uns de ses compatriotes et un Blanc. Elle affirme pouvoir le reconnaître si des photos lui sont présentées. Elle ne verra toutefois jamais les photos : quelques semaines après, le juge Duchemin est déchargé de l’affaire et envoyé en métropole. Il est remplacé par Pouzoulet, le même juge qui avait condamné Aliker pour injure envers Aubéry en décembre 1933. Moffat et Mellon sont les seuls condamnés dans l’affaire pour tentative d’assassinat. Malgré l’injustice de l’impunité manifeste d’Aubéry, les proches d’Aliker allaient se battre pour faire éclater la vérité. De nombreuses voix allaient se faire entendre pour dénoncer l’injustice : sur l’île, mais aussi en métropole, à la Guadeloupe ou à la Barbade. Le 23 janvier 1936, commença le procès de la mort d’Aliker. Aubéry ne s’y déplaça pas et ne fut sanctionné que de 100 francs. Faute de preuves suffisantes, Moffat et Mellon furent acquittés et la mémoire assassinée d’Aliker se retrouva sans assassins. C’est à la recherche de la justice, que le frère d’André, Marcel Aliker, tenta sans succès, le 31 janvier d’assassiner Aubéry. Jeté en prison, il sera libéré sous la pression populaire.
Ce flambeau de la justice brandi par Aliker dans une société martiniquaise toujours paralysée par les inégalités sociales et raciales allait être repris par d’autres grands esprits, comme son jeune frère Pierre Aliker, qui en s’alliant avec Aimé Césaire allait tracer la voie à la voix de nouvelles générations de Martiniquais conscients de la nécessité d’un combat contre l’injustice pour la mémoire de leurs ancêtres et l’avenir de leurs enfants.
Bibliographie
Armand Nicolas (1974), Le Combat d’André Aliker, Fort-de-France (Martinique) : Action, 108 p.
Armand Nicolas (1996), Histoire de la Martinique. Tome 2, De 1848 à 1939, Paris ; Montréal : L’Harmattan, 260 p.