Le sultanat d’Adal (1320-1577)

Adal est le nom d’un sultanat médiéval de la Corne de l’Afrique. Partagé entre les territoires actuels de Djibouti, d’Erythrée, d’Ethiopie et de Somalie, cet état pluri-ethnique composé de Somalis, d’Afars et d’Hararis et d’Oromos  fut le plus puissant état musulman de la région au cours de l’histoire. Il défit à plusieurs repris l’Empire chrétien d’Abyssinie (Ethiopie) avant de disparaître au 17ème siècle. Les sources de cet état nous sont connues par les textes et traditions arabes, éthiopiennes et européennes.

Par Sandro Capo Chichi

La dynastie des Walashma, le sultanat de Ifat et les origines d’Adal

Adal est aujourd’hui le nom donné par nombre de populations de la corne de l’Afrique aux Afar de la région du Danakil (Ethiopie). Ceux-ci, avec d’autres groupes ethniques, comme les Hararis, Somalis et Oromo auraient constitué le gros de la population d’Adal.

Membres modernes des principales populations du sultanat d’Adal

L’une des plus vieilles mentions d’Adal remonte au voyageur vénitien Marco Polo (1254-1324).

Marco Polo
Marco Polo

Nommé par lui ‘Adem’, l’état est mentionné lors d’un conflit datant d’environ 1288, où son sultan aurait été tué par des armées de l’Abyssinie chrétienne. Les attaques de cette dernière contre le sultan de la ville de Zaila, capitale du  sultanat d’Ifat, dont Adal n’aurait alors été qu’une dépendance, auraient été fréquentes et dévastatrices. Ifat aurait été fondé par un homme, Umar,  de la dynastie des Walashma. Cette dynastie présentée comme d’origine arabe pourrait en réalité avoir été de souche est-africaine. Umar aurait été invité à diriger la région d’Ifat par un souverain d’Abyssinie, probablement de la dynastie Zagwé (1150-1270) ou de leurs successeurs de la dynastie solomonide. Il semble que les premiers souverains Walashma aient entretenu de bons rapports avec les empereurs d’Abyssinie avant qu’ils ne se détériorent au 14ème siècle, menant à des guerres entre les Walashma et l’empereur abyssin ‘Amda Syon, qui tourneront à l’avantage du second, peut-être en partie à cause des divisions internes des premiers. Le combat reprit avec les sultans suivants, notamment Hakk al Din, qui se souleva et défit à plusieurs reprises les Abyssins.

Tombe supposée de Sa’d al-Din (Photo par Bertrand Hirsch et al.)

Le sultan d’Ifat, Sa’d al Din aurait victorieusement défendu son territoire à plusieurs reprises, mais aurait finalement été vaincu et tué par les Abyssins  en 1415. Après la prise de la ville de Zaila par les Abyssins, son pillage, sa profanation  et la mise en esclavage de ses habitants, la dynastie se serait exilée pour s’établir brièvement au Yémen avant de revenir à Zaila. Entre temps, celle-ci  aurait en effet été évacuée par les Abyssins.  Si la plus grande partie occidentale du territoire d’Ifat tombe dans les mains des Abyssins, son pouvoir se déplace lui dans le territoire d’Adal.

L’émergence

Malgré leur autonomie vis-à-vis de Ifat, les souverains d’Adal s’en revendiquent les héritiers à travers la dynastie des Walashma, qui serait à l’origine des deux familles régnantes. L’un des noms par lequel Adal est connu dans les sources arabes est Dar Sa’d al Din ‘pays de Sa’d al Din’ en référence au sultan musulman de Ifat mort en martyr face aux Chrétiens. La capitale se déplace de Zaila(actuelle Somalie) à la ville de Däkär en Ethiopie, près de Harar.

En 1422, le souverain d’Adal, Salah al Din défait l’Empire abyssin sous le règne du roi Dawit 1er mais est vaincu par son fils et successeur Yeshaq Ier. Le conflit entre les deux puissances se poursuit et les successeurs de Salah al-Din, Mansur al-Din et Djamal al-Din sont à leur tour vaincus par Yeshaq. Une armée de 7000 hommes de ce dernier se voit toutefois  défaire par un vassal de Djamal al-Din. La lutte entre les deux puissances qui s’apparente de plus en plus à une guerre entre Chrétiens et Musulmans s’équilibre. Yeshaq 1er aurait ainsi demandé à des Européens chrétiens (probablement Vénitiens ou Génois) de faire front contre la menace musulmane.  De son côté, Adal, qui avait établi une colonie de mille habitants musulmans à Bale en territoire chrétien sous le règne de Shihab al-Din Badlay, frère de Djamal, demandait en 1452, sans succès non plus, le soutien des musulmans du Caire contre l’ennemi chrétien d’Ethiopie. Entre temps, à la suite d’une épidémie, les colons musulmans avaient dû quitter Balé et les Abyssins avaient gagné du terrain, forçant notamment le sultan Muhammad, fils de Badlay, à payer tribut à l’Abyssinie en échange de la paix. Mais alors que Muhammad souhaitait  vraisemblablement normaliser ses relations avec l’Abyssinie, Adal reprit sa politique guerrière face aux Abyssins par l’intermédiaire de son général Mahfuz, gouverneur de Zaila et fort d’un important soutien populaire. Cette fois, le sultanat obtint le soutien religieux et militaire d’émissaires arabes de la Mecque qui proclamèrent le Jihad, ou guerre sainte. La tentative est vaine et Mahfuz est tué au combat entre 1516 et 1518 par les troupes de l’empereur abyssin Lebna  Dengel (Dawit II). Il a été proposé que cette mort aurait pu être consentie par Muhammad, mécontent de la politique et de l’influence de son général. Au même moment,  les Portugais, soucieux de s’approprier le commerce dans la région détruisent le port de Zaila. Les derniers feux de l’Etat d’Adal semblent alors éteints.

Photo par Best of Rob / flickr.com
Ruines de la mosquée de Zaila datant peut-être du 7ème siècle de notre ère (Photo par Best of Rob / flickr.com)

L’ascension de Grañ

Statue d’Ahmed Gran à Mogadiscio, Somalie

Toutefois, à un moment où on ne l’attend pas, La résurgence de la puissance d’Adal se manifeste autour d’un nouveau leader, Ahmed ibn Ibrahim al-Ghazi dit ‘Grañ’ (le gaucher en langue arabe). Ce dernier, qui a épousé Bâti del Wambara, la fille de Mahfuz, avait hérité des partisans de ce dernier dans le conflit entre Adal et Abyssinie, ainsi que de combattants d’ethnie afar ou somali, puis de hauts gradés abyssins, qui avaient déserté leur armée et renié leur religion. Devant le paiement de tribut aux Abyssins chrétiens  auquel les Musulmans étaient astreints, Grañ appelle à la guerre sainte, le Jihad, pour parvenir à ce qui constituera son obsession : la conquête par la force de l’Abyssinie chrétienne. Il doit dans un premier temps s’opposer, comme Mahfuz avant lui au sultan Walashma en place, Abu Bakr, plus modéré. C’est ce dernier qui déplace le pouvoir de l’état dans la ville d’Harar. Grañ affronte Abu Bakr, le tue et le remplace par son frère Umar al Din, maintenant au pouvoir la dynastie Walashma, qui n’aura toutefois plus qu’un rôle symbolique.

Après un échec lors de son invasion de la région du Shewa, Grañ parvient à remobiliser son armée et à défaire de manière spectaculaire et brutale l’armée de l’Empereur éthiopien lors de la bataille de Chembra Kouré en 1529.

La conquête de l’Abyssinie par Grañ (1531-1543)

En 1531, Grañ entame la conquête de l’Abyssinie entière. Il commence par des campagnes destinées à conquérir les états musulmans ‘tampons’ qui le sépare de l’Abyssinie chrétienne. Il conquiert la région de l’Ahwas, dans une campagne où il manque de peu de capturer l’empereur éthiopien Lebna Dengel, qui ne doit son salut qu’une fuite dans la forêt, mais dont les richesses tombent entre les mains des Musulmans.

Cristofano_dell’Altissimo,_Portrait_of_Lebnä-Dengel._c._1552-1568
Portrait de l’empereur abyssin Lebna Dengel par l’Italien dell’Altissimo

Après leur marche sur Bet Amhara, les églises sont pillées et brûlées, puis les Musulmans retournent dans le sud de l’Abyssinie pour le conquérir, ce à quoi ils parviennent en 1532.L’année suivante, Grañ lève son armée pour conquérir le nord du pays. Il y parvint peu à peu, traquant en parallèle impitoyablement l’empereur Lebna  Dengel. En 1535, cinq ans avant sa mort en 1540, Lebna Dengel avait demandé l’aide des Portugais face à la menace musulmane. L’arrivée de ceux-ci allait équilibrer le conflit. Le nouvel empereur Galawdewos avait remporté quelques victoires, et Grañ avait été vaincu et blessé en personne par les Portugais sous le commandement de Christophe de Gama, fils de Vasco de Gama en avril 1542. En réponse à la supériorité technique des Portugais, Grañ  demandait du renfort aux Turcs musulmans. En aout 1542, il battait les Portugais et décapitait Gama de sa propre main.  Mais Grañ, peut-être trop confiant après cette victoire qui le laissait maître des trois quarts de l’Abyssinie décidait de renvoyer les troupes turques. Il se fit attaquer et tuer par surprise par un soldat Portugais. L’armée musulmane tomba en débandade et se dispersa. L’Abyssinie millénaire de Galawdewos était libre, bien que dévastée et décimée au terme de douze ans de guerres qui avait bien failli la faire disparaître de la carte.

La relève de Nur ibn-al Mujahid

Centré autour de la ville d’Harar dans l’actuelle Ethiopie, le pouvoir des Walashma était resté symbolique depuis l’époque de Mahfuz. C’est autour de celui du nouvel émir d’Harar Nur ibn-al Mujahid, qu’un mouvement de reconquête et de vengeance de la mort de Grañ allait s’organiser, notamment avec le soutien de sa veuve Bâti del Wambara, qui lui promettait de l’épouser si elle vengeait son défunt mari en lui ramenant la tête de l’Empereur Galawdewos. Pendant les neuf premières années de son règne, Nur semble avoir préparé soigneusement son projet d’invasion de conquête de l’Abyssinie et de vengeance de Grañ. Il parviendra, après des défaites initiales, à réaliser ce dernier objectif en 1559. Il défait l’armée de  Galawdewos, le tue et exhibe sa tête à Harar, capitale du sultanat, qu’il avait fait entourer de fortifications. Nur dut toutefois faire face aux invasions de populations d’ethnie oromo, à la famine et à la peste qui allaient mortellement frapper Nur en 1567. Le pouvoir d’Adal se déplaça alors vers l’Oasis d’Awsa en pays afar, où il se disloqua au cours du même siècle.

Tombe de l’émir Nur ibn-al Mujahid à Harar, Ethiopie (Photo par travelswithsheila.com)

C’était la fin de cet état qui transporté de capitale en capitale  avait su fédérer les siens autour de sa foi, de la domination dont il était victime et de ses leaders charismatiques et qui avait menacé, plus que n’importe quelle autre nation avant elle, l’existence de l’Abyssinie millénaire.

Références :
Ulrich Braukämper (2003), Islamic history and culture in Southern Ethiopia, Münster : Lit, XII-195 p.
Joseph Cuoq (1981), L’Islam en Ethiopie: des origines au XVIe siècle, Paris : Nouvelles éditions latines, 287 p.
Bertrand Hirsch et al. (2011),  » Le port de Zeyla et son arrière-pays au Moyen Âge  » in Bertrand Hirsch et François-Xavier Fauvelle-Aymar (éds), Espaces musulmans de la corne de l’Afrique au Moyen Âge, De Broca et Centre français des études étiopiennes, pp.27-74.

Articles récents

Articles similaires