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Grounation Day : célébration de la visite historique de Haile Sélassié en Jamaïque

Culture

Grounation Day : célébration de la visite historique de Haile Sélassié en Jamaïque

Par Charlotte Dikamona 20 avril 2024

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Explorez l’impact et la signification du Grounation Day, une journée clé pour la communauté Rastafari qui commémore la visite historique de Haile Sélassié en Jamaïque en 1966.

Le Grounation Day, célébré chaque année le 21 avril, occupe une place centrale dans le calendrier de la communauté Rastafari. Cette date spéciale marque l’anniversaire de la visite historique de l’Empereur Haile Sélassié en Jamaïque en 1966, un événement de grande portée qui a solidifié la légitimité et enrichi les pratiques de la religion Rastafari. Au-delà de ses implications religieuses, la visite de l’Empereur a eu des répercussions considérables sur la culture et la société jamaïcaines, influençant divers aspects de la vie quotidienne, de la politique et de l’expression artistique.

L’impact de cet événement dépasse largement les frontières de la Jamaïque, résonnant à travers le monde et offrant un regard neuf sur le post-colonialisme, l’identité africaine et la diaspora. L’arrivée de Sélassié à Kingston n’était pas simplement une visite d’état; elle était perçue par beaucoup comme l’accomplissement d’une prophétie et un signe de changement et d’espérance pour les peuples opprimés. Ce jour a marqué une transformation majeure pour les Rastafari, affirmant leur foi et leur place dans une société qui les avait jusqu’alors marginalisés.

Cet article explore les dimensions historiques et culturelles de cette visite mémorable, cherchant à comprendre comment un seul jour a pu influencer si profondément une communauté et continuer d’inspirer des générations.

Contexte historique

Grounation Day

Dans les années 1960, la Jamaïque se trouvait à un tournant critique de son histoire. Après avoir obtenu son indépendance du Royaume-Uni le 6 aout 1962, l’île s’est engagée dans un processus de redéfinition de son identité nationale et de reconstruction de sa structure sociale et politique. C’était une période marquée par un dynamisme culturel et une effervescence politique, mais également par des défis économiques et des tensions internes significatives.

Au cœur de cette transformation se trouvait le mouvement Rastafari, une foi et un mouvement social qui ont pris racine dans les années 1930 mais qui, dans les années 1960, commençaient à gagner en visibilité et en influence. Les Rastafari prônaient le retour à l’Afrique, la terre ancestrale, comme solution à l’oppression et à la diaspora vécue par les Africains et leurs descendants. Cette vision était fortement inspirée par les enseignements de Marcus Garvey, un leader politique jamaïcain et un fervent défenseur des droits des Noirs, qui avait encouragé les Afro-descendants à se prendre en main et à se « tourner vous vers l’Est pour assister au couronnement du Roi noir« .

Haile Sélassié Ier, né Tafari Makonnen et couronné Negusse Negest (« roi des rois ») d’Éthiopie en 1930, était vénéré par les Rastafari non seulement comme un leader politique mais aussi comme une incarnation divine. Cette vénération s’appuyait sur une interprétation de diverses prophéties bibliques et sur le statut d’Éthiopie comme une nation chrétienne de longue date, résistant à la colonisation européenne. L’empereur lui-même avait des positions ambivalentes sur ce culte, n’endossant jamais ouvertement le rôle messianique que lui attribuaient les Rastafari, tout en soutenant les Africains et la diaspora africaine dans leur lutte pour la justice et l’autonomie.

L’annonce de la visite de Haile Sélassié en Jamaïque en 1966 a donc été reçue avec une immense émotion. Pour les Rastafari et de nombreux autres Jamaïcains, cette visite n’était pas simplement celle d’un chef d’État étranger ; elle était vue comme la réalisation tangible d’une prophétie divine et un moment de légitimation et de célébration de leur foi. Cette visite s’inscrivait dans un contexte plus large de recherche d’identité, de souveraineté culturelle et de réclamation de l’héritage africain, résonnant profondément avec les aspirations et les luttes du peuple jamaïcain à cette époque cruciale de leur histoire post-coloniale.

La visite de 1966

Grounation Day

Le 21 avril 1966 reste gravé dans la mémoire collective jamaïcaine comme un jour hors du temps, où l’Empereur Haile Sélassié d’Éthiopie a mis pied sur le sol de l’île, marquant une étape décisive pour la communauté Rastafari. Son arrivée à l’aéroport international Norman Manley de Kingston s’est transformée en un véritable événement national, avec plus de 100 000 personnes qui ont convergé vers le site, bravant un temps orageux pour accueillir celui qu’ils considéraient comme une figure divine.

L’aéroport était submergé par une foule dense, composée de Rastafari, de citoyens ordinaires et de curieux, tous venus participer à ce moment historique. Les chants, les tambours et les prières emplissaient l’air, créant une atmosphère de célébration spirituelle et de révérence collective. Ras Mortimer Planno1, une figure emblématique du mouvement Rastafari, a joué un rôle central ce jour-là. Reconnu pour son leadership et son influence au sein de la communauté, Planno a été l’intermédiaire entre la foule et l’Empereur, aidant à apaiser l’excitation palpable et à maintenir l’ordre.

Lorsque l’avion d’Ethiopian Airlines a atterri et que la porte s’est ouverte, il y a eu un moment de silence presque sacré, rapidement suivi par un tonnerre d’acclamations lorsque l’Empereur est apparu au sommet de la passerelle. Sa présence semblait transcender les conditions météorologiques difficiles, apportant une paix momentanée et un sentiment de solennité à la foule rassemblée. L’Empereur, avec sa dignité caractéristique et son calme, a salué la foule, son geste de la main suscitant des cris de joie et d’adoration.

La manière dont Sélassié a géré sa présence parmi les Jamaïcains ce jour-là a également été remarquable. Au lieu de se diriger immédiatement vers les véhicules officiels, il a pris le temps d’absorber l’énergie de la foule, marchant lentement sur le tarmac. Il a évité le tapis rouge traditionnel, choisissant de marcher directement sur le sol, un acte qui a été interprété par beaucoup comme un signe d’humilité et de connexion avec la terre et les gens qu’il venait rencontrer.

Cette visite n’était pas seulement significative pour les Rastafari mais également pour l’ensemble de la Jamaïque, symbolisant une reconnaissance internationale et un respect pour leur culture et leur identité naissantes en tant que nation indépendante. La journée a été remplie d’événements, depuis l’accueil à l’aéroport jusqu’aux visites officielles et rencontres avec divers leaders politiques et communautaires, chacune reflétant l’importance et la complexité de cette rencontre historique.

En somme, la visite de 1966 a marqué un tournant, non seulement pour la communauté Rastafari qui a vu sa foi publiquement et spectaculairement validée mais aussi pour la Jamaïque, qui a mesuré ce jour-là son poids sur la scène mondiale. Ce moment a profondément influencé les relations culturelles et diplomatiques entre la Jamaïque et l’Éthiopie et a laissé une empreinte durable sur l’identité nationale jamaïcaine.

Réactions et interactions

Grounation Day
Sa Majesté impériale Hailé Sélassié I (à gauche) rencontre une délégation de dirigeants rastafariens lors d’une réception à Kingston, en Jamaïque, en avril 1966.

La visite d’Haile Sélassié en Jamaïque a engendré des interactions profondément significatives qui ont marqué les esprits et façonné l’avenir des relations entre l’Éthiopie et la Jamaïque, ainsi que le développement du mouvement Rastafari. Lorsque l’Empereur a choisi de poser le pied directement sur la terre plutôt que sur le tapis rouge qui lui était destiné, cet acte a été largement interprété par les Jamaïcains et notamment par les Rastafari comme un geste d’humilité et de solidarité avec le peuple de l’île. Cela a renforcé la croyance en sa nature quasi-messianique et a symbolisé son acceptation de leur vénération.

Les leaders Rastafari, y compris Leonard Howell2, qui est souvent cité comme le fondateur du mouvement, étaient présents pour témoigner et participer à cet événement historique. Howell, ainsi que d’autres figures comme Joseph Hibbert et Mortimer Planno, ont eu l’opportunité de dialoguer directement avec Sélassié, échangeant sur des sujets spirituels et temporels qui concernaient tant la communauté Rastafari que les plus larges implications politiques de la visite. Ces discussions ont permis de jeter des ponts entre les enseignements Rastafari et les actions concrètes en termes de développement communautaire et de réformes sociales.

Sur le plan politique, la présence de personnalités telles que Sir Alexander Bustamante3, le premier ministre de l’époque, a souligné l’importance de cet événement pour l’État jamaïcain. Bustamante et d’autres membres du gouvernement ont vu la visite comme une occasion de renforcer les liens diplomatiques avec l’Éthiopie, mais également de reconnaître et d’adresser officiellement les aspirations et les préoccupations de la communauté Rastafari, qui avait souvent été marginalisée. Cette reconnaissance a ouvert la voie à une meilleure intégration sociale et politique des Rastafari dans les années suivantes.

Au-delà des cercles politiques et religieux, la réaction du grand public a également été remarquable. La visite de Sélassié a été couverte de manière extensive par les médias locaux et internationaux, attirant l’attention sur la Jamaïque et sur le mouvement Rastafari. Cette couverture a contribué à démystifier certaines idées fausses sur la foi Rastafari et à présenter ses doctrines et pratiques dans un cadre plus respectueux et compréhensible pour le grand public.

Implications culturelles du Grounation Day

Grounation Day
Communauté des Douze tribus d’Israël à Shashamané, en Éthiopie.

La visite de Haile Sélassié en Jamaïque en 1966 a eu un impact monumental sur la culture jamaïcaine, notamment dans le domaine de la musique, où elle a servi de catalyseur pour la montée en puissance du reggae. Ce genre musical, déjà en émergence, a trouvé dans le mouvement Rastafari et la visite de l’Empereur des thèmes puissants d’unité, de spiritualité et de résistance politique, qui ont résonné profondément à travers le monde.

Des artistes tels que Bob Marley, Peter Tosh, et Bunny Wailer, influencés par les enseignements Rastafari et la présence de Sélassié, ont commencé à utiliser leur musique comme un outil pour diffuser des messages sur l’identité noire, la résistance contre l’oppression et la libération. Bob Marley, en particulier, a été profondément influencé par la philosophie Rastafari, et ses chansons ont souvent incorporé des références à Sélassié et aux idéaux du mouvement. Des morceaux comme « Selassie is the Chapel« , adapté de la mélodie d' »He Touched Me » de Elvis Presley, et « 400 Years » des Wailers, critiquent ouvertement les systèmes oppressifs et appellent à la libération et à l’éveil spirituel.

La musique reggae, avec son rythme distinct et ses paroles chargées de messages, a transcendé les frontières de la Jamaïque pour toucher un public global. Les thématiques de résistance et d’émancipation, amplifiées par l’aura de Sélassié et son identification comme figure messianique, ont trouvé un écho particulier dans les mouvements de droits civiques et anti-colonialistes autour du monde. Le reggae est devenu non seulement un genre musical apprécié pour sa qualité artistique, mais aussi un moyen d’expression politique et spirituelle.

Au-delà de la musique, la visite de Sélassié a influencé d’autres formes d’expression artistique en Jamaïque, incluant la littérature, le cinéma, et les arts visuels. Les artistes ont exploré des thèmes de retour aux racines africaines, de critique sociale et de spiritualité, souvent avec des références directes au Rastafarisme et à l’icône de Sélassié.

Sur le plan religieux, la visite a renforcé la croyance des Rastafari en Haile Sélassié comme figure messianique. Elle a également encouragé un sentiment de légitimité et de respectabilité du mouvement aux yeux du public et des autorités jamaïcaines. Le Grounation Day est désormais célébré comme une fête de l’émancipation spirituelle et de la résistance culturelle, avec des cérémonies qui incluent des lectures de la Bible, des chants nyabinghi, et des discours sur l’importance de la libération africaine.

Plus qu’une simple commémoration, le Grounation Day est une réaffirmation annuelle de l’identité et de la résilience du peuple Rastafari. Il sert de rappel que la visite de Haile Selassie a été un tournant, non seulement pour les Rastafari mais aussi pour la Jamaïque dans son ensemble, en influençant de manière durable la politique, la religion et la musique de l’île. Ce jour continue d’inspirer des générations de Jamaïcains et d’adeptes dans le monde entier, symbolisant une lutte continue pour la justice et l’autodétermination.

Notes et références

Voici une liste de références bibliographiques et autres ressources qui pourraient être utiles pour ceux intéressés par le mouvement Rastafari, Haile Sélassié, et l’histoire culturelle de la Jamaïque :

  • « The Rastafarians » par Leonard E. Barrett
    • Ce livre offre un aperçu complet du mouvement Rastafari, de ses origines à ses croyances et pratiques. Barrett explore en détail la signification de Haile Selassie pour les Rastafari et l’impact du mouvement sur la société jamaïcaine.
  • « Catch a Fire: The Life of Bob Marley » par Timothy White
    • Biographie détaillée de Bob Marley, qui intègre l’influence du Rastafarisme sur sa musique et sa philosophie. Le livre offre un regard sur la manière dont Marley a utilisé le reggae comme un moyen de diffuser le message Rastafari à travers le monde.
  • « Haile Selassie and the Concept of Enlightenment: The Supreme Overstanding » par Haile Sélassié I
    • Cet ouvrage explore les enseignements et la philosophie de Haile Selassie lui-même, offrant un aperçu de ses vues sur le leadership, la spiritualité, et les défis africains.
  • « Rastafari: Roots and Ideology » par Barry Chevannes
    • Une étude approfondie du développement idéologique et théologique du mouvement Rastafari. Chevannes analyse comment les croyances Rastafari se sont formées et ont évolué en Jamaïque.
  • « Rasta and Resistance: From Marcus Garvey to Walter Rodney » par Horace Campbell
    • Ce livre relie le mouvement Rastafari aux plus larges mouvements de résistance en Afrique et dans la diaspora africaine. Il examine l’impact des figures comme Marcus Garvey sur le Rastafarisme et d’autres mouvements sociaux.
  • « The First Rasta: Leonard Howell and the Rise of Rastafarianism » par Hélène Lee
    • Un portrait de Leonard Howell, considéré comme le fondateur du Rastafarisme. Lee décrit comment Howell a développé et diffusé ses idées en Jamaïque, et comment il a été influencé par les événements mondiaux.
  • « Selassie’s Visit to Jamaica » – Documentaire disponible sur diverses plateformes de streaming
    • Ce documentaire retrace la visite historique de Haile Selassie en Jamaïque, avec des interviews de témoins et des analyses de son impact à long terme.

Ces références offrent une variété de perspectives et de profondeurs sur les sujets abordés dans l’article, et peuvent être utilisées pour une exploration plus détaillée du Grounation Day, du mouvement Rastafari, et de leur contexte historique et culturel.

  1. Ras Mortimer Planno (1929-2006) : Figure importante du mouvement Rastafari en Jamaïque, Ras Mortimer Planno était un leader spirituel et un éducateur au sein de la communauté. Connu pour son rôle lors de la visite historique de Haile Sélassié en Jamaïque en 1966, Planno a aidé à organiser et calmer la foule à l’aéroport de Kingston, facilitant l’accueil de l’empereur. Il a également été un mentor influent pour plusieurs figures du reggae, y compris Bob Marley, à qui il a transmis des enseignements Rastafari. Planno a joué un rôle clé dans la promotion de la compréhension du mouvement à l’échelle mondiale. ↩︎
  2. Leonard Howell (1898-1981) : Considéré comme le fondateur du mouvement Rastafari, Howell a été l’un des premiers à prôner la vénération de Haile Selassie comme figure divine. Il a également établi la première communauté Rastafari, connue sous le nom de Pinnacle, en Jamaïque. ↩︎
  3. Sir Alexander Bustamante (1884-1977) : Premier Premier ministre de la Jamaïque après son indépendance en 1962. Il a joué un rôle clé dans le processus de transition de la Jamaïque vers une nation indépendante et a été une figure importante de la politique jamaïcaine. ↩︎