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Anyès Noel ou l’Art comme outil au service du changement

Culture

Anyès Noel ou l’Art comme outil au service du changement

Par Redaction NOFI 16 juillet 2020

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Par Pascal Archimède. D’origine guadeloupéenne, Anyès Noel est une comédienne qui vit depuis quelques années en Haïti. Elle vient de terminer Fouyé Zetwal, un court-métrage qu’elle co-signe avec le cinéaste Wally Fall.

Au cours de cet entretien, Anyès nous a parlé de son parcours et des rôles qu’elle a joué au théâtre et au cinéma. Le cinéma français, le déboulonnage de statues, la situation en Guadeloupe et en Haïti sont autant de sujets qui furent abordés.

Bonjour Anyès, parle-nous de ton parcours

Bonjour Pascal. J’ai grandi dans une commune rurale et agricole de Guadeloupe, sur la côte “sous le vent”, appelée Vieux-Habitants. Cadette d’une fratrie de trois, nous avons été élevés en face de la maison de mes grands-parents entre jardin, mer, visite régulière du volcan, pour prendre le soufre comme disait mon père, et autres randonnées.

Très tôt, je me passionne pour les pratiques artistiques. D’abord par la danse classique pendant 10 ans et le modern jazz jusqu’à la classe avancée. Puis pour le théâtre que je débute dans un atelier au collège.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu chanter. Mais ce n’est que tardivement que j’exprime la volonté de me perfectionner et m’inscris dans un cours de chant individuel. Alors en parcours littéraire option théâtre, José Jernidier, qui dirige la section, me transmet la « démengeaison » du jeu et avec elle la confiance en mon talent. Cette rencontre nourrit mon rêve de professionnalisation, même si je ne suis pas dupe quant à la difficulté que cela représente en terme d’avenir et surtout en tant que Noire.

Anyès Noel. Photo prise par Cédrick Isham

Je prends vite conscience de la nécessité de l’Art et de la Culture comme base éducative d’une société, surtout dans un jeune pays comme la Guadeloupe. Je me lance alors dans une Licence en Médiation Culturelle et Communication en parallèle d’un cours dirigé par les acteurs du Théâtre National de Nice. En alliant ces deux cursus, je développe l’idée selon laquelle, le social doit être intrinsèquement lié à l’Art.

Bien avant que je ne touche Terre, mon père est très engagé politiquement. Ce qui étrangement se manifeste chez moi en une aversion pour le sujet, bien qu’extrêmement imprégnée par les discours de ce dernier. Mais c’est en revenant sur l’étymologie du mot “politique”, pour le peuple, que je vois en l’Art un outil devant influencer le changement.

J’obtiens ma Licence et m’inscris à un Master en Études Théâtrales à Paris 3 Sorbonne Nouvelle et au Cours Florent. C’est sous les conseils du directeur que je concoure au Conservatoire Supérieur d’Art Dramatique de Paris, et échoue au 2ème tour.

Je conclue tout de même mes deux années au Cours Florent et finis parmi les meilleur(e)s de ma promotion. Je me lance ensuite dans le monde semé d’embûches du travail. Si tant est que c’en est un, en vue du débat actuel sur l’importance de l’Art dans la société. Enfin bref, c’est un autre sujet ! Passons !

Je finalise donc mon cursus scolaire et obtiens mon premier contrat professionnel au sein du Théâtre de l’Air Nouveau, la compagnie théâtrale de Luc Saint-Eloy, dans son huis clos Trottoir Chagrin. Ensuite, je trime à obtenir des rôles mais parviens tout de même à jouer au Maroc, en Allemagne et en Égypte avec la pièce « Ces jours qui dansent avec la nuit » mise en scène par Sirine Achkar et adaptée du roman éponyme de Caya Makhélé. J’obtiens le prix de la meilleure comédienne à deux reprises.

Il y a t’il un point commun entre les différents rôles que tu as interprété au théâtre et au cinéma?

Oui. Elles sont toutes Femmes ! (rires)

Blague à part. Je vois où tu veux en venir avec cette question. C’est difficile pour les comédiennes noires d’obtenir de beaux rôles qui portent, de surcroît, des causes ou des voix de femmes qui ne se limitent aux stéréotypes annihilants des sociétés occidentales. Néanmoins, j’ai eu la chance durant mon parcours de servir de belles voix et des histoires qui nous représentent et qui parlent de nous dans toute notre complexité et nos différences. Même si, disons le, ces propositions ne m’étaient pas offertes chaque année.

Je soulèverais un autre point commun qui souvent me déstabilise. Au delà du fait qu’ils me parlent tous, ces rôles arrivent toujours à des moments de ma vie qui résonnent avec leur vécu. Comme si j’étais dans la nécessité d’emprunter leurs mots pour extérioriser une part de moi. Ces femmes sont toujours empreintes à ouvrir une fenêtre sur leur vulnérabilité, leur rapport au hommes, leur espièglerie, leur colère étouffée, leur intimité, leur combat.

Es-ce la catharsis qui bien avant de toucher le spectateur atteindrait l’acteur ?

Depuis quelques années, des voix s’élèvent au sein de la communauté pour dénoncer le manque de diversité dans le cinéma français. Penses- tu que la place faite aux acteurs/actrices noir(e)s reflète celle faite aux Noir(e)s dans la société française?

On ne l’a que trop répété, le cinéma français ne reflète pas notre réalité !Mais que l’on soit clair là-dessus, il reflète bel et bien la leur. Celle qui les arrange. Celle qui nous limite. Celle de cette France au passé colonisateur dont elle n’a jamais montré par des actes concrets sa responsabilité de «bourreau ». Cette France qui autorise des Zemmour à prendre l’antenne mais qui diabolise ardemment le comédien Dieudonné. Cette France qui érige fièrement des statuts de Colbert, auteur du Code Noir. La même, qui aujourd’hui ne reconnaît pas le racisme institutionnel, sournois, pernicieux, saupoudré d’une fausse légèreté.

Parmi ces voix qui s’élèvent je noterais celle d’Aissa Maiga. Pour tout te dire, je lui ai écrit une lettre, restée dans mes tiroirs, suite à son intervention aux César. Je lui exprimais mon malaise, ma déception et ma fatigue.

J’arrive à un point dans ma vie où je constate la limite de la parole. De longs discours qui quémandent, de surcroît. Qui tentent d’expliquer, de chercher l’empathie chez l’autre. Je prenais déjà la route de ce métier quand je me retrouve face à la démarche militante de Calixte Beyala et de Luc st Eloy. Lorsqu’ils exposent ainsi plein de vérités et de lumière sur le plateau des César, dans une époque où les “Harry Roselmack” n’existaient pas, c’était il y a 20 ans. Je suis alors gamine et je trouve cela fort à tel point que quand j’arrive à Paris, je cherche à rencontrer Luc et lui demande de me préparer au concours d’entrée du Cours Florent. Suite à cela, je suis directement invité à m’inscrire en deuxième année.

En 2020 nous en sommes encore à dire devant cette institution rance qu’il lui faut faire preuve d’«inclusion ». Sommes nous condamnés à cela ? Mettre toute notre énergie à se revendiquer acteurs de la société ? Capables ? Pouvant dans la vie réelle être chefs d’entreprise ? Maires ? Normaliennes ? Ou toute autre fonction que la société considère comme fenêtre de réussite ? N’en déplaise à certains, nous n’avons pas à prouver notre rayonnement dans l’histoire de l’humanité !

Tout comme nous, femmes, en sommes encore à dire aux hommes qu’au delà de nos différences visibles, l’égalitarisme social est une évidence. Ou bien que, oui il est nécessaire d’éduquer les garçons de sorte qu’ils respectent les femmes autant que leur mère, voire plus ? Pour eux, d’une part, car le patriarcat est un fléau oppressant pour l’un comme pour l’autre. Détruisant nos rapports. Limitant l’évolution de nos sociétés. Comment agir positivement sur la société si l’une de ses composantes est assujettie. Je citerais Sankara en disant que “ce n’est pas un acte de charité ou un élan d’humanisme que de parler d’émancipation des femmes. Mais une nécessité fondamentale pour le triomphe de la révolution.”


Anyès Noel. Photo prise par Jeho Abraham

Il est donc temps pour nous de passer à l’action. De se rassembler. De déconstruire. De repenser. De se soigner aussi de ces traumatismes laissés par la colonisation et l’esclavage. Arrêtons de tendre la main pour obtenir des grâces. Nous Noir(e)s, gagnerons à nous solidariser pour développer nos cinémas, nos productions artistiques et faire entendre nos voix et nos réalités qui sont multiples et contradictoires. Car il existe bien différentes histoires dans l’Histoire. Et toutes peuvent toucher n’importe quel individu de race humaine.

Certain(e)s considèrent que les rares Noir(e)s qui apparaissent dans les productions cinématographiques françaises sont souvent cantonné(e)s à des stéréotypes. Qu’ en penses-tu?

D’une certaine manière, cela évolue. Mais à quel niveau ne sommes nous pas encore stéréotypés. Prenons l’exemple du film encensé «Les Misérables ». Il y a certes de nouveaux visages, mais nous retrouvons les mêmes profils, les mêmes histoires. Ce qui au delà de stigmatiser, limite cruellement la créativité de toute la production du cinéma français.

Serais-tu pour qu’on impose des quotas dans l’industrie du cinéma français?

Pffff… Ce n’est pas une question de quotas mais de monopole de la production, de pouvoir monétaire. De celui qui peut dire et laisser dire ce qu’il veut. Du mensonge historique qui creuse les injustices.

Le quota dans ce qu’il peut avoir d’inclusif est également limitrophe. C’est exiger qu’il y ait 2 ou 3 Noir(e)s dans une bande d’amis. Alors que la réalité c’est que certains Noirs n’ont pas d’amis blancs et que certains Blancs sont les seuls au milieu d’un groupe d’amis noirs. Ou vice versa.

Si il faut légiférer quelque chose, c’est le salaire égal à compétence égale. C’est la gratuité, au moins pour les plus précaires, des protections hygiéniques. Oui, il y a tant de choses à revoir pour réduire les injustices !

Aujourd’hui, tu co- produis avec Wally Fall un court-métrage intitulé « Fouyé Zetwal ». Pourquoi ce choix de passer derrière la caméra? Comment est né ce projet?

La femme de théâtre que je suis, puise son inspiration dans toutes les disciplines artistiques. Elles m’inspirent toutes autant à leur façon. La pluridisciplinarité artistique possible dans le théâtre m’ouvre le champ des possibles. Je veux pouvoir dire avec les outils mis à ma disposition. Je veux pouvoir jouir de la création en fédérant des âmes qui résonnent en moi et avec qui nous pouvons faire des choses.


Fouyé Zétwal Artwork de Claire-Laura

Voilà bientôt 7 ans depuis mon premier voyage en Haïti. Voilà bientôt 7 ans que je ressens un silence que je n’avais jamais ressenti auparavant en Guadeloupe. Je sens qu’il y a comme quelque chose qui se meurt dans l’œuf. Cachés derrière nos barrières qui s’élèvent comme une solution à une insécurité qu’on essaye de nous faire gober comme si c’était là le fond du problème. Et nous voilà assis devant le plus grand divertissement culturel qui soit : la télévision ! Cultivant l’individualisme du monde occidental. Nous faisant ressembler aux petits villages français mornes. Or, malgré le fait que j’ai grandi en milieu rural, ce n’est pas dans cette Guadeloupe que j’ai grandi.

À côté de cela, je ne peux m’empêcher de penser à nos luttes indépendantistes qui ne sont pas valorisées. Comme si dans l’histoire de la Guadeloupe nous n’avions jamais frappé du pied pour se construire proche de nos traditions et pour développer notre propre vision de notre île.

Où est donc passé notre héritage rebelle ? Car au jour d’aujourd’hui en Guadeloupe, même les revendications sont silencieuses. Mon amour me donne le verbe acerbe mais me laisse aussi penser que c’est la fourmilière qui se construit en silence. C’est le calme avant la tempête. C’est comme je le dis dans le film « se pa paskè dé zyé an mwen fèmé kè sé dòmi an ka domi » : ce n’est pas parce que mes deux yeux sont fermés que je dors.


Anyès Noel. Photo prise par Samuel Suffren

C’est au milieu de tout cela que s’est ébouillanté ce projet que j’avais déjà appelé « Nos parents avaient des rêves ». Sous entendu que le rêve serait le moteur de la réalité pour citer Césaire. Rêvons nous encore ? Rêvons nous notre pays dans toute « la grandeur du petit » comme le chantait l’engagé Kolo Barst ? Notons qu’il a bercé cette jeunesse martiniquaise qui se soulève aujourd’hui. Voyez un peu la nécessité de l’Art.

Alors lorsque je reviens en Guadeloupe en fin d’année 2018 pour être avec ma famille suite au décès de mon grand frère, créer me parait un bel échappatoire. Wally s’étant présenté comme une évidence, car nous partagions régulièrement sur ces différentes problématiques.

De quoi parle « Fouyé Zetwal »?

Si tant est que cela raconte une histoire. Elle serait l’histoire que nous nous devons d’écrire. Là. Maintenant. En regardant en arrière ce qui a été fait. Ce qui n’a pas pris. Ce qui n’a pas été positivement constructif. En fouillant à la racine. Les pieds sur Terre, la tête dans les étoiles.

FOUYÉ ZÉTWAL c’est la voix de la Terre-Guadeloupe qui nous transmet un message.

Dans « Fouyé Zetwal », un zoom est fait sur la statue de Victor Shoelcher. Que représente cette statue pour toi?

Il y en a une devant laquelle j’ ai fait pas mal d’ allers-retours. À l’entrée même du centre ville de Basse terre. Remontant et contournant ce rond point proche duquel est placé la statue. Et ben, je serais incapable de t’en donner les détails. Je n’ai jamais pris le temps de l’observer. Ni même y accorder un quelconque intérêt. Moi qui aime les symboles. Est-ce parce qu’elle a toujours été là? Est-ce parce que j’ai su, très tôt que le « Victor Schoelcher qui a aboli l’esclavage » présent dans les livres scolaires, est représentatif de cette France qui, sachant qu’elle est le virus, veut ensuite s’ériger en antidote-sauveuse. Comportement de celui qui ne veut pas endosser ses responsabilités et en payer les conséquences historiques.

Le buste choisi pour le film est orné de ces quelques mots en grosses lettres dorées «à Schoelcher la race noire reconnaissante». C’est odieux ! C’est comme jeter aux oubliettes le soulèvement de ces femmes et de ces hommes résistants, nègres marrons qui ont alors contraint la France à mettre fin à son projet esclavagiste. C’est nier le caractère profondément humain que ce système a voulu leur enlever ; la lutte pour la dignité et la liberté.

Le 22 mai 2020, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique, 2 statues de Victor Shoelcher ont été détruites sur l’île. Comment analyses-tu la destruction de ces statues?

Ce soir là, je me souviens encore de l’euphorie. De la satisfaction que cela me procurait. Très vite rattrapée par la déflagration des détracteurs, ne voyant que les causes et non les conséquences qui les ont engendrées. Car bien au delà des faits, chargés en symbolisme, déboulonner Schoelcher et d’autres c’est comme sortir du silence. Bousculer des établies. Ces subtiles vecteurs d’injustices. C’est l’expression de l’essoufflement de cette départementalisation de plus en plus inacceptable.

Il y a de plus en plus d’appels à débaptiser des rues portant le nom de personnes ayant participé au colonialisme ou néocolonialisme français. Que penses-tu de cette initiative? Est-ce une étape nécessaire dans notre quête identitaire?

Tout comme il est important de revoir la représentation de la personne noire dans les médias. J’entends par « médias » toute source potentiellement en capacité d’éduquer la masse. La réhabilitation de la vérité historique est nécessaire. Selon moi, la quête identitaire englobe énormément de paramètres qui dépassent la notion de citoyen dans la nation. Cependant la nécessité de cette initiative est plurielle. D’une part, elle permettra de mettre les choses au clair du point de vue de l’Histoire. Car là où certains voient un héros, une partie de la population peut prouver qu’il a été le bourreau de ses ancêtres. Ça pose alors la question de la considération de la France pour tout ses « citoyens ».

D’ autre part, nous pouvons nous poser la question suivante : Comment la France peut-elle se repentir de son passé colonisateur alors même qu’elle agit encore en tant que tel avec, notamment, des pays du continent Africain ? Ainsi que dans ses rapports avec ceux qu’elle appelle les « outre-mer ». (Un terme qui découle encore de la colonisation.)

La connaissance et l’éducation qui s’appuient sur la vérité et la justice ne peuvent être que constructifs pour nos rapports interraciaux.

Tu vis en Haïti depuis 2015. Qu’est ce qui a motivé le choix de cette destination?

Dans les injections éducatives de mon père, il y avait cette volonté d’ancrage dans une Guadeloupe riche fière et libre. Et ce, loin d’une certaine identité française. À cela se juxtapose un documentaire sur Cuba qui m’a marqué pendant mon adolescence. Ce pays m’a toujours fait fantasmer dans sa capacité à avoir su se développer notamment culturellement tout en s’établissant au yeux du Monde, et ce malgré l’embargo imposé. Tout cela amorça en moi la volonté de me construire en tant que caribéenne. Je crois en l’union plus concrète entre les pays de l’arc. Et avec elle, la déconstruction du “diviser pour mieux régner” du système esclavagiste. Séquelles encore très présentes dans nos rapports. Je crois, que ce sont ces mêmes valeurs au dessus de ma tête qui m’ont incitée à ne pas repasser le concours du conservatoire supérieur d’Art dramatique de Paris qui se veut être une institution qui prône une excellence à la française. Je voulais faire ailleurs. Autrement. Pourquoi ne pas faire avec nos voisins ? Raconter nos histoires ?

Je considère que les pays caribéens forment une sorte de 6ème continent.

Il me semble qu’entre nos ressemblances et nos différences, nous gagnerons à apprendre les uns des autres afin de penser à un avenir plus prospère et indépendant de nos néo-colons.

Certaines destinations ne sont pas portées par des rêves mais ce sont des vents sacrés qui nous y emmènent et qui par la suite se présentent à nous comme des évidences. C’est un peu ce rapport que j’ai avec Haïti. Je crois fortement en la part de spirituel en l’humain, que l’on oublie trop souvent aux dépens du matériel. L’histoire que nous avons en commun peut laisser imaginer qu’un de mes ancêtres fut arraché à l’une de mes ancêtres. Je pourrais être Haïtienne autant que Jamaïcaine. Vivre en Haïti aujourd’hui, c’est un peu résister à tout ce que l’ont veut nous faire croire, à toute cette dynamique d’aliénation.

Depuis quelques années, on entend parler de mobilisations du peuple haïtien en Haïti. Quelles en sont les raisons?

Le peuple haïtien a beaucoup de raisons de se soulever. Elles sont multiples. S’entremêlent. Résultent les unes des autres. Formant une gangrène qui je le sens, affecte psychologiquement la population et même les plus braves. Entre le banditisme d’État qui alimente le « petit » banditisme. L’impunité morbide. Allant de la corruption à la dévalorisation de la personne. La chute de la monnaie nationale aux dépens du dollar. Engendrant la perte du pouvoir d’achat. Creusant les injustices. Accentuant la criminalité et la violence quotidienne.

Quelles sont les réponses politiques à ces mobilisations?

Aujourd’hui encore, les revendications qui sont de l’ordre de la dignité humaine réduisant la majorité à l’état de survivance, sont ignorées par le gouvernement en place. Dans ses rares apparitions, il montre son désengagement. Sous-estime la voix du peuple. Avec cela son déni total vis-à-vis des droits élémentaires du peuple et de la constitution haïtienne, conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui garantit à sa population « ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur ». J’ai envie de citer les articles 19: « L’ État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. » et 22: « L’ État reconnaît le droit de tout citoyen à un logement décent, à l’éducation, à l’alimentation et à la sécurité sociale. »

Selon toi, qu’est ce qui pourrait ramener la paix sociale en Haïti?

Hum… J’ai envie de croire. Que si l’on s’organise. Si l’on rassemble massivement les gens au delà des barrières sociales. Si l’on se bat et que l’on s’organise. Alors, on peut gagner. Je veux y croire.

Et… Parfois. Le regard dans le vide. Au bord du précipice du Monde. Mon cœur se gonfle de colère. Et la lutte pour la vie. Rester en vie. Que cette lutte soit dans la rue ou au quotidien dans son rapport aux autres, à son intégrité, au pays. Mon horizon s’obscurcit. Et je ne peux qu’observer l’échec de l’humanité entière. Sans espoir pour demain…

En tant que Guadeloupéenne, quel regard portes-tu sur les problèmes qui gangrènent la Guadeloupe tels que le chômage de masse, l’empoisonnement des sols au chlordécone ou encore le fait que le centre hospitalier soit HS?

Un chômage de masse qui ne semble pas faire effet pour l’immigration française. Un empoisonnement du sol dû à un État qui fait le choix de prohiber un produit sur ses terres mais pas sur la nôtre. Un Centre Hospitalier en total détérioration, ce qui n’est pas le cas en France… On doit se demander si nous sommes vraiment français comme semblent l’indiquer nos papiers.

Tous les secteurs où nous devrions exiger qu’un certain nombre de mesures soient mises en place par les politiques, nous ne pouvons que constater l’absence, le bluff, le manque, selon moi, d’une véritable considération pour les sujets qui concernent de près la population. Alors, je préfère croire en cet adage de Kemi Seba qui dit que « ce que les politiques ne font pas pour le peuple le peuple le fera pour lui-même ».

L’amour inconditionnel que j’ai pour ma Terre, implique de pouvoir reconnaître ses erreurs pour mieux s’envisager. Se rêver. Se réaliser. Autrement. Sans crainte.

L’amour, c’est pouvoir embrasser et agir pour notre liberté. Sur notre système éducatif. Sur nos aménagements. Sur ce que nous consommons. Dans nos assiettes mais aussi dans nos télévisions. Libres de faire exister la force de l’intergénérationnel. L’importance de l’être plutôt que l’avoir. Comprendra qui voudra….

En même temps, la Guadeloupe est la 2ème destination de déménagement des français de l’hexagone. Penses-tu que tout cela fasse partie d’un plan pour accélérer le « génocide par substitution » dont parlait Aimé Césaire?

Anyès Noel

Oui. Il y a longtemps que ce plan a été mis en marche… depuis le Bumidom [1].

Comme j’aime dire, les mouches ne se posent pas sur la roche mais sur la viande. Mais au delà d’une oppression de l’extérieur, il en est de notre responsabilité de faire preuve de solidarité en valorisant notre pays et ses productions. Les petites et moyennes entreprises qui doivent aussi s’aligner sur une forme d’éthique. Sans cela, tout pourra être fait à notre insu. Et un beau jour nous nous réveillerons et le silence sera.

Si Césaire a consenti à une époque à ce mariage entre violeur et violée, c’est qu’il a sûrement à un moment vu les limites de la départementalisation. Avec la fuite des cerveaux, s’ajoute une surconsommation de produits venant de l’extérieur qui nous est d’aucune utilité. L’humain est fait pour créer pas pour consommer. Toutefois je ne serais pas pessimiste. Beaucoup reviennent au pays avec des projets plein la tête et armés d’une détermination au beau fixe.

As tu des projets à venir?

Une tournée en France au début de l’année 2021 est prévue, avec la pièce de Jean-Luc Lagarce « J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne ». Il s’agit d’une co-production haïtienne, mise en scène par François Berreur.

Le film « Fouyé Zetwal » sera projeté le 18 juillet 2020 à Amsterdam lors du festival « Filmhuis Cavia ». Il sera également présenté du 18 au 22 Juillet à la Manufacture en Martinique dans le cadre du festival de Fort de France.

Transmettre/créer/écrire. Exprimer ce qui politiquement, intimement et socialement m’affecte en moi et chez l’autre. Laisser parler les voix qui m’habitent. M’investir davantage en Guadeloupe. M’ancrer dans le paysage caribéen mais aussi africain. Aiguiser les armes que m’ont donné mes ancêtres.

[1] Le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer) est un organisme créé par Michel Debré en 1963, en période de chômage lié à la crise de l’industrie sucrière aux Antilles, pour favoriser l’émigration des Afro-descendants des départements d’outre-mer vers la France .Ce système a fonctionné jusqu’en 1981. Pour Aimé Césaire, il se serait agi là d’une opération qu’il aurait qualifiée de « génocide par substitution ».