Le mythe de l’analphabétisme en Afrique

L’Afrique subsaharienne est souvent présentée comme une région fortement marquée par l’analphabétisme. Cependant, cette vision réductrice omet de considérer la richesse historique et culturelle qui a façonné les pratiques d’alphabétisation locales. Par exemple, en Sénégambie, l’écriture arabe et l’utilisation de langues locales transcrites en caractères arabes, connues depuis plusieurs siècles, illustrent une tradition d’écriture complexe et établie. Cette forme de littératie, souvent ignorée par les perspectives occidentales, remet en question les critères européens traditionnels de l’alphabétisme.

Reconsidérer l’analphabétisme en Afrique subsaharienne

La perception courante de l’Afrique subsaharienne comme étant dépourvue de systèmes d’écriture est profondément ancrée, tandis que l’Afrique du Nord échappe à cette stigmatisation. Cette idée découle de deux croyances : l’absence de systèmes d’écriture et un taux élevé d’analphabétisme parmi les Africains subsahariens. Il est plausible que cette vision soit influencée par des préjugés raciaux, visant à dépeindre les Africains subsahariens comme inaptes à la civilisation.

Cependant, cette perspective est de plus en plus contestée avec la reconnaissance de systèmes d’écriture historiques comme le méroïtique, le ge’ez et le nsibidi. Malgré cette évolution, l’image des Africains subsahariens comme étant massivement analphabètes reste peu remise en question. Les statistiques de l’UNESCO et de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) sénégalaise indiquent des taux d’analphabétisme de 54,6% à 58% au Sénégal et de 55% en Gambie.

Un facteur crucial ignoré par ces statistiques est la capacité de nombreux Sénégambiens à maîtriser l’écriture arabe. Que ce soit pour lire et écrire en arabe ou pour transcrire des langues locales telles que le wolof, le mandinka ou le pulaar, l’utilisation de l’écriture arabe montre une forme d’alphabétisation souvent négligée dans les évaluations traditionnelles.

Les origines de l’écriture arabe en Sénégambie

L’introduction de l’islam en Afrique de l’Ouest a eu lieu après le 7ème siècle, suite à la conquête arabe du Maghreb. Au 11ème siècle, War Jaabi fut le premier roi musulman du Tekrur dans les années 1030, le premier à proclamer l’islam comme religion d’État au Soudan. Entre ces deux dates, les habitants de l’actuelle Sénégambie commencent à adopter l’écriture arabe, vecteur de cette nouvelle religion. Dès la moitié du 15ème siècle, des explorateurs européens documentent l’utilisation de l’écriture arabe près du fleuve Gambie.

À l’origine, les autorités coloniales françaises en Sénégambie reconnaissaient la maîtrise de l’écriture arabe par les populations locales comme équivalente à l’alphabétisation en caractères latins. Les administrateurs coloniaux considéraient cette compétence scripturale arabe comme un indicateur valide de littératie, comparable à la capacité de lire et écrire en français. 

Le baron Jacques-François Roger (1787-1849), gouverneur du Sénégal et député du Loiret.

Le baron Jacques-François Roger (1787-1849), qui a été gouverneur du Sénégal de 1822 à 1827, déclarait que dans certains villages sénégalais, :

« C’est qu’on rencontre des villages dans lesquels il existe plus de nègres, sachant lire et écrire l’arabe, qui est pour eux une langue morte et savante, qu’on ne trouverait encore aujourd’hui dans beaucoup de campagnes de France de paysans sachant lire et écrire le français. »

la fin du 19ème siècle, les autorités coloniales françaises estimaient qu’environ 60% des Sénégalais savaient lire et écrire en arabe. Cependant, pour légitimer la colonisation en tant que mission civilisatrice, cette forme d’alphabétisation a été progressivement dévalorisée. Elle a été écartée des statistiques officielles, accentuant artificiellement les taux d’analphabétisme au Sénégal et en Afrique.

Un argument fréquemment utilisé pour dévaluer cette forme d’alphabétisation est qu’elle se limite à la transcription de la langue arabe, principalement associée au savoir religieux, et non aux langues locales. Cette situation est souvent comparée à celle du latin en Europe, qui fut longtemps la langue de l’Église alors que les langues vernaculaires n’étaient pas écrites. Bien que les Européens aient depuis appris à écrire leurs langues locales, les habitants de l’actuel Sénégal ont également adapté l’écriture arabe pour transcrire leurs propres langues, telles que le mandinka, le wolof et le pulaar.

Usage de l’ajami en Sénégambie

Étiquette d’un spécimen de Martin-chasseur strié indiquant le nom wolof de l’oiseau en alphabet latin et en Wolofal. Spécimen 12.Aln.40, collection Maës, muséum d’histoire naturelle de Bourges.

Dans la littérature scientifique occidentale, l’utilisation de l’écriture arabe pour transcrire les langues africaines locales est appelée « ajami » (en arabe : عَجَمِي, ʿajamī). Cet usage est documenté dès le début du 17ème siècle dans le sud de la Sénégambie pour la langue mandinka. Ajami, ou Ajamiyya (عَجَمِيَّة), dérivé de l’arabe signifiant ‘étranger’, est un script utilisé pour écrire des langues africaines telles que le songhai, le mandinka, le harshen Hausa et le kiswahili, ainsi que le mooré, le pulaar, le wolof et le yorùbá. Il adapte l’alphabet arabe pour inclure des sons absents en arabe standard, principalement en ajoutant des points ou des lignes supplémentaires aux lettres existantes.

Comme l’alphabétisation en langue arabe, l’utilisation de l’ajami était largement reconnue par les Européens de l’époque comme équivalente à l’alphabétisation en caractères latins.

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Mythe de l’analphabétisme en Afrique : Première page du Traité de 1817 entre le roi de France Louis XVIII et le roi de Bar (Source: Archives Nationales d’Outre Mer, Sen/ IV/ 1)

Un exemple remarquable de l’utilisation de l’ajami est la découverte par le linguiste sénégalo-américain Fallou Ngom d’un traité datant de 1817 entre le roi de France Louis XVIII et le roi wolof de Bar (actuelle Gambie). Ce document, écrit en ajami wolof (connu sous le nom de ‘wolofal‘) et en français, illustre une négociation concernant un comptoir commercial sur le fleuve Gambie. Cette découverte démontre l’usage pratique de l’ajami pour les affaires diplomatiques et commerciales, soulignant sa reconnaissance et son importance historique dans les relations internationales de l’époque.

Cependant, comme pour l’alphabétisation en langue arabe, cette forme de littératie a été dévalorisée par les colons européens afin de légitimer la colonisation. Cette attitude est illustrée par l’administrateur colonial français Maurice Delafosse (1826-1926), qui affirmait que :

« les musulmans de l’Afrique occidentale ne se servent pas des caractères arabes pour écrire les langues indigènes : les marabouts mandé, haoussa ou foulbé parlent le mandé, le haoussa ou le poular, mais n’écrivent que l’arabe. Tout à fait exceptionnellement, ils écriront dans leur langue, en y adaptant de leur mieux l’écriture arabe, quelques essais poétiques de courtes traductions de poèmes arabes, ou surtout des notes destinées à aider le professeur lorsqu’il explique à ses élèves, dans la langue locale, un passage du Coran ou un texte juridique ou théologique. »

La mauvaise foi de ces propos est d’autant plus manifeste que comme le note la linguiste américaine Fiona McLaughlin, Henri Gaden,  un homologue, compatriote et contemporain de Delafosse étudiait et publiait de son vivant un travail sur l’ajami des Peuls du Sénégal.

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Mythe de l’analphabétisme en Afrique : Mensurations d’un client écrites en wolofal par un couturier au Sénégal, 2014 (crédit : Fiona McLaughlin)

Contrairement aux affirmations de Delafosse, l’ajami en  Afrique subsaharienne en général et au Sénégal en particulier avait atteint dès son temps une valeur littéraire indépendante. L’exemple le plus fameux est celui de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride et résistant à la colonisation dont l’écriture de poèmes en wolofal est attestée dès le 19ème siècle et qui est à l’origine de la démocratisation du wolofal chez les Mourides où il est encore largement utilisé de nos jours par les ‘masses’ comme par les élites religieuses.

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Mythe de l’analphabétisme en Afrique : affiche sur la nécessité de nettoyer le vomi et les excréments écrits en wolofal en ‘zone mouride’ (Crédit : Fiona McLaughlin)

Dans les années 1980, l’UNESCO estimait à 50% le taux de Gambiens alphabétisés en ajami mandinka.

Cette appropriation de l’écriture arabe par les Sénégambiens et par bien d’autres Africains subsahariens pour écrire leur langue n’est pas plus une simple ‘copie’ de l’écriture arabe que ne l’ont été les écritures européennes comme les alphabets grecs, latins ou runiques des copies des hiéroglyphes égyptiens par le biais d’intermédiaires comme l’écriture phénicienne. Elle est le résultat de la même réflexion (méta)linguistique nécessaire à l’adaptation de leurs langues à cette écriture, notamment avec la création de nouvelles lettres appropriées aux sons inconnus de l’arabe. Dans un vieux manuscrit de Pakao (sud du Sénégal) par exemple, les sons p et ny inexistants en arabe sont rendus par de nouveaux caractères, modifiant ceux utilisés pour écrire les sons en étant les plus proches dans la langue à savoir pour écrire b ب et y ي.

Cette tradition vieille de plusieurs siècles, les Africains subsahariens doivent en prendre conscience, pour comprendre que leur prétendu retard dans la course à leur réalisation dans ce monde n’est souvent qu’une illusion.

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