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Le mythe de l’analphabétisme en Afrique

Culture

Le mythe de l’analphabétisme en Afrique

Par Sandro CAPO CHICHI 25 août 2018

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L’Afrique subsaharienne, est largement décrite comme caractérisée par l’analphabétisme. Souvent à tort, comme le montre  le cas de la Sénégambie. L’écriture de la langue arabe et des langues locales en écriture arabe y sont en effet connues depuis plusieurs siècles.

Par Sandro CAPO CHICHI de New African Cultures / nofi.media

On connait la chanson. L’Afrique serait un continent sans écriture. Enfin l’Afrique subsaharienne seulement. L’Afrique du nord, elle, aurait échappé à cette tare. Mais pourquoi dit-on même que l’Afrique est un continent sans écriture? Parce qu’elle n’aurait pas connu de systèmes d’écriture et parce que  les Africains subsahariens seraient dans leur grande majorité analphabètes. Ne serait-ce pas non plus parce que les Africains subsahariens sont noirs et qu’on a voulu en faire des personnes inaptes à la ‘civilisation’? Un peu beaucoup à mon avis.

Le mythe de l’absence de systèmes d’écriture dans l’histoire de l’Afrique est de plus en plus battu en brèche avec la popularisation de systèmes comme l’écriture méroïtique, l’écriture ge’ez ou encore le Nsibidi.

En revanche, l’image des Africains subsahariens comme des analphabètes est beaucoup moins remise en question. On en veut pour preuves les statistiques d’organismes comme l’UNESCO ou Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) sénégalaise pour qui le taux d’analphabétisme s’étendrait à 54,6% et 58% au Sénégal.

En Gambie, ce chiffre s’étendrait à 55%.

Un élément déterminant n’est pourtant pas pris en compte dans l’élaboration de ces statistiques. Il s’agit de la capacité de nombre de Sénégambiens maîtrisant l’écriture arabe, que ce soit pour lire et écrire la langue arabe, ou nombre de langues locales comme le wolof, le mandinka ou le peul.

Les origines

L’islam arrive en Afrique de l’Ouest après le 7ème siècle de notre ère, date de la conquête arabe du Maghreb. Au 11ème siècle, War Jabi de Tékrour  (nord de l’actuel Sénégal) devient le premier roi d’Afrique de l’ouest à se convertir à l’Islam. L’écriture arabe étant le vecteur de cette religion, c’est entre ces deux dates que les habitants de l’actuelle Sénégambie commencent à écrire l’arabe. Dès la moitié du 15ème siècle, l’écriture de l’arabe près du fleuve Gambie est rapportée par des explorateurs européens. Cette écriture de l’arabe continue jusqu’à aujourd’hui à se transmettre à travers les écoles coraniques locales.

 

Originellement, des représentants des autorités françaises en Sénégambie n’ont eu aucun problème à considérer la connaissance de l’écriture arabe par les populations locales comme équivalente à leur ‘alphabétisation’ en caractère latin.

C’est le cas du baron Roger (1787-1849), gouverneur français du Sénégal entre 1822 et 1827, qui déclarait : « C’est qu’on rencontre des villages dans lesquels il existe plus de nègres, sachant lire et écrire l’arabe, qui est pour eux une langue morte et savante, qu’on ne trouverait encore aujourd’hui dans beaucoup de campagnes de France de paysans sachant lire et écrire le français. »

A la fin du 19ème siècle, les mêmes autorités françaises estimaient à environ 60% la proportion de Sénégalais sachant et écrire en arabe.

Pour justifier et asseoir la colonisation comme une mission civilisatrice, cet alphabétisation en arabe a progressivement été dévalorisée, la conduisant à passer sous le radar des statistiques officielles d’alphabétisation et donnant une part beaucoup plus importante à l’analphabétisme au Sénégal et en Afrique qu’elle ne l’a vraiment.

Un argument encore utilisé de nos jours pour dévaloriser l’alphabétisme des Sénégambiens sachant lire et écrire l’arabe est le suivant. Ce savoir concerne la transcription de la langue arabe, qui n’est que la langue associée au savoir religieux. Il ne s’agit pas des langues locales. La situation n’est-elle pas  comparable à celle du latin qui demeura la langue de l’église dans une grande partie de l’Europe alors que les langues locales n’étaient pas écrites? La situation a évolué dira-t-on, et les Européens ont depuis longtemps appris à écrire leurs langues avec cet alphabet.

Pourtant, depuis plusieurs siècles également, les habitants de l’actuel Sénégal ont adapté le système d’écriture arabe pour écrire leurs propres langues, comme le mandinka, le wolof et le peul.

Appelé ajami (ʿ< arabe ‘ajamī ‘étranger’) dans la littérature scientifique occidentale, cet usage est documenté dès le début du 17ème siècle dans le sud de la Sénégambie pour écrire le mandinka. Comme pour l’utilisation de l’écriture arabe pour écrire et lire la langue arabe, cet usage était largement reconnu comme égal à leur alphabétisation en caractères latins par les Européens.

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Mythe de l’analphabétisme en Afrique : Première page du Traité de 1817 entre le roi de France Louis XVIII et le roi de Bar (Source: Archives Nationales d’Outre Mer, Sen/ IV/ 1)

Cela est illustré par la découverte par le génial linguiste sénégalo-américain Fallou Ngom, d’un traité datant de 1817 entre le roi de France Louis XVIII et le roi wolof de Bar (actuelle Gambie).  Ecrit en ajami wolof (système désormais communément appelé ‘wolofal’) et en français, il s’agit d’une négociation entre les deux parties au sujet d’un comptoir commercial situé sur le fleuve Gambie.

A l’instar de l’écriture de l’arabe, cette alphabétisation a pourtant niée par les colons européens pour asseoir la légitimité de la colonisation. On s’en rend compte avec la citation de l’administrateur colonial français Maurice Delafosse (1826-1926)  pour qui « les musulmans de l’Afrique Occidentale ne se servent pas des caractères arabes pour écrire les langues indigènes : les marabouts mandé, haoussa ou foulbé parlent le mandé, le haoussa ou le poular, mais n’écrivent que l’arabe. Tout à fait exceptionnellement, ils écriront dans leur langue, en y adaptant de leur mieux l’écriture arabe, quelques essais poétiques de courtes traductions de poèmes arabes, ou surtout des notes destinées à aider le professeur lorsqu’il explique à ses élèves, dans la langue locale, un passage du Coran ou un texte juridique ou théologique. »

La mauvaise foi de ces propos est d’autant plus manifeste que comme le note la linguiste américaine Fiona McLaughlin, Henri Gaden,  un homologue, compatriote et contemporain de Delafosse étudiait et publiait de son vivant un travail sur l’ajami des Peuls du Sénégal.

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Mythe de l’analphabétisme en Afrique : Mensurations d’un client écrites en wolofal par un couturier au Sénégal, 2014 (crédit : Fiona McLaughlin)

Contrairement aux affirmations de Delafosse, l’ajami en  Afrique subsaharienne en général et au Sénégal en particulier avait atteint dès son temps une valeur littéraire indépendante. L’exemple le plus fameux est celui de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride et résistant à la colonisation dont l’écriture de poèmes en wolofal est attestée dès le 19ème siècle et qui est à l’origine de la démocratisation du wolofal chez les Mourides où il est encore largement utilisé de nos jours par les ‘masses’ comme par les élites religieuses.

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Mythe de l’analphabétisme en Afrique : affiche sur la nécessité de nettoyer le vomi et les excréments écrits en wolofal en ‘zone mouride’ (Crédit : Fiona McLaughlin)

Dans les années 1980, l’UNESCO estimait à 50% le taux de Gambiens alphabétisés en ajami mandinka.

Cette appropriation de l’écriture arabe par les Sénégambiens et par bien d’autres Africains subsahariens pour écrire leur langue n’est pas plus une simple ‘copie’ de l’écriture arabe que ne l’ont été les écritures européennes comme les alphabets grecs, latins ou runiques des copies des hiéroglyphes égyptiens par le biais d’intermédiaires comme l’écriture phénicienne. Elle est le résultat de la même réflexion (méta)linguistique nécessaire à l’adaptation de leurs langues à cette écriture, notamment avec la création de nouvelles lettres appropriées aux sons inconnus de l’arabe. Dans un vieux manuscrit de Pakao (sud du Sénégal) par exemple, les sons p et ny inexistants en arabe sont rendus par de nouveaux caractères, modifiant ceux utilisés pour écrire les sons en étant les plus proches dans la langue à savoir pour écrire b ب et y ي.

Cette tradition vieille de plusieurs siècles, les Africains subsahariens doivent en prendre conscience, pour comprendre que leur prétendu retard dans la course à leur réalisation dans ce monde n’est souvent qu’une illusion.

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