Tribune: « Le 23 mai 1998: le jour où je me suis levée publiquement pour vous »

Comme des dizaines de milliers de personnes, Marly Rosalie Louis-Peroumal était présente le 23 mai 1998 pour la Marche. Cette Marche de la dignité, qui restituait enfin les aïeux victimes de l’esclavage dans leur humanité et leur filiation, fut le point de départ de nombreuses activités au service de la politique mémorielle sur l’histoire de l’esclavage en France. Dans cette tribune, elle raconte l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait ce jour-là et ce que cette mobilisation a entraîné quant à son rapport à cette mémoire occultée, en tant que descendante d’esclave.

« Tu sais, nous allons pour la première fois dire à ces êtres humains, à ces personnes qui ont été esclaves, que l’on ne nous a pas appris à connaître et qui ont été traitées pire que des bêtes de somme, nous allons leur dire, par cette marche, qu’ils ne sont pas morts comme ça, pour rien, et que si beaucoup sont restés dans les champs de canne, sans sépulture, Nous, aujourd’hui, leurs enfants, nous les accompagnerons pour qu’ils soient désormais en paix, parce qu’aujourd’hui, nous les reconnaissons. »

C’est par ces mots que, le 23 mai 1998, alors que Marly Rosalie Louis-Peroual rassura son mari et compris, sans en prendre conscience, la dimension spirituelle et obligatoire de cette Marche.

 

« Il faisait chaud ce samedi 23 mai. Mon mari, Guy, et les enfants se préparaient. Nous allions marcher. Il fallait donc être à l’aise pour ne pas avoir mal aux pieds et mettre des vêtements confortables pour ne pas avoir trop chaud.

Zachary n’avait pas 3 ans et Séphora dans un mois allait atteindre ses 6 ans. L’aîné, Edwy, du haut de ses 15 ans était tout excité à l’idée de cette Marche qu’il voyait symbolique avec le peu qu’il savait sur l’esclavage. Pour lui, il fallait surtout ne pas être en retard de peur que le cortège ne démarre sans nous. Guy me confia ce jour-là qu’il n’avait jamais été manifester auparavant et se montra un tantinet inquiet quant à d’éventuels débordements.

Nous avons prié ensemble tous les cinq avant de partir sur Paris. J’ai demandé au Seigneur qu’il fasse beau temps et que tout se déroule bien. Je n’avais pas compris pourquoi cette Marche devait se faire dans le silence. C’était pourtant l’occasion pour nous, Noirs, descendants d’esclaves, de crier, de montrer que nous étions là avec nos slogans, notre énergie et notre colère… Alors pourquoi en étais-je arrivée à accepter l’idée de descendre dans la rue pour une telle cause, l’esclavage, et de ne rien dire ? Le slogan officiel du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, « Tous nés en 1848 », niait l’existence même des esclaves qui avaient vécu auparavant. Alors, pendant combien de temps encore devrions-nous courber l’échine ? Quand aurions-nous une telle occasion de crier ? De hurler ? De dénoncer ce déni d’existence de nos aïeux et de nous-mêmes ? C’est pourtant cette dimension du silence, qui appelle au respect, qui m’a permis de gagner mon mari et mes enfants à cette cause.

« On ne peut plus oublier quelqu’un à qui on donne une vraie sépulture ».

C’est ce que j’ai compris le 2 mai 1998, lors de la «journée de réflexion sur le devoir de mémoire» organisée par les initiateurs de la Marche. J’ai compris tant de choses cette journée-là… ou du moins tant de choses ont fait écho en moi… des connexions de dates, de situations, de faits. J’ai réalisé que bien que notre île eût conservé le nom de «Guadeloupe», Papa était né dans une colonie et moi dans un département, ce qui était une nuance de taille, et que de comprendre cela n’avait rien à voir avec le fait d’avoir fait des études ou pas. J’ai compris pourquoi, lorsque j’étais une enfant, en regardant le feuilleton Racines en famille, Papa n’était resté que l’instant d’un épisode ou deux devant la télé.

J’étais trop jeune pour comprendre, pour comprendre qu’en fait même si certains regardaient avec la rage au cœur mais regardaient tout de même, d’autres comme Papa ne supportaient pas de voir ces images. J’ai compris ce 2 mai que la violence qu’il terrait au plus profond de lui venait de très loin, si loin… Marcher en silence ne faisait pas l’unanimité. C’était compréhensible. Cela ne s’était jamais fait. Nous étions au stade de la manifestation, pas de l’hommage. Nous ne savions pas que, par cette Marche, nous allions prendre position. Position qui signifierait que, nous les petits enfants de ces personnes que j’ai longtemps appelés « Gens » (parce que je ne les connaissais pas et que cette réparation n’a pu se faire qu’en apprenant leur Histoire), allions leur dire que nous les reconnaissions et que par notre seule présence, nous, leurs petits-enfants, leur rendrions leur dignité.

J’ai entendu aussi, lors de cette journée du 2 mai, « Toto » Gordien nous proposer son « Papa Blaise » comme Parent, car lui avait pu remonter jusqu’à cet homme qui était né bien avant 1848. Entendre quelqu’un en 1998 nommer un esclave concrètement dans sa famille m’a cogné la tête. Une très grande émotion s’est emparée de moi car, comme beaucoup d’Antillais, dire que nous sommes issus de l’esclavage me suffisait parce que cela restait très évasif et général, une forme de protection sûrement.

« Je me souviens et je n’oublierai pas l’interrogation qui se lisait sur le visage des gens qui nous regardaient de leurs fenêtres, sur leurs balcons, ou les passants, tout au long du chemin. »

Mais de là à aller en chercher un ! J’avais l’impression tout comme dans la Foi, que cet homme avait un degré très élevé dans la connaissance de cette histoire au niveau de sa famille puisqu’il en était imprégné et que, moi, je n’en étais même pas au début. Cela faisait tout de même beaucoup dans une journée pour moi qui était venue ce 2 mai 1998 avec mon fils aîné Edwy, sur une simple invitation de mon collègue Galou. Ce qui me touchait surtout c’était que Toto soit prêt à accepter que l’on s’approprie ce Parent esclave qui lui semblait si cher et qu’il avait sûrement dû chercher longtemps. L’idée d’aller en chercher « un » bien à moi ne m’a même pas effleuré tant j’étais éloignée de tout ce que j’entendais. C’est donc ce jour que, en attendant de les « naître », j’ai accepté de les « reconnaître ».

Nous nous devions donc de faire silence pour Eux. Silence devant Eux. Cela devenait une évidence pour moi. Pour ma famille, la décision de se rendre le 23 mai à Paris pour la Marche serait donc une démarche spirituelle. Spirituelle parce qu’elle nous rassemblait, mes enfants, mon époux et moi, autour d’Eux. C’est donc en ces termes que j’expliquai aux enfants le bien-fondé de ma décision. Ce fut l’occasion de parler de l’esclavage, du moins de ce que j’en savais. Nous allions les enterrer dignement… En effet, on ne peut plus oublier quelqu’un à qui on donne une vraie sépulture. C’était forcément le début de quelque chose. Le rendez-vous pour le départ de la Marche était la place de la République pour se diriger ensuite jusqu’à celle de la Nation. L’arrivée à République fut compliquée.

« J’étais heureuse et fière de voir mes enfants à mes côtés. »

Il fallait se frayer un passage dans tout cet embouteillage. Nous étions venus en voiture et il n’était pas question de prendre une contravention ou de se la faire enlever. Une fois bien garés, sans oublier notre ravitaillement (eau, jus, gâteaux etc…), nous avons remonté ensemble, Guy, les enfants et moi, avec une certaine angoisse l’avenue pour arriver place de la République devant une foule noire. D’où sortaient tous ces gens ? Y avait-il tant de Noirs à Paris et dans sa région ? Etions-nous tous là pour Eux ? Bien qu’étant venus seuls, nous ne nous sommes pas sentis étrangers dans cette manifestation. Où allait-on se positionner ? Comment allait-on défiler ? Le long du trottoir, car en cas de bousculade avec les enfants on pourrait se mettre à côté ? Ou dans la foule pour se sentir protégés en cas de provocation sur les côtés ?

Nous avons marché, marché, marché. Les gens marchaient silencieusement ou parlaient doucement. Nous étions venus seuls, nous marchions tout simplement. Quand on est seul, on peut observer davantage. Nous pouvions entendre certains dire être dans telle ou telle association et d’autres confier avoir entendu parler par des amis ou des connaissances de cette Marche et être venus. Pour moi, ce qui semblait fort ce jour là, c’était le fait de marcher. On ne s’était pas rassemblés quelque part en silence de manière figée. On marchait, on était actifs physiquement et avec le recul, c’est sûrement cette action qui a pu permettre la naissance du sentiment qui m’anime aujourd’hui. Qui nous anime aujourd’hui : la Fierté. En effet, je me souviens et je n’oublierai pas l’interrogation qui se lisait sur le visage des gens qui nous regardaient de leurs fenêtres, sur leurs balcons, ou les passants, tout au long du chemin. Et puis le fait de marcher en silence en l’honneur de nos Grands Parents, en y réfléchissant, nous a rendus fiers d’avoir pu faire ça pour Eux. Par cette Marche nous les mettions en lumière, le silence donnait la solennité.

« Que représentait cette fatigue à côté du calvaire de nos aïeux ? L’essentiel n’était-il pas de pouvoir marcher pour arriver ensemble à la place de la Nation ? »

Quand on fait silence, un souffle descend. Peu importait qui nous étions, peu importait ce que nous faisions dans la vie ou d’où nous venions, nous étions là pour Eux et nous le faisions publiquement aux yeux de tous. Zachary n’avait pas 3 ans, il portait une petite chemise en tissu madras que Maman lui avait confectionnée. J’avais choisi de lui mettre ce vêtement en pensant à elle. Il était bien sûr trop petit pour marcher autant et nous avons dû nous relayer pour le porter. Je me rappelle de lui, perché sur les épaules de Guy ou sur celles d’Edwy, tenant très fort ma main comme pour ne pas me perdre parce que certainement, avec ses yeux d’enfants, le nombre de personnes devait lui paraître plus important que pour un adulte. Séphora était fatiguée, alors Edwy, en grand-frère la portait sur son dos et nous prenions dès que nous pouvions le relais.

Guy et moi avions surtout mal aux pieds malgré nos chaussures soi-disant confortables, il fallait pourtant continuer… J’étais heureuse et fière de voir mes enfants à mes côtés. Papa et Maman qui vivent en Guadeloupe ne savaient pas que nous étions là…Ils étaient pourtant avec moi. A certains moments, sans qu’on en connaisse la raison, le cortège ralentissait. On prenait un peu de répit, puis on repartait. Combien ont fait comme nous ce jour-là ? Il y avait des enfants dans des poussettes… D’autres dans les bras de leurs parents dormaient. Quelques-uns attendaient un moment sur le trottoir et reprenaient plus bas la Marche. Que représentait cette fatigue à côté du calvaire de nos aïeux ? L’essentiel n’était-il pas de pouvoir marcher pour arriver ensemble à la place de la Nation ?

« Il y avait du monde, du monde et encore du monde. »

J’ai demandé plusieurs fois au Seigneur de permettre que tout se déroule bien. Je gardais confiance. Je me disais que, la moindre provocation, la moindre bagarre, aurait été une fois de plus l’occasion pour certains d’entre nous de dire que les Noirs ne font jamais rien de bon : « Nèg pa ka fè ayen ki bon ? » Et puis… Ce fut l’arrivée à Nation. Les enfants, bien que fatigués, avaient été courageux, ils ne s’étaient pas endormis. Le mot d’ordre était de se disperser dans le calme et en silence. Nous nous sommes donc mis de côté avec les enfants, et le flot de manifestants se déversait comme ça, sans s’arrêter. Il y avait du monde, du monde et encore du monde. Nous étions donc si nombreux ! Si nombreux ! Nous n’en revenions pas. C’est le deuxième élément qui, à mon sens, a aussi fait naître le sentiment dont je parlais précédemment, la Fierté, et maintenant le Respect. En effet, le nombre important de manifestants nous donnait le sentiment d’avoir eu raison de faire cela, de ne pas avoir raté un rendez-vous, d’être là d’autant que c’était à l’initiative des nôtres et non par la décision du gouvernement ou d’une quelconque instance. Mais en même temps tout cela paraissait incroyable. J’avais du mal à réaliser sur le moment. Il y avait une espèce d’euphorie mêlée de fierté. Les gens se souriaient, se regardaient; quelques visages m’étaient connus mais pour la grande majorité beaucoup inconnus. Le sentiment que nous pouvions être un poids, que nous pouvions compter tout simplement…

On avait pu, en France, faire cela. Je me suis sentie grandie par cette Marche. Je peux dire aussi que, dans une telle circonstance, notre Silence fut un cri.  Forcément, ce 23 Mai, quelque chose s’était passé. Car en les reconnaissant, Nous, leurs descendants, nous nous donnions aussi une légitimité particulière dans ce pays, une identité. Le dernier élément pour moi fut l’esprit qui avait régné ce jour-là. Il n’y avait pas eu de débordements, le message était passé, la Marche silencieuse était réussie. Il s’agissait bien d’un Honneur que nous leur rendions. Je suis demeurée, les jours qui ont suivi, dans un état second. Car la prise de conscience de cet acte énorme et historique que fut la Marche s’est faite bien après. Mais elle fut possible à partir de cette Marche.

« Le 23 mai 1998 symbolise aussi un trait d’union entre nous. »

Comment alors peut-on imaginer, aujourd’hui, que l’on puisse discuter autour de la date du 23 mai ? Cette date ne doit pas être choisie comme jour pour le souvenir Du Martyre des Esclaves Nègres. Cette date est la date du souvenir de ce Martyre. Moi, j’y étais. Mon mari et mes enfants aussi. Edwy était un adolescent. Par cette Marche j’ai l’impression de lui avoir donné quelque chose ce jour-là alors que je ne connaissais pratiquement rien de cette histoire. Ce fut le premier don que nous avons fait en direction de nos Aieux Esclaves, mais aussi vis-à-vis de nos enfants parce que nous avons marché, nous étions debout et que peut-être enfin nous allions, pour beaucoup d’entre nous à partir de cette date, être fiers d’Eux.

Le 23 mai 1998 symbolise aussi un trait d’union entre nous. Combien parmi nous en évoquant cette date comme le début de quelque chose n’ont-ils pas entendu : « Tu étais là, ce jour là ?… moi aussi » Et même ceux qui n’y étaient pas évoquent ce lien là. Tout le chemin, tout le travail effectué jusqu’à aujourd’hui n’aurait pas été possible sans cette date. Il ne peut y avoir d’autre date. Car cette date, pour moi, légitime l’action, la place que j’occupe dans l’association Comité Marche du 23 mai 1998(CM98), et c’est aussi à partir d’elle que l’élan pour qu’il y ait dès l’an 2000 un hommage chaque année pour Eux le 23 mai, fut possible.

« Grâce à nos Aieux Esclaves, les sentiments de fierté pour eux, de respect et d’honneur sont nés. »

Je n’accepterai pas d’autre date parce que cela voudrait dire que ce jour là j’étais là par hasard et que moi, leur enfant, je ferais offense à leur mémoire en acceptant cela. Ce serait dire à mes enfants Edwy, Séphora et Zachary que la spiritualité qui a justifié ma présence ce jour là n’était pas le ciment qui construisait ma vie. Grâce à nos Aïeux Esclaves, les sentiments de fierté pour eux, de respect et d’honneur sont nés. Et ce sont ces sentiments qui m’animent aujourd’hui. Et ce sont eux qui me permettront de m’engager et de tenir dans une action qui doit aller bien au delà de la signature d’une simple pétition pour obtenir la reconnaissance nationale de cette date. Ce sont ces sentiments-là qui doivent être les moteurs, l’essence de notre détermination pour faire de cette date ce qu’elle est déjà pour nous et non ce qu’elle devrait être : « La journée du souvenir du Martyre des Nôtres. » Ils nous regardaient sûrement ce jour-là… »

Le 23 mai 1998 par Marly Rosalie Louis-Peroumal.

20 ans plus tard, elle ainsi que beaucoup d’autres, marcheront à nouveau, du Louvre à la place de la République, afin d’honorer la mémoire de ces aïeux.

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