Loi Taubira : la France face à l’esclavage, crime contre l’humanité

Quand la République osa nommer l’esclavage un crime contre l’humanité

Il y avait le silence. Un silence épais, cousu de siècles et de négligence. Un silence plus profond que l’oubli : celui de l’effacement. Effacement des noms, des vies, des douleurs. Longtemps, la République française a regardé ailleurs. Jusqu’au jour où, dans l’enceinte feutrée de l’Assemblée nationale, une voix claire s’est levée pour dire ce qui n’avait jamais été dit : l’esclavage fut un crime contre l’humanité. Cette reconnaissance historique porta un nom : la loi Taubira. Une loi portée par Christiane Taubira, femme de mémoire, qui fit entrer l’indicible dans le droit. Une loi pour ne plus oublier.

Une mémoire interdite : aux racines du silence républicain

Loi Taubira
François-Auguste Biard : Proclamation de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, 27 avril 1848

L’histoire de l’esclavage transatlantique, celle des traites dans l’océan Indien, celle des peuples arrachés, n’a jamais cessé d’exister. Mais en France, elle fut longtemps rangée dans les limbes d’un récit national tronqué. L’abolition de 1848 fut célébrée comme un acte de grandeur, une générosité républicaine incarnée par Victor Schoelcher. Mais rien, ou presque, sur les siècles d’asservissement, sur l’horreur industrielle des cales, sur les millions d’hommes, de femmes et d’enfants broyés.

Ni justice. Ni réparation. Ni reconnaissance.

Le mot même de “crime” ne fut jamais prononcé.

Derrière ce silence, il y a le mythe de la République indivisible, insensible aux couleurs de peau, sourde aux mémoires dites “particularistes”. En vérité, il y avait surtout une gêne : comment concilier les valeurs universelles proclamées par la France avec le souvenir d’un système d’exploitation fondé sur la déshumanisation de peuples entiers ?

Une voix singulière dans l’Hémicycle : Christiane Taubira, messagère de l’Histoire

Elle entre à l’Assemblée avec l’assurance de ceux qui savent que leur parole dérange. Femme. Noire. Guyanaise. Et poète. Christiane Taubira n’a pas seulement porté un projet de loi : elle a incarné une brèche dans l’ordre des choses.

Le 18 février 1999, elle prononce un discours d’une rare intensité. Elle y invoque l’histoire comme devoir, non comme ressentiment. Elle y parle d’humanité, de justice, de transmission. Pas une plainte, pas un procès : un rappel.

« Il ne s’agit pas d’accuser. Il s’agit de reconnaître. De dire que cela fut. Que cela a broyé des vies. Que cela a été permis. »

Elle cite Glissant, Césaire, Fanon. Elle déroule la mémoire des sables, des chaînes, des silences. Dans l’hémicycle, certains se crispent. D’autres applaudissent timidement. Ce jour-là, la République vacille un instant. Et commence à regarder son propre passé.

La loi Taubira : nommer l’indicible, inscrire la vérité

Le 10 mai 2001, l’Assemblée nationale vote un texte d’une portée historique inédite : la loi n° 2001-434, la loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité dite loi Taubira, du nom de la députée guyanaise Christiane Taubira, qui en fut la porteuse inflexible et habitée. Elle sera promulguée le 21 mai 2001 par le président Jacques Chirac.

En apparence, cinq articles seulement. Peu de pages. Mais au cœur du texte, une révolution silencieuse : pour la première fois, la République française reconnaît que l’esclavage et la traite négrière sont des crimes contre l’humanité. Non plus un simple mal moral, ni un simple épisode passé, mais une infamie d’ampleur universelle.

Texte complet de la loi Taubira :

Article 1

« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. »

Ce premier article nomme enfin. Il brise le silence d’État et inscrit dans le marbre du droit cette réalité longtemps ignorée : l’esclavage colonial, cette institution transcontinentale organisée, est un crime contre l’humanité ; au même titre que les génocides et les crimes de guerre.

Article 2

« Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée. »

Cet article pose les fondements pédagogiques de la loi Taubira. Il exige que l’enseignement et la recherche scientifique en France accordent une visibilité à la hauteur de l’ampleur du crime. Il s’agit d’une obligation mémorielle, mais aussi d’une réparation symbolique par le savoir. L’Histoire doit être reconstituée, transmise, ouverte aux mémoires multiples ; écrites, orales, archéologiques.

Article 3

« Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l’océan Indien et de l’esclavage comme crime contre l’humanité sera introduite auprès du Conseil de l’Europe, des organisations internationales et de l’Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d’une date commune au plan international pour commémorer l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d’outre-mer. »

La loi Taubira ne se limite pas à la France. Elle ambitionne une reconnaissance internationale, dans les enceintes symboliques du Conseil de l’Europe, de l’ONU ou de l’UNESCO. Car ce crime fut global. Et les cicatrices, planétaires. Elle suggère également la création d’une date de commémoration universelle ; une mémoire mondiale de l’abolition, sans effacer les mémoires locales.

Article 4

« A modifié les dispositions suivantes : Modifie Loi n°83-550 du 30 juin 1983 – art. unique (M). »

Ce quatrième article est technique : il insère la reconnaissance du crime d’esclavage dans les instruments de soutien aux commémorations nationales, permettant notamment leur financement ou leur organisation institutionnelle. Il s’agit d’un levier pour faire vivre la mémoire dans l’espace public.

Article 5

« A modifié les dispositions suivantes : Modifie Loi n°1881-07-29 du 29 juillet 1881 – art. 48-1 (M). »

Enfin, cet article modifie la loi sur la liberté de la presse de 1881 pour autoriser les associations antiracistes à se porter partie civile en cas de contestation publique de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. C’est une clause de protection juridique de la mémoire et de la dignité, comparable à celle qui existe pour la négation des crimes contre l’humanité (loi Gayssot).

Une portée symbolique et juridique historique

Cette reconnaissance juridique s’aligne avec les principes du droit international pénal. L’esclavage entre enfin dans la même catégorie que les crimes les plus graves de l’humanité : le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité.

Mais au-delà du juridique, la loi Taubira répare un lien abîmé entre la République et ses enfants issus de la colonisation. Elle est un acte de justice. Un geste politique majeur. Un rempart contre l’oubli.

L’onde de choc : critiques, résistances et déformations

Loi Taubira
Olivier Grenouilleau est suposément spécialiste de l’esclavage et son abolition ©C. Helie

La loi Taubira ne fut pas un long fleuve tranquille. Certains historiens comme Olivier Grenouilleau y virent une “loi mémorielle” dangereuse, accusée de figer l’histoire dans le marbre du droit. Le collectif Liberté pour l’Histoire, emmené par Pierre Nora, dénonça une “judiciarisation du passé”.

Ces critiques, souvent portées par des hommes blancs, installés dans les cercles du savoir légitime, opposaient une mémoire dite “particulière” à un récit national jugé “universel”. Mais qui définit cet universel, sinon ceux qui en ont toujours été le centre ?

En réalité, la loi Taubira ne dicte pas l’histoire : elle la reconnaît. Elle ne fabrique pas une mémoire, elle donne sa place à une mémoire longtemps interdite.

Commémorer : du 10 mai à l’horizon des mémoires

En 2006, Jacques Chirac instaure le 10 mai comme Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Une date symbolique. Une avancée majeure.

Mais la mise en œuvre reste inégale. Les manuels scolaires peinent à intégrer cette mémoire de façon digne. La recherche progresse, mais les financements manquent. Des projets comme le Mémorial ACTe en Guadeloupe ou la Fondation pour la mémoire de l’esclavage sont essentiels, mais encore trop méconnus du grand public.

Dans les rues de France, la jeunesse afro-descendante se cherche encore dans les vitrines d’un récit national qui ne lui tend pas toujours le miroir.

L’avenir d’une loi : transmettre, incarner, prolonger

Loi Taubira
© Sipa Press

Aujourd’hui, la loi Taubira est plus qu’un texte. C’est un repère éthique. Elle rappelle que l’Histoire peut être une arme… ou une lumière.

Mais elle ne suffit pas.

Tant que des descendants d’esclaves seront renvoyés à leur “origine”, tant que le mot “réparation” sera perçu comme une menace, tant que les violences policières frapperont les corps noirs dans l’indifférence, cette loi restera inachevée.

Il nous faut donc enseigner. Transmettre. Nommer encore. Non pas pour enfermer les identités dans la souffrance, mais pour ouvrir les consciences à l’universalité de la dignité humaine.

La loi Taubira n’a pas effacé les chaînes. Elle n’a pas reconstruit les vies détruites. Elle n’a pas rendu justice à tous ceux que l’histoire a étouffés. Mais elle a fait mieux que cela : elle a nommé.

Et dans chaque mot inscrit dans cette loi, dans chaque syllabe prononcée dans l’hémicycle, il y avait un peu du cri de ceux qu’on avait réduits au silence.

Car ce que l’on nomme ne meurt pas.
Et ce que la République ose nommer peut enfin être réparé.

Sources & références bibliographiques

  • Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité, Journal officiel de la République française, 22 mai 2001. Texte intégral consultable sur Legifrance.gouv.fr.
  • Travaux parlementaires (1999-2001) : Propositions de loi, rapports de Mme Christiane Taubira-Delannon (Assemblée nationale), rapports de M. Jean-Pierre Schosteck (Sénat).
  • Christiane TaubiraDiscours à l’Assemblée nationale, 18 février 1999 (archives vidéo et transcription disponibles via l’INA et le site de l’Assemblée nationale).
  • Chirac JacquesDiscours du 30 janvier 2006 (instauration de la Journée nationale des mémoires de l’esclavage), consultable sur Elysee.fr.
  • Pierre NoraLiberté pour l’histoire, Paris, CNRS Éditions, 2008.
  • Olivier GrenouilleauLes traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004.
  • Marcel DorignyLes abolitions de l’esclavage : de L. F. Sonthonax à Victor Schoelcher, 1793-1848, Paris, Éditions du CTHS, 1995.
  • Myriam CottiasLa question noire : histoire d’une construction coloniale, Paris, Bayard, 2007.
  • Michel-Rolph TrouillotSilencing the Past: Power and the Production of History, Boston, Beacon Press, 1995.
  • Frantz FanonPeau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952.
  • Rapport de la mission « Mémoire de l’esclavage », remis au Premier ministre par Maryse Condé et Rama Yade, 2009.
  • Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, publications consultables sur memoire-esclavage.org.
  • Ministère de l’Éducation nationale (France), Programmes officiels d’histoire – cycle 3 et 4, réformes 2016 et 2020.
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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