Au XVIIᵉ siècle, une religieuse noire intrigue la cour de Louis XIV. Était-elle princesse cachée, fille illégitime ou simple protégée royale ? Enquête sur Louise Marie Thérèse, la mystérieuse « Mauresse de Moret ».
Une ombre noire au cœur du Grand Siècle
Au détour d’un couvent discret de Moret-sur-Laing, à l’orée de la forêt de Fontainebleau, vécut une religieuse dont l’existence nourrit, depuis plus de trois siècles, les rumeurs les plus tenaces. Elle s’appelait Louise Marie Thérèse, mais la postérité la connaît surtout sous le nom de « Mauresse de Moret ». Religieuse bénédictine, décrite comme noire de peau, elle occupa au sein de la monarchie absolue une place singulière : à la fois effacée dans la vie conventuelle et omniprésente dans l’imaginaire des contemporains.
Car nous sommes sous le règne du Roi-Soleil, à l’apogée du Grand Siècle. Versailles brille, la cour est le théâtre de tous les regards, et pourtant, derrière les fastes, bruissent mille murmures. Une religieuse noire, protégée du roi, entretenue par des pensions royales, visitée par les princes et même évoquée par Saint-Simon et Voltaire : il n’en fallait pas plus pour alimenter le feu des spéculations. Était-elle la fille cachée de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV, née d’un adultère ou d’un mystère médical ? Ou bien une enfant illégitime du roi, dissimulée dans un couvent pour éviter un scandale dynastique ?
La question, jamais tranchée, continue de hanter les historiens. Entre archives lacunaires, récits de cour souvent contradictoires et reconstructions littéraires ultérieures, le mystère demeure. Mais il ne s’agit pas seulement d’une anecdote de palais. À travers le destin de Louise Marie Thérèse, c’est tout un pan de l’histoire française qui se dévoile : la façon dont le pouvoir absolu gérait ses secrets, la perception de la différence raciale dans la France du XVIIᵉ siècle, et la construction postérieure d’un mythe mêlant race, pouvoir et mémoire.
Replacer cette figure dans l’histoire culturelle et politique de son temps, c’est interroger à la fois la rigidité et les fragilités de l’édifice monarchique. C’est aussi rappeler que, même au cœur du Grand Siècle, l’altérité africaine ne se tenait pas seulement à la marge des colonies, mais qu’elle trouvait place, discrète et énigmatique, jusque dans l’intimité du roi et de sa cour.
Moret-sur-Loing et le couvent des bénédictines
Pour comprendre le destin singulier de Louise Marie Thérèse, il faut d’abord s’arrêter sur le décor qui l’abrita : Moret-sur-Loing, petite cité fortifiée aux portes de la forêt de Fontainebleau. Située à une soixantaine de kilomètres de Paris, cette bourgade, posée sur les rives du Loing, vivait à l’ombre de la résidence royale de Fontainebleau, lieu de chasse privilégié de Louis XIV et de ses prédécesseurs. C’est dans cet environnement à la fois rural et marqué par la proximité du pouvoir que la religieuse noire passa l’essentiel de sa vie.
Au cœur de la ville se trouvait le prieuré Notre-Dame-des-Anges, une maison bénédictine de femmes, fondée au Moyen Âge et modeste par sa taille comme par son rayonnement. Rien ne la prédestinait à figurer dans les chroniques du Grand Siècle, sinon l’attention particulière que lui porta le Roi-Soleil. En effet, dès que Louise Marie Thérèse y fut installée, le couvent bénéficia d’une faveur royale singulière : pensions régulières, visites de courtisans, prestige symbolique lié à sa mystérieuse pensionnaire. Ce lieu discret devint, par la volonté du souverain, le théâtre d’un secret d’État.
La symbolique de ce choix est forte. Le prieuré de Moret représentait un entre-deux : ni la visibilité éclatante de Versailles ou de Saint-Cyr, ni l’éloignement total d’un monastère de province. À Moret, Louise Marie Thérèse était à la fois cachée et protégée, isolée mais toujours sous la main vigilante du roi. Placée à la frontière de la cour et du retrait religieux, elle illustre la manière dont le pouvoir monarchique utilisait les institutions religieuses pour gérer ses zones d’ombre.
Ce que l’on sait
La vie de Louise Marie Thérèse se dérobe derrière un voile de silence et de contradictions. Les rares éléments disponibles, épars et souvent douteux, composent une biographie morcelée, à l’image du mystère qui entoure sa personne.
Sa naissance demeure incertaine. Selon les sources, elle aurait vu le jour en 1658, 1664 ou 1675 ; des dates très éloignées qui traduisent le manque d’archives fiables. Aucun acte de baptême n’a été retrouvé, et les mentions officielles apparaissent tardivement, au moment de son entrée en religion. Cette incertitude contribue à nourrir les spéculations sur ses origines et sur une éventuelle dissimulation volontaire de son état civil.
C’est seulement en 1695 qu’elle apparaît clairement dans les documents. Cette année-là, Louise Marie Thérèse intègre officiellement le couvent bénédictin de Moret, où elle prend le voile. Des brevets de pension attestent du soutien financier apporté par la couronne à son égard, signe que son séjour dans le cloître n’était pas celui d’une simple religieuse anonyme. L’argent du roi, versé régulièrement, garantit son entretien et celui de sa communauté, conférant à sa présence une dimension politique.
Louise Marie Thérèse demeura au couvent jusqu’à sa mort en 1730. Elle y vécut plus de trente ans, loin des fastes de Versailles mais jamais totalement soustraite aux regards. Des visiteurs illustres vinrent la rencontrer, attirés par la singularité de son histoire.
Quelques traces matérielles subsistent encore aujourd’hui. On conserve des signatures de sa main dans certains registres conventuels, preuve qu’elle savait écrire, ce qui était notable pour une femme recluse au XVIIᵉ siècle. De plus, plusieurs portraits présumés existent, dont celui attribué à Jean-Baptiste Santerre ou encore un tableau conservé au musée de Melun, souvent identifié comme une représentation de la « Mauresse de Moret ». Quant à la toile de Gobert, elle participe au flou artistique, oscillant entre réalité et interprétation.
Ces fragments (pensions, signatures, portraits) ne suffisent pas à établir une biographie solide. Mais ils rappellent qu’au sein d’un royaume obsédé par le contrôle et la mémoire, l’existence de Louise Marie Thérèse fut suffisamment singulière pour que subsistent des indices. À défaut de certitude, ces traces alimentent l’énigme, laissant aux générations suivantes le soin de combler le vide par des hypothèses et des récits.
La notoriété mystérieuse
Si Louise Marie Thérèse avait été une simple religieuse de province, son nom aurait disparu dans les archives conventuelles. Or, elle attira, tout au long de sa vie, la curiosité et même l’attention des plus hautes figures de la cour. Des princes, des dames de Versailles, et même Madame de Maintenon, seconde épouse morganatique de Louis XIV, vinrent au couvent de Moret pour la rencontrer. Le mémorialiste Saint-Simon rapporte qu’elle était « vue avec bonté » par le roi et par son entourage, une formule qui, sous sa plume, souligne autant la protection qu’un statut singulier et mystérieux.
Cette visibilité ne fut pas seulement mondaine : elle intéressa aussi les intellectuels. Voltaire, qui recueillait avidement les rumeurs de la cour, mentionna l’existence de la « Mauresse de Moret », contribuant ainsi à fixer son énigme dans l’histoire écrite. Sa présence devint un objet de conversation, un de ces secrets murmurés à mi-voix dans les couloirs de Versailles, où les récits fabuleux se mêlaient aux intrigues politiques.
Pourtant, les archives officielles demeurent étrangement silencieuses. Aucun acte de baptême, aucun document précis ne permet de cerner sa filiation. Certains papiers, qui auraient pu éclairer son origine, semblent avoir disparu, comme si une main invisible avait soigneusement nettoyé les traces compromettantes. Seules subsistent des mentions indirectes : pensions royales, notes conventuelles, signatures. Cette absence systématique intrigue : comment expliquer que dans un royaume obsédé par l’ordre et la mémoire, une pensionnaire royale échappe ainsi à la rigueur administrative ?
Dès lors, l’hypothèse d’un secret d’État s’impose. Louis XIV, maître incontesté de la dissimulation politique, savait protéger ses propres enfants illégitimes, multipliant les subterfuges pour éviter le scandale. Louise Marie Thérèse aurait-elle été l’une de ces ombres gênantes, à dissimuler derrière les murs d’un couvent ? La question reste ouverte, mais l’acharnement du silence institutionnel renforce le sentiment d’un mystère soigneusement entretenu.
Hypothèse 1 : une fille noire de la reine Marie-Thérèse
Parmi les rumeurs qui enflammèrent Versailles, la plus persistante fut celle d’une enfant noire née de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV. L’épisode se situerait en 1664, lorsque la souveraine connut un accouchement difficile. Selon certains récits, la naissance aurait donné lieu à un scandale étouffé : l’enfant, de peau sombre, aurait été soustrait à la vue publique et placé discrètement au couvent de Moret.
Cette thèse s’accompagne d’une version dramatique : la substitution d’un corps lors des funérailles de la petite Marie-Anne de France, l’un des nombreux enfants morts en bas âge du couple royal. Officiellement décédée, la princesse aurait en réalité été remplacée dans son cercueil par un autre corps, tandis que la véritable enfant (devenue la « Mauresse de Moret ») était secrètement confiée aux bénédictines. Cette hypothèse, largement romancée, nourrit l’idée d’un secret dynastique destiné à protéger l’image du roi et de la monarchie.
Les partisans de cette thèse avancent plusieurs éléments : des rumeurs de cour mentionnées par les contemporains, l’allusion de Mlle de Montpensier qui évoqua la naissance d’une enfant « d’une couleur étrange », et surtout le silence des archives qui laisse la place au doute. Le fait que Louise Marie Thérèse ait bénéficié de pensions royales semble, pour eux, renforcer l’idée d’un lien direct avec la famille royale.
Mais les limites de cette hypothèse sont nombreuses. D’abord, les accouchements royaux étaient publics, entourés de nombreux témoins destinés à prévenir toute substitution ou dissimulation. Ensuite, la mortalité infantile était très élevée au XVIIᵉ siècle, ce qui relativise le caractère exceptionnel de la mort de Marie-Anne. Enfin, aucune preuve diplomatique (or les ambassadeurs étrangers rapportaient scrupuleusement les moindres rumeurs de la cour) ne confirme l’existence d’un tel scandale.
Cette version séduisante doit beaucoup au XIXᵉ siècle romantique. Des écrivains comme Victor Hugo, sensibles aux destins tragiques et aux secrets royaux, s’emparèrent de l’histoire pour en faire un mythe littéraire. Plus tard, d’autres romanciers et pamphlétaires accentuèrent la dimension sensationnelle, renforçant la légende d’une princesse cachée derrière les murs d’un couvent.
Hypothèse 2 : une fille illégitime de Louis XIV
Une autre rumeur, non moins persistante, fait de Louise Marie Thérèse non pas la fille de la reine, mais celle de Louis XIV lui-même. Dans ce scénario, elle serait née d’une liaison secrète entre le roi et une femme noire, peut-être une servante de la cour ou une comédienne. Cette hypothèse s’appuie sur un élément récurrent : la présence de pensions royales versées pour son entretien, ainsi que sur certains récits qui suggèrent que le Roi-Soleil aurait veillé personnellement à ce qu’elle soit placée à l’abri dans le couvent de Moret.
Le philosophe Voltaire évoqua l’existence de la religieuse noire et la rattacha, avec l’ironie qui le caractérisait, aux aventures galantes du roi. Même si son témoignage est plus littéraire qu’historique, il contribua à populariser l’idée d’un sang royal coulant dans les veines de Louise Marie Thérèse. Le rôle de Madame de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV, est également cité : elle aurait pris soin de cette enfant comme elle le fit pour d’autres illégitimes, confirmant l’hypothèse d’une filiation royale tenue secrète mais assumée à huis clos.
Certains historiens modernes, comme Louis Hastier ou Serge Bilé, ont repris cette piste. Le premier, dans son enquête sur les énigmes de la cour de Versailles, y voyait la trace d’une dissimulation organisée ; le second, dans une perspective afrocentrée, y a vu une figure symbolique de l’invisibilisation des Afro-descendants dans l’histoire française, masquée par la légende blanche du Roi-Soleil.
Mais cette hypothèse souffre des mêmes fragilités que la précédente. Elle repose sur un faisceau de traditions orales et de témoignages tardifs, sans preuves irréfutables. Aucun document officiel n’atteste de la naissance d’un enfant illégitime noir du roi, et les ambassadeurs étrangers (toujours prompts à colporter les scandales de Versailles) n’ont laissé aucune mention d’un tel secret.
Hypothèse 3 : une protégée de la couronne
La troisième hypothèse, sans doute la plus prudente et historiquement vraisemblable, consiste à voir en Louise Marie Thérèse non une princesse cachée, mais une protégée de la couronne. Selon ce scénario, elle aurait été la fille d’un domestique noir attaché à la maison royale, ou bien une orpheline africaine ou mauresque, recueillie dans le sillage des réseaux d’esclavage ou de domesticité qui alimentaient alors les cours européennes en pages et serviteurs exotiques.
Dans cette lecture, son installation au couvent de Moret ne serait pas le fruit d’un secret dynastique, mais plutôt d’un parrainage royal. Louis XIV, la reine Marie-Thérèse et, plus tard, Madame de Maintenon, avaient coutume de financer l’entretien de protégés dans des institutions religieuses, par charité ou par convenance politique. Le cas de Louise Marie Thérèse entrerait dans ce cadre : une enfant « différente », dont la présence à la cour aurait suscité curiosité et malaise, placée dans un lieu discret mais entretenue avec soin.
Des témoignages, notamment ceux du duc de Luynes, évoquent explicitement l’adoption par charité d’une « enfant noire » par le roi et son entourage. Ces récits renforcent l’idée que la « Mauresse de Moret » aurait bénéficié d’une protection particulière, mais sans qu’il soit nécessaire de lui prêter une ascendance royale. Les pensions versées par le roi au prieuré de Moret s’inscriraient alors dans une pratique habituelle : assurer la subsistance d’un pensionnaire atypique tout en transformant le couvent en lieu de garde discret.
Cette hypothèse a l’avantage d’être la plus compatible avec l’état des sources : elle explique la présence des pensions royales, l’intérêt porté par la cour à une religieuse « différente », tout en tenant compte du silence des archives officielles sur une éventuelle filiation. Elle n’a pas la force romanesque des autres versions, mais elle éclaire le rôle ambigu du pouvoir royal, partagé entre charité chrétienne et gestion politique des marges.
La construction d’un mythe littéraire
Si la vie de Louise Marie Thérèse demeure enveloppée de mystère, son destin posthume est, lui, beaucoup plus clair : elle est devenue une figure romanesque, nourrissant la littérature, l’imaginaire populaire et même la culture contemporaine.
Dès le XIXᵉ siècle, dans un contexte marqué par le goût des intrigues de cour et des secrets dynastiques, l’histoire de la « Mauresse de Moret » fut reprise par des écrivains romantiques et pamphlétaires. On la retrouve dans des récits sensationnalistes publiés par des auteurs comme Teste d’Ouet, Maurice Lachâtre ou encore Juliette Benzoni, qui voyaient dans cette énigme un matériau idéal pour séduire un lectorat avide de mystères royaux. Le récit d’une princesse noire cachée dans un couvent résonnait particulièrement à une époque fascinée par les figures maudites et les enfants illégitimes.
Au XXᵉ et XXIᵉ siècles, le mythe fut repris par des auteurs et chercheurs afrodescendants qui y virent le symbole d’une invisibilisation historique. Claude Ribbe et Serge Bilé, notamment, consacrèrent des ouvrages à la Mauresse de Moret, donnant à cette figure une place dans le récit afro-européen. Dans leurs lectures, Louise Marie Thérèse devenait moins une curiosité dynastique qu’un symbole de la présence noire en France, occultée par les récits officiels.
La fascination ne se limite pas aux livres. Dans la culture contemporaine, la « Mauresse de Moret » continue de nourrir l’imaginaire. Des expositions locales en Seine-et-Marne lui consacrent des sections, certains médias relaient périodiquement l’hypothèse d’une princesse cachée, et même des initiatives plus légères (comme une chocolaterie à Moret proposant des produits à son effigie) témoignent de la permanence de ce mythe dans la mémoire collective.
La symbolique : race, pouvoir et mémoire au Grand Siècle
L’existence même de Louise Marie Thérèse prend tout son sens lorsqu’on l’inscrit dans le contexte du Grand Siècle et de ses représentations du noir. Sous Louis XIV, les cours européennes, et plus encore Versailles, se passionnent pour l’exotisme : on y exhibe des pages africains, des esclaves venus des colonies, des objets d’art inspirés de l’Orient et de l’Afrique. La présence noire, réduite au rôle de curiosité ou de servitude, renforce la magnificence du roi en soulignant sa domination sur les mondes lointains.
Mais Louise Marie Thérèse échappe à ce registre convenu. Elle n’était pas un page, pas un serviteur, mais une religieuse protégée par le roi. Sa présence au couvent de Moret brouillait les lignes : au lieu d’incarner l’ornement exotique, elle devenait un mystère politique, une altérité placée au cœur même de l’institution monarchique.
L’« affaire » révèle ainsi la fascination mêlée de crainte que suscitait la différence raciale dans la France du XVIIᵉ siècle. La couleur de peau de Louise Marie Thérèse, jugée « insolite » au sein d’un royaume qui prônait la blancheur comme norme dynastique, alimenta les rumeurs les plus folles : fille adultérine de la reine, enfant illégitime du roi, protégée d’un secret d’État.
Le silence des archives, loin d’être une simple négligence, semble avoir joué un rôle actif. Dans une monarchie où tout était consigné, le fait que sa naissance, son baptême et ses origines restent absents des registres apparaît comme une stratégie de dissimulation politique. Louis XIV, maître de l’image et de la mise en scène, savait que l’ombre était parfois l’arme la plus efficace pour protéger le trône d’un scandale.
La mémoire postérieure a transformé Louise Marie Thérèse en miroir des fantasmes. Pour les romantiques du XIXᵉ siècle, elle incarne le secret sulfureux qui fragilise la majesté royale. Pour les intellectuels contemporains, elle devient un symbole de l’invisibilisation des Afro-descendants dans l’histoire européenne. À travers elle, se croisent les obsessions de chaque époque : pureté dynastique, exotisme, scandale, mémoire coloniale.
Entre énigme et héritage
Au terme de ce parcours, la figure de Louise Marie Thérèse demeure une énigme. Trois hypothèses s’affrontent : fille noire de la reine Marie-Thérèse, enfant illégitime de Louis XIV, ou simple protégée de la couronne. Aucune n’a pu être définitivement confirmée, et chacune reflète moins une vérité historique qu’une manière, pour les époques successives, de projeter leurs obsessions et leurs fantasmes sur une silhouette demeurée insaisissable.
Son destin illustre toute l’ambivalence de la monarchie française : à la fois marginalisée dans un couvent discret, mise à l’écart pour ne pas troubler l’ordre dynastique, et en même temps honorée par des pensions royales, des visites illustres et une mémoire persistante dans les chroniques. Louise Marie Thérèse fut à la fois invisible et visible, oubliée par les archives mais éternisée par la rumeur et l’imaginaire.
Elle nous enseigne combien les questions de couleur, de filiation et de pouvoir furent centrales dans la France moderne. À travers son cas, on mesure comment l’absolutisme gérait l’altérité : tantôt intégrée sous forme d’exotisme maîtrisé, tantôt étouffée derrière les murs d’un couvent. Le silence qui entoure son existence n’est pas anodin : il est révélateur d’un système qui savait utiliser l’effacement comme instrument politique.
Aujourd’hui, la « Mauresse de Moret » dépasse le cadre anecdotique. Elle nourrit un débat plus large sur la place des Afro-descendants dans l’histoire européenne, sur les mémoires invisibles du Grand Siècle et sur la manière dont les récits officiels ont gommé des présences pourtant bien réelles. Qu’elle ait été princesse, fille illégitime ou protégée, Louise Marie Thérèse incarne une vérité essentielle : au cœur même du royaume le plus éclatant de l’Europe, l’altérité noire n’était pas seulement tolérée, elle faisait partie intégrante du paysage, dans l’ombre mais aussi dans la mémoire.
Sources
- Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de. Mémoires. Paris : Hachette, 1856-1858 (éd. complète).
- Voltaire. Siècle de Louis XIV. Paris : Garnier-Flammarion, 1966 (éd. critique).
- Mlle de Montpensier (Anne-Marie-Louise d’Orléans). Mémoires. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.
- Luynes, Charles-Philippe d’Albert de. Mémoires sur la cour de Louis XV. Paris : Firmin-Didot, 1860 (mentions de l’enfant noire protégée).
- Archives de Moret-sur-Loing. Registres conventuels, brevets de pension (1695).
- Hastier, Louis. L’Énigme de la Mauresse de Moret. Paris : Éditions France-Empire, 1961.
- Bilé, Serge. La Mauresse de Moret : La fille cachée de Louis XIV. Paris : Pascal Galodé Éditeurs, 2010.
- Lever, Évelyne. Louis XIV. Paris : Fayard, 1985 (références au contexte dynastique).
- Moote, A. Lloyd. Louis XIII, the Just. Berkeley : University of California Press, 1989 (pour le contexte monarchique et dynastique).
- Moura, Jean-Marc. La France des Lumières et l’exotisme. Paris : PUF, 1999.
- Blanchard, Pascal, et al. La France noire : Trois siècles de présences. Paris : La Découverte, 2011 (place des Afro-descendants dans l’histoire de France).
- Peabody, Sue. “There Are No Slaves in France”: The Political Culture of Race and Slavery in the Ancien Régime. New York : Oxford University Press, 1996.
- Durand, Yves. Vie quotidienne à la cour de Louis XIV. Paris : Hachette, 1984.