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« Je ne suis pas un déguisement », quand l’art est au service de la revalorisation identitaire

Culture

« Je ne suis pas un déguisement », quand l’art est au service de la revalorisation identitaire

Par Mathieu N'DIAYE 16 septembre 2018

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Annia est une jeune artiste engagée qui nous livre de façon intime, ses débuts de militante et ce qui l’a poussée à ouvrir les yeux tant sur son identité que sur le monde qui l’entoure. Nofi est allé à sa rencontre.

Bonjour Annia, peux-tu te présenter en quelques mots au lectorat de Nofi ? Qui es-tu ?

Bonjour, je m’appelle Annia, je suis une rêveuse, qui dessine, qui peint, une personne qui pense plus avec des images qu’avec des mots et une artiste afro-féministe. Je me vois comme une femme sensible et en colère, mais une belle colère, légitime et juste, elle est le moteur de ma création artistique. Je suis métisse, mon père était coopérant, ma mère quant à elle était serveuse au Burkina même si elle est du Ghana. Il se sont rencontrés et aimés mais on sait que les histoires ne sont pas aussi simples. Mon père m’a emmené en France à l’âge de 5 ans car il voulait que je suive les études ici, ma mère a accepté mais est restée en Afrique. Si je dois rapidement retracer mon histoire, celle-ci est faite de déracinement et d’adoption au sein de ma propre famille paternelle  “blanche”. Cela a entraîné une grande perte en terme d’identité, je n’ai pas grandi ni avec mon père, ni avec ma mère et ma demi-soeur. Aujourd’hui, je suis en train de réconcilier cette dualité que l’on sait propre aux enfants métis. Dualité que je ressens au quotidien et dans mes luttes. C’est un gros travail parce qu’il s’agit de la confrontation de deux cultures, de deux imaginaires, dont l’un est empreint de colonialisme et d’un autre dont je ne connais pas toutes les clés.

Peux-tu revenir sur ton parcours qui semble atypique ?

En tant que rêveuse, j’ai toujours eu un imaginaire très fort peuplé de lutins et d’elfes.

Mon père et mon oncle  étaient des lecteurs du Seigneur des anneaux et c’était un monde qui m’inspirait beaucoup d’images. Durant ma scolarité, j’ai très vite aimé étudier les anciens peuples, car à travers eux, il me semble qu’avec du recul on découvre beaucoup de choses sur notre propre société et son histoire : Égypte antique, puis la Grèce, du latin et du grec.

J’ai toujours dessiné et j’ai eu la chance de grandir dans une famille d’ »artistes ». Et je me souviens de ce prof de géographie qui blaguait sur le fait que la meilleure chance pour l’Afrique c’était le sida. Après mon bac, j’ai intégré une école d’art plastique en relation avec le monde du théâtre, à Avignon. J’ai toujours eu une fascination pour le monde du théâtre. C’est l’un des arts que j’affectionne le plus. Je travaillais dans mes recherches et ma démarche artistique sur ce que j’appelle “la paranoïa du spectateur” ou la capacité à voir ce qui nous concerne ou ce que l’on désire voir. Avec un attrait particulier pour les images à double lectures, les images cachées et la dualité. Suite à cela, j’ai eu la chance de partir à New-York à la School of visual art, dans le cadre d’un programme d’échange de 6 mois à l’époque du « Occupy Wall Street« . Là, j’ai pris une grosse claque, en tant que “Noire”, parce qu’il faut savoir que la-bas dès qu’une personne est en mesure d’être discriminée, avec un héritage afro, elle est considérée comme Noire. J’ai été bien accueillie par la communauté afro-américaine. Je me suis alors rendue compte qu’en terme de culture, que relativement à mon identité Noire, j’étais un peu à la ramasse. Ça a été une claque très bénéfique, un réveil, car c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à lire Angela Davis, Frederick Douglass et tant d’autres. C’est à partir de ce moment que j’ai pris conscience que j’étais fière d’être noire. J’étais heureuse de pouvoir acheter des œufs en même temps que des produits capillaires, qui n’étaient pas destinés à me lisser les cheveux pour ressembler à une blanche, dans les supermarchés. New-York a été pour moi une expérience hyper intéressante, à tel point que lorsque je suis rentrée en France, je ne me sentais pas prête à intégrer directement le monde du travail. J’avais encore besoin de me construire des outils de pensées critiques.

Pour ce faire j’ai passé le concours pour rejoindre le Master Critical, Curatorial, Cybermédia que j’ai suivi durant 2 ans à Genève. Ce fut très instructif et à la fois très décevant, parce que lorsque des personnes blanches viennent vous parler de racisme, d’esprit colonial, c’est toujours un peu … A Genève, j’ai côtoyé énormément d’associations féministes et c’est là qu’en tant que femme noire je me suis rendue compte que je vivais un problème : mon identité de femme en tant que noire était invisible. Puis j’ai suivi de loin le réseau POST IT qui m’a beaucoup appris. Et je me suis alors tournée vers l’afro-féminisme. (J’avais déjà un peu commencé avec mes lectures d’Angela Davis).

J’ai alors orienté mon Master Thésis  autour de “l’imaginaire” en travaillant à partir des écrits du philosophe, économiste et psychologue Cornélius Castoriadis  qui dit en résumé que « l’imaginaire est le ciment de la société ». J’ai  alors réalisé qu’il existait un enjeu politique autour de l’imaginaire et de notre capacité à imaginer et percevoir.  Que l’imaginaire est toujours au service d’un discours et qu’il écrit des définitions dans nos mentalités . J’ai très bien compris cela après la lecture d’Edward Wadie Said qui a écrit L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, dans lequel il explique comme les occidentaux à travers l’Orientalisme ont instrumentalisé l’imaginaire de l’Egypte et l’ont déraciné de l’héritage africain… Voilà pourquoi les peplums américains présentent le monde égyptien ou des Noirs ont le rôle d’esclaves. J’avais bien vu petite qu’en dessinant le sphinx que celui-ci avait les traits négroïdes et non pas ceux des stars américaines. Une dissonance évidente.

Et certains disent encore  que le continent africain n’as pas d’Histoire… J’ai donc défendu dans mes recherches la pratique du dessin comme un outil de conscience, d’observation et d’éveil politique. (Ce que dessine la lenteur, de la gouverne-mentalité de nos imaginaires). Aujourd’hui je défends en tant qu’artiste cette posture.

Parle nous de ton travail artistique, qu’aimes-tu peindre et pourquoi ?

En fait, plus que peindre, ce que j’aime c’est dessiner. A la base j’ai fait mon apprentissage en lisant des bande-dessinées ( Bilal, Bourgeon.) Puis j’ai découvert le dessinateur espagnol Quino (le créateur de Mafalda) qui réussit avec ces dessins à porter un regard poétique et critique sur la société. J’ai trouvé ça incroyable de voir tout ce qu’il réussissait à transmettre à travers ses petits dessins. Pour moi la force d’un dessin c’est de laisser une empreinte, de faire regarder autrement. Dessiner, c’est mon rapport au monde, la manière dont je pense les choses. Je n’aime pas dessiner la réalité, je préfère ce qui n’existe pas, du médiéval fantastique à la science-fiction. Dans l’idée du dessin, il y a l’idée de comprendre ce que l’on observe et ce que l’on représente. Beaucoup de gens pensent que le dessin est un don. C’est facile de penser comme cela, parce que l’on évite de voir qu’il s’agit d’une discipline, d’un travail à long terme, d’un langage écrit dont on invente la grammaire. Quand on regarde l’ancienne éducation de la noblesse, les enfants étudiaient les mathématiques, le français, le latin, etc… et ils dessinaient. L’étymologie de « dessiner » renvoi d’ailleurs à l’idée de l’intention. Pour avoir « l’intention de » il faut au préalable analyser et comprendre ce que l’on veut écrire. Lorsque je dessine ou que je peins, j’ai l’impression de mieux comprendre, de mieux saisir le monde : je réfléchis. Je ne suis pas dans une démarche de dessiner quelque chose de beau ou de parfait. Entre la peinture et la bande-dessinée, je suis plus focalisée sur les expressions rapides, l’acrylique, l’aquarelle.

Tu disais précédemment que ton rapport à la « négritude » a évolué après ton séjour à New-York. Comme cette évolution s’est traduite dans tes oeuvres ?

Après mon voyage à New-York, un ami m’a fait remarquer que je ne dessinais pas du tout de Noirs ni de métis dans mon travail. Et j’avoue que lorsqu’il m’a dit cela j’ai été surprise. J’avais complètement occulté le problème de la représentation des Noirs et je ne dessinais pas de personnages avec mon identité ou mes traits. J’explique cela du fait que je me suis beaucoup inspirée de l’Heroic Fantasy qui est une culture anglo-saxonne dans laquelle les Noirs sont peu présents. Il suffit de voir Game of Thrones actuellement pour comprendre l’importance et la noblesse qu’ont les personnages noirs.

A la suite de cette prise de conscience,  j’ai essayé une fois de peindre des personnages noirs, mais comme j’ai été dans des écoles européennes, le critère de beauté étant la peau blanche, avec des études d’oeuvres mettant en scène des peaux claires, et bien je me suis rendue compte que je ne savais pas peindre la peau noire. Cela m’a longtemps complexée mais j’ai désormais dépassé ce stade, car ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est que les gens comprennent le message de mes images et qu’il s’agit d’une expression sincère et intègre de ma part. Aujourd’hui, je suis parvenue à me créer un imaginaire, ça a mis du temps. Il a fallu qu’il y ait ce blackface sur Lyon pour que je comprenne à quel point c’était important de construire un imaginaire valorisant. J’ai moi-même manqué de représentations féminines noires et je pense que j’ai perdu beaucoup de temps dans ma vie à cause de cela. Lorsque cette personne à fait ce blackface en se surnommant « Queen Banania« , avec un os dans une perruque afro, grimée salement, je me suis dis qu’il y avait vraiment un problème de représentation et d’imagerie. J’ai senti qu’il fallait que je fasse quelque chose, j’ai arrêté d’avoir des complexes liés à mon ego d’artiste, par rapport à une recherche de perfection, perfection qui n’existe pas pour moi. C’est comme ça qu’est née l’expo « Je ne suis pas un déguisement » qui est vraiment la première expo où je ne peins que des femmes afro-descendantes. J’aimerais plus tard peindre des hommes, mais pour l’instant ce ne sont que des femmes…

Justement, pourrais-tu revenir sur la genèse de ta prochaine expo « je ne suis pas un déguisement » en essayant d’expliciter le contexte ?

J’ai crée le projet « je ne suis pas un déguisement » suite à un blackface qui s’est produit à Lyon, commis par une créatrice de mode africaine. J’ai très mal réagi à cela et puisque j’étais en contact avec cette personne, je lui suis rentrée dedans en lui demandant pourquoi elle avait fait cela et qu’elle ne se rendait pas compte de la gravité de son acte. Évidement, elle a tout de suite joué la carte du déni et de l’humour. Je m’énervais de plus en plus contre elle sur Facebook,  jusqu’à lui écrire ses mots “je ne suis pas un déguisement”. J’ai été bloquée. Lorsque j’ai vu ce blackface, j’ai pensé directement à ma mère, à moi et mon afro et je me suis dit qu’il était horrible que des gens puissent se permettre de devenir “moi”, de manière sale. Cette créatrice a présenté sa nouvelle collection lors d’un événement afro et l’organisateur (noir) était bien courant , mais il a décidé de la laisser défiler et exposer pour des motifs fallacieux : il fallait garder une personne blanche afin de rassurer les Blancs. Que des Blancs se déguisent en Noirs, c’est une chose indigne, mais que les personnes concernées ne réagissent pas et trouvent cela normal ou acceptent sans reconnaître la gravité de la situation, c’est inconcevable. Ça m’a vraiment meurtrie. En parlant de ce fait autour de moi, je me suis rendue compte que beaucoup d’afros ne savaient pas ce qu’était un blackface. Pire ils ne voyaient pas les enjeux qu’il y avait derrière tout ça en terme de politique, d’imaginaire, etc. Du coup, j’ai décidé de mettre sur pied une exposition qui s’appellerait « Je ne suis pas un déguisement » . De montrer des femmes noires, fortes, puissantes et aller à contre courant des stéréotypes, des imaginaires toxiques qui existent autour de notre identité africaine.

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C’est donc cela qui m’a poussée à créer « je ne suis pas un déguisement » où je représente des femmes-totems que j’appelle « Afro-Spirit ». Leur nom est un petit clin d’œil à la culture animiste que l’on retrouve en Afrique. L’idée était de créer tout un univers dans leur chevelure. La chevelure parce qu’en tant qu’afro-descendante, on m’a toujours renvoyé à mes cheveux. Nos cheveux prennent une place importante dans la part de notre identité et c’est à nous de définir qui nous sommes. Il s’agit donc à travers mon exposition de dire que nos cheveux font partie de notre intimité et qu’ils nous appartiennent. Dans mes œuvres les « Afro-Spirit »  cachent des messages dans leurs chevelures. Il y a une dimension intime.

Selon toi, que disent les blackfaces ainsi que l’apathie de certains noirs vis-à-vis de la situation des afros en France ?

Je n’ai pas la science infuse, ni la parole juste ou la vérité, mais à mon avis si je doit prendre la température en matière de blackface, je pense qu’il y a une manque de conscience à ce niveau là. Un manque de regard critique par rapport à notre identité qui est menacée et rabaissée. Beaucoup d’entre nous essayent tellement de s’intégrer, de jouer le rôle du noir parfait qu’ils occultent cette dimension (ce qui était mon cas avant d’aller au Etats-Unis). Plus j’avance en âge, plus je prends conscience des enjeux et des points de tension critiques, on apprend plus à survivre avec le racisme qu’à le combattre. Nous avons les moyens de ne plus être ignorants, notamment à travers les associations afro-féministes, mais pas que, qui sensibilisent et luttent . Il existe tellement d’injustice pour ne rien remarquer. Si nous sommes alertes et que nous nous posons les bonnes questions, il n’y a pas de raison que nous ne trouvions pas les bonnes réponses. Je pense que dans la diaspora afro-descendante, il y a ceux qui sont éveillés et militants et il y a ceux qui sont au courant de tout cela, mais qui du fait que la vie est déjà assez compliquée comprennent mais sont immobiles et enfin ceux qui par confort ferment les yeux. J’en veux énormément à ces derniers, car plus nous serons conscients, plus nous militerons efficacement. Au niveau du blackface, je pense que c’est révélateur, tant chez les Noirs que chez les Blancs, parce que certains Blancs agissent et se dédouanent de leurs insultes en utilisant l’excuse de l’ignorance ou de l’ami noir qui valide et qui trouve ça très drôle. Un ami un jour m’a dit que certains étaient uniquement Noirs pour le style et je pense que c’est vrai, parce que finalement être Noir, comme être Blanc, être français, être citoyen, implique des responsabilités et des devoirs. Ainsi, ne pas connaître l’impact d’un blackface ou le nier, c’est révélateur.

Penses-tu changer les mentalités à travers ton art ? Si oui, de quelle manière ?

Pour être tout à fait sincère, je l’espère. Je rêve de changer les mentalités en matière de représentation, notamment la représentation de la femme noire. L’art à cette capacité de changer, de transcender le regard et les visions. Je ne sais pas si je réussirais à travers mon travail, mais j’espère que les personnes qui se plongeront dans mon univers regarderont les choses autrement. Si j’étais tombée sur ce genre d’imagerie étant plus jeune, ça m’aurait certainement beaucoup aider. En tout cas, ça m’aurait fait rêver, peut-être que je dessine pour la petite fille que j’étais. Je ne sais pas quelle sera l’impact sur les femmes de mon âge, mais je pense que ça touchera certaines personnes qui ont traversé les mêmes obstacles que moi. Mon imagerie est bienveillante, et si les gens comprennent l’importance de l’image et qu’ils se renseignent sur la signification du blackface, du fait que quelqu’un puisse s’emparer de notre image, de notre identité et la rabaisser, et bien oui, je pense que cela contribuera à changer la donne et l’emprise coloniale qui existe autour de nos représentations dans notre société.

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Quelle est ton actualité Annia ?

Concernant mon actu, mon exposition « Je ne suis pas un déguisement » se tiendra tout le mois de septembre, à Villeurbanne, au Bieristan. Le vernissage aura lieu le 19 septembre à partir de 18h30. L’idée étant de venir échanger autour des questions que j’ai développé plus tôt et surtout de vous présenter mes « Afro-Spirits ». Il s’agira d’un temps de rencontre où l’on pourra prendre le temps de discuter. Par la suite, j’exposerai sur Paris …. C’est vraiment le début d’une aventure.

INFORMATIONS PRATIQUES :

date : mercredi 19 septembre

Horaire : de 18h30 à 00h00

lieu : Le « Bieristan », 14 Rue Paul Lafargue, 69100 Villeurbanne

Plus d’info sur la page facebook Annia Drawing