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Pascal Blanchard : « L’Afropéen et l’Afrocentriste sont tous deux légitimes et ont des points de rencontres »

Société

Pascal Blanchard : « L’Afropéen et l’Afrocentriste sont tous deux légitimes et ont des points de rencontres »

Par Sébastien Badibanga 1 avril 2015

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On parle souvent de la communauté noire de France mais, force est de constater, personne ne la connaît vraiment. Pascal Blanchard, historien et chercheur au CNRS, auteur du livre « La France noire » et co-auteur de la série de trois films « Noirs de France », nous livre son regard.

(Interview Nofi)

Nofi : Quelle est la singularité du Noir de France ?

Pascal Blanchard : Il n’existe de « singularité » qu’à travers une triple référence à l’histoire : celle d’une histoire commune liée en grande partie (pour la grande majorité des populations afro-antillaises en France) à l’histoire coloniale de la France, dans les Caraïbes ou en Afrique ; celle d’une histoire des stéréotypes, en lien avec un regard ancien sur le « Noir » en Occident dont la société française est l’héritière ; celle d’un récit migratoire dans le dernier siècle pour la plus grande partie de ces populations, qu’elle se situe dans l’espace historique lié à la période coloniale ou postérieur, en lien avec les flux migratoires en provenance des Antilles (lié à l’histoire du Bumidom depuis 1963) ou aux migrations de travail ou étudiante postérieures à 1960 et aux indépendances. Au-delà de ces « liens » historiques rien ne fait des populations noires un « tout » identitaire cohérent. Les vécus, les cultures, les langues, les parcours sont tous différents. Seul le regard de la société majoritaire, à minima, comme aux Etats-Unis peut donner un sentiment « d’unité » et encore… ce vécu n’est pas pour tous le même. C’est comme les discriminations communes, qui ne fabriquent pas pour autant une identité commune. Être « Noir » n’est pas un signifiant aussi marqué en France qu’aux Etats-Unis par exemple, mais cela n’exclut pas un sentiment partagé par beaucoup de se sentir liés à un destin spécifique de minorité au sein d’une société multiculturelle, mais avec une population majoritaire.

Comment nommer et distinguer les différents types de Noirs qui vivent en France ?

Trois qualificatifs s’imposent depuis une dizaine d’années : Afro-Antillais, Noir et une catégorisation plus géographique (Africains, Malgaches, Antillais, Martiniquais, Sénégalais…) avec plus ponctuellement, dans l’espace communautaire, des qualificatifs plus culturels, comme Wolof ou Yoruba faisant référence aux origines « ethniques » de certaines populations. Au-delà, la notion même de « nommer » n’est aucunement signifiante car aucune règle absolue ne domine le vocabulaire. Certains s’y essayent comme il y a quelques années un sociologue, qui parlait « d’Africains de la forêt et d’Africains de la savane » alors que les ruptures sociologiques sont beaucoup plus fortes entre les ruraux et les urbains par exemple.

Aujourd’hui que signifient les termes Noir, nègre, nouveau noir ?

Ces termes renvoient pour la plupart à une culture, un continent ou les Antilles, une population, et même à des modes ou à des musiques cataloguées et identifiées. Le thème « nègre » est plus complexe, c’est à la fois une revendication identitaire et une insulte, avec les mêmes ambiguïtés linguistiques qu’aux Etats-Unis. La notion de « nouveau noir » est liée bien souvent aux Afro-Français (ou Afropéens), à ceux que désigne Alain Mabanckou comme ceux qui sont désormais clairement d’ici et non d’ailleurs.

Les Afro-Antillais sont autant citoyens français que toutes les autres populations de la société française

Quelles sont les principales aspirations des Noirs de France ?

Je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui d’aspirations spécifiques aux Noirs de France. Elles sont communes à tous les citoyens (ou étrangers) vivant dans ce pays. Néanmoins, sur certaines questions historiques, les populations Afro-Antillaises sont demandeuses d’une reconnaissance plus explicite de l’histoire coloniale et de celle de l’esclavage, car celles-ci restent minorées dans l’espace public et dans les domaines de l’éducation et de la culture.

On peut être Noir et assimilé en France ?

Tout à fait, même si la lutte contre les discriminations est loin d’être terminée. Ceux qui insultent une ministre, méprisent un artiste, critiquent une revendication n’ont en fin de compte que peur de l’autre. Les Afro-Antillais sont autant citoyens français que toutes les autres populations de la société française, leur histoire est juste différente, comme leur vécu discriminatoire qui se distingue par une longue histoire du stéréotype.

Au quotidien, à quels obstacles le Noir de France se heurte pour grimper socialement ?

Comme toute minorité face à une majorité, les Afro-Antillais doivent faire plus d’efforts, avoir plus de compétences, être plus volontaires. C’est une situation de fait dans une société multiculturelle lorsque le rapport majorité/minorité existe, c’est ce que les femmes de ce pays ont connu pendant des siècles. Par la loi, l’évolution des pratiques et des prises de conscience ces inégalités se rééquilibrent, c’est long, trop long, mais c’est un processus inévitable dans une société en mutation entre le temps colonial et le présent post-colonial.

Pour bâtir un récit commun, il faut une histoire partagée

Pourquoi l’esclavage et la colonisation ont toujours autant de place dans la mémoire des Français immigrés ?

La France a du mal à transmettre et à faire partager l’histoire des « autres », l’histoire des périphéries, l’histoire d’une partie des Français au cœur de l’histoire de France. L’histoire de l’immigration, l’histoire des présences militaires étrangères et coloniales dans les deux conflits mondiaux, l’histoire de l’esclavage, l’histoire de la diversité, l’histoire de la colonisation et la reconnaissance de figures fortes et identificatrices issues de toutes les diversités dans le « grand récit français » sont aujourd’hui à questionner. Ces questions restent à la marge. Ces enjeux sont marginaux. Bien plus, lorsque certains tournent leurs regards vers ces territoires de l’ombre, les plus virulents parlent de « repentance » ou de volonté de « fragiliser la France », les plus modérés, ont du mal à comprendre ces « guerres de mémoire » ou ces revendications « communautaristes ». Il faut dépasser ces passions pour agir sur le présent en faisant disparaître les fantômes du passé.

Comment se sentir Français, lorsque l’histoire qui est « montrée » et « transmise » n’est pas perçue comme globale par une partie de la population, qui ne reconnaît pas dans celle-ci , qui n’est pas partie-prenante de celle-ci ? Comment ressentir que nous sommes tous Français, lorsque la majorité de la population ignore tout de l’histoire de ceux qui sont venus de « l’ailleurs » pour se battre, travailler, étudier, vivre, grandir et produire une culture commune ici ? Comment se sentir héritier d’un passé commun, lorsque le plus grand nombre ignore ce que les aînés ont fait pour la France, pour le combat de la liberté (en 1944-1945) ou pour l’égalité. Cela paraît simple et pourtant cela bloque depuis 50 ans.

Le Musée de l’histoire de l’immigration de la Porte dorée peine à trouver son public, et le journal Le Monde parlait à juste titre d’un « musée fantôme » il y a quelques années. La France n’a toujours pas été capable de bâtir un grand musée des colonisations, ouvert à tous, à toutes les histoires, autant celle des ultramarins que celle des pied-noirs, celle des parents des migrants d’aujourd’hui que celle de la cinquantaine de pays ayant un trait d’union avec notre histoire impériale. L’histoire de l’esclavage possède son mémorial à Nantes, mais encore un grand musée national. Dans le pays des musées, la France, 12.744 musées recensés, cela est un signifiant fort. Nous ne savons pas « comment faire » avec ces passés. Nous savons commémorer les « morts pour la France », nous sommes désarmés au cœur de la République sur ces blessures de l’histoire « à cause de la France ». L’école peine à transmettre ces savoirs, les enseignants cherchent l’équilibre entre les programmes et les attentes de la société et de leurs élèves ; les médias placent à la marge ces sujets « peu fédérateurs », le cinéma peine à s’en emparer et surtout la télévision souffre d’une production de qualité… diffusée à des heures inaccessibles. Tout cela ne contribue pas à faire du « commun ». Tout cela accentue dans la mémoire les fractures de l’histoire.

La conséquence est immédiate. Nous l’avions identifiée dès 2003 dans l’enquête qui a donné l’ouvrage collectif (publié en 2005) La Fracture coloniale : des millions de Français issus des migrations rejettent l’Histoire de France et ses « modèles », les ultramarins la regardent de « l’extérieur » et la majorité des Français restent ignorants de ces récits. Au final la fracture de l’histoire devient une fracture identitaire. Les plus ultras s’en emparent et bâtissent un autre récit sur le web ou offre un récit décliniste dans des livres, automatiquement à succès puisqu’ils jouent sur la peur.

Pour bâtir un récit commun, il faut une histoire partagée. Pour cela il faut des outils pertinents, de qualités et opérationnels, capables d’aller au devant de tous les publics, sur tous les terrains, aussi bien dans les écoles que dans les quartiers, sur les TV que dans les régions ultramarines, dans les Instituts français que dans les collectivités territoriales… En attendant que des lieux de savoir soient battis (et avant cela imaginés !) et que des programmes d’expositions ou des projets pédagogiques d’ampleur nationale soient opérationnels à grande échelle. Le savoir est tout, la lutte contre les discriminations passe aussi (et d’abord) par là, comme le combat contre le racisme et l’extrémisme. Ceux qui se croient en guerre contre l’Occident pensent jouer un « jeu de rôle » de la revanche du colonisé sur le colonisateur, de la rancœur du Sud contre l’Occident, d’une guerre des civilisations à outrance. Le passé revient dans le présent, et à croire qu’une page était définitivement tournée par nos aînés, on ne s’est pas interrogés sur la violence des héritages de ce passé désormais. Il est temps, aux côtés des projets urbains, des priorités éducatives, des urgences économiques, de s’attacher aussi aux récits collectifs qui fondent ce désir du vivre ensemble dans un pays comme la France.

Toutes ces questions, dans le présent, expliquent que pour un Afro-Antillais ces passés sont essentiels, car ils expliquent le présent qui n’est pas décolonisé en tant qu’imaginaire. Revenir à ces questions, c’est d’abord parler de l’histoire de ces ainés, de ces ancêtres, mais c’est aussi modifier les comportements du présent et faire que leur histoire devient notre histoire à tous. C’est complexe, mais cela passe par une meilleure appréhension de l’histoire coloniale dans un pays qui a du mal avec ce passé.

Pourquoi l’Afropéen et l’Afrocentriste ne peuvent pas se comprendre ? 

Qui pense cela ? C’est juste un comportement face au présent (un choix politique et un choix de vie), mais dans l’avenir, ce sont deux populations, deux postures, deux regards qui auront des points de rencontres, culturels, politiques et économiques. Les deux sont légitimes. On le voit déjà dans les échanges entre pays dont ces communautés servent de lien. C’est beaucoup moins compartimenté que dans les années 50-70. Le monde change, se mondialise et les frontières n’ont plus les mêmes enjeux qu’hier.

En quoi être Noir et fier est, en soi, un acte politique ?

Plus qu’un acte politique c’est s’inscrire dans une continuité culturelle et politique. Mais en soi, il n’y a pas plus de fierté à être noir que blanc. Si cela devient un objet politique spécifique, une destinée, une conscience de « race », c’est un enfermement, et une conscience politique un peu réduite. La fierté doit dépasser la couleur de sa peau, bien que cela n’exclut pas d’être fier de l’histoire de ses aînés.